De l'orthodoxie en médecine traditionnelle chinoise
Dans le milieu français de la médecine traditionnelle chinoise, on entend souvent des gens
qui prétendent détenir la tradition, laissant entendre que seule leur approche est valable et
qu'hors d'elle, point de salut. Ceci est d'autant plus étonnant que la plupart de ces personnes
ne connaissent même pas la langue chinoise, ou à peine ! Quelles sont donc leurs sources ?
Des livres en langue étrangère ? En français ? En anglais ? Mais écrits par qui ? Traduits par
qui ? Sans prétendre moi-même connaître la vérité, je peux quand même me targuer, pour
avoir traîné mes guêtres pendant 10 ans en Chine, d'avoir un certain recul...
Laissez-moi vous conter une petite anecdote. A un moment donné, j'étudiais la gynécologie
avec le Pr. Wang Zi Yu, un vieux spécialiste octogénaire de l'hôpital de Dong Zhi Men de
Beijing. Un des étudiants qui était en train de lire un de ses ouvrages lui demanda, l'air
étonné, si dans le cas qui était cité dans le livre, il prescrivait effectivement cette formule.
Le vieux professeur lui rétorqua qu'il n'en était rien, et que son livre n'avait pas vraiment été
écrit par lui, mais par un de ses élèves ; il n'avait fait qu'apposer son nom ! Ainsi, tout comme
l'habit ne fait pas le moine, le nom ne fait pas le livre !
Il faut aussi savoir qu'en Chine, beaucoup de livres relèvent du pur plagiat et beaucoup ne
sortent pas vraiment des lieux communs ou autoroutes officielles du prêt-à-penser.
Globalement, on peut dire que parmi tous les livres existants, 20% maximum valent
vraiment la peine d'être lus; par contre, ces 20% sont en général extrêmement intéressants.
Récemment, en allant fouiner chez Phu Xuan, j'eus la bonne surprise de trouver traduit en
anglais un livre que je connaissais bien, puisque j'en ai l'original chinois chez moi. Il
s'agissait d'un livre du Pr. Jiao Shu De, grand spécialiste en rhumatologie de l'hôpital sino-
japonais (où j'ai fait mon internat). Ce livre fait partie de ceux qui apportent vraiment une
information riche, inédite et fondée sur une expérience clinique réelle. Evidemment, en
raison de la traduction, on était passé d'un petit volume à un gros volume et du prix de 2
euros et demi à celui 150 euros ! Mais enfin, je ne me plaindrais pas car il est important,
même vital, que de tels livres soient traduits...
Le problème est que ce livre était traduit en anglais, pas en français ! Souvent, certains
étudiants passionnés veulent apprendre le chinois pour pouvoir lire les classiques chinois
dans le texte, mais si ce désir est louable, il vaudrait mieux commencer apprendre l'anglais.
En effet, beaucoup plus d'ouvrages de qualité sont publiés en anglais qu'en français ! Bref,
si on reprend les choses depuis le début, on constate que peu de livres en chinois sont
réellement intéressants et parmi ces livres, très peu sont traduits en langue étrangère, en
français encore moins qu'en anglais. Il y a donc un sérieux problème d'accès à l'information,
surtout à l'information issue de recherches et d'expérimentations cliniques récentes,
essentielle pour apporter du sang frais dans le domaine de la médecine traditionnelle
chinoise. Sans cet apport constant, il est à craindre que la connaissance de la médecine
traditionnelle chinoise en France croule de plus en plus sous la poussière.
D'autres personnes ont accès à la connaissance indirectement par l'intermédiaire de
professeurs ou maîtres chinois. Loin de moi de critiquer cela car ces maîtres m'ont tellement
enseigné et avec tant de générosité que je leur dois une reconnaissance éternelle. Toutefois,
il faut bien être conscient de différentes choses. D'abord, si on n'a pas la maitrise de la langue
et qu'on a pas le recul que peut procurer un vécu suffisant en Chine, il est difficile d'avoir un
esprit critique vis-à-vis de l'enseignement d'un maître; or, tout maître a aussi ses limites. Il
existe d'ailleurs une formule d'usage consacrée figurant au début de nombreux livres de
médecine chinoise « Mon humble personne étant d'un niveau limité, prière de pardonner les
lacunes et insuffisances de ce livre». C'est mignon, non ? Surtout quand ça vient des plus
grands d'entre eux...
En Chine, la démarche considérée comme normale pour un étudiant en médecine chinoise,
après avoir appris les bases, c'est d'aller apprendre avec autant de maitres que possible, tirer
la quintessence de l'enseignement de chacun et finalement élaborer son propre système
personnel. Cela signifie déjà qu'il faut être capable de penser par soi-même et de faire preuve
de discernement. Etre un bon disciple ne signifie pas reproduire aveuglément ce que notre
maître nous a appris en ne jurant que par lui à chaque souffle de vie; cela signifie comprendre
en profondeur l'enseignement et si possible, l'approfondir, l'enrichir et même, un jour, le
dépasser. C'est le vœu le plus cher d'un véritable maître : voir son disciple le dépasser. Un
vrai maître cherche avant tout à éveiller votre compréhension; il cherche à éveiller le maître
en vous, non à vous maintenir dans l'état de disciple, qui est un état d'enfance. Un maître qui
vous demande de lui obéir aveuglément n'est pas un maître, c'est un terroriste !
En fait, d'après ce que j'ai observé personnellement, le problème ne vient pas tant des maitres
chinois, mais plutôt de leurs disciples occidentaux qui projettent sur eux leurs fantasmes de
gourous ou cherchent, à travers eux, une gitimité que leur valeur personnelle ne pourrait
jamais leur donner. Même en admettant que le maître auquel on se réfère soit un véritable
maître de haut niveau, son enseignement ne doit pas pour autant être pris comme une vérité
unique et absolue. Il faut quand même savoir qu'il existe en Chine de très nombreux maîtres.
Lorsqu'on en a connu qu'un seul, même si celui-ci est de haut vol, on ne peut pas prétendre
pour autant détenir la tradition. Ainsi, à toute personne qui prétendrait détenir l'orthodoxie
de la médecine traditionnelle chinoise, après lui avoir demandé s'il connaît la langue chinoise
et combien de temps il a passé en Chine, il faudrait aussi lui demander avec combien de
maîtres il a étudié et qui ils sont.
Nous allons maintenant aborder un point qu'il est pour moi essentiel de comprendre. Les
Chinois sont extrêmement pragmatiques et n'ont pas le même goût que nous Occidentaux
pour les débats d'idées. Selon la tradition chinoise, un mental agité est un signe de débilité.
Bon, j'en conviens, la formulation est peut-être un peu sévère, mais je trouve que débilité
rime bien avec agité! Rappelez-vous l'histoire de Hui Neng, 6ème patriarche Chan. A deux moines qui
se disputaient pour savoir si c'était le drapeau qui bougeait ou bien le vent, il répondit: « Ce n'est pas le
vent qui bouge, ce n'est pas le drapeau qui bouge, c'est votre mental qui bouge! ».
Hui Neng - Le 6ème Patrirache Chan (Zen)
En chine, par exemple, dix maîtres différents en médecine traditionnelle chinoise auront
chacun leur propre système, différents les uns des autres. Si ce sont de vrais maîtres, il est
probable que leur résultats cliniques seront tous excellents. En Chine, aucun de ces maîtres
ne va essayer de prouver que son système est supérieur à celui des autres et que c'est lui qui
détient l'unique vérité. Les choses sont beaucoup plus simples: si on a dix systèmes différents
qui marchent, on dira simplement qu'on a dix bons systèmes et dix vérités différentes, c'est
tout! En Occident, en revanche, et surtout en France, beaucoup semblent avoir une fâcheuse et arrogante
tendance à dire qu'ils détiennent LA VERITE, la seule, l'unique et donc forcément la meilleure ! Mais
peut-être est-ce simplement parce qu'ils ne sont pas de vrais maîtres ! Troisième question importante à
poser donc : pensez-vous que votre système ou que votre maitre soit le meilleur? Si la réponse est positive,
méfiez-vous ...et partez en courant !
Zhen - La Vérité ou l'Authentique
Trop souvent, on cherche une connaissance unique et on cherche à la ranger dans les cases
de notre cerveau uniquement pour se rassurer, ce qui traduit en fait une profonde peur de la
vie, car la vie c'est la diversité, c'est le foisonnement et le renouvellement incessant des
choses. Comme on dit, dans la vie, la seule chose qui ne change pas, c'est le changement.
Vouloir figer les choses, c'est donc s'opposer au flot de la vie. C'est faire de l'anti-taoisme,
car le taoisme est avant tout une doctrine de la spontanéité; elle vise à laisser surgir et couler
en nous le flot de vie sans jamais en contraindre le cours ! Le propre de la philosophie de
Zhuang Zi (Tchouang Tseu), par exemple, est de ne pas pouvoir être réduite aux catégories
du mental et de résister à toute tentative de systématisation. Réduire une pensée à un
système, c'est en fait tuer la pensée qui, tout comme l'énergie, doit être aussi fluide,
spontanée et puissante que l'eau d'un torrent de printemps.
Shun - La fluidité, Etre tel un cours d'eau ou Chevaucher le flot de la Vie
Il est essentiel de s'habituer à cette grande diversité de points de vue et d'approches qui existe
en Chine. On sait déjà qu'il existe différentes grandes écoles de pensée : l'école du Shang
han Lun, l'école des maladies de la chaleur, l'école de la tonification du Yang, l'école de la
tonification de la Rate, etc. On sait aussi que toutes ces approches ont fait leurs preuves, sans
quoi elles n'auraient pas ainsi subsisté dans l'histoire de la médecine traditionnelle chinoise.
Certaines de ces écoles semblent se contredire, mais bien comprises et bien appliquées, elles
sont pourtant toutes efficaces et en fait complémentaires, tout comme le sont le Yin et le
Yang. Si on avait du s'en tenir à un dogme unique, on s'en serait tenu au Shang Han Lun, la
premier système majeur de pharmacopée chinoise. Si Ye Tian Shi n'avait pas osé penser
différemment, l'école des maladies de la chaleur n'aurait jamais vu le jour, avec le succès
qu'on lui connaît dans le traitement des maladies infectieuses. Ainsi, plutôt que se demander
quelle est la meilleure école, il vaut mieux toutes les étudier, en comprendre la quintessence
et développer son propre système. Il ne faut pas se laisser enfermer dans un seul système,
mais en connaître plusieurs et savoir les utiliser avec souplesse. Le maître mot de la pensée
chinoise, c'est avant tout la souplesse!
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