Le cas de la relative et la spécificité de l’énonciation dans la chanson de geste Malinka VELINOVA Université de Sofia « Saint Kliment Ohridski » Dans le cadre d’une étude des occurrences de la subordonnée relative dans trois chansons de geste (La Chanson de Roland, Le Couronnement de Louis et Ami et Amile), on se propose d’expliquer le rôle de l’ancrage contextuel et pragmatique dans le choix des structures syntaxiques. Dans un premier temps, on s’interrogera sur les causes de l’emploi assez fréquent de la relative en ancien français, en l’occurrence dans le genre épique. On s’arrêtera ensuite sur le problème de la fréquence relativement élevée de l’emploi du relatif dont exprimant le génitif dans l’épopée par rapport aux autres genres médiévaux. Dans un deuxième temps, on étudiera le cas de l’exclamative commençant par un relatif sans antécédent du type Ki veïst…, que les grammaires de l’ancien français présentent en tant que structure caractéristique des textes épiques (Ménard 1994), même si l’on trouve la même formule dans les phrases de Froissart, par exemple. On abordera, en troisième lieu, le problème de la disjonction du relatif de son antécédent. On appliquera à ce cas la thèse de Perret (2006), avancée à propos de la labilité référentielle due à l’anaphore, que l’ambiguïté qui se produirait serait un obstacle négligeable du point de vue de l’intercompréhension, prenant en considération la situation d’énonciation spécifique, qui se voit déterminée par une liberté relative de communication. La transmission orale, c’est-à-dire « l’énonciation in praesentia » (cf. Perret 2006, p.17) des chansons de geste françaises est en rapport étroit avec le style épique appelé « formulaire ». La formule, le fragment narratif récurrent dans l’épopée contribue à la récitation, à la performance du jongleur devant l’auditoire en temps réel. Elle aide également même l’identification, la compréhension immédiate des figures et des événements présentés. Ce qui est connu, facilement identifiable en temps réel, n’entrave pas l’audition, l’appréhension du poème. P. Zumthor (1983, p. 118) privilégie trois niveaux indissociables du discours pour l’épopée médiévale française : le rythme, la syntaxe et le lexique. Les récits sont « prévus pour une transmission orale : dans leur écriture même, s’inscrivent des éléments de leur représentation, qui gardent la trace d’anciennes performances orales ou au besoin les inventent… » (Perret 2006, p. 18). Nous allons essayer de prouver que l’emploi élevé de la relative dans les chansons de geste tient, en grande partie, à sa possibilité d’adaptation malléable aux exigences de la versification, du rythme, de l’assonance, de la syntaxe (assez souple, en effet, en ancien français, en raison de l’absence de règles grammaticales), ainsi qu’à celles du lexique. Nous allons nous arrêter surtout aux relatives qui présentent les « descriptions » de Charlemagne, celles de l’armement, celle de Dieu dans les trois textes que nous avons choisies pour la présente étude. 1 Suivant nos conclusions basées sur l’observation détaillée de l’interprétation de la relative dans les différentes traductions/éditions de La Chanson de Roland en français moderne1, on peut affirmer que l’emploi de la relative dans le texte en ancien français de l’épopée en question est de loin plus fréquent. Le traducteur préfère la paraphrase de la relative ; là où elle se trouve conservée, on y sent nettement, grâce à sa réapparition, l’effet archaïsant recherché, comme dans l’édition de Joseph Bédier par exemple. L’éditeur précise lui-même qu’il a essayé de sauvegarder le style « noble » du poète, mais il avance comme argument essentiel en faveur de la difficulté de cette entreprise le fait que plusieurs éléments de la syntaxe sont tombés en désuétude 2. Nous avons pu cependant nous convaincre dans l’accomplissement réussi de ses objectifs par l’intermédiaire de l’analyse du degré de fidélité de la traduction au texte. La langue moderne essaye donc d’éviter la relative là où c’est possible, pour que la phrase soit plus cohérente, plus légère, moins ambiguë. Aussi emploie-t-on dans les traductions en français moderne des appositions, des épithètes liées ou détachées à la place des relatives en ancien français. Or, s’il se trouve parfois que la substantivation ou l’adjectivation est impossible ou que l’auteur essaye de rapprocher sa phrase de celle du poème (pour diverses raisons), on a dans les versions en français moderne la conservation non seulement du relatif sujet qui, mais aussi de ses emplois spécifiques qui ont un effet archaïsant, comme par exemple les occurrences de qui en emploi absolu, avec ses différentes valeurs. Quoique la théorie traditionnelle des deux types de relatives, issue des conceptions présentées dans La Logique de Port-Royal, ait soulevé de nombreuses critiques et des objections austères (cf. Gapany 2004, par exemple), nous nous tiendrons, pour les fins de la présente étude, au classement dont on se sert le plus souvent dans les grammaires de l’ancien français et qui est le fruit de la théorie classique (cf. G. Moignet 1976 ; G. Joly 2004). Cl. Buridant (2000, p. 577), qui a recours à la même distinction traditionnelle, divise les relatives en adjectives et substantives, selon qu’elles renvoient ou non à un antécédent, et sépare, en ce qui concerne les premières, au cas où l’antécédent serait défini, la relative déterminative/restrictive de la relative explicative/appositive. Le tableau des relatives qu’a établi Ph. Ménard (1994, p. 88-92) est composé des types suivants : propositions relatives déterminatives et circonstancielles ; relatives abrégées à valeur distributive ; relatives indéterminées à valeur concessive. On peut poser que l’emploi élevé de la relative (surtout explicative) dans les chansons de geste est dû, en grande partie, à sa possibilité d’adaptation malléable aux exigences de la versification, du rythme, de l’assonance, de la syntaxe (assez souple, en effet), ainsi que du lexique. Nous allons nous arrêter surtout aux relatives qui présentent des « descriptions » de Charlemagne et de l’armement ou bien introduisent le personnage de Dieu dans les trois chansons de geste que nous avons choisies pour la présente étude. Nous nous bornerons à l’emploi de qui comme sujet, en observant et analysant de près, dans la mesure du possible, ses variations dans les trois œuvres. 1 « La syntaxe du pronom relatif sujet qui dans les traductions de La Chanson de Roland en français moderne », dans Actes du Colloque international Problèmes linguistiques et socioculturels de la traduction, Sofia, 29 septembre – 1 octobre 2006, à paraître en 2008. 2 La Chanson de Roland, éd. J. BÉDIER (1982), p. xii. 2 Parmi les fragments qui présentent Charlemagne, on peut distinguer quelques groupes de formules se rapportant à ses traits caractéristiques : sa fonction de roi, sa description physique, la situation spatiale et par conséquent son rôle dans la trame du récit. Dans Ami et Amile, on ne retrouve que la première variante à trois reprises, mais elle reprend exactement la même formule qui est utilisée dans La Chanson de Roland. Dans les exemples suivants, c’est le rôle de l’assonance qui joue dans le choix de la variante formulaire, même si cela se fait au risque d’une certaine tautologie dans le second cas : (1) Dist li paiens : « Mult me puis merveiller De Carlemagne, ki est canuz e vielz ! » (Chanson de Roland, v. 536-537) (2) Dist li Sarrazins : « Merveille en ai grant De Carlemagne, ki est canuz e blancs ! » (Ibid., v. 549-550) En (3), (4) et (5), la variation est aussi bien lexicale que syntaxique ; elle est conditionnée par la versification, le rythme et l’assonance, qui agissent conjointement : les variations lexicales ne concernent que les épithètes de la « barbe » : « canue », « blanche » et « flurie », mais elles occupent toujours la dernière position, ce qui désigne l’assonance comme raison de la variation ; l’exemple (4) présente, en plus, une variante syntaxique où le régime est postposé au verbe, ce qui n’est pas le cas dans les deux autres variantes. (3) Tantes batailles en camp en ai vencues E tantes teres larges escumbatues, Que Carles tient, ki la barbe ad canue ! (Ibid., v. 2305-2307) (4) Cunquis l’en ai païs e teres tantes, Que Carles tient, ki ad la barbe blanche. (Ibid., v. 2332-2333) (5) Mult larges teres de vus avrai cunquises, Que Carles tent, ki la barbe ad flurie, E li empereres en est e ber e riches. (Ibid., v. 2351-2353) Lorsqu’il s’agit de présenter Charlemagne comme le roi de France, on utilise les expressions « ki France ad en baillie », « ki tient dulce France », ainsi que leurs variantes, dont voici quelques-unes seulement : (6) Guardet al bref, vit la raisun escrite : « Carle me mandet, ki France ad en baillie […]. » (Ibid., v. 486-487) (7) Liés en fu Charles, qui France a a baillier, Enz en son cuer en fu joians et liés. (Ami et Amile, v. 383-384) (8) Se tu iéz fame, espeuse nosoïe, Ou fille Charle, qui France a en baillie, 3 Je te conjur de Deu le fil Marie, Ma douce amie, retorne t’an arriere. (Ibid., v. 676-679) (9) Un faldestoed i ont, fait tut d’or mer : La siet li reis ki dulce France tient. (Chanson de Roland, v. 115-116) Si le vers est un peu plus long, on utilise la variante plus courte « ki France tient », comme dans l’exemple suivant : (10) Envers le rei s’est Guenes aproismet, Si li ad dit : « A tort vos curuciez, Quar ço vos mandet Carles, ki France tient, Que recevez la lei de chrestiens […]. » (Ibid., v. 467-470) La description de l’armement est présentée le plus largement de nouveau dans La Chanson de Roland, ce qui n’est peut-être pas très étonnant vu le sujet des trois épopées qui nous intéressent. Voici quelques variantes syntaxiques mais aussi lexicales de la formule « ki a or est gemmé » : (11) Tute la teste li ad par mi sevree, Trenchet le cors e la bronie safree, La bone sele, ki a or est gemmee […]. (Ibid., v. 1371-1373) (12) Vait le ferir li bers, quanque il pout, Desur sun elme, ki gemmet fut ad or, Trenchet la teste e la bronie e le cors, La bone sele, ki est gemmet ad or, E al cheval parfundement le dos […]. (Ibid., v. 1584-1588) (13) De lur espees cumencent a capler Desur cez helmes, ki sunt a or gemez […]. (Ibid., v. 3915-3916) (14) Bien fu en aise por son colp empleier, Et fiert le rei, que n’ot soing d’espargnier, Par mi son helme, qui fu a or vergiez, Que flors et pierres en a jus trebuchié, Et li trencha le maistre chapelier […]. (Couronnement de Louis, v. 1112-1116) (15) Il trait l’spee qui fu d’or enheudee Et fiert Hardré sor la cercle doree. (Ami et Amile, v. 1494-1495) Lorsqu’il s’agit de présenter les caractéristiques de Dieu, par contre, et l’attitude du poète envers son image, les occurrences les plus nombreuses de variantes de formules se retrouvent dans Ami et Amile. En (16), (17) et (18), on peut observer la même formule de La Chanson de Roland utilisée dans Ami et Amile, soit telle quelle, soit un peu abrégée : 4 (16) Mais lui meïsme ne volt mettre en ubli, Cleimet sa culpe, si priet Deu mercit : « Veire Patene, ki unkes ne mentis, Seint Lazaron de mort resurrexis […] ! » (Chanson de Roland, v. 2381-2387) (17) Dex doinst, li Peres qui onques ne menti, Males nouvelles m’en laist encor oïr, A mal putaige soit li siens cors reprins. (Ami et Amile, v. 1129-1131) (18) Ez a la porte le vaillant conte Ami, Ses tarterelles conmensa a tentir, Bienfait demande por Deu qui ne menti. (Ibid., v. 2692-2694) Les exemples (20) et (21) présentent une formule, identique du point de vue de la syntaxe et du lexique, utilisée dans Le Couronnement de Louis et dans Ami et Amile. Les exemples (19) et (22) présentent des variantes lexicales : (19) Guillelmes, li marchis au vis fier, Cil te guarisse qui en croiz fu dreciez […]. (Couronnement de Louis, v. 550-551) (20) Desor le marbre, devant le crucefis, La s’agenoille Guillelmes li marchis Et prie Deu qui en la croiz fu mis Qu’il li enveit son seignor Looïs. (Ibid., v. 1678-1681) (21) Oiéz, seignor, que Dex voz soit amis, Li Gloriouz qui en la crois fu mis. (Ami et Amile, v. 903-904) (22) Il le trouva sa defors au degré, Il le salue com ja oïr porréz : « Dex voz sault, sire, qui en crois fu penéz Et de la Virge en Bethleant fu nés […]. » (Ibid., v. 2482-2485) La relative non restrictive permet donc une grande liberté de variation formulaire aussi bien au niveau du rythme qu’à celui de la syntaxe et du lexique. Ainsi les jongleurs disposaientils d’une panoplie presque illimitée de variantes de relatives appositives servant à remplir, en l’occurrence, le second hémistiche du vers chaque fois qu’il s’agit de Charles, de Dieu ou bien d’un élément quelconque de l’armement du guerrier. Le discours épique profite pleinement, comme nous l’avons déjà vu, des possibilités de flexibilité diverse qu’offre la relative. D’après l’analyse des occurrences d’un corpus assez restreint3, dans une étude portant sur les emploi de dont en ancien et en moyen français4, nous avons abouti à la conclusion que le 3 Le corpus comprend 16 textes (en vers et en prose) entre la fin du IX e siècle et la fin du XVe siècle. « Le relatif-interrogatif dont en ancien et en moyen français », communication présentée dans le cadre du XXVe CILPR, Innsbruck, 3 – 8 septembre 2007. 4 5 nombre des cas d’emploi de dont en tant que génitif est le plus grand dans les chansons de geste (La Chanson de Roland – 6 sur 16 cas d’emploi, Le Couronnement de Louis – 9 sur 21, Ami et Amile – 9 sur 36). C’est à la spécificité de la représentation et de l’énonciation, aux particularités du style formulaire, qui exige la concision de l’expression, ce que dont assure en quelque sorte, que nous attribuons les raisons de cette prédominance dans les fréquences. Nous avons remarqué en plus que c’est dans les énumérations détaillées des combats singuliers ou bien de la description de l’apparence des guerriers, qui se trouvent souvent répétées dans la plupart, au moins, des œuvres de ce type, que dont est souvent employé, comme dans les exemples qui suivent : (23) Par ceste barbe dunt li peil sunt canuz, Se uns escapet, morz ies e cunfunduz. (Chanson de Roland, v. 3959-3960) (24) El dos li vestent une broigne d’acier, Desus la broigne un blanc halberc doblier, Puis ceint l’espee dont bien trenche l’aciers […]. (Couronnement de Louis, v. 637-639) (25) Veit le paien qui ot perdu s’espee, Dont son cheval ot trenchié l’eschinee. (Ibid., v. 1067-1068) (26) Li cuens Guillelmes est sor lui arestuz, Et trait l’espee dont l’aciers fu moluz […]. (Ibid., v. 1243-1248) (27) Hardréz a trait l’espee dont brun sont li coutel […]. (Ami et Amile, v. 1484-1486) (28) De grant pitié li cuers li atanrie, Il tint l’espee dont li aciers brunnie […]. (Ibid., v. 1537-1541) Le problème le plus important du point de vue de la syntaxe de dont dans cet emploi est l’inversion dans l’ordre des mots dans la subordonnée introduite par le pronom en question. Le Bidois (1968, T. II, p. 35) posent que si dont est complément du sujet ou d’un objet on n’invertit pas le sujet, mais il faut prendre en considération le fait que « même dans ce cas, l’inversion n’est pas impossible, si le verbe est intransitif » (1968, T. I, p. 287). Dans notre corpus, sur les quelque 65 cas d’emploi de dont-génitif, nous avons relevé certains cas d’inversion du sujet dans la subordonnée, dont (24) et (27). Dans tous les cas relevés, c’est le nom déterminé par dont qui est le sujet dans la subordonnée. Ce n’est qu’en (24), parmi toutes nos occurrences, que le verbe n’est pas le verbe copule être – le verbe trenchier est employé ici en tant que verbe intransitif en plus, et la syntaxe est donc analogue à la syntaxe moderne. Dans tous les autres cas, on a des constructions attributives inverties, ce qui ne contredit pas cependant les usages anciens, en ce qui concerne l’ordre des mots. Il faut prendre en considération aussi le fait que la plupart des cas font partie d’une seule œuvre, Ami et Amile notamment, ce qui est peut-être aussi fonction du style, de la représentation, des exigences de la versification. 6 U. Jokinen (1978, p. 3) affirme que l’emploi de qui sans antécédent est très répandu en ancien français ; que ces relatives peuvent avoir, dans l’ensemble de la phrase, différentes fonctions (sujets, compléments), même celle d’un circonstanciel : cf. l’exemple (29), que l’auteur cite aussi. Dans le cas où la relative équivaut à une subordonnée adverbiale de condition et peut se rendre par « si l’on », la principale peut être absente ; nous avons donc une relative à valeur exclamative : voir (31). Dans notre corpus, les exemples (30), (31), (33) et (37) présentent ce cas notamment, tandis que les autres occurrences citées ci-dessous comportent une phrase complexe entière. La relative exclamative devient de plus en plus rare au cours de la période du moyen français, mais U. Jokinen (1978, p. 11) souligne qu’elle existe aussi bien vers la moitié du XIVe siècle que vers 1500. Voici les exemples : (29) Ki dunc oïst Munjoie demander, De vasselage li poüst remembrer. (Chanson de Roland, v. 1181-1182) (30) Ki lui veïst l’un geter mort sur l’altre, Li sanc tuz clers gesir par cele place ! (Ibid., v. 1341-1342) (31) Ki puis veïst Rollant e Oliver De lur espees ferir e capler ! (Ibid., v. 1679-1680) (32) Ki lui veïst Sarrazins desmembrer, Un mort sur altre geter, De bon vassal li poüst remembrer. (Ibid., v. 1969-1971) (33) Ki puis veïst li chevaler d’Arabe, Cels d’Occiant e d’Argoillie e de Bascle. (Ibid., v. 3478-3479) (34) Ki dunc veïst cez escuz si malmis, Cez blancs osbercs ki dunc oïst fremir E cez escuz sur cez helmes cruisir, Cez chevalers ki dunc veïst caïr E humes braire, contre tere murir, De grant dulor li poüst suvenir ! (Ibid., v. 3488-3493) (35) Qui donc veïst sor toz le conte aidier, Al brant d’acier les riches cols paier, De gentill ome li presist grant pitié. (Couronnement de Louis, v. 2156-2158) (36) Qui les veïst baisier et conjoïr, Dex ne fist home cui pitié n’en preïst. (Ami et Amile, v. 1942-1943) 7 (37) Qui lors veïst ces barons chevaliers Qui dant Ami soloient avoir chier, Qui les veïst sor les chevax puier ! (Ibid., v. 3382-3384) Les linguistes avancent que cet emploi absolu du pronom relatif sujet est caractéristique pour la langue épique, ainsi que pour ses parodies, et que dans ces cas la proposition principale peut être omise et la subordonnée relative prend la valeur exclamative d’une interpellation5 (G. Moignet 1976 et Ph. Ménard 1994, parmi d’autres, l’appellent « exclamative »). Selon nous, le terme d’ « interpellation » conviendrait mieux à cet emploi de la relative, parce que ce type de phrase fait partie intégrante du style formulaire de l’œuvre épique médiévale, ce qui n’est pas sans rapport avec sa présentation orale devant le public, parce que ceci contribue en quelque sorte à l’établissement du contact entre le jongleur et son auditoire. Quoi qu’il en soit, P. Kunstmann (1990, p. 365) souligne que les textes dont il a tiré ses citations sont tous marqués par les formules du récit oral. En plus, dans notre corpus formé de trois textes épiques français, les occurrences les plus nombreuses font partie de l’œuvre la plus ancienne, La Chanson de Roland, ce qui est sans doute dû à la part d’oralité et d’oralisation plus grande dans la première épopée française qui nous soit parvenue. Un exemple intéressant qui recoupe de par son interprétation dans les traductions et de par son emploi en ancien français le cas de la relative à valeur exclamative et celui du relatif à valeur indéterminée est présenté dans (38) : (38) Roland : Ki dunc veïst cez escuz si malmis, / Cez blancs osbercs ki dunc oïst fremir […] Cez chevalers ki dunc veïst caï […] De grant dulor li poüst suvenir ! (v. 3483, 3484, 3486, 3488) Léon Gautier : Ah ! celui qui eût vu tant d’écus en cet état. / Celui qui eût entendu le bruit de ces blancs hauberts que l’on heurte […] / Celui qui eût alors vu tomber tous ces chevalier […] / Celui-là saurait ce que c’est qu’une grande douleur! Joseph Bédier : Qui aurait vu ces écus fracassés, qui aurait ouï ces blancs hauberts retentir, […] qui aurait vu ces chevaliers choir […], il lui souviendrait d’une grande douleur. Gérard Moignet : Celui qui aurait vu ces écus ainsi mis en pièces, / qui aurait entendu ces blancs hauberts cliqueter, […] / qui aurait vu ces chevaliers tomber, […], / il pourrait garder le souvenir d’une grande douleur ! Pierre Jonin : Qui aurait vu ces boucliers défoncés, qui aurait entendu le choc bruyant des cuirasses blanches, […] qui aurait vu la chute de ces chevaliers, […] celuilà garderait gravé en lui le souvenir d’une terrible souffrance. Ian Short : Qui aurait vu alors les écus disloqués, / qui aurait entendu crisser les hauberts brillants, […] / qui aurait vu alors les chevaliers tomber […] / aurait souvenance d’une grande douleur. Dans ce cas les traducteurs proposent de nouveau un choix à distribution presque égale entre le relatif indéfini en emploi absolu (dans trois des traductions) et le relatif anaphorique accompagné par le démonstratif celui (dans deux des traductions). Ce qui est aussi intéressant, c’est le choix du mode verbal : à la place de l’imparfait du subjonctif dans le poème en ancien français, on a dans les traductions le plus-que-parfait du subjonctif mais dans une seule traduction RAYNAUD DE LAGE, Guy (1990) Introduction à l’ancien français, nouvelle éd. Geneviève Hasenohr, Paris, SEDES, p. 106. 5 8 – celle de Léon Gautier, qui est d’ailleurs la plus ancienne –, alors que dans toutes les autres les traducteurs ont opté pour les formes courantes de l’expression de l’hypothèse en français contemporain, c’est-à-dire le conditionnel passé dans la subordonnée et le conditionnel présent dans la principale. En ce qui concerne l’emploi du relatif sujet avec antécédent explicite, les cas qui présentent le plus grand intérêt du point de vue de l’usage moderne, ce sont les cas de disjonction du relatif et de l’antécédent. Cl. Buridant (2000, p. 581) explique ce phénomène de la façon suivante : Si la proposition principale ne contient qu’un syntagme nominal et un syntagme verbal, dans une langue typiquement à verbe second, la subordonnée relative subséquente est séparée de son antécédent. Dans le manuscrit d’Oxford, nous avons pu relever 35 occurrences de disjonction du pronom relatif sujet et de son antécédent, ce qui fait à peu près une cinquième de tous les cas d’emploi du relatif sujet à antécédent. Suivant les résultats de notre analyse des éditions en français moderne de la première épopée française, du point de vue de la relative, en ce qui concerne la conservation de la disjonction dans les traductions, c’est celle de Joseph Bédier qui l’emporte sur toutes les autres avec 12 cas de disjonction du relatif et de l’antécédent, le texte de Gérard Moignet présente 7 cas de disjonction, celui de Ian Short le suit de très près avec ses 6 cas de disjonction, les derniers sont Pierre Jonin avec une seule occurrence et Léon Gautier avec deux. Il s’avère donc que Bédier est le traducteur le plus conservateur du point de vue de la syntaxe de la phrase, en ce qui concerne l’emploi du relatif sujet. Et voici d’abord un exemple : Quant l’empereres vait querre sun nevold, / De tantes herbes el pré truvat les flors/ ki sunt vermeilles del sanc de noz barons! (v. 2872-2874) Léon Gautier : Comme l’Empereur va cherchant son neveu, / Il trouve le pré rempli d’herbes et de fleurs, / Qui sont toutes vermeilles du sang de nos barons. Joseph Bédier : Tandis qu’il va cherchant son neveu, il trouva dans le pré tant d’herbes, dont les fleurs sont vermeilles du sang de nos barons ! Gérard Moignet : Tandis que l’empereur va chercher son neveu, il trouva sur le pré les fleurs de tant d’herbes qui étaient vermeilles du sang de nos barons ! Pierre Jonin : Tandis que l’empereur s’avance à la recherche de son neveu, il trouve parmi l’herbe du pré les fleurs toutes rouges du sang de nos guerriers ! Ian Short : Comme l’empereur part à la recherche de son neveu, dans l’herbe du pré il trouve tant de fleurs qui sont vermeilles du sang de nos barons ! (39) Roland : Dans ce cas, le savoir linguistique peut amener une certaine confusion, parce que l’œil du diachronicien s’est habitué à chercher presque partout l’ambiguïté ; mais au premier abord, ainsi qu’au second, il n’y a en (39) aucune disjonction – le relatif se rapporte à l’antécédent « flors », qui le précède immédiatement. Or, selon nous, d’après les traductions, et si l’on lit un peu plus attentivement, le relatif pourrait se référer aussi bien à « herbes », qu’à « flors » et « herbes » à la fois. (40) Uns arcevesques est el letrin montez, Qui sermona a la crestiienté : « Baron », dist il, « a mei en entendez : 9 Charles li maines a molt son tens usé, Or ne puet plus ceste vie mener. » (Couronnement de Louis, v. 50-54) En (40), par contre, le pronom relatif sujet qui équivaut à « et il », le choix du relatif semble motivé par le rythme du décasyllabe ; il n’y a ici, en plus, aucun risque d’ambiguïté, en dépit de la disjonction du relatif de l’antécédent. (41) Ja voz demande li fors rois d’Arragon Et d’Espolice Girars li fiuls Othon, Qui mainne an ost plus de mil compaingnons. (Ami et Amile, v. 632-634) C’est dans ce cas qu’apparaît déjà l’ambiguïté : la relative se rapporte-t-elle à Girar ou bien à Othon ? Dans d’autres cas, l’ambiguïté éventuelle due à la disjonction se trouve facilement surmontée par le genre grammatical du référent et de son attribut dans la relative, ainsi que par le sens, bien sûr, comme dans : (42) De lor nouvelles l’uns a l’autre despont Qui beles sont a dire. (Ibid., v. 975-976) Nous emprunterons à Michèle Perret l’affirmation que « le médiéviste est souvent arrêté par une certaine ambiguïté anaphorique » (2006, p. 26). Voici ce qu’elle explique encore un peu plus loin : Cette imprécision dans la sélection du référent est fréquente en narration orale et s’est, dans les récits anciens, maintenue dans l’écrit. La standardisation de l’écrit, qui impose notamment que le pronom anaphorise l’antécédent le plus proche et que deux occurrences successives du même pronom aient le même référent, sera tardive. C’est en effet au XVIIe siècle que les règles de désambiguïsation de l’anaphore seront annoncées par les grammairiens normatifs (Fournier 1998). […] Mais si cette labilité référentielle existe naturellement, ce n’est pas seulement dû à la spontanéité de l’oral, mais à des raisons pragmatiques, la possibilité d’interaction : l’interlocuteur peut toujours réagir à l’équivoque et la faire préciser. Si elle n’est pas exclue de l’écrit, c’est dû aux conditions de transmission du texte, récité ou lu en public, une énonciation in praesentia, avec l’emploi d’intonations et surtout d’une gestuelle désambiguïsantes. Dans le cas de la disjonction du relatif de son antécédent, les particularités de l’énonciation du texte épique apparaissent encore une fois comme les traits déterminant les caractéristiques discursives, sinon celles du genre en général. L’étude des ces quelques cas spécifiques de fonctionnement syntaxique de la relative dans le cadre de la chanson de geste a comme résultat principal une illustration, si partielle soit-elle, du rôle du contexte et du mode d’énonciation dans les choix opérés du point de vue linguistique dans le genre. Il s’agit d’abord du choix du moule de la relative explicative pour la formule représentative s’insérant dans le second hémistiche du vers épique, ce qui est dû à la flexibilité presque illimitée de la structure quant aux variantes syntaxiques, rythmiques et lexicales. En ce qui concerne l’emploi relativement fréquent du tour Ki veïst…, nous avons vu qu’il se trouve lui aussi conditionné et exploité en quelque sorte par les particularités pragmatiques du discours épique, en sa fonction de pure interpellation, par exemple. En dernier lieu, nous avons étudié le 10 cas de la disjonction du relatif de son antécédent qui présente le problème plus général de l’ambiguïté référentielle dans les textes médiévaux français ; les résultats, même s’il ne sont pas très éloquents, désignent sans doute l’ancrage contextuel et pragmatique en tant que la raison d’être, ou d’être tolérée au moins, de la présence de l’ambiguïté dans certains cas. Bibliographie BURIDANT, Claude (2000) Grammaire nouvelle de l’ancien français, Paris, SEDES. GAPANY, Joël (2004) Formes et fonctions des relatives en français. Étude syntaxique et sémantique, Berne, Peter Lang SA. JOKINEN, Ulla (1978) Les relatifs en moyen français : formes et fonctions, Helsinki, Suomalainen Tiedeakatemia. JOLY, Geneviève (2004) L’ancien français, Paris, Belin (1er tirage 1998). KUNSTMANN, Pierre (1990) Le relatif-interrogatif en ancien français, Genève, Droz. MÉNARD, Philippe (1994) Syntaxe de l’ancien français, Bordeaux, Éditions Bière, 4e éd. MOIGNET, Gérard (1976) Grammaire de l’ancien français, Paris, Éditions Klincksieck, 2e éd. PERRET, Michèle (2006) « Ancien français : quelques spécificités d’une énonciation in praesentia », Langue française 149, p. 16-30. PIERRARD, Michel (1988) La relative sans antécédent en français moderne, Louvain, Éditions Peeters. RAYNAUD DE LAGE, Guy (1990) Introduction à l’ancien français, nouvelle édition par Geneviève Hasenohr, Paris, SEDES. ZUMTHOR, Paul (1983) Introduction à la poésie orale, Paris, Éditions du Seuil. Textes Bases et corpus utilisés : Base textuelle d’ancien français (base Marchello-Nizia), CNRS-ATILF, 2007, http://atilf.atilf.fr/dmf.htm Éditions critiques : La Chanson de Roland, éd. J. 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