La politique de diversité dans les secteurs audiovisuels et

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La politique de diversité dans les secteurs audiovisuels et cinématographiques.
Quels publics pour quelle action publique ?
Maxime Cervulle
Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne
Centre de recherche Images, cultures et cognitions
[email protected]
Résumé
L’apparition de la thématique de la diversité depuis les années 2000 a contribué à
renouveler le débat public relatif aux discriminations ethnoraciales et a notamment
fait émerger la thématique de la représentation socioculturelle dans les médias.
L’exigence de représentativité désormais adressée au cinéma et à l’audiovisuel
français pose la question du rôle social et symbolique qui leur est attribué. Au-delà, la
production d’un discours implicite sur les publics, dans les documents de
communication de la commission « Images de la diversité » co-pilotée par le CNC et
l’Acsé, nous porte à interroger la conception des publics ainsi véhiculée. Il s’agit de
mettre au jour les préconceptions de l’action publique : quels publics les
établissements administratifs qui promeuvent la diversité construisent-ils pour fonder
leur action ? L’enjeu est d’exposer la rationalité qui préside à l’organisation des
dispositifs en faveur de la diversité, soit un ordre de compréhension des médiums
audiovisuels et cinématographiques et de leur rôle social qui synthétise diverses
appréhensions de la communication.
Mots-clés
Diversité – Audiovisuel – Cinéma – Publics – Représentation – Performativité
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Title
The politics of diversity in broadcast and film.
How do public institutions view audiences?
Abstract
The emergence of the issue of diversity since the 2000’s has deeply renewed the
public debates surrounding racial discriminations and sociocultural representations in
the media. The new claims for French broadcast and film’s inclusiveness raise the
question of the social and symbolic function ascribed to these fields by public
institutions. Furthermore, the implicit discourses on audiences that can be found in the
communication of the « Images de la diversité » commission, run by the CNC and
Acsé, makes one wonder about the preconceived views on audiences conveyed by
such institutions. This essay aims at delineating the rationality that organizes public
diversity plans, that is the conceptions of broadcasting and film and of their social
function that synthetize different views on communication.
Keywords
Diversity – Broadcasting – Film – Audiences – Representation – Performativity
2
« Diversité », « lutte contre les discriminations », « minorités visibles », « statistiques
ethniques » : autant de termes et expressions qui depuis les années 2000 n’ont cessé
d’alimenter débats et controverses au sein de la sphère publique (Doytcheva, 2010).
Parallèlement aux revendications sur ces questions qui ont émanées de la société
civile durant la dernière décennie, le gouvernement Raffarin a mis en œuvre durant le
second mandat de Jacques Chirac un programme de politiques publiques centré sur la
diversité ; programme qui conduira entres autres à l’établissement d’un Ministère de
l’égalité des chances ou à la création de la Haute autorité de lutte contre les
discriminations et pour l’égalité des chances (Halde). Dans ce même mouvement, la
mobilisation politique, associative et médiatique est devenue telle que le mot-clé
« diversité » a semblé apparaître comme un véritable porte-drapeau propre à fédérer
un consensus national. À tel point qu’en 2007, peu de temps après son élection à la
Présidence de la République, Nicolas Sarkozy déclare même envisager l’inscription
de cette notion dans le préambule de la Constitution (Wieviorka, 2008). Dans ce
contexte particulier, un déplacement semble s’esquisser dans les politiques publiques
françaises : la transition d’un modèle d’intégration vers un modèle de diversité. D’un
côté, une philosophie universaliste opposée à la prise en compte des particularités des
citoyens et prônant une assimilation des différences dans le corps national. De l’autre,
une valorisation de la différence accompagnée d’une réflexion sur les modalités d’une
lutte efficace contre les discriminations. Toutefois, plus qu’à un véritable changement
de logiciel politique, nous assistons plutôt à une reconfiguration qui voit se superposer
deux conceptions de l’égalité et de l’action publique en sa faveur : un moment de
trouble où le cœur de la France balance entre deux modes de rationalisation de la
sphère publique (Renaut, 2009).
3
Dans ce contexte de renouveau du débat public autour des discriminations, les
domaines audiovisuels et cinématographiques ont été au cœur des préoccupations.
Depuis les années 1980, les efforts conjoints d’institutions, de chercheurs, d’acteurs
politiques ou associatifs ont contribué à faire émerger en France la thématique de la
représentation socioculturelle dans les médias (Frachon & Sassoon, 2008 : 30-52). La
question de la part de représentation des désormais dites « minorités visibles » a en
particulier déchaîné les passions. Cependant l’exigence de représentativité désormais
adressée au cinéma et à l’audiovisuel français pose la question du rôle social et
symbolique qui leur est attribué. Au-delà, la production d’un discours implicite sur les
publics, à l’occasion de rapports ou documents de communication dans le cadre des
dispositifs de promotion de la diversité, nous porte à interroger la conception des
publics ainsi véhiculée. Il s’agit en particulier de mettre au jour les préconceptions de
l’action publique : quels publics les établissements administratifs qui promeuvent la
diversité construisent-ils pour fonder leur action ? L’enjeu est d’exposer la rationalité
qui préside à l’organisation des dispositifs en faveur de la diversité, soit un ordre de
compréhension des médiums audiovisuels et cinématographiques et de leur rôle social
qui synthétise diverses appréhensions de la communication.
Images et publics de la diversité
Le 14 novembre 2005, alors que des émeutes urbaines agitent le pays, le Président de
la République Jacques Chirac affirme dans une allocution télévisée la nécessité d’une
meilleure représentation de la société française dans l’audiovisuel. Dans la foulée un
fonds de dix millions d’euros est alloué au Centre national de la cinématographie et
de
l’image
animée
(CNC)
afin
de
soutenir
le
financement
d’œuvres
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cinématographiques, audiovisuelles et multimédias qui promeuvent « l’égalité des
chances » et la « cohésion nationale » : ce fonds sera contrôlé par la commission
« Images de la diversité ». Elle doit superviser le versement d’aides complémentaires
au développement, à l’écriture, à la production et à la distribution des œuvres
subventionnées. Pilotée conjointement par le CNC et l’Agence pour la cohésion
sociale et l’égalité des chances (Acsé), la commission soutient, entre 2007 et 2010,
427 projets représentant « la diversité de notre société » (CNC et Acsé, 2008) : 296
œuvres audiovisuelles et 116 œuvres cinématographiques, parmi lesquels courts,
moyens et longs métrages, documentaires ou de fiction.
Ce dispositif s’inscrit dans le prolongement d’une initiative du Fonds d’action
sociale pour les travailleurs immigrés et leur famille (FAS)1 qui en 1991 met en place
une commission audiovisuelle visant à soutenir la production d’œuvres représentant
l’histoire de l’immigration, la vie dans les « banlieues » françaises et les liens
entretenus par les personnes issues de l’immigration avec leur pays d’origine. D’une
certaine façon, le FAS reprenait déjà alors l’une des mesures préconisées par le
rapport Gaspard de 1982 sur les émissions de télévision à destination des audiences
immigrées. Ce rapport fera date en amorçant le débat public sur la question des
modalités de représentation de la société française dans l’audiovisuel. Il enjoint alors
au développement d’« échanges interculturels » via l’aide à la création audiovisuelle
promouvant intégration et cohésion sociale. Du rapport Gaspard jusqu’aux années
1990, les recherches et études françaises se concentrent essentiellement sur les
contenus audiovisuels à destination des populations immigrées : le lexique de travail
est centré sur les notions d’« immigration » et d’« intégration », là où à partir de la fin
des années 1990 les mots-clés « diversité » et « minorité visible » prendront
Aprés divers changements de noms et d’objectifs, entre 1958 et 2006, cet établissement public
devient l’Acsé. Pour un historique, voir le site officiel : http://www.lacse.fr.
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partiellement le relais. En 1991 est présentée la première étude quantitative portant
sur la représentation des « minorités ethniques » à la télévision française : réalisée par
le Centre d’information et d’études sur les migrations internationales, elle sort du
prisme de l’analyse exclusive des émissions visant les publics immigrés, pour
interroger les programmes d’information, de fiction et de divertissement à destination
du grand public. Ce mouvement d’élargissement du corpus considéré, passant
d’émissions thématiques à public restreint aux grilles des programmes générales,
s’accompagne d’un élargissement de l’angle d’analyse qui, au-delà de la figuration de
l’immigré, s’ouvre à un questionnement sur la représentation des minorités
ethnoraciales de nationalité française. Le passage de la commission audiovisuelle du
FAS au fonds « Images de la diversité » enregistre ce mouvement, celui d’un
décloisonnement qui au-delà d’une simple prise en compte des publics immigrés et de
leur représentation s’ouvre à l’ensemble de la société française.
Un autre mouvement va accompagner la politique de diversité, en particulier
dans l’audiovisuel. Le premier rapport du CSA sur la représentation audiovisuelle des
« minorités visibles » (Malonga, 2000) avait pour but de « repérer la présence des
minorités noires, maghrébines et asiatiques dans une semaine de programmes
hertziens » (Malonga, 2005). En 2008, avec le rapport Macé, l’élargissement de la
notion de diversité se poursuit avec l’ajout de l’indexation par « genre » et « catégorie
socioprofessionnelle », qui complète l’indexation par « marqueur ethnoracial » des
locuteurs représentés. Le rapport se fonde sur une définition de la diversité comme
norme politique de non-préjudice audiovisuel. Contestant une vision réductrice de
l’idée de représentativité, il souligne que la notion de diversité « n’impose pas à la
télévision d’être le reflet fidèle de la société française » (3) ; une telle requête étant
notamment impossible du fait de l’absence de données statistiques sur la composition
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ethnoraciale de la population (Simon & Stavo-Debauge, 2004). Il s’agit plutôt, pour
les institutions et professionnels du secteur, « de veiller à ce que certains individus et
groupes, présents dans la société française et dont on sait qu’ils sont sujets à
discrimination dans les pratiques sociales, ne soient pas également sujets à
discrimination par la télévision elle-même » (3-4). Cette position se situe dans la
lignée de l’élargissement des compétences du CSA suite au vote de la loi du 9 mars
2006 dite « loi pour l’égalité des chances » qui attribue au CSA une mission nouvelle,
celle d’agir contre les discriminations dans le champ de la communication
audiovisuelle. Cette mission entérine un partage des compétences entre le CSA et la
Halde sur la question de la discrimination dans le secteur audiovisuel : le premier
faisant autorité sur les déficits et biais représentationnels, le second sur les
discriminations en termes d’opportunités d’emploi et de carrière (Frachon & Sassoon,
2008 : 46).
Le partenariat entre le CNC et l’Acsé autour du fonds « Images de la
diversité » délimite le périmètre d’action de l’établissement administratif en charge de
la régulation de l’économie du cinéma français. En effet, contrairement au CSA, le
CNC ne s’est pas vu attribuer à proprement parler de compétences nouvelles en
termes de lutte contre les discriminations ; pas plus qu’il n’a jugé nécessaire de se
doter d’outils de diagnostic permettant de mesurer la diversité. On aurait pourtant pu
penser que la problématisation publique du défaut de représentativité dans
l’audiovisuel aurait rencontré un certain écho dans le secteur cinématographique, en
suscitant par exemple des enquêtes sur la perception de la diversité des origines dans
le cinéma français ou parmi les œuvres distribuées en France. Ainsi, malgré la
saillance de la question au sein de la sphère publique, nous ne disposons toujours pas
de données relatives à la représentativité des œuvres cinématographiques produites
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et/ou distribuées en France. Il apparaît donc aujourd’hui difficile de faire état de la
situation réelle des minorités ethnoraciales sans se fier à une vague sensation, celle
qu’en ce domaine comme à la télévision les écrans « restent désespérément pâles »
(HCI, 2005). L’action de la commission « Images de la diversité » est ainsi soustendue par un postulat infondé – comme le démontre l’analyse des déclarations faites
par les présidents de l’Acsé, du CNC, du CSA et de la commission dans les supports
de communication de cette dernière. Tout se passe en effet comme si l’idée présidant
à l’action était celle d’un pouvoir de l’image à transformer les représentations sociales
et les conduites des publics.
Pour le président de l’Acsé, Dominique Dubois, la commission sert à
« promouvoir une image de la France riche de sa diversité culturelle, artistique et
humaine, capable d’impulser un changement profond et durable des mentalités et de
contribuer à une connaissance approfondie de la société française » (CNC & ACSÉ,
2007 : 2). Véronique Cayla, directrice générale du CNC entre 2007 et 2010, affirme
quant à elle que le cinéma et l’audiovisuel ont une « fonction de miroir de la société »
et qu’ils « jouent un rôle de premier plan en faveur de l’intégration » (3). Enfin, pour
le président de la commission, Alexandre Michelin, il faut « sans cesse rappeler que la
puissance de l’image sur les consciences permet de lutter contre les exclusions, les
drames, les déracinements et aide à réinventer sa vie, à se réinventer » (6). Les
positions de ces trois acteurs du dispositif mettent en relief des conceptions
différentes de l’action. Ces différences s’expriment en termes d’objectif :
« l’intégration » de publics a priori non intégrés pour Cayla, un changement des
mentalités et une prise de conscience face au racisme et aux discriminations pour
Dubois et Michelin. On peut ici entendre une divergence quant aux publics ciblés. Le
lexique de « l’intégration » renvoie dans le contexte institutionnel français à un
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vocabulaire politique centré sur les « populations immigrées », tandis que le thème
d’une transformation des représentations s’inscrivant dans le cadre de la lutte contre
les discriminations évoque un public national plus large.
Les différences s’expriment aussi en termes d’appréhension du cinéma et de
l’audiovisuel, pensés comme reflet de la société par Cayla, comme outil d’ingénierie
sociale et politique par Dubois et Michelin. Malgré leur divergence théorique, ces
deux positions reposent sur l’idée qu’un déficit de représentation, ou une
représentation biaisée, peut contribuer à la formation d’imaginaires sociaux
dommageables du point de vue de la lutte contre le racisme et les discriminations.
Selon cette perspective, accroître et modifier les modes de figuration des minorités
ethnoraciales, pourrait transformer la sphère publique elle-même et atténuer les
formes contemporaines du racisme. On peut entendre là une forme de compréhension
performative de la représentation ; compréhension néanmoins informée par deux
prismes différents. Selon la conception mimétique de la représentation que véhicule le
discours de Cayla, la dissonance entre un référent (la société française) et son reflet
médiatique constituerait un acte littéral d’exclusion du corps national pour les groupes
sociaux absents des écrans. La conception de la performativité ici à l’œuvre semble
s’appuyer sur celle de Pierre Bourdieu, pour qui l’efficacité d’un acte de discours
repose sur les conditions institutionnelles de son énonciation (Bourdieu, 1982 ; Butler,
1997 : 201-252). Ainsi, ouvrir les institutions représentationnelles à l’ensemble de la
société française permettrait la production performative de cohésion sociale. À cette
vue s’oppose une conception de la performativité plus proche aussi bien de celle
d’Austin (1962) – qui rompt avec l’idée d’indexicalité (et donc de mimétisme) du
discours – que de Derrida (1972), selon lequel la force performative opérerait par
rupture avec les énoncés antérieurs. Le volontarisme politique ouvrant la
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représentation audiovisuelle et cinématographique à la diversité sans référence directe
ou automatique à la composition de la société française ouvrirait ainsi la voie à un
changement radical des possibilités et modes d’énonciation du monde. Mais, au-delà
de cette définition de la communication audiovisuelle et cinématographique ainsi
proposée en creux, quelle conception des publics porte donc ce dispositif ?
Le spectateur « laswellien » de l’action publique
Le portrait ici dressé du spectateur est en quelque sorte celui d’un spectateur
« malléable » dont la conscience (potentiellement raciste) pourrait être remodelée par
le « pouvoir de l’image ». D’une certaine manière ce spectateur assujetti à la force
visuelle évoque celui de Harold Lasswell incorporant passivement des contenus qui
s’imprimeraient en lui telle une « seringue hypodermique » injecterait une substance
directement dans l’organisme. On pourrait même avancer un pas de plus dans la
comparaison entre le spectateur imaginé par ce dispositif et la théorie de Lasswell.
Au-delà de ce qu’il identifie comme les « effets directs » de la communication de
masse, Lasswell (1971) va jusqu’à envisager la propagande comme socle de la
démocratie, son concept de « gestion gouvernementale des opinions » décrivant un
mode de gouvernance publique. Le spectateur ici implicitement envisagé est perçu
comme réceptacle d’un discours public véhiculé par le cinéma et l’audiovisuel ;
discours qui l’affecterait directement et indifféremment à ses spécificités sociales,
culturelles ou idiosyncrasiques. Il est intéressant de constater qu’une telle conception
du spectateur rend inutile toute enquête de réception auprès des publics, le postulat de
l’action étant celui d’une effectivité de la puissance cinématographique et
audiovisuelle. Ainsi, la mission du fonds « Images de la diversité » doit bien, dans
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cette logique, être celle d’une réflexion sur les contenus appropriés – et donc aptes à
recevoir une subvention – qui doivent être portés à l’attention des publics. La
passivité inhérente à la conscience spectatorielle devant, selon cette logique,
permettre une transformation des représentations sociales et des conduites à condition
que les contenus soient choisis et produits avec le soin nécessaire et selon la ligne
directrice du fonds.
Ce spectateur « lasswellien » de l’action publique a pour principal défaut de
renfermer une conception anti-sociologique des publics. Plus que sur un savoir fondé
en rationalité et éprouvé empiriquement, cette vision de l’action publique repose en
effet sur des « prénotions » au sens de Durkheim (1968 : 19), des « représentations
schématiques et sommaires […] formées par la pratique et pour elle ». La force
d’inertie de ces prénotions – qui ont en commun avec les « croyances » de William
James (2007) leur visée pragmatique – restreint in fine le champ de compétence et
d’action des pouvoirs publics. Ces derniers s’en trouvent réduits, par la sélection des
films méritant subvention, au rôle de pourvoyeur de discours visant à changer les
représentations sociales.
Il est remarquable de constater qu’en tant qu’il justifie l’absence d’enquêtes
auprès des publics ce spectateur « lasswellien » permet à ces établissements
administratifs de se conformer à peu de frais aux recommandations de la Commission
nationale de l’informatique et des libertés (CNIL) qui restreint très fortement la
« mesure de la diversité » (Debet, 2007). En ce sens la croyance en la « puissance de
l’image » est ici bien utile car elle autorise de s’affranchir d’enquêtes publiques
coûteuses, lourdes sur le plan administratif et juridique, ainsi que potentiellement
sujettes à polémique dans un climat politique encore indécis vis-à-vis de la pertinence
des « statistiques de la diversité » (Simon & Stavo-Debauge, 2004). Les restrictions
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imposées par la loi du 6 janvier 1978 – dont le respect est garanti par la CNIL –
contraignent fortement toute enquête publique d’envergure nationale relative à
l’identité ethnoraciale qui pourrait être conduite auprès des publics. Afin de satisfaire
au cadre juridique, une telle recherche devrait nécessairement employer la méthode
généalogique (questions sur les origines) ou onomastique (analyse du nom de famille)
pour classer la population d’enquête en fonction d’une origine inférée (Debet, 2007).
Pourtant si ses méthodes auraient l’avantage d’« objectiver » cet objet hybride et
multidimensionnel qu’est l’identité, elles ont aussi le net désavantage de laisser de
côté les dimensions subjectives, cognitives et réflexives qu’entretiennent les acteurs
sociaux vis-à-vis de qui ils sont. L’identification, que nous entendons au sens d’un
processus de subjectivation, de stylisation de soi et de réflexivité identitaire, n’est pas
l’identité « officielle » entérinée par l’état civil. Tout comme l’origine, l’ascendance
ou la nationalité étrangères ne signifient pas nécessairement, l’appartenance à une
minorité non-blanche. À l’inverse, l’accent mis sur l’origine ou la nationalité dans ce
type d’enquête peut contribuer à minimiser le sentiment de sous-représentation que
peuvent éprouver certains français des DOM-TOM. En clair, ces outils manquent de
finesse concernant l’auto- ou l’allo-identification des acteurs sociaux à un groupe
racialisé et leur perception des discriminations ou biais représentationnels en fonction
de celles-ci.
Face à l’absence de données, de nombreuses questions se posent quant à la
diversité dans le cinéma et l’audiovisuel français, voire quant à la commission
« Images de la diversité » elle-même. Dans son rapport annuel, le CNC rapporte les
entrées des films subventionnés dans ce cadre, mais qu’en est-il des films n’ayant pas
reçu le soutien de la commission et dans lesquels sont représentés des personnages
appartenant à une minorité ethnoraciale ? Quelle est l’incidence statistique – en
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d’autres termes y a-t-il une corrélation – entre la présence de personnages non-blancs
et le nombre d’entrées ? Et quelle est la ventilation des entrées en fonction de
l’identité ethnoraciale déclarée et assumée par les publics ? Les « films de la
diversité » soutenus par le CNC et l’Acsé satisfont-ils « les publics de la diversité » ?
Sans réponse à ces questions, nous ne pouvons aujourd’hui apprécier la place
véritable des minorités ethnoraciales dans l’imaginaire cinématographique et
audiovisuel national.
Des contenus performatifs ?
La politique de diversité audiovisuelle et cinématographique s’appuie à la fois sur une
conception mimétique de la représentation (le cinéma comme « reflet de la société »)
et sur une appréhension quasiment laswellienne des publics. Si la première position
tend à atténuer le caractère réflexif des médias au profit de leur aspect réfléchissant, la
seconde situe quant à elle les publics en position de passivité face à des contenus dont
l’effet idéologique direct semble garanti. La question qui se pose dans ce contexte est
donc la suivante : comment jongler avec le débat sur la diversité et la « théorie des
effets » ? Ou, pour le formuler autrement, comment prendre en compte les
problématiques institutionnelles relatives à la diversité sans tomber dans « le piège de
la théorie des effets directs » (Maigret, 2003 : 53-63) ? Répondre à cette question
nécessiterait la conduite de larges études de réception. De telles études permettent
notamment d’interroger le jeu à double sens par lequel les publics attribuent du sens
aux œuvres en fonction de leur(s) identité(s) et par lequel les œuvres jouent un rôle
constitutif dans la formation de leur(s) identité(s). Se poserait ainsi la question du
niveau de l’analyse propre à observer ces mécanismes socio-discursifs. Pour David
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Morley, l’articulation entre les niveaux micro- et macro-sociologiques de l’analyse
réside dans l’idée de Giddens de « structuration », selon laquelle les macro-structures
sont reproduites à une échelle micro dans les pratiques et activités quotidiennes
(Morley, 1992 : 18-19 ; Giddens, 1979). L’identification de processus macrosociologiques dans la relation entre les publics et, par exemple, la télévision peut donc
passer par une observation des usages, discours ou pratiques, l’analyse se situant au
plus prés des acteurs sociaux, au plus proche des activités courantes. Emmanuel Ethis
(2008 : 57) note quant à lui que la sociologie de la réception permet précisément de
réconcilier les approches micro- et macro- aussi bien que les méthodes qualitatives et
quantitatives. Il s’agit de « lier l’étude des œuvres à leurs fonctions de socialisation »
dans un aller-retour entre les formes, conditions et incidences sociales de la réception
(Ethis, 2008 : 56). L’enjeu est donc de questionner les logiques sociales de la
communication audiovisuelle et cinématographique eu égard à la thématique de la
diversité, de penser par exemple l’articulation entre usages, fabrique du sens,
formation identitaire et cristallisation des représentations sociales. Cette question de
« l’articulation » – soit l’interrogation sur les phénomènes de co-construction et codétermination – a donné lieu à une véritable méthode de travail au sein des Cultural
Studies britanniques (Slack, 1996). Il s’agit de penser la connexion contingente et
non-nécessaire entre différentes pratiques et logiques sociales (Hall & Grossberg,
1996), d’investiguer « la production de l’identité à partir de différences, de l’unité à
partir de fragments, de structures à partir de pratiques » (Grossberg, 1992 : 54). Un tel
chantier ouvre notamment la voie à l’appréhension des modalités d’articulation des
représentations sociales individuelles et collectives au sein de la sphère publique.
Une évaluation qualitative du caractère véritablement performatif des cultures
cinématographiques et audiovisuelles, soit de leur capacité à produire activement des
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représentations sociales et cadres d’action s’avère tout à fait indispensable. Tester
l’hypothèse du caractère performatif de la représentation devrait en outre conduire à
une réévaluation des enjeux du débat : sa validation permettrait d’affirmer la nécessité
d’une diversification des écrans et d’une attention continue aux modalités de
représentation comme véritables stratégies antiracistes, tandis que son invalidation
conduirait à atténuer le recours à des déclarations de croyance en la performativité
audiovisuelle et cinématographique comme fondement de l’action publique. À
l’évidence ceci n’empêcherait pas d’insister sur la nécessaire ouverture de ces espaces
professionnels, mais entraînerait une reconsidération de la logique de l’action en ce
domaine.
Conclusion
Les dispositifs publics de promotion de la diversité dans l’audiovisuel et au cinéma
achoppent aujourd’hui sur la question des publics. Sans doute faudrait-il, pour pallier
à ce point aveugle, que soient mises en œuvres des études de réceptions permettant de
décrire les rapports qu’entretiennent les publics avec la culture audiovisuelle et
cinématographique française et d’identifier les sentiments d’exclusion de la
communauté nationale imaginée (Anderson, 1983) ou les perceptions des biais
représentationnels ou déficits d’image. De telles recherches pourraient ainsi faire
apparaître à nos yeux trop souvent « diversity blinded » (Rigoni, 2009) des
problématiques et problèmes encore immergés. Bien qu’on ne puisse poser en
préalable que les enjeux de visibilité garantissent une diminution des discriminations
dans les pratiques sociales, la nécessaire convergence de ces deux domaines d’action
15
ne peut passer que par une prise en compte – scientifique, politique et institutionnelle
– de la parole de ceux et celles qui, trop souvent, sont occultés des écrans.
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