Causeries autour d'un melon
Réflexions au fil de l'eau sur l'enseignement de la pharmacopée chinoise en
Occident
Pourquoi autour d'un melon, que demanderez-vous ? Quelle drôle d'idée ! Quel délire est-ce donc là, me
demanderez-vous ? Il n'y a pourtant rien de bien excentrique à cela! C'est simplement que j'habite près
de Cavaillon, pays du melon juché au cœur du Luberon, et qu'en cette saison, le mets de premier choix
est le melon, savoureux et sucré à souhait, particulièrement agréable à déguster dans ces périodes
caniculaires.
Ce titre un peu débonnaire veut d'abord jeter le ton et éviter de se prendre au sérieux, même si on parle
de choses tout à fait sérieuses. Et puis ce délicieux melon de Cavaillon me rappelle ces pastèques si
juteuses dont on se délectait tant lors des canicules estivales de Beijing. Un vrai bonheur! Alors que les
frères Celsius atteignaient joyeusement les 40 degrés et même plus si affinités, des camions chargés à
bloc distribuaient jour et nuits des pastèques gorgées de sucre, comme Jésus des petits pains sur la place
publique. Amen... la pastèque ! Comme quoi, même les melons peuvent ouvrir des portes dans l'espace-
temps permettant de voyager directement du Luberon jusqu'en Chine; n'est-ce pas une technologie
absolument délicieuse ? Mmmh...
Camion de pastèques l'été à Beijing
Et le saviez-vous, en Médecine Traditionnelle Chinoise, la pastèque (Xi Gua en chinois, qui signifie mot
à mot le Melon de l'Ouest) est considérée comme l'équivalent végétal de la fameuse formule Bai Hu
Tang, la décoction du Tigre Blanc; mais entre nous, elle est bien meilleure au goût ! Savez-vous d'ailleurs
pourquoi cette formule est appelée ainsi Décoction du Tigre Blanc ? Vous savez certainement que le
Tigre Blanc est l'animal symbolique lié à l'Automne. Or, l'Automne est précisément la saison qui suit
l'Eté (tout le monde suit, j'espère ?), saison de la canicule par excellence. Bai Hu Tang traitant les
syndromes de chaleur du Yang Ming, on peut dire aussi qu'elle traite la canicule intérieure; et une fois
passée la canicule de l'été intérieur, on se retrouve alors dans la fraicheur de l'automne. Ainsi, Bai Hu
Tang est la décoction qui fait passer la chaleur caniculaire de l'Eté intérieur et nous amène à l'Automne,
saison du soulagement et de la fraicheur symbolisée par le Tigre Blanc.
Pastèque
=
Bai Hu Tang
Bref, pour vous dire toute la vérité, j'étais récemment attablé autour d'un melon avec un ami et étudiant
et nous discutions à bâtons rompus de pharmacopée chinoise, au fil de l'eau et à la fraicheur de l'ombre;
c'est en fait cela qui inspiré ces réflexions autour du melon...
Un écueil en pharmacopée chinoise réside dans le fait que pour beaucoup, la vérité semble être enfermée
dans des ouvrages considérés comme quasiment sacrés, considérés comme des nec plus ultra, des bibles
inamovibles et intransgressibles comme le Marié, le Macciocia and co! Pourtant, n'avons-nous pas appris
qu'il fallait brûler nos idoles pour atteindre l'éveil et accéder à la vraie liberté? Evidemment, je sais très
bien qu'aucun ouvrage ne peut prétendre à la perfection et qu'il vaut mieux un ouvrage imparfait que pas
d'ouvrage du tout; comme le disait Sartre, pour avoir les mains propres, encore faudrait-il avoir des mains!
Loin de moi donc l'idée de fustiger pour le plaisir facile de détruire alors qu'il s'agit bien au contraire de
construire; toutefois, certaines choses ne doivent pas être ignorées car elles concernent directement le
cœur et l'essence de la Médecine Traditionnelle Chinoise.
Les dangers d'une approche trop orientée maladie
Beaucoup d'ouvrages de pharmacopée chinoise, en fait l'écrasante majorité, même s'ils traitent de
syndromes, ne le font que de manière secondaire à la maladie. Le plus souvent, ils vont prendre maladie
par maladie et, pour chacune de ces maladies, proposer une liste de syndromes possibles, avec des
formules de pharmacopée à la clé, qui sont d'ailleurs souvent des formules très «bateau». Et si on trouve
des formules apparemment spécifiques comme dans le Macioccia, qui peuvent donner l'impression d'une
connaissance unique, elles ne sont généralement, à quelques produits près, que des variantes de formules
classiques; on en revient donc au même point.
J'ai moi-même buté de nombreuses fois sur cet écueil en Chine. Les livres de spécialités cliniques sont
généralement classés par maladie. Le bon côté de la chose, c'est qu'on y trouve une description des
différentes maladies, ce qui permet de les interpréter en termes de Médecine Traditionnelle Chinoise. Le
mauvais côté, en revanche, c'est que pour chaque syndrome, on ne trouve qu'une formule de pharmacopée
extrêmement «bateau» et, pour quelqu'un qui a un tant soit peu d'expérience, il est évident que cela ne
suffit pas en pratique à obtenir de bons résultats, même si la formule correspond bien au syndrome.
Certes, en Médecine Traditionnelle Chinoise, on reste dans une approche globale et par conséquent,
toutes les formules classiques peuvent être utilisées dans les différentes spécialités cliniques. Toutefois,
il faut aussi adapter ces formules générales et rajouter quelques produits spécifiques pour que les résultats
soient vraiment au rendez-vous; c'est là, la clé et c'est justement cette clé qui n'est pas donnée dans ce
type d'ouvrage!
La connaissance des maladies et leur mise en relation avec les syndromes peut être un apport précieux,
mais cet apport, dans le meilleur des cas, ne peut être que la cerise sur le gâteau et non le gâteau lui-
même: le seul gâteau possible en Médecine Traditionnelle Chinoise, c'est le syndrome! Perdre cette
approche par syndrome, c'est tout simplement perdre l'essence même de la Médecine Traditionnelle
Chinoise. Et ce n'est parce que beaucoup de Chinois eux-mêmes font aussi cette erreur qu'il faut leur
emboiter le pas sous prétexte qu'ils sont chinois. Comme je l'ai déjà écrit dans mon précédent article, tout
ce qui vient de Chine n'est pas d'or!
Il existe un deuxième gros problème concernant cette approche qui consiste à donner une liste de
syndromes par maladie; c'est que d'un ouvrage à l'autre, la liste des syndromes possibles pour une maladie
n'est pas la même! Il n'y a aucune normalisation dans ce domaine ! Remarquez, il n'y a guère plus de
normalisation dans le domaine du diagnostic en général; différents ouvrages de diagnostic vont donner
des listes de syndromes différentes, même s'ils se recoupent sur l'essentiel.
De plus, lorsque les Occidentaux lisent ces listes de syndromes par maladie, ils ont tendance à prendre
les choses au pied de la lettre et à penser que ces syndromes surviennent ainsi dans la réalité, de manière
isolée et indépendante des autres; or, ce ne pas du tout le cas! Bien au contraire, ces syndromes coexistent
souvent et se "mélangent" pour former justement ce qu'on appelle des syndromes complexes; du coup,
les prescriptions associées doivent elles aussi être mélangées. En fait, lorsqu'un chinois lit une telle liste
de syndromes, il est évident pour lui que ces syndromes ne sont pas indépendants; la compartimention
n'est qu'une apparence et correspond seulement à une manière de présenter les choses, pas à une alité
clinique. Mais un chinois, de par son mode de pensée, a l'habitude de voir les relations de complémentarité
et d'engendrement qui existent entre des choses différentes; il ne lui viendrait jamais à l'idée
d'appréhender tous ces syndromes de manière séparée, dans des petites cases. Seul l'occidental sépare,
isole et pense que le ssyndromrs de la liste se présentent de manière exclusive dans la réalité clinique. En
fait, ces ouvrages ont à l'origine été écrit par des chinois pour des chinois, et les chinois ne se sont pas
doutés une seconde que les Occidentaux allaient prendre ainsi les choses au pied de la lettre, et
compartimenter au lieu de réunir.
A l'époque où j'étais jeune et fou (maintenant, je suis seulement moins jeune!), je croyais naïvement que
plus on connaissait de syndromes, mieux c'était...jusqu'à ce que je trouve un livre chinois avec plus de
700 syndromes ! Ca, ça calme, non ? D'autres disent qu'il y a 108 syndromes qui englobent la totalité des
possibles. Ce que j'en pense? Je ne sais pas, car je ne les ai jamais comptés, mais cela me semble à priori
un peu figé. Comment alors aborder les choses, me direz-vous ?
Des syndromes élémentaires aux syndromes complexes
En fait, tout syndrome, si complexe soit-il, est forcément composé de syndromes élémentaires qui
s'emboitent les uns les autres. Or, il existe un nombre fini de syndromes élémentaires; il suffit donc de
savoir identifier chacun de ces syndromes élémentaires et de comprendre comment ces syndromes
élémentaires peuvent se combiner et s'engendrer les uns les autres, ce qui est le sujet de l'étiopathologie.
A partir de là, on peut diagnostiquer n'importe quel syndrome complexe, sans avoir à se soucier à priori
de combien on peut en avoir. Si on voulait vraiment les chiffrer, il faudrait faire un savant calcul de
mathématique combinatoire à partir du nombre de syndromes élémentaires et de leurs règles de
combinaison. Mais quel est l'intérêt de connaître un tel nombre? Faire impression dans des discussions
de salon? Le problème, si on part d'une liste prédéfinie de syndromes, c'est que cela conduit à prédéfinir
les patients! On essaie toujours de caser les patients dans des boîtes pour pouvoir déterminer un traitement
approprié, au lieu de partir du patient, de diagnostiquer son syndrome spécifique et de construire un
traitement sur mesure.
Les listes des syndromes donnés par maladie, on l'a déjà vu, ne sont pas exhaustives. Mais de plus,
comment faire dans le cas d'une maladie orpheline qui vient à peine d'être découverte et pour laquelle on
n'a pas eu le temps de répertorier les syndromes ? L'intérêt de la Médecine Traditionnelle Chinoise n'est-
il justement pas d'avoir une approche par syndrome qui permette de se passer de la notion de maladie - et
donc de diagnostic médical ? Privilégier l'approche par maladie, c'est donc perdre l'essence et l'intérêt de
la Médecine Traditionnelle Chinoise.
Ensuite, il est très rare qu'un de ces syndromes survienne de manière « pure », c'est à dire de manière
isolée, sans être mélangé à d'autres syndromes; au contraire, plusieurs des syndromes de la même liste
vont plutôt coexister. On en revient donc bien à la même idée : la réalité clinique se présente généralement
sous forme de syndromes complexes et ces syndromes complexes sont formés par combinaison de
syndromes élémentaires. Mais quels sont enfin ces fameux syndromes élémentaires, me demanderez-
vous ? La réponse est étonnamment simple. Il y a un nombre fini d'Organes et d'Entrailles : 5 Organes (6
si on inclut le Maitre Cœur) et 6 Entrailles. Pour chacun d'eux, il y a aussi un nombre fini de vides (Qi,
Sang, Yin, Yang et Jing) et de plénitudes (6 facteurs climatiques, produits pathologiques et quelques
autres non classés). Et bien sûr, pas besoin d'apprendre par cœur la liste de ces syndromes élémentaires;
elle se déduit naturellement ! Le premier pas en diagnostic est de connaître les signes qui permettent de
savoir quel Organe ou Entraille est en cause ainsi que les signes des différents vides et plénitudes sur cet
Organe ou Entraille. Ensuite, comme un syndrome complexe est la combinaison de vides et de plénitudes
sur plusieurs Organes et Entrailles simultanément, si on connait les syndromes élémentaires, on peut
forcément diagnostiquer un syndrome complexe; il suffit de comprendre comment et pourquoi les
syndromes élémentaires sur différents Organes et Entrailles coexistent.
Par exemple, dans le syndrome traité par Gui Pi Tang, on a à la fois vide de Qi de la Rate et un vide de
Sang du Cœur; on a donc deux Organes différents impliqués avec des vides différents pour chacun. Ce
qui est important, c'est de comprendre quelle est la relation entre ce vide de Qi de la Rate et ce vide de
Sang du Cœur. Comment sont-ils produit ? Comment s'engendrent-ils mutuellement ? Quelle doit être la
priorité de traitement ? Tant qu'on a pas le « liant » donné par l'étiopathologie, on ne peut pas répondre à
ces questions! Ce qui manque donc dans les ouvrages de diagnostic, c'est surtout ce « liant » qui permet
de comprendre les interrelations pathologiques entre les différents organes et donc entre les différents
syndromes élémentaires; c'est seulement à cette condition qu'on peut appréhender les syndromes
complexes...dans toute leur complexité! C'est ce "liant" qui donne les clefs de la vraie simplicité,
simplicité que la plupart des approches du diagnostic tendent au contraire à masquer derrière un nombre
vertigineux de syndromes entre lesquels on ne fait pas la relation, ce qui donne au final une impression
de complication et brouille plutôt les pistes. Et surtout, on se trouve désarmé lorsqu'on doit analyser les
cas complexes qui font notre quotidien de thérapeutes.
Attention, SVNI: Syndromes Volants Non Identifiés
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