Le cas de la relative et la spécificité de l`énonciation dans la

1
Le cas de la relative et la spécificité de l’énonciation dans la chanson de geste
Malinka VELINOVA
Université de Sofia « Saint Kliment Ohridski »
Dans le cadre d’une étude des occurrences de la subordonnée relative dans trois chansons
de geste (La Chanson de Roland, Le Couronnement de Louis et Ami et Amile), on se propose
d’expliquer le rôle de l’ancrage contextuel et pragmatique dans le choix des structures
syntaxiques. Dans un premier temps, on s’interrogera sur les causes de l’emploi assez fréquent de
la relative en ancien français, en l’occurrence dans le genre épique. On s’arrêtera ensuite sur le
problème de la fréquence relativement élevée de l’emploi du relatif dont exprimant le génitif dans
l’épopée par rapport aux autres genres médiévaux. Dans un deuxième temps, on étudiera le cas de
l’exclamative commençant par un relatif sans antécédent du type Ki veïst…, que les grammaires
de l’ancien français présentent en tant que structure caractéristique des textes épiques (Ménard
1994), même si l’on trouve la même formule dans les phrases de Froissart, par exemple. On
abordera, en troisième lieu, le problème de la disjonction du relatif de son antécédent. On
appliquera à ce cas la thèse de Perret (2006), avancée à propos de la labilité référentielle due à
l’anaphore, que l’ambiguïté qui se produirait serait un obstacle négligeable du point de vue de
l’intercompréhension, prenant en considération la situation d’énonciation spécifique, qui se voit
déterminée par une liberté relative de communication.
La transmission orale, c’est-à-dire « l’énonciation in praesentia » (cf. Perret 2006, p.17)
des chansons de geste françaises est en rapport étroit avec le style épique appelé « formulaire ».
La formule, le fragment narratif récurrent dans l’épopée contribue à la récitation, à la
performance du jongleur devant l’auditoire en temps réel. Elle aide également même
l’identification, la compréhension immédiate des figures et des événements présentés. Ce qui est
connu, facilement identifiable en temps réel, n’entrave pas l’audition, l’appréhension du poème.
P. Zumthor (1983, p. 118) privilégie trois niveaux indissociables du discours pour l’épopée
médiévale française : le rythme, la syntaxe et le lexique. Les récits sont « prévus pour une
transmission orale : dans leur écriture même, s’inscrivent des éléments de leur représentation, qui
gardent la trace d’anciennes performances orales ou au besoin les inventent… » (Perret 2006,
p. 18).
Nous allons essayer de prouver que l’emploi élevé de la relative dans les chansons de
geste tient, en grande partie, à sa possibilité d’adaptation malléable aux exigences de la
versification, du rythme, de l’assonance, de la syntaxe (assez souple, en effet, en ancien français,
en raison de l’absence de règles grammaticales), ainsi qu’à celles du lexique. Nous allons nous
arrêter surtout aux relatives qui présentent les « descriptions » de Charlemagne, celles de
l’armement, celle de Dieu dans les trois textes que nous avons choisies pour la présente étude.
2
Suivant nos conclusions basées sur l’observation détaillée de l’interprétation de la relative
dans les différentes traductions/éditions de La Chanson de Roland en français moderne
1
, on peut
affirmer que l’emploi de la relative dans le texte en ancien français de l’épopée en question est de
loin plus fréquent. Le traducteur préfère la paraphrase de la relative ; là où elle se trouve
conservée, on y sent nettement, grâce à sa apparition, l’effet archaïsant recherché, comme dans
l’édition de Joseph Bédier par exemple. L’éditeur précise lui-même qu’il a essayé de sauvegarder
le style « noble » du poète, mais il avance comme argument essentiel en faveur de la difficulté de
cette entreprise le fait que plusieurs éléments de la syntaxe sont tombés en désuétude
2
. Nous
avons pu cependant nous convaincre dans l’accomplissement réussi de ses objectifs par
l’intermédiaire de l’analyse du degré de fidélité de la traduction au texte.
La langue moderne essaye donc d’éviter la relative là où c’est possible, pour que la phrase
soit plus cohérente, plus légère, moins ambiguë. Aussi emploie-t-on dans les traductions en
français moderne des appositions, des épithètes liées ou détachées à la place des relatives en
ancien français.
Or, s’il se trouve parfois que la substantivation ou l’adjectivation est impossible ou que
l’auteur essaye de rapprocher sa phrase de celle du poème (pour diverses raisons), on a dans les
versions en français moderne la conservation non seulement du relatif sujet qui, mais aussi de ses
emplois spécifiques qui ont un effet archaïsant, comme par exemple les occurrences de qui en
emploi absolu, avec ses différentes valeurs.
Quoique la théorie traditionnelle des deux types de relatives, issue des conceptions
présentées dans La Logique de Port-Royal, ait soulevé de nombreuses critiques et des objections
austères (cf. Gapany 2004, par exemple), nous nous tiendrons, pour les fins de la présente étude,
au classement dont on se sert le plus souvent dans les grammaires de l’ancien français et qui est
le fruit de la théorie classique (cf. G. Moignet 1976 ; G. Joly 2004). Cl. Buridant (2000, p. 577),
qui a recours à la même distinction traditionnelle, divise les relatives en adjectives et
substantives, selon qu’elles renvoient ou non à un antécédent, et sépare, en ce qui concerne les
premières, au cas l’antécédent serait défini, la relative déterminative/restrictive de la relative
explicative/appositive. Le tableau des relatives qu’a établi Ph. Ménard (1994, p. 88-92) est
composé des types suivants : propositions relatives déterminatives et circonstancielles ; relatives
abrégées à valeur distributive ; relatives indéterminées à valeur concessive.
On peut poser que l’emploi élevé de la relative (surtout explicative) dans les chansons de
geste est dû, en grande partie, à sa possibilité d’adaptation malléable aux exigences de la
versification, du rythme, de l’assonance, de la syntaxe (assez souple, en effet), ainsi que du
lexique. Nous allons nous arrêter surtout aux relatives qui présentent des « descriptions » de
Charlemagne et de l’armement ou bien introduisent le personnage de Dieu dans les trois chansons
de geste que nous avons choisies pour la présente étude. Nous nous bornerons à l’emploi de qui
comme sujet, en observant et analysant de près, dans la mesure du possible, ses variations dans
les trois œuvres.
1
« La syntaxe du pronom relatif sujet qui dans les traductions de La Chanson de Roland en français moderne », dans
Actes du Colloque international Problèmes linguistiques et socioculturels de la traduction, Sofia, 29 septembre
1 octobre 2006, à paraître en 2008.
2
La Chanson de Roland, éd. J. BÉDIER (1982), p. xii.
3
Parmi les fragments qui présentent Charlemagne, on peut distinguer quelques groupes de
formules se rapportant à ses traits caractéristiques : sa fonction de roi, sa description physique, la
situation spatiale et par conséquent son rôle dans la trame du récit. Dans Ami et Amile, on ne
retrouve que la première variante à trois reprises, mais elle reprend exactement la même formule
qui est utilisée dans La Chanson de Roland.
Dans les exemples suivants, c’est le rôle de l’assonance qui joue dans le choix de la
variante formulaire, même si cela se fait au risque d’une certaine tautologie dans le second cas :
(1) Dist li paiens : « Mult me puis merveiller
De Carlemagne, ki est canuz e vielz ! »
(Chanson de Roland, v. 536-537)
(2) Dist li Sarrazins : « Merveille en ai grant
De Carlemagne, ki est canuz e blancs ! »
(Ibid., v. 549-550)
En (3), (4) et (5), la variation est aussi bien lexicale que syntaxique ; elle est conditionnée
par la versification, le rythme et l’assonance, qui agissent conjointement : les variations lexicales
ne concernent que les épithètes de la « barbe » : « canue », « blanche » et « flurie », mais elles
occupent toujours la dernière position, ce qui désigne l’assonance comme raison de la variation ;
l’exemple (4) présente, en plus, une variante syntaxique le gime est postposé au verbe, ce
qui n’est pas le cas dans les deux autres variantes.
(3) Tantes batailles en camp en ai vencues
E tantes teres larges escumbatues,
Que Carles tient, ki la barbe ad canue !
(Ibid., v. 2305-2307)
(4) Cunquis l’en ai païs e teres tantes,
Que Carles tient, ki ad la barbe blanche.
(Ibid., v. 2332-2333)
(5) Mult larges teres de vus avrai cunquises,
Que Carles tent, ki la barbe ad flurie,
E li empereres en est e ber e riches.
(Ibid., v. 2351-2353)
Lorsqu’il s’agit de présenter Charlemagne comme le roi de France, on utilise les
expressions « ki France ad en baillie », « ki tient dulce France », ainsi que leurs variantes, dont
voici quelques-unes seulement :
(6) Guardet al bref, vit la raisun escrite :
« Carle me mandet, ki France ad en baillie […]. »
(Ibid., v. 486-487)
(7) Liés en fu Charles, qui France a a baillier,
Enz en son cuer en fu joians et liés.
(Ami et Amile, v. 383-384)
(8) Se tu iéz fame, espeuse nosoïe,
Ou fille Charle, qui France a en baillie,
4
Je te conjur de Deu le fil Marie,
Ma douce amie, retorne t’an arriere.
(Ibid., v. 676-679)
(9) Un faldestoed i ont, fait tut d’or mer :
La siet li reis ki dulce France tient.
(Chanson de Roland, v. 115-116)
Si le vers est un peu plus long, on utilise la variante plus courte « ki France tient »,
comme dans l’exemple suivant :
(10) Envers le rei s’est Guenes aproismet,
Si li ad dit : « A tort vos curuciez,
Quar ço vos mandet Carles, ki France tient,
Que recevez la lei de chrestiens […]. »
(Ibid., v. 467-470)
La description de l’armement est présentée le plus largement de nouveau dans La
Chanson de Roland, ce qui n’est peut-être pas très étonnant vu le sujet des trois épopées qui nous
intéressent. Voici quelques variantes syntaxiques mais aussi lexicales de la formule « ki a or est
gemmé » :
(11) Tute la teste li ad par mi sevree,
Trenchet le cors e la bronie safree,
La bone sele, ki a or est gemmee […].
(Ibid., v. 1371-1373)
(12) Vait le ferir li bers, quanque il pout,
Desur sun elme, ki gemmet fut ad or,
Trenchet la teste e la bronie e le cors,
La bone sele, ki est gemmet ad or,
E al cheval parfundement le dos […].
(Ibid., v. 1584-1588)
(13) De lur espees cumencent a capler
Desur cez helmes, ki sunt a or gemez […].
(Ibid., v. 3915-3916)
(14) Bien fu en aise por son colp empleier,
Et fiert le rei, que n’ot soing despargnier,
Par mi son helme, qui fu a or vergiez,
Que flors et pierres en a jus trebuchié,
Et li trencha le maistre chapelier […].
(Couronnement de Louis, v. 1112-1116)
(15) Il trait lspee qui fu dor enheudee
Et fiert Hardré sor la cercle doree.
(Ami et Amile, v. 1494-1495)
Lorsqu’il s’agit de présenter les caractéristiques de Dieu, par contre, et l’attitude du poète
envers son image, les occurrences les plus nombreuses de variantes de formules se retrouvent
dans Ami et Amile. En (16), (17) et (18), on peut observer la même formule de La Chanson de
Roland utilisée dans Ami et Amile, soit telle quelle, soit un peu abrégée :
5
(16) Mais lui meïsme ne volt mettre en ubli,
Cleimet sa culpe, si priet Deu mercit :
« Veire Patene, ki unkes ne mentis,
Seint Lazaron de mort resurrexis […] ! »
(Chanson de Roland, v. 2381-2387)
(17) Dex doinst, li Peres qui onques ne menti,
Males nouvelles m’en laist encor oïr,
A mal putaige soit li siens cors reprins.
(Ami et Amile, v. 1129-1131)
(18) Ez a la porte le vaillant conte Ami,
Ses tarterelles conmensa a tentir,
Bienfait demande por Deu qui ne menti.
(Ibid., v. 2692-2694)
Les exemples (20) et (21) présentent une formule, identique du point de vue de la syntaxe
et du lexique, utilisée dans Le Couronnement de Louis et dans Ami et Amile. Les exemples (19) et
(22) présentent des variantes lexicales :
(19) Guillelmes, li marchis au vis fier,
Cil te guarisse qui en croiz fu dreciez […].
(Couronnement de Louis, v. 550-551)
(20) Desor le marbre, devant le crucefis,
La s’agenoille Guillelmes li marchis
Et prie Deu qui en la croiz fu mis
Qu’il li enveit son seignor Looïs.
(Ibid., v. 1678-1681)
(21) Oiéz, seignor, que Dex voz soit amis,
Li Gloriouz qui en la crois fu mis.
(Ami et Amile, v. 903-904)
(22) Il le trouva sa defors au degré,
Il le salue com ja oïr porréz :
« Dex voz sault, sire, qui en crois fu penéz
Et de la Virge en Bethleant fu nés […]. »
(Ibid., v. 2482-2485)
La relative non restrictive permet donc une grande liberté de variation formulaire aussi
bien au niveau du rythme qu’à celui de la syntaxe et du lexique. Ainsi les jongleurs disposaient-
ils d’une panoplie presque illimitée de variantes de relatives appositives servant à remplir, en
l’occurrence, le second hémistiche du vers chaque fois qu’il s’agit de Charles, de Dieu ou bien
d’un élément quelconque de l’armement du guerrier. Le discours épique profite pleinement,
comme nous l’avons déjà vu, des possibilités de flexibilité diverse qu’offre la relative.
D’après l’analyse des occurrences d’un corpus assez restreint
3
, dans une étude portant sur
les emploi de dont en ancien et en moyen français
4
, nous avons abouti à la conclusion que le
3
Le corpus comprend 16 textes (en vers et en prose) entre la fin du IXe siècle et la fin du XVe siècle.
4
« Le relatif-interrogatif dont en ancien et en moyen français », communication présentée dans le cadre du XXVe
CILPR, Innsbruck, 3 8 septembre 2007.
1 / 11 100%

Le cas de la relative et la spécificité de l`énonciation dans la

La catégorie de ce document est-elle correcte?
Merci pour votre participation!

Faire une suggestion

Avez-vous trouvé des erreurs dans linterface ou les textes ? Ou savez-vous comment améliorer linterface utilisateur de StudyLib ? Nhésitez pas à envoyer vos suggestions. Cest très important pour nous !