LA PENSEE CATHOLIQUE FACE AUX PROBLEMES LIES À LA MONDIALISATION La mondialisation rend plus impérieuses pour la pensée catholique des exigences déjà anciennes : celles liées à un double dialogue : avec un monde diversement déchristianisé d’une part, avec les autres religions d’autre part. L’évangélisation d’un monde déchristianisé Le monde déchristianisé d’aujourd’hui ne recouvre pas la totalité du monde moderne. D’abord parce que tout le monde n’a pas été christianisé comme l’Occident. Je pense à la Chine, à l’Inde et au Japon. Ensuite parce qu’une partie du monde autrefois chrétienne a été islamisée et que les traces de sa christianisation, juste encore perceptibles, continuent de s’effacer. Enfin parce que le monde christianisé, n’est pas uniformément avancé dans la voie de sa déchristianisation et que celle-ci est ambiguë, tantôt positive, tantôt négative. La partie de ce monde déchristianisée ne se voit pas pour autant redevenir un monde païen à la manière antique. Le monde païen antique était très religieux, d’un polythéisme omniprésent et même débordant, tenant souvent lieu de sciences et de morale. Le monde moderne « déchristianisé » a puisé dans ses racines chrétiennes la possibilité de n’être plus religieux là où il ne faut pas l’être, d’une part en expliquant le monde par ses lois immanentes et en étant d’autre part plus sensible aux exigences morales véritables. Comment cela est-il possible ? Quels enseignements tirer de cette situation pour une nouvelle évangélisation ? Bénéficiant de l’estime très grande que la pensée religieuse juive et l’éthique de la Torah avaient su gagner dans le monde méditerranéen antique, le christianisme se présenta avec une idée de Dieu, un idéal éthique et surtout avec un message d’espérance sur la destinée de l’homme qui firent « choc » et suscitèrent l’adhésion. 2 PENSEE CATHOLIQUE FACE A LA MONDIALISATION L’idée d’un Dieu unique, créateur de l’univers et de l’homme, répondait mieux à la question de l’origine que les récits mythologiques ou la théorie du Bien en soi et séparé de Platon ou celle du moteur immobile et solitaire d’Aristote. En plaçant l’origine des lois morales dans la volonté de ce Dieu unique et créateur, les juifs et les chrétiens les rendaient psychologiquement plus acceptables et plus dignes de respect que si elles n’étaient que les lois de la cité et de ses législateurs. Enfin la nouvelle de la résurrection de Jésus soulevait une telle espérance de récompenses divines que des hommes et des femmes adhérèrent en grand nombre à la nouvelle voie. Les idéaux spirituels de la Torah et de l’Évangile faisaient « choc » par leur noblesse et leur cohérence. Ensuite ces idéaux, parce qu’ils correspondaient à une attente du cœur et de l’esprit des hommes, devinrent progressivement des « biens de l’homme », « des valeurs humaines ». Une lente « humanisation » du message juif et chrétien, s’opérant en même temps que la nouvelle religion imprégnait de plus en plus la vie individuelle, familiale surtout, et sociale des hommes, induisit une déchristianisation qui n’est nullement un retour en force de la religion païenne ou de la négation païenne du religieux. Ce que nous appelons « déchristianisation positive » est un phénomène inhérent au devenir de l’homme selon l’œuvre du Christ, au sens où elle consiste en une appropriation de valeurs de vie manifestées par le judaïsme et le christianisme, valeurs progressivement revendiquées par des hommes comme « humaines » et non plus comme « révélées », comme immanentes à leur expérience et non plus « importées d’en haut », comme autonomes et non plus hétéronomes. En effet, dans la mesure où Dieu manifeste en Jésus en Israël ce qu’est l’homme en son être profond, l’homme a désormais la possibilité de s’affirmer tel, comme homme, indépendamment de cette révélation, précisément parce qu’il est ainsi « montré » à luimême. L’œuvre philosophique d’Emmanuel Kant en est un aboutissement et un nouveau point de départ. Considérant sous cet angle la révélation, mais sous cet angle seulement, nous pouvons dire que la déchristianisation est un fruit positif de la christianisation. Elle est la personnalisation mûrissante de celui qui quitte ses parents pour construire sa PENSEE CATHOLIQUE FACE A LA MONDIALISATION 3 propre vie grâce à ce qu’il a reçu d’eux. Ses parents peuvent-ils encore lui apporter quelque chose ? Sans doute ! Le fondement de son indépendance revendiquée. Vérité paradoxale de cette citation : « Si le grain ne meurt, il ne porte pas de fruit... » Déparentalisation pour qu’apparaissent chez les parents la paternité et la maternité en leur plénitude accomplies. Une bonne christianisation, ou plutôt une bonne évangélisation doit donc produire, non une mauvaise et inhumaine, mais une « bonne » déchristianisation, c’est-à-dire une déchristianisation qui est une reconnaissance et une appropriation humaines autonomes de certaines valeurs bibliques et évangéliques pour qu’apparaisse le cœur de la révélation : le visage familial de l’Éternel et son projet familial de libération de tout mal pour l’humanité. Lorsque par étapes successives l’évangélisation aura produit une « déchristianisation achevée » en laquelle l’homme se sera découvert pleinement dans son authenticité humaine, l’évangélisation aura atteint sa maturité : témoigner non plus que ces valeurs, divinement créées en l’homme, ont leur source en une volonté divine législatrice qui aurait pu, pense-t-on, sur le plan de l’être concevoir d’autres lois ontologiques, dicter d’autres lois morales et programmer d’autres récompenses ou sanctions pour l’homme, mais proclamer que ces valeurs constitutives de l’homme sont fondées en l’être même de Dieu, en ce qui fait qu’il est Communion de vie de trois Vivants Personnels et donc qu’il est en lui-même la volonté trinitaire de nous élever tous en une semblable communion de vie entre nous et avec lui. Plus les hommes revendiquent comme leurs les valeurs de rationalité, de dignité personnelle réciproquement reconnue, de solidarité universelle, de responsabilité et, osons le dire, de véritable amour généreux, plus ils reconnaissent en eux le socle solide et vrai qui leur permettra d’avoir une plus juste conscience de Dieu et une plus authentique capacité de comprendre alors la révélation de son œuvre de salut divinisatrice. De même qu’il y a des étapes dans la christianisation, il y a des étapes dans la déchristianisation, et entre l’une et l’autre il y a dialectique. La christianisation-déchristianisation commence avec l’élaboration théologique du message biblico-évangélique au moyen de la philosophie grecque. 4 PENSEE CATHOLIQUE FACE A LA MONDIALISATION Ce que l’homme parvient à expliquer rationnellement, par les sciences par exemple, il le détache par le fait même de l’objet des croyances religieuses. Ce que la pensée philosophique, au travers de la théologie, permet de clarifier dans le message révélé est mûr en quelque sorte pour sa « déchristianisation » et son « humanisation » par l’homme. La tradition sacrée devient héritage profane. L’idéal éthique de la Torah repris par l’Evangile se retrouve ainsi pour une part dans le sens humaniste de la personne humaine et des « droits de l’homme ». Par ailleurs ce que dans le message évangélique la théologie n’est pas parvenue à clarifier par le moyen de la pensée philosophique grecque, elle l’a déclaré « mystère inaccessible à la raison » et par là même elle l’a soustrait à toute « humanisation », car s’il est révélé qu’il y a mystère, le mystère lui ne révèle rien aussi longtemps qu’il ne dévoile pas son sens. Cette partie du message évangélique est donc privée de son efficacité christique. L’efficacité de l’Évangile est donc en quelque sorte proportionnelle à sa capacité à être « déchristianisé », c’est-à-dire à être dépouillé de ce qui en lui est révélation de l’homme à lui-même, pour qu’apparaisse la révélation de Dieu lui-même à l’homme. Pour cela il faut une prise de conscience réflexive de l’homme par lui-même plus puissante et plus vraie que la pensée grecque. Dans sa mission pour une nouvelle évangélisation et en quelque sorte pour conduire à sa pleine maturité notre connaissance de Dieu révélé dans le Christ mort et ressuscité, l’Église doit courir le risque d’offrir à une « déchristianisation humanisante » le plus profond de ses « mystères », ou plutôt la vérité centrale et lumineuse de la révélation reçue en Jésus, celle de la vie divine de trois personnes vivantes : le Père paternel, le Verbe maternel et l’Esprit Saint de filialité, comme il apparaît dans le Prologue et les quatre discours de l’évangile johannique et dans les paraboles des synoptiques. La nouvelle évangélisation se doit de risquer, en une rationalité plus complète que la rationalité grecque, qui maintenant la paralyse, la proclamation d’un Dieu interpersonnel en lui-même, afin que les hommes s’ouvrent à la Communion trinitaire et la reconnaissent comme le fondement absolu des valeurs les plus hautes qu’ils aspirent à pouvoir vivre dans l’autonomie de leur conscience morale et de leur liberté : valeur du choix définitif de l’amour humain conjugal et parental dans PENSEE CATHOLIQUE FACE A LA MONDIALISATION 5 l’égalité de personnes témoins du Père et du Verbe ; valeur du choix définitif de l’amour fraternel et filial dans le célibat témoin de l’Esprit Saint — à ne pas confondre avec une mentalité idéologique de célibataire — ; valeurs de justice quant à l’usage des biens matériels, valeurs démocratiques dans l’organisation de la vie sociale, politique et religieuse. Il faut préciser que l’autonomie de la conscience morale et de la liberté humaine n’est pas l’arbitraire, ni le caprice, ni l’intérêt du choix selon les humeurs psychologiques, ni aucune forme de relativisme radical, mais l’orientation de ses choix en vertu des nécessités constitutives de son être relationnel. Ces nécessités ontologiques normatives pour l’action de l’homme, il faut les penser comme transcendant toutes formes de choix, transcendant nos propres choix psychologiques, transcendant également le choix opéré par une autorité sage, transcendant même un choix pensé comme divin, car Dieu est tellement libre qu’il n’est pas contraint de devoir choisir une « loi » pour l’homme qu’il crée. Il le crée en effet selon le modèle de son être, selon les propres nécessités de son être divin relationnel, desquelles toute loi éthique découle, ainsi que le projet divin de leur accomplissement en perfection. Les valeurs de la personne humaine et les valeurs de solidarité pour autant qu’on les reconnaît comme « autonomes » en l’être de l’homme, et pas seulement comme « hétéronomes » en sa condition de créature, demandent à être fondées en l’être même de Dieu et pas seulement en des « décrets » de sa volonté, d’ailleurs anthropologiquement conçus. À l’idée d’un Dieu solitaire en sa puissance est attachée dialectiquement une conception aliénante de la conscience morale et de la liberté, moins aliénante sans doute que la soumission à d’autres hommes. Les normes éthiques sont perçues comme des contraintes, lorsqu’elles sont pensées comme le résultat du « choix » d’un autre, fût-ce d’un choix divin. Elles sont vécues au contraire comme formes les plus hautes de la liberté, lorsqu’on les perçoit comme fondées en la structure relationnelle absolue d’un Dieu pluripersonnel, archétype en luimême de l’homme qu’il crée selon sa nature familiale, étant par là même garant absolu de notre autonomie. 6 PENSEE CATHOLIQUE FACE A LA MONDIALISATION De plus la reconnaissance du fondement absolu des exigences éthiques d’autonomie en l’unité divine interpersonnelle sera aussi pour l’homme la raison de son espérance de mener par-delà la mort avec toute l’humanité une existence entièrement libérée de tout mal en de parfaites relations interpersonnelles de bonheur. En effet la réalisation en perfection d’obligations éthiques ayant un tel fondement absolu en l’être interpersonnel de Dieu même s’impose absolument comme la destinée de tout homme, de tous ensemble, quel qu’ait été le jour de son éveil à l’existence dans l’histoire. Ce dessein, seul digne de Dieu, est offert à notre foi en la résurrection de Jésus. En risquant en une nouvelle rationalité son mystère central, la proclamation de l’Évangile fera « choc » de nouveau, pour éveiller dans le cœur des hommes une foi plus authentique. Le dialogue interreligieux Autre effet de la mondialisation : les espaces religieux autrefois séparés s’interpénètrent aujourd’hui. Il s’ensuit pour le monde chrétien une exigence de dialogue avec les autres religions, non pour faire front seulement à la montée d’une « incroyance » mondiale et d’un matérialisme international. Si c’était le cas, la nouvelle évangélisation cacherait mal un effort pour retourner à une conception religieuse dépassée et pour rejeter les valeurs qu’elle fit découvrir aux hommes et qu’ils se sont appropriées. Ce dialogue avec les autres religions ne peut donc ignorer le dialogue avec le monde qui a « humanisé » et qui doit continuer à humaniser les « dites » révélations divines. Du point de vue catholique un tel dialogue se présente par cercles concentriques. Il y a d’abord le cercle de l’œcuménisme chrétien. C’est un dialogue entre frères jumeaux séparés mais soucieux de se réconcilier. Issus du même sein maternel, ils se sont séparés sur des questions de « droit d’aînesse » entre eux. Il y a ensuite le dialogue avec le judaïsme. C’est un dialogue entre les jumeaux d’une part et le « frère aîné » juif d’autre part. Celuici leur a montré, en esprit filial pour leur père, comment se bien conduire entre eux et avec leur père, car il l’a connu bien avant eux. Mais les jumeaux protestent et se disputent avec l’aîné, car ils estiment que leur père les a aussi initiés directement et leur a montré le plein sens des recommandations de l’aîné, mais que PENSEE CATHOLIQUE FACE A LA MONDIALISATION 7 lui, l’aîné, n’a pas voulu faire attention à ces nouvelles prévenances et recommandations de leur père. En fait, le père a parlé aux jumeaux en présence de l’aîné en des mots semblables à ceux qu’il avait employés avec lui, répétant ce qu’il avait déjà dit en intégralité à l’aîné. Il n’y avait rien à changer à ce qu’il avait dit aux uns et aux autres, puisque lui ne changeait pas. Mais il a en plus voulu placer ses recommandations de bonne vie présente, dans la perspective de ses projets d’avenir pour toujours et pour tous ses enfants, pour l’aîné, bien sûr, pour les jumeaux, à l’évidence, et pour tous les autres aussi. Comment pourrait-il en être autrement, lorsqu’on en appelle à l’amour de ce père pour ses enfants ? Dans le dialogue interreligieux qui va au-delà du cercle de l’œcuménisme, il faut précisément que tous ceux qui, se considérant comme enfants ou serviteurs du Dieu unique, s’interrogent et dialoguent entre eux sur la nature de l’amour de leur Père ou de leur souverain Maître. Pourquoi a-t-il pu les appeler à l’existence ? Quel est exactement son projet de bonheur pour eux tous ? Si les religions se contentent de s’exposer réciproquement leur discours doctrinal religieux — certes en un premier temps il faut le faire — il n’y aura que juxtaposition de monologues. Comment alors peut-on dire que ces différentes doctrines de foi, incompatibles entre elles, viennent d’un même Dieu révélateur ? Fermera-t-on les yeux sur ces incompatibilités dans le but d’éviter les conflits ? Cherchera-t-on un consensus des messages affirmés comme révélés ? S’attacher à ce qui rapproche et taire ce qui divise serait un appauvrissement pour chaque partenaire. Or il ne convient pas d’appauvrir le contenu de chaque message dit révélé. Il convient plutôt de s’interroger rationnellement sur ce que peut être et doit être une « révélation ». Mieux vaut relativiser la prétention à détenir une révélation que d’appauvrir son contenu humain. Il faut au contraire l’enrichir et l’améliorer. Pour éviter que l’affirmation de la révélation des uns n’aboutisse à la négation de ce que les autres affirment comme leur propre révélation, il est souhaitable que la valeur de chaque doctrine religieuse soit comprise et appréciée réciproquement moins comme la réalité dogmatique d’une « révélation expresse » de Dieu que comme l’expression de la conscience humaine naturellement croyante. La conscience fiduciale, 8 PENSEE CATHOLIQUE FACE A LA MONDIALISATION comme je l’appelle, se donne spontanément, sous la dramaturgie de révélations successives et d’adhésions de foi en ces révélations, une intelligence de sa relation à Dieu, à un Dieu qui se « révèle » effectivement dans ses œuvres et dans ce qu’est réellement l’Homme, mais que les hommes découvrent peu à peu. Ce n’est aussi que dans un homme unique qu’il peut manifester la réalité de son dessein transhistorique pour tous les hommes. En effet, l’analyse réflexive de la conscience fiduciale sur le plan de l’être permet de déterminer les conditions a priori de possibilité d’une révélation transcendante réellement œuvre de Dieu et de discerner ce qui est seulement œuvre humaine, œuvre en autorévélation immanente selon des expressions religieuses diverses ayant leur valeur propre, œuvre légitime puisque basée sur l’œuvre créatrice de Dieu. La fiducialité humaine en sa constitution ontologique est en effet porteuse d’une normativité permettant un tel discernement. Mais au niveau des concepts fondamentaux où se fait l’analyse des conditions de discernement des « révélations », la pensée religieuse est souvent restée par rapport à ce qu’elle est appelée à être, à ce que la physique d’Aristote est à la physique moderne. La chute des corps dans la physique antique est expliquée par une propriété substantielle : la lourdeur. La physique moderne y voit une loi relationnelle d’attraction des masses. La théologie traditionnelle des religions comprend encore les « attributs » ou les « noms » de Dieu comme des qualités substantielles d’une essence divine indivise et les valeurs de la personne humaine comme des qualités de ses facultés, les « vertus ». Or que seraient la foi, l’amour comme qualités d’un sujet seul avec lui-même ? Que seraient la miséricorde de Dieu, sa capacité de se révéler et premièrement de créer, si c’était des propriétés d’un sujet seul, même proclamé infini et parfait ? Comment Dieu pourrait-il communiquer l’être à ses créatures, s’il n’est pas en lui-même Communication d’être entre Plusieurs ? Or rationnellement une activité de communication d’être se déploie selon une structure ternaire, en laquelle seulement les attributs divins sont intelligibles, bien mieux que comme des propriétés d’une substance qui, infinie, serait paralysée en sa solitude, comme le Dieu d’Aristote. PENSEE CATHOLIQUE FACE A LA MONDIALISATION 9 Je termine par un souhait ardent. Que les théologiens tirent toutes les conséquences de l’affirmation de Thomas d’Aquin que « l’Être dans sa perfection se communique selon toute la mesure de son pouvoir en acte » ! Le lundi 10 mars 1997 Conférence à l’Institut de France Académie des sciences morales et politiques (Invitation par son président Roger Arnaldez) Publication dans le Bulletin des Sciences Sociales. ----------------------------------------------------------------------INFORMATIONS COMMUNIQUEES AUX ACADEMICIENS Résumé - Abstract Quelles sont les obligations ou les responsabilités de l’Église catholique — hiérarchie et fidèles — que la mondialisation rend plus impérieuses aujourd’hui que par le passé ? Ce sont celles liées à un double dialogue. D’une part celles d’un dialogue avec le monde déchristianisé, dialogue qui requiert une théologie renouvelée et approfondie. D’autre part, celles d’un dialogue interreligieux, dialogue qui doit être théologiquement enrichi. Ce double dialogue est pour les membres de l’Église le défi de la modernité. La pensée catholique se doit, par fidélité à sa mission, de le relever avec une intelligence inventive de solutions à la fois rationnellement nouvelles et puisées à la source évangélique. Ce double dialogue, quelles que soient les péripéties de temps et de lieux, de thèmes et de personnes, ne pourra manquer d’aborder trois questions essentielles : D’où venons-nous à exister ensemble ? Que devons-nous faire ensemble ? Vers quoi allons-nous ensemble ? Selon quelles perspectives les aborder ? Contentons-nous de faire quelques propositions sur le plan spéculatif seulement, en vue de la seule cohérence rationnelle de ces dialogues. Aller au-delà de ces limites n’est pas de notre compétence. * * * 10 PENSEE CATHOLIQUE FACE A LA MONDIALISATION Notice biographique du conférencier Né en 1932, aîné d’une famille qui comptera dix enfants. Humanités classiques à Bruxelles. Études universitaires de philologie et d’histoire de l’Antiquité aux Facultés de Namur. Licence et Diplôme d’Études Approfondies de philosophie à l’Université de Louvain. Agrégation de l’enseignement secondaire supérieur belge. À partir de 1958, professeur de langues anciennes et d’histoire au Congo Belge. En 1963, professeur de philosophie à Toulouse, avec autorisation ministérielle. À partir de 1964, professeur de philosophie à Bordeaux, au Lycée Saint Genès. Autres études et diplômes en France : licence d’enseignement, et enfin doctorat en philosophie. Depuis 1984 secrétaire de l’Amitié judéo-chrétienne d’Aquitaine. Publications Thèse de doctorat : La relationnalité de l’être ou le pouvoir de faire être. Ses implications dans la théorie de la connaissance, en ontologie, en éthique et en religion. L’être de l’Alliance (Éditions du Cerf, Paris). Pour entrer en philosophie avec Platon et Descartes (Online Originals, London). L’homme fiducial (Internet : Online Originals, London). L’interpersonnalité de l’être et la dogmatique trinitaire (en préparation). Le visage familial du Dieu trinitaire dans les paraboles (en préparation). Plusieurs articles publiés dans les revues : Sens, Bijdragen, Réforme, Études, Nouvelle Revue Théologique, L’Arche, Les Nouveaux Cahiers, Tsafon, Pardès et le Bulletin de l’Association des Philosophes Chrétiens. -------------------------------------------------------------------REPONSES AUX QUESTIONS DES ACADEMICIENS PENSEE CATHOLIQUE FACE A LA MONDIALISATION 11 Pierre CHAUNU :..... ... Réponse : Lorsque je parle de la pensée catholique, je veux parler de la pensée chrétienne universelle et non de la pensée catholique institutionnelle ou pensée catholique romaine. Au niveau de la réflexion philosophique sur l’être, et non à celui de certaines évolutions historiques, on est obligé de prendre les termes de « catholique » et « d’universel » dans cette acception. J’admets cependant que, dans une perspective historique, le terme paraisse ambigu. Quant à la notion de transcendance, elle n’implique nullement la notion de distance. Elle n’est pas maintenue en établissant une série d’intermédiaires entre Dieu et l’homme. Elle est maintenue lorsqu’on perçoit l’absolue initiative de l’autre, ici Dieu, à notre égard. Je n’ai pas parlé de « vision béatifique », et pour cause ! Le bonheur que Dieu accorde à l’humanité tout entière par-delà la mort est celui de la réalisation authentique de son être même. Il correspond rigoureusement à la réalisation de ce qu’est l’obligation morale, constitutive dès le départ de l’être humain créé. Elle est énoncée en ces deux formes. Par le Lévitique, 19,2 : « Soyez saints, car moi l’Éternel, Je suis saint ». Elle est reprise par Jésus : « Soyez parfaits, comme votre Père des cieux est parfait ». Cette injonction, présentée sous la forme d’un commandement, n’est autre chose que l’exigence intérieure de vie parfaite mise en l’homme dès l’ébauche de son être par son Créateur. Comme ce « commandement » ne dépend pas d’un décret qu’on prêterait à Dieu, lequel décret aurait pu avoir un autre contenu, mais possède son fondement en l’être interpersonnel de Dieu même, lequel transcende tout statut de « décret », il n’est pas possible qu’il ne se réalise pas. Raymond TRIBOULET... ... Réponse : Je comprends intimement votre gêne. Loin de moi l’idée de mettre en cause le principe universel de la religion : « Tu aimeras le Seigneur ton Dieu de toute ton âme et de toutes 12 PENSEE CATHOLIQUE FACE A LA MONDIALISATION tes forces, et ton prochain comme toi-même ». L’interrogation du philosophe consiste à tenter de démêler s’il s’agit d’un commandement « choisi parmi d’autres », ou d’une exigence qui nous vient de l’intime même de l’essence de Dieu, et donc, est en nous, en image de son mystère, absolument nécessaire. Je m’interroge sur le degré d’enracinement dans l’être d’un tel précepte. Comme il ne peut pas être réalisé sur terre et que cependant il est absolument nécessaire qu’il soit réalisé dans toute son ampleur, il faut bien qu’il le soit par-delà la mort. Alain BESANÇON : ... ... Réponse : Bien entendu, une déchristianisation qui nierait l’ensemble de l’Évangile ne peut être l’aboutissement du christianisme. Il s’agit d’une « déchristianisation » au sens où « certaines » affirmations que l’on considérait autrefois comme faisant partie du contenu de la Révélation de Dieu doivent être « rendues à l’homme », ramenées à leur condition humaine créée, parce qu’elles ne sont en fait que des vérités humaines, dont l’homme n’avait pas vraiment conscience d’avoir pu les découvrir par lui-même. Cette sorte de « réduction eidétique » husserlienne de ce qui est simplement humain, bien que tenu pour révélé, doit faire apparaître et mettre en évidence ce qu’est la révélation de la vraie nature de Dieu, celle du Dieu qui se révèle lui-même et qui en se faisant connaître dans son œuvre pour l’homme permet aussi à l’homme de se connaître plus qu’il ne le pourrait seul. Je récuse entièrement l’accusation de gnosticisme. La théologie chrétienne s’est servie de la philosophie grecque. Cette philosophie est-elle la seule que le christianisme puisse utiliser pour bâtir sa théologie ? La connaissance théologique de ce qu’est la Révélation n’est en aucune manière « Salut ». Je suis partisan du « Sola gratia », précisément parce que l’exigence éthique est tellement grande (Soyez saints comme moi l’Éternel je le suis) qu’au fond sa réalisation est impossible à l’homme présentement. Elle ne peut qu’être l’œuvre unique de Dieu. Un savoir porteur de salut est une impossibilité. Je prends une analogie. Le philosophe peut réfléchir sur l’amour humain et PENSEE CATHOLIQUE FACE A LA MONDIALISATION 13 écrire là-dessus de belles choses. Mais aucune philosophie ne tiendra jamais lieu de cette parole qu’il entend de la part d’un autre : « Je t’aime et je veux exister pour toi toute ma vie ». Les plus hautes spéculations ne tiendront jamais lieu de cette réalitélà. En revanche, la réalité de l’amour humain, lorsqu’elle est vécue sans compréhension de cette essence-là, risque souvent de ne pas s’accomplir authentiquement. C’est ainsi que je conçois l’articulation entre la connaissance et la grâce de Dieu. Jacques BORE : ... ... Réponse : Vous posez la question de l’avenir du dialogue interreligieux. Ce qui permet de dépasser la juxtaposition des monologues, c’est de s’interroger sur « ce qu’est » en son essence la « révélation » et de formuler une interrogation rationnelle sur le vécu religieux. Il faut assurer certes la tolérance interreligieuse, mais en plus la dépasser en direction de l’interrogation rationnelle à propos des fondements d’un certain nombre d’affirmations communes. Thierry de MONTBRIAL : ... ... Réponse : Je ne vois pas d’opposition entre la perspective que j’ai exposée et celle que vous proposez. Mes propos sont valables dans le cadre de toutes les religions. C’est précisément dans la mesure où, croyant en Jésus-Christ, nous comprendrons à quel point l’amour est enraciné dans notre « être », que nous permettrons que l’autre existe le plus parfaitement possible. Cette volonté est inscrite en tout être humain, en-dehors de tout cadre religieux historique. Voilà pourquoi elle ne peut provenir d’un Dieu solitaire, mais d’un Dieu « familial ». Terme à comprendre avec tous les correctifs d’analogie nécessaires. René POMEAU : .... .... Réponse : Les terme de « fiducialité », « d’homme fiducial » ne m’ont guère plu aussi au début. Je me suis cependant habitué 14 PENSEE CATHOLIQUE FACE A LA MONDIALISATION à ces termes. Je les ai gardés pour traduire une idée autre que celle qu’éveille l’expression « homme de foi ». Celle-ci lie presque exclusivement la conscience à l’idée d’un événement qui advient en l’homme individuel au cours de son histoire. Ce qui relègue la foi dans une totale contingence. Or je voulais souligner un caractère « constitutif » de la conscience humaine, un caractère susceptible d’établir la possibilité d’une « adhésion de foi » à l’événement d’une révélation personnelle de Dieu dans l’Histoire, comme c’est déjà le cas, à sa mesure, dans le « je t’aime » de l’amour humain familial. Par là, une base est donnée à la « mondialisation » de la foi. Quant à la réception du terme « fiducialité » et de ses dérivés, il en va de même que pour le terme « d’intentionnalité » de la conscience, qui désigne cette nécessité pour la conscience d’être en relation avec autre chose qu’elle-même, afin d’exister comme conscience. Brentano a connu quelques difficultés à faire accepter ce terme, qu’il empruntait pourtant à Thomas d’Aquin. Kant a rencontré les mêmes obstacles lorsqu’il a introduit les termes de « transcendantal », « phénoménal » et « nouménal ». Les philosophes doivent supporter un temps d’acclimatation de leurs lecteurs avant de voir accepter les mots nouveaux qu’ils proposent. *** Joseph Duponcheele : docteur en philosophie Contact email : <mailto:[email protected]>