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RuralStruc
Note 4 (JC)
Juin 2006
Questions démo-économiques
I - « Agriculture matters » : Importance, croissance et pauvreté de la population rurale
La croissance démographique élevée persiste dans la plupart des pays en développement,
même si cette croissance est très variable entre pays du fait de l’inégal avancement de la
transition démographique (qu’il convient de repérer). Cette croissance crée des processus
structurels durables, largement autonomes, et qui infléchissent les effets structurels de la
libéralisation.
La croissance, en valeur absolue, de la population rurale continue y compris dans des pays
où sa part dans la population totale tend à décroître.
Le nombre de pauvres dans la population rurale est particulièrement élevé. C’est ce constat
qui a réorienté vers l’agriculture les « pro-poor policies » (notamment dans les interventions
de la Banque Mondiale), avec des problématiques et des priorités souvent très différentes de
« l’urban bias » des premiers plans de développement et, plus encore, des politiques
économiques qui leur ont succédé.
Le chômage et le sous emploi dans l’agriculture restent considérables en valeur absolue. Ce
qui est souvent un symptôme et une cause de sous emploi macroéconomique. Il est significatif
que le chômage dans l’agriculture soit devenu (ce qu’il n’était pas à l’origine) un thème
majeur du BIT. En reprenant à son compte l’expression « Agriculture matters », le BIT a, sur
ce point, une problématique assez éloignée de nombre de modèles d’économie internationale
qui reposent sur une hypothèse de plein emploi.
II La pauvreté et le sous emploi agricoles ont des causes agricoles et des causes non
agricoles
La pauvreté et le chômage ruraux sont, en premier lieu, le résultat de causes propres à
l’agriculture. Ces causes sont très diverses selon les pays et les régions : il peut y avoir des
dépassements de l’optimum de population eu égard aux ressources naturelles (entraînant une
baisse des rendements par tête), des progrès « récessifs » diminuant le besoin de main-
d’œuvre (par exemple mécanisation), des régimes fonciers trop rigides (immobilisant des
terres), ou des inégalités de ressources et de pouvoirs (expulsant les pauvres de leurs emplois
ou de leurs terres), etc.
La pauvreté et le chômage ruraux sont aussi dus à des causes exogènes : aux caractéristiques
générales de l’économie et aux influences extérieures.
- la faiblesse des effets d’entraînement intersectoriels : la demande en produits
agricoles, la hausse de la productivité agricole et l’absorption de la main-d’œuvre
excédentaire dans l’agriculture par d’autres secteurs s’avèrent plus faibles que ne
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l’espéraient les premiers modèles de développement (ainsi d’ailleurs que les effets de
concurrence et de rivalité intersectorielles) ;
- la concurrence des importations agricoles et les difficultés des exportations agricoles
(étudiées par les modèles de commerce international) ;
- la concurrence sur les marchés locaux des entreprises modernes étrangères sur la
production et la commercialisation locales (s’aggravant en cas de « segmentation »).
III - L’exode rural : les aspects démo-économiques du « push and pull »
Les flux humains de sortie de l’agriculture (exode rural) résultent d’effets de push et de pull :
effets de push suscités par les excédents (réels ou ressentis) de population rurale agricole ;
effets de pull créés par l’attraction (mécanique ou anticipée) des villes (urbanisation) et de
l’étranger (émigration).
Les effets de push et de pull résultent pour partie de calculs microéconomiques (bien ou mal
informés). L’attraction peut résulter d’observations sur les disparités entre villes et campagnes
et les disparités entre l’international et le local. Ces calculs comportent toujours, de la part des
migrants, une dose de pari sur la probabilité d’obtenir un emploi dans des villes les
chômeurs sont cependant déjà nombreux. M. Todaro (1971) et A.P. Thirlwall (1983) ont
même montré que la création d’emplois dans les villes peut créer une hausse des migrations
rurales-urbaines entraînant un « high level unemployment equilibrium trap »
1
.
Les effets de push and pull ne sont pas cependant réductibles à des rationalités économiques
individuelles, ce qui constitue un point de différence notable avec les modèles d’équilibre
général. Ils sont plutôt le fait de stratégies démo-économiques : (i) ce sont des stratégies de
familles ou de groupes restreints, même s’il y a des tensions interindividuelles; (ii) ces acteurs
collectifs décident en fonction d’objectifs à la fois économiques et démographiques ; (iii) ils
utilisent des instruments à la fois démographiques et économiques (investissement dans
l’éducation, dans la migration, dans la formation d’un capital social collectif, etc.). Il en
résulte qu’il est nécessaire, comme l’on montré les débats de M’bour, de descendre au niveau
des décisions de groupes restreints, de leur rationalité, de la pluriactivité des familles, etc.
Le contrôle des effets de push and pull est recherché par les politiques publiques qui tentent
d’agir sur la mobilité vers les villes ou vers l’étranger (par des actions sur les revenus, la
localisation des infrastructures sociales - santé publique, éducation, etc.) et sur les stratégies
familiales, y compris sur les comportements démographiques (encouragement du contrôle des
naissances, fiscalité, etc.). Simultanément les politiques publiques non spécialisées dans la
gestion des populations comportent des actions sur les différentes activités productives, sur
l’ouverture des frontières, sur la gestion des finances publiques, etc., qui ont des biais
conscients ou inconscients en faveur ou en défaveur des paysans (exemple des protections
commerciales en faveur des activités non agricoles et en défaveur de l’agriculture).
En outre les politiques publiques sont, dans les questions démo-économiques, un reflet de
rapports de pouvoir et de tensions ou compromis entre des groupes sociaux formels ou
informels : les problèmes d’exode rural, d’urbanisation et de migrations internationales ne
sont pas réductibles à des rapports purement économiques. Ils reflètent les perceptions
différentes de partenaires qui véhiculent des savoirs mais aussi des images et des imaginaires
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M. Todaro, Income Expectations, Rural-Urban Expectations and Employment in Africa, International Labour
Review, 1972 ; A.P. Thirlwall, Growth and development (Third Edition), 1983.
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sociaux. En d’autres termes, ils relèvent d’une « économie sociopolitique du
développement » (depuis peu développée dans les publications de la Banque mondiale)
2
. Il est
certes difficile de prévoir ces tensions et ces compromis ; mais il est impossible d’en faire
abstraction (c’est d’ailleurs une autre différence entre les analyses démo-économiques et les
analyses d’équilibre de l’économie néo-classique).
Il est assez fréquent que l’urbanisation soit citée comme créant un risque de push and pull
excessif au regard de l’optimum économique et que les migrations internationales soient
considérées comme créant un push and pull inférieur à l’optimum économique. Ce qui
demande des observations plus précises abordées ci-après.
IV - Les processus démo-économiques d’urbanisation
Les risques d’une urbanisation trop rapide (d’un exode rural trop fort) ont toujours été
évoqués à chaque collage de développement. Dès le XIXème siècle, les pays européens
avaient peur d’un exode rural pouvant mettre en péril l’équilibre social et politique des villes
(peur d’une croissance incontrôlable des « classes dangereuses » - la « populace »). Cette peur
motivait le freinage de l’exode rural (exemple de la France qui y subordonnait sa politique
agricole) ou l’encouragement (parfois même la contrainte) à émigrer (exemple du Royaume-
Uni). Ce fut aussi l’une des justifications de la colonisation (cf. le cas de l’Algérie pour la
France, abordé à M’bour).
Aujourd’hui, l’exemple atypique de la Chine qui freine l’urbanisation montre combien ce
freinage demande de règlements (invention de la catégorie juridique de « migrants
temporaires » dans les villes), de restriction des libertés et de menaces de sanctions. Il faut
alors autoritarisme et même violence pour contrer l’évolution spontanée.
Dans la plupart des pays en développement, l’urbanisation a atteint un rythme naguère
inconnu :
- la différence entre les revenus urbains visibles et les revenus ruraux est accentuée par
les contacts des villes avec l’extérieur, l’étranger. Les villes se sont toujours
développées dans les pays qui étaient ouverts. Mais, sur ce point, seul un examen
précis peut dire si cette inégalité de revenus s’accroît ou s’il y a surestimation de la
richesse urbaine (surestimation qui, si elle est le fait des ruraux, conforte l’exode
rural) ;
- les politiques publiques ont, au moins dans les années 60, consciemment ou
inconsciemment, eu un « biais urbain ». Cela s’est manifesté par un laxisme sur les
salaires administratifs, une politique d’importation de produits alimentaires, une
politique de subventions aux villes, etc. ;
- la « transition urbaine », conséquence de la transition démographique, était accélérée,
dans les siècles précédents, par une mortalité élevée dans les villes et une baisse de la
natalité. Désormais, l’accroissement de la population urbaine tend à perdurer du fait de
la réduction de la mortalité urbaine (progrès médicaux) et du maintien de la fécondité
à un niveau élevé. Il se crée un processus de croissance autoentretenue de la
population urbaine ;
2
Merril S. Grindle, in Meier G. and Joseph E. Stiglitz (coord.), Frontiers of Development Economics, World
Bank 2002 ; Roberto Zagha, Economic Growth: Learning from a Decade of Reform, World Bank 2004.
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- les financements extérieurs ont souvent favorisé les villes, quelles que soient leurs
intentions premières. Même les aides extérieures destinées à la totalité de la population
se sont vues appropriées, ou même détournées, par des forces socio-politiques
urbaines puissantes. Les pouvoirs publics n’ont souvent pas pu sister aux pressions
des urbains et le spectacle de la pauvreté urbaine a souvent été plus remarqué que les
faits de pauvreté rurale ;
- le biais urbain peut être le résultat d’un mode de développement basé (comme c’est
notamment le cas en Afrique) sur une extraversion portant plus sur les importations
que sur les exportations sachant que, par ailleurs, une part importante des exportations
porte sur des produits pétroliers et miniers dont les recettes sont appropriées par les
administrations publiques.
Aujourd’hui le biais urbain a été maintes fois critiqué, en doctrine et sur le terrain. Chaque
pays a connu des essais, spontanés ou suscités, de lutte contre la pauvreté et particulièrement
contre la pauvreté rurale, avec de multiples actions des Etats, des aides extérieures, des ONG,
des acteurs locaux, etc. Ainsi, on a vu des plaidoyers pour la revalorisation relative des prix
agricoles, des protections commerciales sur certains produits agricoles importés, des efforts
d’organisation pour rendre les filières plus efficaces, etc. Mais le processus de libéralisation,
en cours, dont les conséquences sont au cœur de RuralStruc, pourrait modifier ces
orientations.
V Les analyses démo-économiques des migrations internationales
V.1. L’émigration, une opportunité traditionnelle pour les ruraux
Historiquement les migrations internationales ont, à plusieurs reprises, contribué à absorber
des populations rurales menacées de chômage visible ou caché. Que ce risque de chômage
vienne d’une croissance démographique accélérée (début de la transition démographique),
d’une insuffisance des rendements agricoles (famines ou insécurités alimentaires), de gimes
fonciers inégalitaires (enclosures ou croissance des grandes propriétés), de la marginalisation
de l’agriculture traditionnelle par la concurrence d’une agriculture plus productive
(segmentation de l’offre) ou encore d’une spécialisation nationale dans les activités non
agricoles (choix du libre échange au Royaume-Uni).
Aujourd’hui assiste-t-on à des migrations ouvrant des « exit options » aux populations rurales
marginalisées des pays du Sud à croissance faible ? Il y a de nouveau simultanément chômage
et pauvreté dans les campagnes (principalement dans les Suds) et des pôles de croissance
économique (notamment mais non exclusivement au Nord et dans les pays émergents) qui
possèdent un fort potentiel d’attraction. Ces disparités sont désormais facilement connues
dans les pays du Sud et y créent des anticipations qui, même et surtout quand elles sont
exagérément optimistes, tendent à accroître les départs (avant, peut-être que n’apparaissent
déceptions et restrictions). Simultanément, la plupart des pays d’émigration sont moins
hostiles qu’autrefois à cette émigration, à l’exception bien sûr des migrants diplômés (« brain
drain »).
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Statistiquement, à l’échelle mondiale, les transferts ou « remises » de migrants s’accroissent
plus vite que les flux d’aide et les flux d’investissement direct.
3
. Les transferts des migrants
allant à leurs familles et à leurs villages pourraient être un des apports les plus efficaces à la
lutte contre la pauvreté et aux investissements ruraux (c’est la thèse en vigueur parmi les
agences d’aide). La migration aurait de ce fait un double rôle (par les départs et par les
transferts) dans la lutte contre la pauvreté et le chômage.
Ces anticipations sur le rôle des transferts doivent évidemment être nuancées : les statistiques
de migrations sont très imparfaites ; l’immigration se heurte à de multiples freins (que les
projections ont souvent tendance à sous-estimer) ; les flux migratoires sont concentrés entre
un petit nombre de pays (dans des relations souvent bilatérales); enfin les prévisions sur les
migrations d’origine rurale doivent tenir compte de l’évolution actuelle des besoins et des
choix des Etats du Nord (cf. « l’immigration choisie ») qui montrent une préférence pour les
flux, notamment les flux provisoires, de travailleurs qualifiés.
V.2. Migrations et commerce international: deux opportunités non substituables
La théorie néo-classique du commerce international a souvent détourné du repérage des effets
des migrations. Outre que cette théorie était souvent exposée en supposant le plein emploi,
elle a été construite pour démontrer que la mobilité des produits (par le commerce) peut
dispenser de la mobilité des facteurs (par les migrations), puisque les deux entraînent
l’égalisation internationale des prix des facteurs.
Cette vision était donc économiquement libérale en matière de commerce (comme en matière
d’investissement international) et politiquement très interventionniste (en matière de
migrations). Ce qui est, encore aujourd’hui, assez représentatif des politiques publiques.
Même dans la phase actuelle de mondialisation, les Etats s’estiment contraints de libéraliser le
commerce et incités à libéraliser les mouvements de capitaux mais ils sont encore autorisés à
contrôler l’immigration. Le commerce fait l’objet de gociations multilatérales alors que les
migrations restent du domaine des Etats souverains. Les Etats ont consenti à ce que le
commerce international soit régulé par l’OMC mais ils sont loin de créer une organisation
internationale régulant les migrations
4
. Cette différence de traitement du commerce et des
migrations est évidemment à rapprocher du fait que les ressortissants des pays concurrencés
sont plus informés et plus réactifs à la concurrence par l’immigration qu’à la concurrence par
le commerce et que les Etats des pays concurrencés sont contraints d’en tenir compte (on y
reviendra plus loin).
Les migrations, de ce fait, ne relèvent pas de l’économie dans sa version restrictive mais de
l’économie politique internationale (où interviennent les Etats et les groupes sociaux). Elles
sont beaucoup plus difficiles à modéliser et à prévoir que les échanges. Leur accueil étant le
fruit de décisions politiques, il n’existe aucun automatisme pour que le besoin d’émigrer de
paysans marginalisés par la concurrence des pays développés entraîne une acceptation, par ces
pays, de courants migratoires. Même si ce besoin d’émigrer est provoqué par une
libéralisation commerciale dans le Sud, il n’est nullement assuré que les migrants bénéficient,
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Entre 1995 et 2004, les remises de migrants sont passées de 58 à 160 mds de $, les investissements directs à
l’étranger de 107 à 166 mds, la dette privée et les investissements de portefeuille de 170 à 136 mds et l’aide
publique au développement de 59 à 79 mds (World Bank, Global Economic Prospects, 2006, p..88).
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La création du « Global Migration Group » en mai 2006 constitue un premier pas vers une concertation
internationale sur les migrations. Cf. « International Migration and Development. Report of the Secretary
General », 18 May 2006, United Nations.
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