science speculative et metaphysique des sciences de la nature chez

SCIENCE SPECULATIVE
ET METAPHYSIQUE DES SCIENCES DE LA NATURE
CHEZ HEGEL
On considère communément que la philosophie hégélienne de la nature souffre des défauts généraux de la
Naturphilosophie allemande de l’époque. Et l’on considère tout aussi communément que ces défauts tiennent un certain
rapport de la science et de la philosophie. Les philosophies de Schelling et de Hegel se caractériseraient par une tentative
visant à substituer la métaphysique aux sciences positives. Et c’est dans leurs Naturphilosophie que l’absurdité de se projet
apparaîtrait le plus clairement, puisqu’il conduirait ces philosophes à s’opposer aux savoirs positifs les plus solides, comme
la mécanique newtonienne, et à opposer a de telles sciences des thèses douteuses ou franchement fausses.
Si l’on en croit cette interprétation, les Naturphilosophie de Schelling et de Hegel tenteraient donc de nier la
scientificité des sciences positives, et exigeraient d’elles qu’elles rentrent sous le giron d’un discours métaphysique lui-même
identifié à la science véritable. On sait que dans la Préface de la Phénoménologie de l’esprit, Hegel écrit que son « propos
est de collaborer à ce que la philosophie se rapproche de la forme de la science se rapproche du but qui est de pouvoir se
défaire de son nom d’amour du savoir et d’être savoir effectif »
1
. Si l’on en croit cette interprétation, cette volonté de faire de
la philosophie une science ne consisterait en fait qu’en une revendication anachronique de la définition de la métaphysique
comme reine des sciences.
Une telle interprétation est-elle acceptable ? Il semble qu’elle s’applique effectivement à certaines des nombreuses
versions de la philosophie schellingienne de la nature, et encore faudrait-il préciser et nuancer
2
. En revanche, pour ce qui est
de Hegel, cette interprétation relève du pur contresens, et cela, au moins pour deux raisons, d’une part, parce que le concept
hégélien de science est solidaire d’une critique de la métaphysique, d’autre part, parce qu’il définit le projet d’une fondation
spéculative des sciences positives qui respecte l’indépendance des sciences positives. Il ne s’agit pas pour Hegel de nier les
sciences positives au profit d’une science spéculative, mais d’articuler deux type de scientificité
3
. Pour faire ressortir les
moments fondamentaux du rapport que Hegel prétend instituer entre science spéculative et science positive, il peut être utile
de prendre le fil conducteur la question de la métaphysique. La question de la métaphysique présente un double intérêt. Elle
permet d’une part de préciser le sens du concept de science spéculative qui, on l’a dit, est solidaire d’une certaine critique de
la métaphysique. Elle permet en outre de préciser la nature du rapport de la science spéculative et de la science empirique.
On verra que Hegel soutient que toute science à sa métaphysique. C’est un fait qui tout à la fois justifie la fondation
spéculative et la critique philosophique des sciences. C’est un fait qui justifie le projet d’une fondation philosophique des
sciences dans la mesure il implique que soit présent dans les sciences un type de rationalité que seule la philosophie peut
prendre en charge. C’est également un fait qui justifie une critique des sciences, car, comme on le verra, tout ce passe comme
si la critique de la métaphysique des métaphysiciens se projetait dans la critique de la métaphysique des scientifique.
Je commencerai par expliquer quel est le sens du projet visant à donner à la philosophie la forme d’une science, et
comment il est lié à la critique de la métaphysique. J’en viendrai ensuite à la thèse suivant laquelle toute science a sa
métaphysique.
J’ai dit à l’instant que le concept hégélien de science spéculative est lié à une critique de la métaphysique. C’est
un fait : on constate en effet que dans la plupart des textes Hegel présente le point de vue spécifique de la spéculation, il
développe également une critique de la métaphysique. C’est vrai dans la préface de la première édition de la Logique, c’est
également vrai de l’introduction de la Logique et du concept préliminaire de l’Encyclopédie. Ce fait est-il insignifiant, ou
faut-il au contraire considéré que le concept hégélien de science est essentiellement lié à une certaine critique de la
métaphysique ? Pour répondre à cette question, il faut commencer par étudier le sens de la critique hégélienne de la
métaphysique.
Si l’on se reporte aux textes que je viens d’énumérer, on s’aperçoit immédiatement que cette critique de la
métaphysique ne consiste pas en un rejet définitif de la métaphysique, qu’elle consiste plutôt en la dénonciation d’une
certaine forme de métaphysique, en la dénonciation de ce que Hegel nomme « l’ancienne métaphysique », de la
métaphysique qui avait cours « avant la philosophie kantienne »
4
. D’une part, Hegel soutient que l’ancienne métaphysique
est définitivement périmée et qu’il ne servirait à rien de tenter de la réanimer
5
. Mais d’autre part, il déplore l’abandon de la
métaphysique, en y voyant un phénomène étrange. Dans la préface de la première édition de la Logique, Hegel écrit à ce
propos qu’« il est pour le moins étrange qu’un peuple perde sa métaphysique », il parle également du « spectacle étrange
d’un peuple cultivé dépourvu de métaphysique »
6
. Hegel s’engage donc dans un double mouvement de critique et de défense
1
Préface de la Phénoménologie de l’esprit, trad. J.P. Lefebvre, GF, 1991, p. 39.
2
Voir à ce propos, F. Fischbach, E. Renault, « Présentation », in Schelling, Introduction à l’esquisse d’un système de Naturphilosophie, Le livre de poche,
2001.
3
Il convient à la fois de dire qu’on a affaire à deux types de scientificité, et que ces deux types de scientificité sont indissociables l’un de l’autre, qu’aucune
ne peut être ce qu’elle doit être sans le concours de l’autre. C’est en ce sens que Hegel écrit par exemple dans l’additif du § 246 que « la physique et la
philosophie doivent travailler main dans la main ». La philosophie a besoin du concours de la Naturphilosophie, car elle doit s’appuyer sur les résultats des
sciences de la nature si elle veut étudier rationnellement la nature. La physique à elle-même besoin de la philosophie dans la mesure où c’est seulement
qu’une théorie spéculative de ses principes et de ces rapports avec les autres sciences qui peut la fonder comme une science véritable.
4
Science de la Logique, t. 1, p. 2, 13 ; Encyclopédie, § 27.
5
Ibid., p. 4 : « quand la forme substantielle de l’esprit est passée en une autre figure, il est définitivement vain de vouloir maintenir les formes de la culture
antérieure ».
6
Ibid., p. 2-3.
de la métaphysique, c’est ce qui explique que l’on ait pu interpréter la Logique soit comme une tentative visant à accomplir la
métaphysique
7
, soit au contraire comme une critique radicale de la métaphysique
8
.
Si l’on désire comprendre ce qui l’emporte, la défense où la critique, il faut prendre le rapport de Hegel à Kant pour
fil conducteur. En effet, dans ces textes introductifs, la référence à Kant est centrale. Kant est y présenté comme celui qui
périme définitivement une certaine forme de métaphysique, et qui définit le projet d’une transformation de la métaphysique
en logique. Ce projet, c’est le projet d’une logique transcendantale. Hegel le reprend à son compte. Il écrit ainsi que sa
Logique « correspond à la logique transcendantale »
9
de Kant. Hegel reprend donc à son compte l’idée d’une logique
transcendantale qu’il identifie au projet d’une transformation de la métaphysique en logique. Mais il reproche également à
Kant d’avoir mis en œuvre ce projet de manière inadéquate. Il lui reproche en effet qu’avoir entendu cette substitution de la
logique à la métaphysique comme une négation de la métaphysique plutôt que comme une transformation de la
métaphysique. La question de savoir si il y a effectivement une négation de la métaphysique chez Kant est une question
complexe. Au sens de la définition kantienne de la métaphysique comme connaissance par raison pure, la logique
transcendantale est bien une métaphysique. Cependant, au sens de la définition traditionnelle de la métaphysique, on peut
admettre que chez Kant, la logique transcendantale ne peut plus être considérée comme une métaphysique, puisqu’elle
n’énonce que les règles de la pensée pure des objets de l’expérience (des phénomènes), et non les règles de la pensée des
objets en général (des objets en tant que chose en soi). On peut d’ailleurs remarquer que c’est en ce sens que Kant propose de
substituer le nom d’analytique de l’entendement pur à celui d’ontologie. On peut lire dans le chapitre consacré à la distinction
des objets en phénomènes et en noumème que : « le titre pompeux d’une ontologie, qui prétend donner, des choses en
général, une connaissance synthétique a priori dans une doctrine systématique, doit faire place au titre modeste d’une simple
analytique de l’entendement pur »
10
. C’est précisément cette restriction qui est refusée par Hegel. Il déplore en effet que,
dans la transformation kantienne de la métaphysique en logique, le logique n’ait plus qu’ « une signification essentiellement
subjective »
11
, ou encore, que dans cette logique, la logique soit considérée « sans nul égard à la signification
métaphysique »
12
. En d’autres termes, il s’agit de produire une logique transcendantale qui, en étudiant les formes de pensée
dans lesquelles se donne le réel, étudie le réel lui-même, et non plus seulement les formes d’un phénomène opposé à une
chose en soi. La Logique transcendantale sera alors métaphysique puisque par l’étude des formes de la pensée, elle nous fera
accéder à ce que les choses sont en elles-mêmes, et non pas simplement à leur apparence phénoménale : « La logique
coincide par conséquent avec la Métaphysique, la science des choses, saisies en des pensées qui passaient pour exprimer les
essentialités des choses »
13
. Il semble donc que la question du statut de la critique hégélienne de la métaphysique soit réglé.
Celle-ci ne relève pas tant d’une critique radicale de la métaphysique que d’une tentative de transformation de la
métaphysique où la logique transcendantale « prend la place de la métaphysique d’autrefois»
14
. Il restera cependant à
déterminer ce que cette transformation de la métaphysique conserve de l’ancienne métaphysique, et si elle peut encore
prétendre légitimement s’inscrire dans la tradition métaphysique. En d’autre terme, si ce qui « prend la place de la
métaphysique d’autrefois » doit être interprété plutôt comme une nouvelle métaphysique, ou comme un remplacement de la
métaphysique. Je remets l’étude de cette question à plus tard.
Le statut de la critique hégélienne de la métaphysique est précisé, tentons de déterminer la nature des critiques qui
sont adressées par Hegel à l’ancienne métaphysique, et la manière dont il transforme la métaphysique. Commençons par la
critique de l’ancienne métaphysique. Et tout d’abord, qu’entend-il par ancienne métaphysique ? A ce propos, c’est dans le
Concept préliminaire que l’on trouve les indications les plus claires. La métaphysique y est définie comme « la démarche
naïve qui renferme la croyance que, grâce à la réflexion, la vérité est connue »
15
. La métaphysique, c’est donc la marche
qui tente de saisir la vérité par la pure pensée, et qui présuppose que la pensée pure à accès aux vérités les plus haute, que
« seul est véritablement vrai en les choses ce qui est connu d’elles et en elles au moyen de la pensée »
16
. Cette marche
philosophique n’est pas critiquée en ce qu’elle prétend que la pensée est capable de saisir le vrai. C’est au contraire ce que
Hegel reconnaît comme son mérite (et sa supériorité par rapport à la philosophie critique et à la thèse du caractère
inconnaissable de la chose en soi)
17
. Si la métaphysique est critiquée, c’est pour une autre raison, c’est pour son caractère
« naïf » ou « non critique », c’est-à-dire pour le caractère infondé de la démarche qu’elle met en œuvre. Hegel lui reproche
fondamentalement de prétendre saisir la vérité par la pensée sans penser les pensées qu’elle met en œuvre dans cette
entreprise. Ce reproche porte aussi bien sur le contenu que sur la forme du discours métaphysique. Le discours métaphysique
est présenté par Hegel comme un discours qui est à la recherche des prédicats du vrai, des prédicats qui définissent l’essence
de l’être en général (pour l’ontologie) de l’âme, du monde ou de Dieu (pour les différentes branches de la métaphysique
spéciale). Une première critique porte sur la forme de ce discours. Hegel reproche alors à la métaphysique de ne pas
s’interroger sur la question de la validité de la forme prédicative, de ne pas poser la question de savoir si le jugement est la
forme logique la plus à même d’exprimer le vrai
18
. Une seconde critique porte sur le contenu de ce discours. Hegel reproche
alors à la métaphysique d’attribuer des prédicats sans s’interroger sur le contenu logique de ces prédicats, sans penser ce qui
7
A. Doz, La logique de Hegel et les problèmes traditionnels de l’ontologie, Vrin, 1987.
8
B. Longuenesse, Hegel et la critique de la métaphysique, Vrin, 1981.
9
Ibid., p. 34. C’est de la logique objective qu’il s’agit, mais c’est précisément cette logique objective qui prend la place de toute la métaphysique, l’ontologie
comme la métaphysique spéciale (p. 36).
10
Critique de la raison pure, T.P., PUF, p. 222.
11
Log. I, p. 21.
12
Ibid., p. 16.
13
Enc., § 24.
14
Ibid., p. 37.
15
Ibid., § 26.
16
Log. I, p. 13.
17
Ibid.
18
Enc., § 28.
est pensé par ces prédicats (la réalité, l’infinité, etc.), et sans s’interroger sur la compatibilité de ces prédicats et des sujets
auxquels ils sont attribués
19
. Le reproche fondamental tient donc au caractère « non critique » du discours métaphysique.
L’un des objectifs de la Logique sera précisément de soumettre les pensées les pensées de l’ancienne métaphysique à
l’examen critique qui leur fait défaut, en les soumettant à une opération dont Hegel dit lui-me qu’elle analogue à celle que
Kant à lui-même fait subir à la métaphysique
20
. Il s’agira dans la Logique de soumettre différentes pensées à un examen
destiné à vérifier dans quelle mesure elles sont susceptibles d’exprimer une vérité, aussi bien les différentes formes du
discours rationnel que les différents prédicats pouvant être identifiés à l’essence des objets de la métaphysique.
Les résultats de cet examen critique permettent de comprendre la nature de la transformation hégélienne de la
métaphysique. Dans la Logique, Hegel montre qu’aucun des prédicats qui sont attribués à l’être par la métaphysique ne peut
fournir une réponse satisfaisante à la réponse qu’est-ce que l’être. Mais elle montre également que tous ces prédicats ont une
part de vérité. Il en résulte que la réponse à la question qu’est-ce que l’être ne peut être formulée en un jugement, en une
proposition attribuant un prédicat déterminé à un sujet, mais qu’elle doit au contraire être formulée que sous la forme de
l’examen critique de tous les prédicats. C’est en ce sens que la logique subjective est la vérité de la logique objective (qui
elle-même correspond à la métaphysique) et qu’elle s’achève sur l’idée absolue, ou idée logique, qui se voit elle-même
définie comme une méthode. Si la réponse à la question qu’est-ce que l’être est une méthode, c’est qu’il n’y a pas de réponse
déterminée (prédicative) à cette question. La réponse à cette question se trouve en fait dans l’examen critique et méthodique
de toutes les réponses possibles à cette question, de sorte que le cœur de la réponse se trouve dans les procédures mises en
œuvre dans cet examen, ou dans une étude des formes de pensée en tant que formes du pensée (logique subjective).
En ce sens, il semble que la Logique de Hegel rompre totalement avec la marche qui est propre aux
métaphysiques. On peut admettre que les métaphysiques se présentent toutes comme des discours sur l’être, alors la Logique
se présente comme un discours sur les discours sur l’être. On peut également admettre que les métaphysiques prétendent
produire une connaissance de l’être par la pensée pure, alors que la Logique se contente de procéder à l’examen critique des
prétendues connaissances métaphysiques. A ce stade de l’analyse, il semble donc que la transformation hégélienne de la
métaphysique ne définisse pas tant une nouvelle métaphysique qu’un remplacement de la métaphysique par quelque chose
qui, tout en en conservant l’objectif (répondre à la question qu’est-ce que l’être) ne relève plus véritablement d’une
métaphysique. Néanmoins, on ne peut pas se contenter de cette conclusion, car d’après Hegel, l’idée logique « est la vérité
absolue et toute la vérité », « l’unité absolue du concept et de l’objectivité »
21
, elle seule est « être, vie non-caduque, vérité se
sachant, et toute vérité »
22
. Il en résulte que l’idée ne peut pas seulement être décrite comme le mouvement d’un discours,
mais également comme le mouvement de l’être lui-même. En ce sens, on peut dire que l’idée absolue est chez Hegel à la fois
une méthode et une ontologie. En tant que méthode, l’idée est ce mouvement processuel qui développe une même vérité en
niant et en totalisant les prédicats métaphysique. L’idée est ainsi définie comme développement d’une intériorité, négativité
et totalité. L’idée est également ontologie en tant qu’elle propose une description de l’être : dire de l’être qu’il est l’idée, c’est
dire qu’il a les caractéristiques de l’idée, cad qu’il est développement d’une intériorité, négativité, et totalité. Il y a donc bien,
en un sens, une métaphysique hégélienne. Cependant, il faut s’empresser de préciser que son statut reste paradoxal, et cela
pour au moins deux raisons, d’une part, parce qu’elle ne consiste qu’en un discours sur des pensées, de sorte que la validité
des caractéristiques qu’elle attribue à l’être devront être vérifiées dans le cadre d’une confrontation à l’être tel qu’il existe
hors de la pensée l’être naturel, et aux productions de l’esprit). On à un premier paradoxe dans la mesure où par
définition, une ontologie doit avoir un statut de fondement ou de principe par rapport à la description de réalité particulières,
alors que Hegel lui refuse précisément ce statut. Hegel insiste sur le fait que les caractéristiques attribuées à l’être par l’idée
logique ne peuvent pas être considérées comme des principes, mais comme des résultats à établir
23
(je pense que l’on
reviendra sur cette difficulté lors de l’exposé de B. Mabille). En outre, le statut de cette ontologie est paradoxal pour une
seconde raison, parce que l’on rencontrera, dans la nature, des êtres qui contrediront les caractéristiques qui sont attribués par
l’idée logique à l’être. Dire que l’être est l’idée absolue, c’est dire que l’être se définit comme le développement d’une
intériorité, alors que la nature se définit par l’extériorité à soi. Il s’agit d’un véritable paradoxe dans la mesure où par
définition, une ontologie, en tant que métaphysique générale, doit énoncer des caractéristiques générales, communes à tous
les êtres. De ces difficultés, il résulte que si la logique remplace pas comme une ontologie recouvrant des métaphysiques
spéciales (Naturphilosophie et Philosophie de l’esprit). Aussi n’est-il pas étonnant que Hegel précise que l’intégralité de la
métaphysique : ontologie et métaphysique spéciale est contenue dans la Logique objective
24
.
On voit donc qu’il s’agit bien pour Hegel de poursuivre l’enquête métaphysique sur l’être et de que ce fait, il
davantage de continuité entre la métaphysique et la Logique hégélienne qu’entre la métaphysique et la logique
transcendantale de Kant. Cependant, on voit également que cet objectif, répondre à la question qu’est-ce que l’être, est
poursuivi chez Hegel, par des moyens qui se distinguent radicalement des moyens qui définissent traditionnellement une
métaphysique, ce qui contribue à donner à la métaphysique hégélienne un statut éminement paradoxal. Ce qu’il y a de plus
remarquable dans cette métaphysique transformée par Hegel, c’est qu’elle consiste en une pensée de la métaphysique, ou en
une pensée des pensées métaphysiques, plutôt qu’en une métaphysique au sens traditionnel du terme. C’est un point qui
mérite d’être souligné, parce qu’il est lié à une caractéristique générale de la philosophie hégélienne, une caractéristique qui
19
Enc., § 28-29.
20
Log. I, p. 37.
21
Enc., § 236, 213.
22
Log. III, p. 368.
23
V.G. p. 23 : « Es muß zugegeben werden, daß in der Idee die Einheit des Geistes und der Natur, Intelligenz und Anschauung, Insichsein des Geistes und
seiner Objektivität liegt, dieß sind aber Ausdrücke die leicht zu Misverständnissen Veranlassung geben. In der That ist diese Einheit als abstrakte Definition
des Wahren anzugeben, sie ist aber nicht der Anfang, der Eingangspunkt, sondern das Ziel, sie ist keine unmittelbare Einheit, sondern das
Hervorgebrachte ».
24
Log. I, p. 37.
permet de comprendre le sens spécifiquement hégélien du projet d’une science philosophique. Si Hegel revendique la
scientificité de la philosophie, c’est certes parce qu’il prétend qu’elle doit remplir une fonction fondatrice. La spéculation
prétend fonder l’ensemble des savoirs, y compris les savoirs scientifiques, et en ce sens, il est légitime qu’elle prétende elle-
même à la scientificité, et qu’elle prétende même à la scientificité la plus haute. Cette revendication de la fonction fondatrice
de la philosophie est assez classique, mais le projet hégélien d’une science philosophique est également solidaire d’une
interprétation bien particulière de la fondation du savoir. Hegel ne prétend aucunement en effet procéder à cette fondation à
la manière des systèmes métaphysiques du 17ème siècle. Il ne s’agit pas pour lui de formuler la métaphysique sur laquelle
repose l’ensemble du savoir. Il ne s’agit pas pour lui de produire les énoncés derniers sur lequels repose l’intégralité du
savoir. La critique hégélienne de la métaphysique conduit comme on l’a vu à conférer aux thèses métaphysiques un statut
paradoxal qui ne leur permet plus de remplir cette fonction. La spéculation ne prétendra pas produire des vérités permettant
de fonder le savoir, elle ne prétendra seulement penser la vérité d’un savoir établit indépendamment d’elle. C’est en ce sens
que Hegel écrit dans la Phénoménologie de l’esprit que transformer la philosophie en science c’est produire une exposition
du vrai, c’est exposer le vrai sous la forme de la vérité
25
. Le point important ici est que Hegel parle d’une exposition de la
vérité, et non pas d’une production de la vérité. C’est en ce sens également qu’il écrit, dans les textes introductifs de la
Philosophie de la nature, que ce qui distingue le savoir philosophique et le savoir scientifique n’est pas tant leur contenu que
la manière dont ce contenu est exposé
26
. C’est en ce sens encore qu’il peut présenter, la Naturphilosophie comme une simple
confirmation de la vérité du savoir des science de la nature. Après avoir expliqué que le contenu qui est commun aux
sciences et à la philosophie est l’ensemble des propositions universelles des science de la nature, Hegel écrit : « Ces
universels sont ce qui est commun à la physique et à la Naturphilosophie, et en cela réside la confirmation que l’universel
vaut également dans la première science comme l’objectif, le vrai, et non pas seulement comme une opinion subjective »
27
.
La philosophie est exposition d’une vérité produite indépendamment d’elle, c’est la raison pour laquelle cette fondation n’est
en fait qu’une confirmation.
La science hégélienne fonde donc les savoirs particuliers non pas en produisant leur principes, mais en procédant à
une exposition des principes qui ont été produits indépendamment d’elle. En quoi consiste cette exposition ? Elle consiste en
une exposition spéculative, c’est-à-dire en une exposition qui s’attache aux concepts à l’œuvre dans ces savoirs, et qui tente
d’en déduire la rationalité de ces savoirs. Ainsi, il faudra montrer que c’est la nature me des concepts qui appelle leur
unification dans les principes et les lois qu’énoncent les sciences, de sorte qu’ainsi, ces principes et ces lois obtiendront une
justification a priori, une justification plus haute que la seule justification empirique qu’ils obtiennent dans les sciences. C’est
en ce sens que Hegel soutient dans la Préface de la Phénoménologie de l’esprit qu’exposer scientifiquement la vérité, c’est
l’exposer dans l’élément du concept
28
. L’exposition spéculative consiste à penser ce qui est pensé dans les concepts mis en
œuvre par les différents savoir et à en déduire la vérité des rapports qui sont établis dans ces savoirs par ces concepts.
Pour conclure ces remarques consacrées à l’idée de science spéculative, on peut remarquer que Hegel se situe ici
dans le strict prolongement de la philosophie fichtéenne. Lorsque Hegel écrit que son projet est de contribuer à ce que la
philosophie se rapproche de la forme de la science et qu’elle abandonne son nom d’amour du savoir, il paraphrase
Fichte. Celui-ci écrivait en effet en 1794, dans son opuscule Sur le concept de la doctrine de la science, en parlant de la
philosophie : « cette science, si elle était jamais devenue une science, abandonnerait non sans raison un nom qu’elle a porté
jusqu’ici par une modestie qui n’était pas excessive – le nom d’une prédilection, d’un dilétantisme. La nation qui la
découvrira mériterait bien de lui donner un nom tiré de sa langue ; et elle pourrait par la suite la nommer simplement la
science, ou la doctrine de la science »
29
. Hegel ne se contente pas de reprendre les termes de Fichte, il reprend également la
conception fichtéenne de la scientificité philosophique. Pour Fichte, la philosophie doit consister essentiellement en un savoir
du savoir, ou en une pensée de la pensée
30
, on a vu que c’est également le cas chez Hegel. Chez Fichte, il s’agit en outre de
penser un penser qui est constitué indépendamment de l’activité philosophique, un savoir constitué dans la conscience non
philosophique. C’est l’un des thèmes principaux de la 2ème Introduction à la Doctrine de la science, Fichte distingue la
série des représentations du philosophe de la série des représentations du Moi, et il soutient que la série des
représentations du philosophe n’est qu’une réflexion effectuée sur la série des représentations du Moi
31
. C’est encore une
thèse qui est intégrée par Hegel à son concept de science dans la mesure chez Hegel également, la science procède à
l’exposition d’un contenu produit indépendamment d’elle. On peut remarquer pour conclure sur cette question, que chez
Fichte aussi, cette définition de la scientificité est liée à une critique de la métaphysique. Ce qui caractérise la métaphysique
d’après Fichte, c’est le projet de produire des connaissances par la seule pensée, alors que la science se contentera d’une
exposition du savoir produit indépendamment de la conscience par la philosophie. A ce propos, c’est dans les textes rédigés à
l’occasion de la querelle de l’athéisme que l’on trouve les formulations les plus claires. Fichte y écrit : « dans la mesure où la
métaphysique doit être le système des connaissances réelles, produites par le simple penser - Kant et moi avec lui - nie
totalement la possibilité de la métaphysique […] Dans la mesure où notre système rejette les extensions pratiquées par les
25
Préface, p. 39 : « La vraie forme dans laquelle la vérité existe ne peut-être que le système scientifique de celle-ci ».
26
On trouve cette idée dans l’add. du § 246 (die philosophische Weise der Darstellung ist nicht ein Wilkur), dans un texte qui semble résumer un passage du
manuscrit Von Griescheim : « Die Naturphilosophie setzt nun die Phÿsik voraus, sie bringt blos eine andere Weise der Erkenntniß hervor » (VG, p. 37).
27
VG, p. 33 : « Diese Allgemeinheiten sind das Gemeinschaftliche der Phÿsik und Naturphilosophie, und es liegt darin die Bestätigung daß das Allgemeine
auch in der ersteren Wissenschaft als das Objektive, Wahrhafte, nicht blos als subjektiv Gemeintes gilt ».
28
Préface, p. 41 : « En posant la vraie figure de la vérité dans la scientificité ou, ce qui revient au même, en affirmant que la vérité n’a que dans le concept
l’élément de son existence -, je sais bien que je fais quelque chose qui semble en contradiction avec la représentation ».
29
Fichte, Essais philosophiques choisis, Vrin, 1984, p. 36.
30
Fichte, « Rappels, réponses, questions », in Querelle de l’athéisme, Vrin, 1993., p. 136 : « Il existe deux manière très différentes de penser : celle du
penser dit naturel et commun, car il consiste à penser des objets immédiats ; celle du penser que l’on préfère appeler artificiel, car il consiste à penser
intentionnellement son penser lui-même ».
31
Fichte, Œuvres choisies de philosophie première, Vrin, 1972, p. 265 sq.
autres systèmes, il ne lui vient pas à l’esprit, de vouloir étendre le penser commun, qui est le seul penser réel ; mais il veut
uniquement l’embrasser et l’exposer exhaustivement »
32
.
Venons-en maintenant à la manière dont la science spéculative se rapporte aux sciences empiriques dans la
philosophie de la nature. Hegel l’explique en des termes assez clair dans les additifs introductif de la philosophie de la nature,
textes auxquels nous nous sommes déjà référés. La Naturphilosophie y est présentée comme une tentative de fondation
spéculative, ou conceptuelle, des différents universels produits par les sciences de la nature. En quoi consistent ces
universels. Ils consistent d’une part, en ce que l’on peut appeler des principes définitionnels, formulés dans la définition de
concepts tels le concept d’espace, ou le concept d’électricité, ou de substance chimique. Ils consistent d’autre part en ce que
l’on peut appeler des principes explicatifs, principes explicatifs qui font intervenir des concepts comme le concept de force
d’attraction, ou le concept d’affinité chimique. Et enfin, ils consistent en des lois.
Je voudrai insister sur le fait que Hegel prend également en compte dans sa philosophie de la nature un autre type
d’énoncé scientifique. Il prend également en compte ce qu’il appelle la métaphysique des sciences. Dans les textes
introductifs de la philosophie de la nature, Hegel soutient que toute science à sa métaphysique
33
. Le manuscrit des Leçons de
1822/1823 contient l’affirmation selon laquelle : « La physique a une métaphysique consciente ou inconsciente »
34
. Quand à
l’additif du § 248 de l’Encyclopédie, il conclu un développement consacré aux sciences en remarquant que « toute
conscience cultivée a sa métaphysique »
35
. Que signifie métaphysique ici ? Hegel l’explique dans les passages que nous
venons de citer. La notion désigne les déterminations de pensée les plus générales, les catégories fondamentales qui
structurent le savoir et qui ont déjà été étudiées dans la Logique
36
. Hegel écrit à ce propos : « métaphysique ne signifie rien
d'autre que l'étendue des déterminations de pensée universelles, en quelque sorte un filet de diamant dans lequel nous mettons
toutes choses et par lequel seulement nous rendons intelligible »
37
. D’après Hegel, les concepts ne sont pas des formes vides
pouvant être appliqués librement à tel ou tel contenu. Il s’agit au contraire de formes actives qui structurent le savoir, qui lui
donnent sa forme et sa vérité. Les concepts les plus généraux, ceux qu’étudie la Logique, sont des concepts qui structurent les
savoirs particuliers, des concepts qui sont à l’œuvre dans toute conscience, y compris dans la conscience scientifique. Si ces
concepts sont ici identifiés à une métaphysique, c’est parce qu’ils définissent également différentes ontologies. Le concept
d’atome, définit une ontologie atomiste, le concept de force, une ontologie dynamiste, etc. Quant Hegel soutient que toute
conscience a sa métaphysique, c’est en se férant à ses ontologies. Il soutient en effet que le savoir scientifique ne peut pas
se développer sans se référer, consciemment ou inconsciemment, à de telles ontologies.
Certains commentateurs ont soutenu que l’objectif de Hegel était d’extirper la métaphysique des sciences
38
. Une
telle interprétation me semble mentie par les textes. Hegel soutien en effet, que les scientifiques se trompent quand ils
croient pouvoir se passer de métaphysique. Dans le manuscrit des Leçons de 1822/1823, Hegel trouve l’occasion de
comparer à ce propos Newton à Mr Jourdain : « Newton refusait la métaphysique, il me fait penser à ce paysan à qui l’on a
dit qu’il parlait en prose et qui était fier de le raconter chez lui à sa femme »
39
. Dans les Leçons sur l’histoire de la
philosophie, il considère comme un défaut général de l’empirisme le fait que l’on croit se passer de métaphysique dans la
description de l’expérience
40
. En outre, Hegel ne se contente pas d’insister sur la nécessité d’un élément métaphysique dans
les sciences, il soutient également que c’est de cet élément métaphysique que dépend la rationalité du savoir de ces
sciences
41
.
Hegel ne conteste donc pas la présence d’un élément métaphysique dans le savoir scientifique. Il soutient néanmoins
que la métaphysique des sciences doit toujours faire l’objet d’une critique. Sur ce point les différents textes introductif sont
clairs et concordants. Ils soutiennent que ce qui dans les sciences est non satisfaisant, c’est avant tout la métaphysique des
sciences, et plus précisément, la forme ou la manière die Weise der Metaphysik ») qui est donnée à cette métaphysique,
forme dont Hegel dit qu’elle a déjà été critiquée dans la Logique
42
. Tout se passe donc ici comme la critique de la
métaphysique se projetait dans la rapport de la Naturphilosophie aux sciences et qu’elle conduisait à une critique des
sciences.
En quoi la métaphysique des sciences est-elle inadéquate ? Pour répondre à cette question, on peut se reporter aux
critiques que la Philosophie de la nature adresse aux différentes sciences de la nature à propos de ces principes
métaphysiques. On constate alors que l’objet des critiques hégéliennes est toujours l’inadéquation des principes
32
J. G. Fichte, « Rappels, réponses, questions », op.cit, p. 138. Fichte donne parfois d’autres significations à la notion de métaphysique, voir par exemple le
début du § 6 de la Grundlage et la préface de Sur le concept.
33
Le sens du concept de principe métaphysique a été peu étudié et le commentaire tend à minimiser l’originalité de la position hégélienne sur cette question,
soit en, réduisant les principes métaphysiques hégéliens aux principes métaphysiques au sens de Kant (c'est l'hypothèse qui commande l'ouvrage de B.
Falkenburg, Die Form der Materie), soit en soutenant que contrairement à Kant, qui n’attribue à ces principes qu’un rôle heuristique, Hegel conçoit la
métaphysique comme génératrice de la vérité physique (G. Buchdahl, "Hegel's Philosophy of Nature and the Structure of Science", op. cit., p. 6).
34
V.G., 37.
35
Enc., § 246, add., W. 9, p. 20.
36
V.G., p. 37-38.
37
Enc., § 246, add., W. 9, p. 20, voir aussi W. 18, p. 77 et V.G., p. 37.
38
Voir par exemple K. N. Ihmig, "Hegel's Treatment of Universal Gravitation", in M. J. Petry, Hegel and Newtonianism, Kluwer Academic Publishers,
1993, p. 367-381, ici p. 373.
39
VG, p. 37.
40
Hist. Phi., t. 6, p. 1280-1281, W. 20, p. 84 : « L’autre défaut formel commun à tous les empiriques est qu’ils croient s’en tenir à l’expérience ; que dans
l’accueil des perceptions ils fasse de la métaphysique, ils en demeurent inconscients ».
41
V.G., p. 37 : « Metaphÿsik ist in jedem Bewußtsein, es ist das Verständige darin, diese allgemeine Bestimmung der Metaphÿsik ist es, worauf wir alles
zurückführen und erst wenn ein Stoff diese Form erhalten hat ist er uns verständlich. Gründe, Ursach[e] [,] Wirkung pp alles dieß ist die Metaphÿsik in uns,
denkender
41
Instinkt oder instinktartiges Denken ; absolute Macht in uns, deren Meister wir nur sind, wenn wir sie kennen und sie uns zum Gegenstande
machen ».
42
V.G., p. 19, 37, 38. ; Enc., § 246, add., W. 9, p. 20.
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