V. J. M. J. Grugliasco, le 25 Décembre 1933
Fête de la Nativité de Notre-Seigneur
Mes très chers Frères,
En cette année sainte, dix-neuvième centenaire de la Rédemption, j'ai pensé ne pou-
voir vous exprimer un meilleur vœu, à l'occasion des solennités de la Noël, que de vous i-
térer celui de notre Vénérable Père qui nous souhaitait à tous d'occuper la première place à
la Crèche de l'Enfant Jésus, au pied de la Croix du Sauveur et auprès du Tabernacle ; d'au-
tant plus que la contemplation des mystères de la divine Enfance, des souffrances et de la
mort de Notre-Seigneur et de son amour infini pour les hommes au Très Saint Sacrement
sont les principaux moyens par lesquels nous devons avancer dans la voie de la perfection.
Les quelques considérations qui suivent sont tirées en grande partie d'un opuscule du
P. Monsabré : L'Ame de Jésus dans sa passion. Je les ai trouvées si pieuses et si pratiques
que j'ai cru qu'elles vous seraient aussi profitables qu'elles l'ont été à moi-même.
Lorsque nous méditons sur la passion de notre divin Sauveur Jésus-Christ, ce qui at-
tire le plus notre attention, dit l'éloquent Dominicain, ce qui nous frappe le plus, ce sont les
souffrances de sa chair et l'horreur de son supplice. Tout son corps déchiré par les verges
des bourreaux, le sang l'inonde, la couronne d'épines s'enfonce cruellement dans sa tête
adorable, la croix pèse lourdement sur ses épaules ensanglantées, les clous qui transper-
cent ses mains et ses pieds, l'horrible tension de tous ses membres, la soif qu'il endure, l'af-
freuse angoisse de ses derniers moments, tout cela nous attendrit, nous émeut jusqu'aux
larmes. Et cependant, nous n'avons vu que la superficie du divin drame de la passion.
Pour le connaître à fond, il faut que le regard de notre foi traverse la chair du Sauveur
et pénètre jusqu'à sa sainte âme. Là, nous trouverons une profonde vénération, une humble
et parfaite soumission à la volonté de son Père céleste, une souveraine horreur du péché, un
immense amour des âmes, une tendre miséricorde pour ses ennemis et un ardent désir de
la perfection des justes.
*
* *
La théologie enseigne qu'une des principales rai-sons de l'Incarnation était d'obtenir de
la créature un culte égal à l'infinie perfection du Créateur. Si parfaite qu'on la suppose, la
créature est incapable de ce culte : un Dieu seul est capable de vénérer et d'adorer Dieu
comme il mérite d'être vénéré et adoré.
C'est pour cela que le Verbe de Dieu s'est anéanti, dit Saint Paul, en prenant notre na-
ture. Et cet acte de vénération pour son Père, Jésus-Christ le produit dans le sein de sa
Mère, dans son berceau, dans sa vie cachée, dans toutes les actions de sa vie publique,
surtout dans les longues veilles qu'il consacre à l'oraison. Mais où cet acte de vénération de-
vient plus expressif, plus capable de toucher le cœur de Dieu, c’est au moment de la doulou-
reuse passion du Sauveur. Alors, le Verbe incarné atteint la dernière limite du religieux
anéantissement par lequel la créature exprime sa dépendance. O grand Dieu, maître de la
vie, vous devez être satisfait, car voila plus belle des vies qui s'anéantit pour reconnaître
votre volonté !
Remarquons bien que cette souffrance et cette mort, Jésus ne les subit pas passive-
ment, sa sainte âme les veut en conformité avec la volonté de son Père. Ce merveilleux ac-
cord, Jésus se plaît à l'exprimer en maintes circonstances : « Je suis descendu du ciel, dit-il,
non pour faire ma volonté, mais la volonté de relui qui m'a envoyé. » Mais voici venir l'heure
de sa passion. O mystère, la nature humaine du Sauveur, jusque-là si calme et si sereine, se
trouble ; Jésus est pris d'un profond dégoût ; il est triste jus-qu'à la mort. Il semble repousser
le calice de douleur que Dieu lui présente : « Mon Père, que ce calice s'éloigne de moi, s'il
est possible ». Eh quoi ! pour la première fois, la conformité de la volonté de Jésus avec la
volonté divine serait-elle en défaut? Non, mille fois non. Le Sauveur laisse protester la nature
contre l'horreur du supplice que Dieu lui prépare ; mais sa volonté de raison a déjà décidé
contre la volonté des sens ; elle veut d'une manière absolue ce que Dieu veut : « O re, dit-
il, la nature que vous avez faite en moi, si grande et si parfaite a des droits à la gloire, à la
vie. Sa tristesse, son épouvante vous rappellent ces droits ; mais puisque vous voulez ses
humiliations, ses souffrances, son sang, sa mort, que votre sainte volonté soit faite ! Tel est
le cri de la sainte âme du Sauveur jusqu'à l'heure suprême où éclate le consummatum est.
Que de leçons ! et quelles leçons ! Les sentiments de nos âmes sont-ils bien ceux de
la sainte âme de Jésus? Ah ! sans doute, quand notre vie s'écoule cal-me, tranquille, remplie
de ces petits bonheurs et jouissances dont nous sommes avides, lorsque rien ni personne
ne nous contrarie, quand la maladie, la souffrance nous épargnent, nous élevons notre âme
vers Dieu, et si nous ne sommes pas pénétrés de ce sentiment de profonde vénération qui
maintient les âmes vraiment pieuses en sa sainte présence, au moins, nous lui rendons vo-
lontiers nos devoirs.
Mais que l'épreuve arrive ! épreuve morale ou épreuve physique : quelle déroute dans
notre vie spi-rituelle ! Tout entiers aux maux qui nous affligent, aux tristesses qui nous acca-
blent, nous négligeons nos prières ou nous prions mal. Il nous semble que Dieu nous oublie.
Nous ne comprenons pas que le temps de la douleur est, par excellence, le temps de la
prière, que l'adoration dans la tristesse vaut mieux que toutes les effusions d'une âme dou-
cement bercée dans une tranquille dévotion. Ah ! si nous étions pénétrés des sentiments de
la sainte âme de Jésus-Christ, nous lui dirions : Seigneur, dans la paix comme dans la tour-
mente, dans la joie comme dans la douleur, soyez toujours béni. Si je suis humilié, que mes
humiliations vous adorent ! si je souffre, que mes souffrances vous adorent ! si vous déchirez
mon cœur, que mon cœur déchiré vous adore ! s'il vous faut le sacrifice de ma vie, que ma
vie sacrifiée vous adore !
Nous voulons bien obéir aux grands commandements de Dieu, observer les obliga-
tions importantes de nos saints engagements ; mais nous hésitons et nous tardons à nous
soumettre lorsque la volonté divine se manifeste dans notre vie par l'épreuve. Nous oublions
que nous sommes pécheurs, et que le péché s'expie par la souffrance, nous oublions que
nous sommes religieux, et que la perfection nous appelle au partage des douleurs de Jésus-
Christ. Et nous perdons ainsi les grands biens que Dieu a cachés dans la souffrance et
l'épreuve.
*
* *
C'est le péché qui est la cause du drame affreux que l'on contemple à la grotte de
Gethsémani. « Si Dieu avait un cœur comme le nôtre, un cœur principe ou instrument de sa
vie divine, dit Cornelius à Lapide, et que ce cœur pût être percé d'un trait, il n'y en aurait pas
d'autre que le péché qui pourrait accomplir cet acte exécrable. Sans doute, l'impuissance de
l'homme ne lui permet pas de blesser une nature infinie ; mais il commet l'attentat du mépris
: il méprise Dieu dans sa loi, dans ses dons, dans ses jugements, dans les appels de son
amour.
Dieu commande, et le pécheur répond : je ne servirai pas ; Dieu appuie sa loi d'une
sanction terrible ; le pécheur n'en marche pas moins la tête haute, le regard fier et hardi se
disant : Dieu ne me demande rien. Il méprise sa justice.
Le Seigneur a comblé l'homme de ses dons ; en péchant, l'homme affiche son mépris
par l'abus de tous les bienfaits divins : de son intelligence, pour faire prévaloir, par un juge-
ment pratique, le mal sur le bien ; de sa volonté et de sa liberté, pour aimer et choisir ce qui
déplaît à Dieu ; de ses sens, pour satisfaire de criminels désirs et se repaître de jouissances
honteuses et coupables. Sa riche nature, ses belles facultés, il les détourne du but vers le-
quel tend l'action divine.
En nous créant, Dieu nous a conviés à un bonheur éternel ; mais le pécheur détourne
son âme du bien suprême pour la tourner vers des biens périssables : honneurs, richesses,
plaisirs, ce sont les objets de ses convoitises. Et voilà la malice du péché dont les saints
ont dit qu'il est la suprême injure faite à Dieu. Nous avons peine à la comprendre ; mais le
regard pénétrant du Sauveur la voit dans toute sa laideur.
Il voit la malice et la honte du péché. Il le voit enténébrant l'âme du pécheur, appau-
vrissant sa nature, ftrissant sa beauté, formant l'image de Dieu qui ne nous a communi-
qué sa perfection que pour nous tenir fermes dans le vrai, le beau, le saint, il le voit dépouil-
lant l'âme de la grâce et la réduisant à n'être plus qu'une ruine d'elle-même. Il voit le pécheur
dépossédé de sa royauté sur les créatures, aveuglé sur ses devoirs, courbé sous l'empire du
démon, esclave des plus viles habitudes. Le psalmiste, chantre de notre gloire et aussi de
nos misères, a eu raison de dire : « L'homme était à l'honneur, il ne l'a pas compris ; il s'est
rendu digne d'être comparé aux bêtes sans raison et est devenu leur semblable «. Encore la
bête fait-elle ce qu'elle peut et ce qu'elle doit ; le pécheur marche sans sagesse et sans pré-
voyance vers l'avenir.
Jésus-Christ voit le pécheur privé de la grâce et frappé de stérilité ; par ses œuvres na-
turelles, il peut encore rendre quelques services en ce monde ; mais, pour le ciel, tout est
perdu. Il n'y a plus rien dans le passé dont le péché annule les mérites, plus rien dans le pré-
sent qu'il remplit d’œuvres inutiles pour l'éternité. Innocence et candeur des jeunes années,
luttes généreuses de l'adolescence, mâles vertus de l'âge viril, prières, travail, souffrances,
sacrifices, tout cela est mort, tout cela ne sert pas plus pour le ciel que le néant.
Encore, si ce n'était là qu'un désordre rare, clairsemé à travers les siècles ! Mais non ;
Jésus-Christ en vit l'effrayante multiplication : blasphèmes, impiétés, superstitions, profana-
tions, sacrilèges, haines, violences, impureté, débauches, orgueil, ambition, injustice, men-
songes ; tous les crimes de l'esprit, du cœur et des sens passent devant ses yeux. Ah ! qui
ne comprend la souveraine horreur qui s'empare de l'âme du Sauveur !
Mais, épouvantable vision ! Jésus voit se dresser devant lui l'ingrate persistance du
péché ! Le pécheur, par ses ingratitudes, rendra inutiles, funestes même les douleurs expia-
trices de son Dieu. Jésus voit cela dans un avenir aussi clair pour lui que l'est pour nous le
présent. Non seulement il y aura des profanateurs de la grâce dans l'Eglise, mais des
peuples entiers seront arrachés violemment par l'erreur des lieux coule le flot de la ré-
demption. Les hérésies, les schismes, la fausse science désoleront le monde chrétien ;
même un siècle viendra des hommes s'engageront à ne jamais être touchés par le sang
du Sauveur, et s'efforceront de chasser Dieu du monde.
Jésus voit tout cela, et il est pris d'un mortel dégoût. Pressé entre la vie et la mort,
entre la volonté de Dieu et l'ingratitude des hommes, triste, épouvanté, il s'affaisse, se
couche à terre et le sang coule avec la sueur de son corps ! Jésus, au jardin de Gethsémani,
est vraiment victime de sa profonde horreur du péché.
En présence de ce drame demandons-nous quels sont les sentiments de notre âme à
l'égard du péché. Si nous les analysons consciencieusement, nous verrons qu'ils sont loin de
l'horreur souveraine dont a souffert l'âme sainte du Sauveur. Ce qui nous fait horreur dans le
péché, n'est-ce pas moins l'injure qu'il fait à Dieu que le mal qu'il nous fait ou dont il nous
menace? Dans le débordement d'impiétés et d'iniquités dont nous sommes présentement les
témoins, ce qui émeut beaucoup d'hommes, même des catholiques, c'est la crainte d'en su-
bir', au détriment de leurs intérêts, de leur sécurité, de la paix du monde, les fâcheuses con-
séquences.
Le grand Dominicain dont le souci de la vérité est universellement reconnu, ainsi que
sa modération a pu dire : « Nous avons l'horreur des pécheurs plus que l'horreur de leurs
péchés ; et s'ils pouvaient offenser Dieu et perdre leur âme sans que nous ayons à en souf-
frir, nous les laisserions ourdir tranquille-ment leur trame d'iniquité. »
Et il ajoute : N'en avons-nous pas la preuve dans la manière dont nous traitons le pé-
ché quand nous l'avons commis. Qui donc songe à sa profonde ma-lice? Qui donc s'inquiète
sérieusement des ravages qu'il produit dans l'âme, des grands biens dont il nous prive, de
l'ingratitude par laquelle il répond à l'effusion du sang du Rédempteur? Combien vivent en
paix avec lui pendant de longs jours, des mois et parfois des années? Combien, lorsqu'ils
pensent à recouvrer l'état de grâce, ne sont émus que par la crainte servile du châtiment? Il
ne nous est pas dé-fendu de craindre le feu éternel ; mais prenons garde que ce sentiment
ne soit que la peur vile et méprisable de l'esclave qui pécherait sans remords s'il ne devait
pas être châtié éternellement.
Et nous-mêmes, mes chers Frères, qui avons contracté l'obligation de tendre à la per-
fection, avons-nous du péché l'horreur que doivent en avoir de fervents religieux? En pré-
sence de certaines irrégularités, de l'abandon de certaines habitudes abusives, du respect
des ordres des supérieurs, des prescriptions ou des défenses capitulaires, avons-nous les
sentiments qui animaient l'âme de Jésus par rapport à l'accomplissement de la volonté di-
vine ; avons-nous l'air décidé, les dispositions énergiques du Sauveur en face de la souf-
france à affronter, d'une mortification à nous imposer, ou ne sommes-nous pas plutôt ti-
mides, faibles et lâches, plus soucieux d'une satisfaction sensuelle que de l'exécution de la
volonté de Dieu manifestée par nos constitutions et nos règles?
Ah ! élevons plus haut dans nos âmes l'horreur du péché ; ne songeons qu'aux biens
inestimables dont il bous prive : la grâce, les dons du Saint-Esprit, la paix du cœur, les con-
solations du ciel, la fécondité surnaturelle de notre âme, le fruit de nos bonnes oeuvres, nos
droits à l'héritage céleste, la sainte charité qui nous établit les amis de Dieu et ses enfants
privilégiés.
Oublions notre propre malheur pour ne voir que la bonté infinie de Dieu offensé. Il est
digne de tout notre amour, et nous avons abusé de ses dons ; nous lui avons préféré des
biens périssables et trompeurs ; nous avons profané, par nos ingratitudes, le sang de la ré-
demption. Disons-lui donc, d'un cœur véritable-ment contrit et humilié : Père si aimable, c'est
moi qui vous ai offensé et non pas votre cher Fils, c'est moi qu'il faut châtier. Amollissez mon
cœur insensible, faites-lui boire le calice de votre justice, et inspirez-lui une sainte horreur de
tout ce qui vous offense.
*
* *
Notre vocation est une participation à l'apostolat dont le but est de sauver les âmes.
Mais pour se sacrifier au salut des âmes, il faut les aimer. Jésus-Christ les a aimées d'un
amour immense. « Il est venu pour sauver tout ce qui était perdu. » (S. Matthieu, XVIII, 11).
Si nous ouvrons l'Evangile, nous l'entendrons employer, pour peindre son amour, les plus
touchantes paraboles. Il est le Bon Pasteur, toutes les âmes sont les brebis de son bercail, il
les connaît toutes, il choisit leurs pâturages ; il court à la recherche de la brebis perdue et la
rapporte au bercail sur ses épaules. Il est Père, le genre humain est sa famille ; il ménage de
généreux pardons aux enfants prodigues.
Toutes les faiblesses excitent sa compassion ; même la misère honteuse a le don d'at-
tirer son cœur. Ne pas juger trop sévèrement les pécheurs, ne pas les mépriser, c'est tout ce
que nous pouvons faire. Jésus les aime, les recherche, il les pénètre de sa bonté, afin de
pouvoir leur dire : « Courage, vos péchés vous sont remis. »
Dans sa vie publique, Jésus a manifesté son amour par ses paroles et par ses bien-
faits ; mais c'est surtout dans sa passion qu'éclate cet amour immense pour les âmes : «
Dieu a tant aimé le monde qu'il lui a donné son Fils unique afin que le monde fût sauvé par
lui. » (S. Jean, III, 16, 17). Près de consommer son sacrifice, il dit à ses apôtres : « Comme
mon Père m'a aimé, je vous aime. Personne n'a un amour plus grand que l'amour de celui
qui donne sa vie pour ses amis !.. » (S. Jean, XV, 9, 13).
Le véritable amour est la source des grands sacrifices. Le monde a donné parfois de
ces spectacles consolants qui empêchent de désespérer de l'humanité l'égsme a tant
d'empire. On a vu des pères, des mères, des enfants, véritables martyrs de l'amour. Ces
spectacles sont beaux ; cependant il est facile de les comprendre ; il y a dans les existences
chères de la famille des charmes touchants qui séduisent le cœur. Mais pour de misérables
étrangers et surtout pour des ennemis, qui aurait le courage de se dévouer ainsi? Et pour-
tant, voilà ceux que le Christ a aimés. Qu'est-ce qui pouvait le séduire en nous? C'était la
profondeur de notre infortune, l'excès de notre misère. Il a voulu restaurer l'édifice de sa
grâce, sa chère image déshonorée par le péché.
Jésus eût pu du haut d'une vie majestueuse et tranquille, laisser tomber sur nos âmes
pécheresses les paroles de pardon ; mais ce pardon, moins honorable pour Dieu, nous eût
été moins cher, et lui-même nous eût paru moins aimant. Ses tristesses, ses terreurs, ses
souffrances nous prouvent si bien son amour ! Il nous semble l'entendre dire à son Père :
Tout pour les âmes ; pour les âmes, mes humiliations : pour les âmes, les injures dont on
m'abreuve ; pour les âmes, les plaies qui sillonnent ma chair ; pour les âmes, les épines qui
percent mon front ; pour les âmes, les clous qui traversent mes pieds et mes mains ; pour les
âmes tout mon sang et ma vie !
Mais la suprême et sublime explosion de l'immense amour de Jésus pour les âmes est
ce cri d'angoisse et de désir qui s'échappe de sa poitrine mourante : J'ai soif, » Ah ! ce
n'est pas, comme les bourreaux semblèrent le croire, le cri de son corps épuisé par l'atroce
supplice qu'il endure, par la fièvre ardente qui le dévore. C'est le cri de son âme ; c'est son
âme qui a soif. Jésus demande à son Père, il demande à tout le genre humain des âmes. Il
voudrait les sauver toutes, les posséder toutes, car c' est par amour pour elles qu'il s'est liv
à la mort.
Jésus a soif de nos âmes ; a-t-il été rassasié? Hélas ! à ne considérer que les dehors
de la vie générale de l'humanité, il semble qu'on n'y peut constater que l'inefficacité du sang
de Jésus-Christ pour l'immense majorité des âmes. Mon Dieu, quel mystère ! s'écrie le Père
Monsabré. Ne cherchons pas à l'approfondir. Aussi bien, le dernier mot de la rédemption
n'est pas dit. Dieu a devant lui les siècles pendant lesquels il peut se procurer des millions et
des millions d'élus près desquels le nombre des réprouvés sera insignifiant. Et dût le cycle
de la rédemption être bientôt fermé, Dieu saura bien nous prouver qu'il a des moyens de se
faire des élus que nous ne con-naissons pas, et qu'une seule âme sauvée est une oeuvre si
grande qu'elle est digne de tout le sang de la rédemption. D'ailleurs, la seule question vrai-
ment pratique pour nous est de savoir comment nous devons entrer dans le sentiment
d'amour pour les âmes que nous manifeste Jésus-Christ dans sa passion.
Jésus aime notre âme, et il nous rappelle que nous devons l'aimer comme lui et pour
lui ; c'est-à-dire respecter son innocence et nous appliquer à l'orner de toutes les vertus. «
Qui aime le péché hait son âme », dit l'Ecriture (Ps. X, 6). Le chrétien doit donner son âme à
Dieu qui la désire. Mais combien d'âmes après qu'elles se sont données, se reprennent !
Combien d'âmes ne se donnent que d'une manière illusoire, négligeant leurs devoirs les plus
importants !
Et nous religieux qui comprenons le divin tour-ment de l'âme de Jésus et qui voulons
lui donner nos âmes, quel breuvage ces âmes sont-elles pour lui? Est-ce le breuvage géné-
reux qu'il voulait se pré-parer par toutes les grâces qu'il nous a faites? Nos âmes ont-elles le
goût de sainteté et de perfection dont il se délecte? N'y en a-t-il pas hélas ! qui ne sont que le
breuvage fade et insipide dont le Sauveur a dit, par son disciple bien-aimé : Parce que tu es
`tiède, je commencerai à te vomir de ma bouche. » Apoc. III, 16). O mon Jésus, ce n'est
point cela que vous demandiez quand vous criiez du haut de la croix : « J'ai soif ». Vous vou-
liez et vous voulez encore des âmes sincèrement désireuses de leur perfection, des âmes
pénétrées d'une sainte horreur pour :out ce qui vous offense, des âmes humbles comme
vous, des âmes détachées de tous les faux biens et e tous les vains plaisirs de ce monde,
des âmes embaumées de pureté et d'innocence, des âmes ennoblies par les sacrés stig-
mates de la pénitence et de la mortification, des âmes pieuses, recueillies, avides de tout ce
qui peut les rapprocher de vous et les unir à vous. Nous voulons être ces âmes.
Nous avons donc donné nos âmes à Jésus qui les demande. Mais, avons-nous, par-là,
répondu pleinement â ce qu'il attend de nous? Non, nous n'entrerons à fond dans la sainte
âme de Jésus qu'en ayant, comme lui, soif des âmes pour les lui donner. Cette soif a de tout
temps dévoré les apôtres et les saints. Dieu ne nous demande point les grands travaux et
les prodiges de l'apostolat ; mais il attend de nous que nous y participions dans la mesure de
nos moyens et dans les limites de notre vocation et de nos Constitutions.
Il y a des régions entières de pécheurs et d'infidèles ; si nos âmes sont vraiment apos-
toliques, nous ne pouvons voir cela sans tristesse. Ces âmes qui se perdent et que Jésus
appelle, il faut aider à les lui donner et pour cela multiplier nos prières et nos sacrifices.
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