Peut-on rendre compte des choses avec les mots

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L'HISTOIRE
I. HISTOIRE ET HUMANITE
a.
Le double sens du mot histoire
« Le même mot, en français, en anglais, en allemand, s'applique à la réalité historique
et à la connaissance que nous en prenons. Histoire, Historie, Geschichte désignent à la
fois le devenir de l'humanité et la science que les hommes s'efforcent d'élaborer de leur
devenir (même si l'équivoque est atténuée, en allemand, par l'existence de mots,
Geschichte, Historie, qui n'ont qu'un des deux sens).
Cette ambiguïté me paraît bien fondée ; la réalité et la connaissance de cette réalité
sont inséparables l'une de l'autre d'une manière qui n'a rien de commun avec la solidarité
de l'objet et du sujet. La science physique n'est pas un élément de la nature qu'elle explore
(même si elle le devient en la transformant). La conscience du passé est constitutive de
l'existence historique. L'homme n'a vraiment un passé que s'il a conscience d'en avoir un,
car seule cette conscience introduit la possibilité du dialogue et du choix. Autrement dit,
les individus et les sociétés portent en eux un passé qu'ils ignorent, qu'ils subissent
passivement. Ils offrent éventuellement à un observateur du dehors une série de
transformations, comparables à celles des espèces animales et susceptibles d'être rangées
en un ordre temporel. Tant qu'ils n'ont pas conscience de ce qu’ils sont et de ce qu'ils
furent, ils n'accèdent pas à la dimension propre de 1' histoire. L'homme est donc à la fois
le sujet et l'objet de la connaissance historique » (R. Aron Dimensions de la connaissance
historique)
b.
L’homme est un être historique
Autrement dit l’homme est un être conscient qui par sa conscience s’arrache à la
nature : il n’est pas déterminé par une nature figée comme les animaux, par un instinct,
mais par la pensée il est libre, il choisit d’agir suivant les buts qu’il envisage. Conscient de
son passé, il tente d’orienter son avenir : « l'homme n'a pas de nature, il a ou plutôt il est
une histoire » (L. Malson)
Réfléchir sur l'histoire, ce sera donc réfléchir sur l'homme en tant qu'il peut justement
se définir comme un être historique.
« Avec l’homme, nous entrons dans l’histoire. Les animaux aussi ont une histoire, celle
de leur descendance et de leur évolution progressive jusqu’à leur état actuel. Mais cette
histoire, ils ne la font pas, et dans la mesure où ils y participent, c’est sans qu’ils le
sachent ni le veuillent. Au rebours, plus les hommes s’éloignent des animaux au sens
étroit du mot, plus ils font eux-mêmes, consciemment, leur histoire, plus diminue
l’influence d’effets imprévus, de forces incontrôlées sur cette histoire, plus précise devient
la correspondance du résultat historique avec le but fixé d’avance. Si cependant nous
appliquons ce critérium à l’histoire humaine, même à celle des peuples les plus évolués
de notre temps, nous trouvons qu’ici encore, une disproportion gigantesque subsiste entre
les buts fixés d’avance et les résultats obtenus, que les effets inattendus prédominent, que
les forces incontrôlées sont beaucoup plus puissantes que celles qui sont mises en œuvre
suivant un plan. Il ne peut en être autrement tant que l’activité historique la plus
essentielle des hommes, celle qui les a élevés de l’animalité à l’humanité, celle qui
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constitue le fondement matériel de tous leurs autres genres d’activité, —la production de
ce dont ils ont besoin pour vivre, c’est-à-dire aujourd’hui la production sociale, —reste
soumise au jeu des effets non intentionnels de forces non contrôlées et ne réalise que par
exception le but voulu, mais aboutit le plus souvent au résultat contraire. » (Engels
Dialectique de la nature)
Mais l’histoire c’est-à-dire la conscience que les sociétés (l’homme collectif) ont de
leur passé et de leur devenir, a elle-même une histoire : en même temps que l’homme
avance dans l’histoire et change, sa conscience évolue. La connaissance historique
(Historie) apparaît à un moment donné de l’histoire (Geschichte) humaine. F. Châtelet
voit trois racines à l’histoire (Historie) : l’apparition de l’Etat et du citoyen responsable de
sa société (la Cité grecque et plus tard la Révolution française), une pensée du temps
(Augustin 4°/5° siècle) et un modèle d’objectivité scientifique (17° siècle).
II.
L’HISTOIRE DE L’HISTOIRE
a.
Le père de l'histoire : Hérodote
« C'est encore le sens premier très large d’enquête que conserve le mot d'historié dans
la phrase fameuse sur laquelle s'ouvre l'œuvre du plus ancien des historiens grecs que
nous ayons conservé : « voici l'exposé de l'enquête entreprise par Hérodote
d'Halicarnasse pour empêcher que les actions accomplies par les hommes ne s'effacent
avec le temps » (...). Même chez ce délicieux conteur, au premier abord si ingénu,
l'histoire apparaît comme une tentative de compréhension, d'explication ; dans cette
phrase initiale dont nous avons cité les premiers mots, il précise que son « enquête » a
entre autres pour but de déterminer « pour quelle cause Grecs et Perses barbares se
combattirent ». Recherche à la fois approfondie et positive il s'agit de démêler la cause
profonde des événements, distinguée des simples prétexte, excuse ou apparence.» (Marrou,
Qu'est-ce que l'histoire ?)
Avec Hérodote un discours rationnel (logos), explicatif, se substitue au mythe (comme
les poèmes homériques) : cette apparition de l'histoire est contemporaine de la prise de
conscience de l'évolution des sociétés (prise de conscience accélérée par le courant
sophistique qui chasse les dieux et met l'homme au premier plan) : « la naissance de
l'histoire —du texte qui vise à introduire l'intelligence du présent par l'intelligibilité du
passé proche ou lointain— est concomitante de l'apparition de l'Etat qui jette les Dieux
par dessus bord et qui institue un autre pouvoir, celui de l'homme (c'est-à-dire d'une
certaine classe d'hommes).» (F. Chatelêt)
Lire le texte n° 1 page 195
b.
L'histoire méconnue par la philosophie
L'histoire —l'enquête objective sur le passé humain— a été inventée par les grecs et
pourtant ils n'y ont pas vu l'émergence d'une nouvelle science et ce pour deux raisons :
L'histoire ne dégage pas de lois générales, elle s'occupe au contraire des faits
particuliers, concrets, enquête sur eux et essaie de les reconstituer. Or pour Aristote « il
n'y a de science que du général », d'où son mépris pour l'histoire : « la poésie montre plus
de philosophie et plus de sérieux que l'enquête (historia). La philosophie préfère dire
l'universel, l'enquête le particulier ». En d'autres termes Aristote trouve Homère plus
philosophique qu'Hérodote ou Thucydide parce qu'Homère dans ses poèmes décrit des
types universels d'hommes, alors que l'histoire se borne à constater les faits.
Lire le texte n° 2 page 196
c.
Le temps nié
Même si le Grec vit dans une société en évolution avec tous les bouleversements que
cela suppose (guerres, luttes intestines, crises, renversements de régime) et même si ce
3
citoyen éprouve le besoin de garder la mémoire du passé pour mieux maîtriser le présent,
il ne perçoit pas la réalité historique, le devenir des sociétés, comme une continuité ayant
un sens : il lui manque pour cela un concept, le concept de temps.
L'effort de la pensée grecque pour penser le devenir et le rendre intelligible va aboutir à
nier le temps. Le devenir qui mêle l'être et le non-être est en lui-même contradictoire : Si
le réel est devenir, sans cesse emporté par le flux du temps, la pensée ne pourra rien saisir
de lui ; comme le dit Héraclite : «Nous descendons et nous ne descendons pas dans le
même fleuve ; nous sommes et nous ne sommes pas». Il faudra donc démêler l'être du
non-être et convenir que s’il y a de l'être qui devient c'est qu'il y a de l'être qui subsiste
identique à lui-même. Pour Platon seul le pensable —c’est-à-dire le permanent— est
authentiquement réel : Le devenir n'est qu'un reflet changeant et trompeur de l'Idée. Le
temps, indissociable du devenir, n'est donc pas vraiment, il n'est qu'un faux semblant,
simple reflet dans le monde sensible de l'Idée d'éternité (qui n'est pas temps infini mais
absence du temps) : le Dieu «eut l'idée de former une sorte d'image mobile de l'éternité,
et, tandis qu'il organise le ciel, il forme, d'après l'éternité immuable en son unité, une
image à l'éternel déroulement suivant le nombre ; et c'est cela que nous appelons le
Temps.» Timée
De même que le temps de la nature est conçu comme éternel retour des astres à leur
origine, de même l'âme va chercher, dans le temps de son existence sensible, à revenir au
monde intelligible, à retourner hors du temps dans l'éternité des Idées. Et si penser c'est se
ressouvenir (réminiscence) il faut bien comprendre que cette mémoire-là ne ressaisit pas
un temps passé mais nous fait revenir à l'origine d'avant le temps. Le devenir historique ne
sera pensable que sur ce modèle : le temps est pour les cités décadence et dégradation des
régimes (voir La République de Platon) ; il n'y a ni progrès ni avenir, le salut au
contraire est dans un retour vers la Cité idéale.
Nous allons donc examiner une deuxième racine de la connaissance historique : la
constitution d'une pensée du temps à l'aube de l'ère chrétienne.
d.
Judaïsme et histoire
Pour les grecs, le monde était Ordre (Cosmos) et l'histoire décadence et perturbation de
cet ordre ; à l'inverse pour le judaïsme, le monde dans lequel Dieu place l'homme est
inachevé : c'est l'homme qui doit lui donner sens. «Le monde n'est pas donné comme un
être naturel, mais déjà comme un être culturel. (...) l'histoire n'est plus ce qui se déroule
sur la scène du monde ; c'est ce qui fait advenir le monde comme monde humain.» (H.
Dumery, Phénoménologie et religion) Le monde d'ailleurs en hébreu ne se dit pas Ordre
mais par une expression que l'on peut traduire par « les siècles des siècles ». Les livres de
la Bible sont soit des récits d'événements passés (événements fondateurs ou événements
manifestant la grandeur de Dieu), soit des prophéties annonçant des formes de la venue de
Dieu. Et le principal de ces événements, la traversée du désert qui mène à la terre promise,
symbolise la traversée par l'humanité de l'histoire qui peut seule mener en Dieu : «seule
l'histoire révèle Dieu, seuls les sujets historiques expriment par ce qu'ils font les volontés
divines » (ibid.)
e.
Saint Augustin et l'énigme du temps
Comme les grecs, Saint Augustin, marqué d'ailleurs par la philosophie platonicienne, va
se trouver affronté à l'énigme du temps ; il ne peut cependant se contenter comme eux de
dénier toute réalité au temps : reprenant l'héritage du judaïsme, le christianisme pense le
monde comme essentiellement temporel et le temps comme création de Dieu. Et
cependant le Temps se dérobe à la pensée :
«Qu'est-ce donc que le temps ? Si personne ne me le demande, je le sais ; mais si on me
le demande et que je veuille l'expliquer, je ne le sais plus.» (Saint Augustin, Confessions
Livre XI). En effet : «Comment donc ces deux temps, le passé et l'avenir, sont-ils, puisque
le passé n'est plus et que l'avenir n'est pas encore ? Quant au présent, s'il était toujours
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présent (...) il ne serait pas du temps, il serait l'éternité. (...) Si bien que ce qui nous
autorise à affirmer que le temps est, c'est qu'il tend à n'être plus.» (ibid.). Dès que l’on
pense le temps celui-ci nous échappe. Saint Augustin va comprendre le premier que la
réalité du temps n’est pas extérieure à l’esprit, mais qu’elle n’est autre que la conscience
du temps. L'être du temps est la vie même de mon âme tendue d'une part vers un passé
qu'elle conserve et de l'autre vers un avenir qu'elle projette. «La conscience est un trait
d’union entre ce qui a été et ce qui sera, un pont jeté entre le passé et l'avenir» (Bergson).
f.
L'histoire chez Saint Augustin
Le temps est donc bien réel et il est un : il n'y a pas plusieurs temps (passé, présent,
futur), mais l'unique tension de mon âme. Et cette tension de l’âme —le temps— assure
l'unité de me vie. Ma vie a une unité et un sens parce que gardant mon passé présent en
mémoire, je peux orienter mon aujourd'hui vers un futur que j'attends et dont l'image est
déjà présente en moi. Alors que les grecs s'évertuaient à chasser le désir (ataraxie), le
christianisme comprend la vie humaine comme désir, désir d'un terme de ma vie qui lui
donne sens. Mais si le temps unifie les différents moments de ma vie, il peut aussi être
conçu comme unifiant les différentes générations humaines au cours de l'histoire. Comme
ma conscience unifie l'air que je chante, en s'étirant, «ainsi pour la vie humaine tout
entière, que composent en ses parties toutes les actions ; ainsi pour la race humaine tout
entière, que composent en ses parties au long des siècles toutes les vies humaines.» (ibid.)
La vie humaine —individuelle ou collective— a un sens, puisque orientée dans une
direction (le temps est linéaire et à sens unique, contrairement au temps circulaire des
grecs : l'éternel retour). Mais elle a aussi un sens parce qu’elle évolue vers un état
privilégié qui lui donne intelligibilité : de la création du monde, en passant par le péché et
par la chute, l'humanité, grâce à la rédemption du Christ, s'oriente vers l'achèvement des
temps, l'accomplissement du monde en Dieu. "La Providence divine, qui conduit
admirablement toutes choses, gouverne la suite des générations humaines depuis Adam
jusqu'à la fin des siècles comme un seul homme, qui de l'enfance à la vieillesse, poursuit
sa carrière dans le temps en passant par tous les âges." (Saint Augustin)
g.
Révolution française : les hommes font leur histoire
Si le XVIII° siècle, avec les lumières, se livre à une critique de la religion, il ne va pas
moins reprendre au judéo-christianisme sa philosophie de l'histoire en laïcisant l'idée de
Providence sous la forme de l'idée de progrès. La notion de progrès suppose à la fois,
comme celle de Providence, une marche orientée à travers l'histoire, et une intelligibilité
globale de cette traversée.
Depuis le XVI˚ les hommes avaient pris conscience que le pouvoir au sein des sociétés
appartenait souverainement aux hommes, et que ceux-ci pouvaient faire ou défaire les
sociétés ; mais avec la Révolution française, pour la première fois, une société change
radicalement du fait de son propre dynamisme, elle se change. Et l'homme découvre sa
capacité à « faire sa propre histoire » en découvrant la force du « Nous » : l'idée
rousseauiste de volonté générale se trouve réalisée. Plus encore que le citoyen grec qui
enquêtait sur le passé, le citoyen européen du XIX˚ aura besoin de la connaissance
historique car ce n'est pas seulement le présent qu'il veut maîtriser mais encore le devenir
des sociétés.
h.
L’histoire sur le modèle des sciences de la nature
On va alors voir se développer en France et en Allemagne "la connaissance
scientifiquement élaborée du passé" (la formule est de M. Marrou). L'histoire se
développe d'une part en France avec A.Thierry (1795-1856) et avec Michelet (1798-1874)
dans le prolongement de la révolution française, et d'autre part en Allemagne avec Ranke
(1795-1886) et Niebuhr (1776 1831) dans la perspective et l'espérance de la constitution
d'un Etat allemand unifié. L'histoire a bien trois "racines" : l'idée d'une temporalité
orientée qui rend possible le progrès, l'Etat et la citoyenneté, le développement des
sciences de la nature.
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C'est en effet sur le modèle des sciences de la nature et des critères d'objectivité qu'elles
ont mis en œuvre depuis deux siècles que va se constituer la connaissance historique. Et
se méfiant comme de la peste de la philosophie de l'histoire née à la même époque —et
que nous allons étudier—, cette toute nouvelle science va se limiter aux faits les plus
superficiels de la vie politique, aux événements, excluant les faits d'ordre économique
intellectuel ou social. Par défiance méthodologique Ch. Seignobos (1854-1942), le chef de
file de cette école, rejette tout ce qui n'est pas prouvé et se propose de traiter les faits
historiques comme des choses. L'historien se contentera d'établir les faits (par la critique
externe et interne des documents), de les collecter et de les expliquer (saisir la causalité).
CONNAISSANCE HISTORIQUE ET SENS DE L’HISTOIRE
III.
Essayons de comprendre pourquoi la connaissance historique s’est opposée à la
philosophie de l’histoire née à la fin du 18° siècle et au début du 19°. Mais d’abord que
sont ces nouvelles philosophies et de quelles exigences sont-elles nées ?
a.
Les philosophies de l'histoire
Non seulement les hommes ont pris conscience de l'avancée de leurs sociétés dans
l'histoire, progrès dont ils étaient les maîtres, mais ce qui se manifeste avec la Révolution
c'est l'incarnation d'une Idée morale et sa puissance. C'est en effet l'Idée du Droit (La
« Déclaration » est universelle : elle est proclamation d'un idéal, de l'Idée même du Droit)
qui mobilise les peuples. Comme le fait remarquer M. Muglioni (in Cahiers
philosophiques n˚38), c'est pour « Kant la preuve la plus éclatante que les peuples entiers
peuvent êtres mus par autre chose que de bas mobiles ; qu'il y a des mobiles en même
temps moraux et politiques bien plus efficaces que les passions qu'exploitent les
politiques. Les victoires des armées révolutionnaires sont celles du droit (...) » Ainsi
l'histoire est marche et marche vers un idéal.
Mais paradoxalement les avancées sont régulièrement suivies de terribles reculs et les
plus belles constructions sociales s’effondrent. Il y a Valmy, mais il y a aussi la Terreur :
« Le côté négatif de ce spectacle du changement provoque notre tristesse. Il est
déprimant de savoir que tant de splendeur, tant de belle vitalité a dû périr et que nous
marchons au milieu des ruines. Le plus noble et le plus beau nous fut arraché par
l’histoire : les passions humaines l’ont ruiné. Tout semble voué à la disparition, rien ne
demeure. (…)
Après ces troublantes considérations, on se demande quelle est la fin de toutes ces
réalités individuelles. Elles ne s’épuisent pas dans leurs buts particuliers. Tout doit
contribuer à une œuvre. À la base de cet immense sacrifice de l’Esprit doit se trouver une
fin sublime. La question est de savoir si, sous le tumulte que règne à la surface, ne
s’accomplit pas une œuvre silencieuse et secrète dans laquelle sera conservée toute la
force des phénomènes. » (Hegel La raison dans l’histoire)
Les philosophies de l’histoire vont naître de la nécessité de trouver un sens ou un fil
directeur dans « ce cours absurde des choses humaines » dans cette histoire qui n'est bien
souvent qu'un « tissu de folie, de vanité puérile, souvent aussi de méchanceté puérile et de
soif de destruction » (Kant, Idée d'une histoire universelle),: « On peut —dit le même
Kant— envisager l'histoire humaine en gros comme la réalisation d'un plan caché de la
nature pour produire une constitution politique parfaite sur le plan intérieur (...) ; c’est le
seul état de choses dans lequel la nature peut développer complètement toutes les dispositions qu'elle a mises dans l'humanité. »(ibid., 8° proposition)
Mais la philosophie de Hegel va plus loin, pour lui « le Raison gouverne le monde» :
«Semblable à Mercure, le conducteur des âmes, l'Idée est en vérité ce qui mène les
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peuples et le monde et c'est l'Esprit, sa volonté raisonnable et nécessaire, qui a guidé et
continue à guider les évènements du monde.» (Hegel La raison dans l'histoire)
b.
Défauts des philosophies de l'histoire
1. On pourrait reprocher d'abord à ces philosophies un optimisme exagéré, résultat
d'une conception "théologique" de l'histoire et d'une confusion entre l'idée d'orientation et
celle d'idéal : que les sociétés soient en marche veut-il dire qu'elles vont vers un mieux ?
Écoutons R. Aron : « la double acception du mot "sens" contribue à la confusion,
puisqu'on recherche ou bien la direction dans laquelle évoluent les sociétés ou bien l'état
privilégié qui accomplirait notre idéal. Les théologies sécularisées de l'histoire postulent
l'accord entre cette évolution et notre idéal. Elles doivent leur fortune à ce postulat, tout
déraisonnable qu'il est. »
2. « La philosophie de l'histoire (...) sous prétexte de mettre l'histoire à la raison, en
vient à dépouiller l'histoire de ses caractères de contingence et de spontanéité qui la font
ce qu'elle est » (G. Gusdorf). « En effet si l'on sait où l'histoire va inéluctablement, les
événements un à un n'ont plus d'importance ni de sens, l'avenir mûrit quoi qu'il arrive, rien
n'est vraiment en question dans le présent, puisque, quel qu'il soit, il va vers le même
avenir. Quiconque, au contraire pense qu'il y a dans le présent des préférables implique
que l'avenir est contingent. (...) Tout recours à l'histoire universelle coupe le sens de
l'événement rend insignifiante l'histoire effective et est un masque du nihilisme »
(Merleau-Ponty).
3. On voit donc déjà par ce qui précède que les philosophies de l'histoire sont les pires
ennemies de la connaissance historique : en prétendant saisir une nécessité à l'œuvre dans
l'histoire, elles décident à l'avance de l'essence du passé. La recherche de l'historien serait
prédéterminée : aucune réinterprétation d'une époque à partir de nouveaux documents, ne
serait possible.
c.
Peut-on traiter les faits historiques comme des choses ?
S’il est illégitime d’introduire dans l’histoire un sens général qui serait comme un
destin de l’humanité et qui enlèverait tout intérêt à l’étude de l’événement singulier, peuton pour autant chasser tout sens de l’histoire et travailler dans ce domaine comme en
physique ?
Edmond Husserl a vivement critiqué une telle conception de l’histoire : Que peut nous
apporter une science qui ne s'occuperait que des faits ? « Les questions qu'elle exclut par
principe sont précisément les questions qui sont les plus brûlantes à notre époque
malheureuse pour une humanité abandonnée aux bouleversements du destin : ce sont les
questions qui portent sur le sens ou l'absence de sens de toute existence humaine ( ...) »
Une telle histoire événementielle irait même dans la sens du nihilisme : « le monde et
l'existence humaine dans ce monde peuvent-ils véritablement avoir un sens,(...) si
l'histoire ne peut rien nous enseigner de plus que ceci : toutes les formes du monde
spirituel, toutes les obligations vitales, tous les idéaux, toutes les normes, (...) se forment
et déforment comme des vagues passagères ; il en était toujours ainsi et il en sera toujours
ainsi » (Husserl La crise des sciences européennes)
d.
Il n’y a de fait que sensé
Mais d’un simple point de vue épistémologique on ne peut pas dire que l’histoire ne
doit s’attacher qu’à des faits bruts car il n’y a pas de fait brut : un fait n’est un fait pour la
science que si on lui donne un sens :
« L’appréhension du passé dans ses traces documentaires est une observation au sens
fort du mot ; car jamais observer ne signifie enregistrer un fait brut. Reconstituer un
événement ou plutôt une série d’événements, ou une situation, ou une institution, à partir
des documents, c’est élaborer une conduite d’objectivité d’un type propre, mais
irrécusable : car cette reconstitution suppose que le document soit interrogé, forcé à
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parler ; que l’historien aille à la rencontre de son sens, en lançant vers lui une hypothèse
de travail ; c’est cette recherche qui à la fois élève la trace à la dignité de document
signifiant, et élève le passé lui-même à la dignité de fait historique. Le document n’était
pas document avant que l’historien n’ait songé à lui poser une question, et ainsi
l’historien institue, si l’on peut dire, du document en arrière de lui et à partir de son
observation ; par là même il institue des faits historiques. À cet égard le fait historique ne
diffère pas fondamentalement des autres faits scientifiques dont G. Canguilhem disait,
dans une confrontation semblable à celle-ci : « Le fait scientifique c’est ce que la science
fait en se faisant. » C’est précisément cela l’objectivité : une œuvre de l’activité
méthodique. C’est pourquoi cette activité porte le beau nom de « critique ». » P. Ricœur
Cela est d’autant plus vrai si l’on veut bien considérer que l’histoire n’est pas constituée
uniquement d’événements politiques, mais aussi des phénomènes sociaux, économiques
et culturels. C’est ce que montre L. Fevbre fondateur de l’Ecole des Annales :
« Or chacun le disait : l'histoire c'était établir les faits, puis les mettre en œuvre. Et
c'était vrai, et c'était clair, mais en gros, et surtout si l'histoire était tissée, uniquement ou
presque, d'événements.(...)
Mais déjà, qu'à travers (...) telle suite d'années, les salaires aient baissé, ou le prix de
la vie haussé ? Des faits historiques, sans doute, et plus importants à nos yeux que la mort
d'un souverain ou la conclusion d'un éphémère traité. Ces faits les appréhende-t-on d'une
prise directe ? Mais non : des travailleurs patients, se relayant, se succédant, les
fabriquent lentement, péniblement, à l'aide de milliers d'observations judicieusement
interrogées et de données numériques extraites, laborieusement, de documents multiples :
fournies tels quels par eux, jamais, en vérité. (...) Du donné ? Mais non, du créé par
l'historien, combien de fois ? De l'inventé et du fabriqué, à l'aide d'hypothèses et de
conjectures, par un travail délicat et passionnant.
Et voilà de quoi ébranler sans doute une autre doctrine, si souvent enseignée naguère.
"L'historien ne saurait choisir les faits." —Mais toute histoire est choix.
Elle l'est, du fait même du hasard qui a détruit ici, et là sauvegardé les vestiges du
passé. Elle l'est du fait de l'homme : dès que les documents abondent, il abrège, simplifie,
met l'accent sur ceci, passe l'éponge sur cela. Elle l'est du fait, surtout, que l'historien
crée ses matériaux ou, si l'on veut, les recrée : l'historien, qui ne va pas rôdant au hasard
à travers le passé, comme un chiffonnier en quête de trouvailles, mais part avec, en tête,
un dessein précis, un problème à résoudre, une hypothèse de travail à vérifier. Dire : «ce
n’est point une attitude scientifique , n’est-ce pas montrer, simplement, que de la science,
de ses conditions et de ses méthodes, on ne sait pas grand-chose ? »
e.
La subjectivité de l'historien
L'histoire parce qu'elle est science portant sur la réalité humaine ne peut pas se
contenter d'expliquer des faits considérés comme de simples choses. Elle doit aussi et
surtout comprendre ces faits comme humains, c’est-à-dire tenter d'en saisir le sens, de les
interpréter
« La connaissance historique consiste à comprendre les faits, et une compréhension
profonde des faits humains exige qu'on revête cette ossature matérielle du tissu de
valeurs qui leur confère un sens, une portée : ils doivent êtres pensés et avec la pensée
toute la subjectivité de l'historien entra en jeu. Beaucoup plus qu'une chronologie critique,
l'histoire est cette reprise des valeurs." (H.I. Marrou De la connaissance historique)
La subjectivité de l'historien entre en jeu mais elle n'est pas une subjectivité
« quelconque» ou « à la dérive » et contraire à la connaissance :
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« L’historien va aux hommes du passé avec son expérience humaine propre. Le moment
où la subjectivité de l’historien prend un relief saisissant, c’est celui où, par-delà toute
chronologie critique, l’historien fait surgir les valeurs de vie des hommes d’autrefois.
Cette évocation des valeurs, qui est finalement la seule évocation des hommes qui nous
soit accessible, faute de pouvoir revivre ce qu’ils ont vécu, n’est pas possible sans que
l’historien soit vitalement « intéressé » à ces valeurs et n’ait avec elles une affinité en
profondeur; non que l’historien doive partager la foi de ses héros; il ferait alors rarement
de l’histoire, mais de l’apologétique, voire de l’hagiographie ; mais il doit être capable
d’admettre par hypothèse leur foi, ce qui est une manière d’entrer dans la problématique
de cette foi tout en la « suspendant », tout en la « neutralisant » comme foi actuellement
professée. Cette adoption suspendue, neutralisée, de la croyance des hommes d’autrefois
est la sympathie propre à l’historien (...). L’histoire est donc une des manières dont les
hommes « répètent » leur appartenance à la même humanité; elle est un secteur de la
communication des consciences (…) » (P. Ricœur Histoire et vérité)
f.
Conclusion : l’histoire est double, avènement d’Un sens et surgissement d’événements
« Toute histoire peut être comprise comme avènement d’un sens et émergence de
singularités. Ces singularités sont, soit des événements, soit des oeuvres, soit des
personnes. L’histoire hésite entre un type structural et un type événementiel. (…)
En quel sens l’histoire comporte-t-elle cette double possibilité ? D’un coté, nous disons
l’histoire au singulier et attestons qu’il y a une unique histoire, une unique humanité :
“Toute la suite des hommes, écrit Pascal, doit être considérée comme un même homme
qui subsiste toujours et qui apprend continuellement.” Nous avons la conviction que, là
où nous rencontrons quelque signe humain, il peut, a priori, être rapporté à un unique
champ d’humanité. Cela, je le sais avant même de faire de l’histoire, par une sorte de
compréhension antéprédicative du champ historique. Mais de cette compréhension
l’historien ne peut rendre raison. Elle reste, pour lui, un « préjugé », au sens fort du
terme. Ce préjugé de l’historien n’est justifié que par la tentative du philosophe pour
récupérer, dans un unique discours, les discours partiels. (…)
Seulement, j’ai par-devers moi une autre conviction, que la première ne peut extirper.
Si je dis « l’histoire », au singulier, l’histoire est aussi l’histoire des hommes, au pluriel,
c’est-à-dire non seulement des individus, mais des communautés et des civilisations. (…)
Non seulement je mets les hommes au pluriel, mais je mets aussi les événements au pluriel
; s’il y a un événement, il y a des événements. L’histoire est nécessairement un divers, une
multiplicité il y a ceci et puis cela. C’est le « et puis », « et puis alors », « et puis
encore », qui fait qu’il y a histoire. S’il n’y avait pas de ruptures, de novations, il n’y
aurait plus du tout d’histoire. » (Paul Ricœur)
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