Joanie Maheu Médicalisation de la déviance: Pourquoi la société moderne croit-elle nécessaire de traiter l'hyperactivité? L’étude de l’hyperactivité, son diagnostic ainsi que son traitement sont tous relativement récents. Pourtant, il est évident que les comportements turbulents constatés chez certains jeunes ne datent pas d’hier. Comment l’hyperactivité en est-elle venue à être considérée comme une déviance, et pourquoi la société occidentale moderne ressent-elle le besoin de la médicaliser à tout prix? Pour répondre à ces questionnements, il faut d’abord comprendre ce qu’on entend par « déviance ». De nos jours, dans les sociétés occidentales, la plupart des individus ont comme valeur principale la recherche de leur propre bien-être, qui passe entre autres par une vie en santé. « Lorsqu’il y a atteinte à la norme du bien-être, à la vie elle-même, à la vie en bonne santé, il y a déviance. » (leçon 12) Ainsi, un comportement qui nuit au bienêtre de quelqu’un ou encore à celui de son entourage est considéré comme déviant de la norme puisqu’il est susceptible de produire souffrance et douleur. L’obésité, l’homosexualité, le suicide, le crime, la toxicomanie et, bien sûr, l’hyperactivité en sont tous des exemples. En effet, un enfant diagnostiqué comme hyperactif voit sa possibilité de réussite scolaire grandement restreinte. De plus, par son comportement, il peut empêcher ses camarades d’avoir accès à un environnement où les conditions d’apprentissage sont optimales. D’ailleurs, dans le rapport INSERM « Trouble des conduites chez l’enfant et l’adolescent » publié en France en 2005, ces troubles se définissent surtout comme « une atteinte majeure aux droits d’autrui et aux normes sociales » (Lafortune, 2007). S’il y a atteinte au bien-être personnel, c’est donc que l’hyperactivité constitue une transgression morale, une maladie du comportement, une déviance qui, selon les valeurs modernes, doit être médicalisée. En effet, au cours des siècles derniers, tant la catégorisation que le traitement de la déviance ont grandement progressé. (Clain, 2005) Alors qu’à une certaine époque, fous et criminels étaient traités pareillement et enfermés ensemble, au 18e siècle, on a commencé à isoler ces deux catégories : la prison pour les criminels, l’internement pour les malades mentaux. Toutefois, deux siècles plus tard, « la séparation entre le criminel et le fou opérée par le droit et la psychiatrie du 19e siècle tend désormais à se résorber et la médicalisation de la peine se généralise. » (Clain, 2005) On traite maintenant les déviances à travers la régulation biochimique des comportements (Clain, 2005), soit la médicamentation. Agir sur le comportement par des médicaments ou des drogues est une coutume qui ne date pas d’hier et qui semble être partagée par plus d’un peuple : « Dans presque toutes les sociétés humaines, à toutes les périodes de l’histoire, les gens ont recours à des substances psychotropes (capables de modifier l’humeur et la conscience) pour soulager leurs maux physiques et psychiques, mieux dormir et mieux travailler, être plus joyeux et observer les rites religieux. » (Cohen, 1996) Cependant, une particularité des sociétés occidentales est que la population semble croire presque aveuglément aux conseils des divers médecins et spécialistes pour tout ce qui se rapporte au corps et à sa santé; dorénavant, « c’est dans l'ensemble de la vie sociale que s'impose la figure de l'expert » (Clain, 2005). La science fait maintenant partie intégrante de la vie en général des individus: « On a confié à la science, au droit et à la médecine la responsabilité de définir ce qui est normal dans les sociétés modernes. » (leçon 12) Elle dicte les comportements qui sont normaux et ceux qui sont déviants, ainsi que le traitement réservé à chaque trouble ou maladie. Évidemment, les avancées dans la science ont permis de mieux comprendre le fonctionnement du cerveau ainsi que de découvrir différents médicaments pouvant agir sur les « dysfonctionnements » de ce dernier. On trouve alors un plus grand nombre de troubles que jamais affectant le cerveau (l’hyperactivité n’en est qu’un exemple), et à chaque trouble, son médicament prescrit. Si le patient s’en trouve mieux, c’est que le traitement était efficace. « Est traitement ce qui se prescrit pour traiter une maladie. Est maladie ce pour quoi il existe un traitement. » (Cohen, 1996) En somme, si un traitement fonctionne, c’est qu’il y avait bel et bien une maladie à soigner. La médicamentation des comportements déviants tels que l’hyperactivité justifie donc leur existence, et vice versa. L’industrie pharmaceutique s’en trouve avantagée, surtout que « lorsque des traitements médicamenteux sont proposés aux enfants, il s’agit de prescriptions à long terme » qui visent le contrôle de la maladie et non sa guérison (Lafortune, 2007). Évidemment, si on considère la médicalisation comme « le contrôle social de comportements indésirables » (Collin et Suissa, 2007), il serait erroné de mentionner la médicamentation comme seul aspect de la médicalisation. Cependant, c’en est sans contredit une partie majeure, puisque la prise de médicaments constitue une forme de contrôle médical dans la gestion des problèmes sociaux et concerne donc directement notre rapport au corps physique, mais aussi social (Collin et Suissa, 2007). En somme, l’hyperactivité est considérée comme une déviance de par son caractère nuisible au bien-être individuel, valeur primordiale de nos sociétés modernes. Comme il est d’usage depuis les dernières décennies, et ce, sous le conseil avisé des médecins et autres experts, ce trouble se doit d’être médicalisé puisqu’un traitement en ce sens existe. Cette prise en charge se manifeste le plus souvent (mais pas exclusivement) par la prise de médicaments. Bref, d’un point de vue anthropologique et bien que ne faisant pas l’unanimité au sein, entre autres, du milieu enseignant, cette médicalisation systématique de l’hyperactivité ainsi que la médicamentation qui s’ensuit se comprend puisqu’elle s’inscrit dans une logique consumériste de normalisation des capacités tout à fait moderne. 951 mots Bibliographie BEAUDOIN S., 2012, leçon 12, Corps, souffrance et douleur, cours en ligne, Université Laval. CLAIN O., 2005, «La médicalisation de la déviance dans le monde contemporain», Synapse. Journal de psychiatrie et système nerveux central, 215 : 9-14 [1-9]. COHEN D., 1996, « Les « nouveaux » médicaments de l’esprit, marche avant vers le passé? », Sociologie et sociétés, 28 : 2 : 17-33. COLLIN J. et SUISSA A. J., 2007, «Les multiples facettes de la médicalisation du social», Nouvelles pratiques sociales, 19 : 2 : 25-33. LAFORTUNE D., 2007, « Expliquer, dépister et traiter médicalement les troubles du comportement des enfants et des adolescents », Nouvelles pratiques sociales, 19 : 2 : 62-75.