1 La ruée sur les génodollars Viral, bactérien, végétal, animal ou

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La ruée sur les génodollars
Viral, bactérien, végétal, animal ou humain, l’ADN est une mine d’or. Depuis qu’en
1980 la Cour suprême américaine a déclaré brevetable une bactérie transgénique, les
dépôts de brevets sur les gènes se multiplient. A la clé, la constitution d’immenses
monopoles. Le 12 mars 2000
e vous ai amené Chlamydia pneumoniae», annonce Jacques Warcoin. C. pneumoniae est une
bactérie qui fréquente la chaleur douillette des eaux troubles et les voies respiratoires d’Homo
sapiens. Jacques Warcoin, lui, est réputé des deux côtés de l’Atlantique comme «conseiller en
propriété intellectuelle» expert ès biotechnologies. Sous les hauts plafonds du cabinet
Regimbeau où il reçoit, avenue Kléber à Paris, le microbe est devenu un pavé format A4 de
vingt centimètres de haut et d’une livre et demie de poids. «Voilà la demande de brevet sur le
génome de Chlamydia», précise le juriste. Un millier de pages. L’intégrale de l’ADN du
microbe, décrite élément après élément. L’auteur de cet inventaire nommé «séquençage» est
l’industriel français Genset, leader européen de la génomique, sis rue Royale à Paris. Il
revendique, pour 20 ans, un droit de propriété intellectuelle sur l’information génétique
bactérienne sus-révélée. Si l’Office européen des brevets le lui accorde, Genset détiendra un
monopole sur toutes les utilisations commerciales de l’ADN de cette Chlamydia , réputée
responsable de maladies bronchiques, cardiaques et immunitaires. Quiconque souhaitera
exploiter un de ses gènes dans un vaccin ou toute autre thérapeutique devra passer par Genset,
acheter une licence et promettre des royalties sur ses bénéfices. Lesquels sont pure sciencefiction. Nul ne sait aujourd’hui si le patrimoine génétique de C. pneumoniae recèle de l’or ou
des cacahuètes. Dans le doute, la firme Genset brevète. Comme ses concurrentes.
Joubert, Phanie
ADN (image de synthèse).Il y a déjà 10 demandes de brevets par gène humain.
L’ADN – viral, bactérien, végétal, animal, humain – est devenu une mine dont les gemmes sont
les gènes. Leur découverte, en accélération depuis les années 80, est déja à l’origine d’une
cinquantaine de médicaments (insuline, hormone de croissance...) et vaccins (contre l’hépatite
B, la rage...), une centaine de tests (myopathie, mucoviscidose, prédisposition à certains
cancers...) et autant de plantes transgéniques (maïs, coton, soja, tomate...). Ce n’est qu’un début.
Les industries des biotechnologies, fondées sur l’exploitation des gènes, promettent pour le
XXIe siècle une révolution: avec des cochons humanisés donneurs d’organes, des gènes
soigneurs pour thérapie génique, des cellules de rechange issues d’embryons clonés, des plantes
transgéniques fabriquant du plastique... Le secteur afficherait, dès 2010, un chiffre d’affaires
mondial de plus de 150 milliards de dollars par an. Spéculation optimiste? Aujourd’hui, le gène
humain qui contrôle la synthèse de la fameuse érythropoïétine – l’EPO utile aux anémiés et
connue des sportifs – rapporte 2,3 milliards de dollars par an. C’est ce gène qui, inséré dans une
bactérie multipliée en fermenteur, conduit la production mondiale d’EPO. Et c’est la société
américaine Amgen, propriétaire du brevet sur ce gène humain, qui a la part du lion. Les deux
autres fabricants d’EPO travaillent sous licence. L’histoire a valeur d’exemple pour les
aventuriers de l’ADN. «Les sociétés qui détiendront les droits sur les quelques centaines de
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gènes impliqués dans les grandes maladies contrôleront dans une certaine mesure l’avenir de
l’industrie pharmaceutique», prophétise Genset. L’envers de la course aux gènes est donc la
ruée sur le brevet. Frénétique.
Un droit émergent.
«La demande de brevets sur les biotechnologies progresse de plus de 15% par an. Nous sommes
100 examinateurs, il y a engorgement, et peu d’experts compétents sur le marché», constate
Christian Gugerell, de l’Office européen des brevets, à Munich. Logique, le brevetage de la
matière vivante est un droit «émergent». Bruxelles a adopté seulement l’an dernier une directive
encadrant les brevets en biotechnologie – réglementation qui doit être débattue cette année en
France. Les Etats-Unis, eux, ont joué les pionniers il y a à peine 20 ans. En 1980, la Cour
suprême américaine a déclaré brevetable une bactérie transgénique, «mangeuse»
d’hydrocarbures, manipulée par un chercheur nommé Chakrabarty. Pour des raisons de sécurité,
le microbe n’est jamais sorti de son labo combattre une marée noire. Mais il est entré dans
l’Histoire comme le premier organisme vivant breveté. Parce que son génome avait été modifié
de main d’homme, il était passé du rayon des produits naturels (non brevetables) à celui des
inventions (brevetables). Chakrabarty s’est donc vu reconnaître un droit exclusif d’exploitation
commerciale de sa bactérie et tous ses descendants. Dans les sept années suivantes, des plantes
transgéniques et des animaux de la même facture ont été brevetés. Deux décennies plus tard,
c’est toute l’information génétique du vivant qui est en voie de privatisation.
Les forces dominantes de la recherche y travaillent. Avec une règle en filigrane: le savoir
génétique, bien verrouillé, c’est le pouvoir économique. Les start-up, nombreuses en génétique,
multiplient les demandes de brevet dont les annonces font monter leur cours en Bourse. Les
grosses entreprises de biotech, elles, considèrent les brevets comme «un fonds de commerce»,
explique Pascal Brandys, le PDG de Genset. «Ca se vend et c’est une monnaie d’échange» Les
instituts de recherche publique poussent à la «valorisation» (brevetage) des découvertes en
génétique pour attirer les contrats avec des firmes pharmaceutiques et agrochimiques. Ces
dernières sont d’ailleurs le moteur principal de cet élan breveteur. Elles ont bâti leur fortune en
protégeant par brevet les molécules chimiques qu’elles inventaient et leurs dérivés. De leur
point de vue, un gène est une molécule comme une autre dont les dérivés sont les plantes ou les
animaux transgéniques auxquels il a été greffé. Nul hasard, alors, si c’est la section «chimie»
qui est chargée de la génétique à l’Office européen des brevets. Nulle surprise également si
Konrad Becker, directeur de la protection intellectuelle de Novartis, martèle : «Nous ne
brevetons pas la vie. Nous protégeons des inventions technologiques.»
Empires extravagants.
Mais où s’achève la vie, où commence l’invention? La frontière est devenue élastique tant les
enjeux économiques sont grands. Résultat, des découvertes insignifiantes deviennent l’objet de
brevets concédant des monopoles immenses. Ainsi, en octobre dernier, l’Office américain des
brevets a accordé à Incyte un brevet sur 44 gènes humains. Tout ce qu’a fait la firme, c’est de
découvrir un fragment de chacun de ces 44 gènes. Sans identifier leur fonction précise – travail
délicat. Mais ils sont désormais leur «chasse gardée»: nul ne pourra exploiter ces gènes sans
l’accord d’Incyte. Côté agriculture aussi, des empires extravagants se taillent à coup de brevets.
Ainsi, en 1992, l’Américain Agracetus est devenu, grâce à un brevet, le maître de toute la
fabrication de coton transgénique. Ou du moins, un partenaire incontournable. Car chaque
plante transgénique est l’objet de plusieurs brevets, détenus par différentes sociétés, comme un
vulgaire téléviseur. Ainsi, le maïs transgénique résistant à l’herbicide Round-up est protégé par
au moins trois brevets. Sur la technique d’insertion du gène dans la plante, sur le gène luimême, sur la construction génétique qui lui permet d’être actif ... CORINNE BENSIMON
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