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QUELQUES PROCÉDÉS DE TRAVAIL DANS LE BROUILLON DE L’ARTICLE « LA FORME
ET LE SENS DANS LE LANGAGE » D’ÉMILE BENVENISTE
Valentina CHEPIGA ITEM / INALCO
valentina.chepi[email protected]
Une nouvelle voie s’ouvre aujourd’hui dont l’objectif est non seulement d’étudier le processus
d’écriture d’un texte littéraire mais surtout de mettre en évidence le processus d’élaboration des
concepts linguistiques. Le fonds d’archives Benveniste (Bibliothèque nationale de France) offre, à
cette fin, une opportunité que n’offrent pas les manuscrits de Saussure. En effet, Saussure n’ayant pas
publié lui-même le Cours, l’enquête menée sur ses manuscrits, toute importante qu’elle soit, permet
certes l’établissement du texte mais ne permet pas, comme dans le cas de Benveniste, d’étudier
réellement la genèse d’un article théorique publié du vivant de l’auteur. Nous nous proposons
d’ouvrir, ici, le manuscrit de l’article d’Émile Benveniste « La forme et le sens dans le langage ».
Le cadre de cette contribution ne nous permettant pas de présenter la genèse de l’article de
Benveniste, nous nous attacherons à faire apparaître quelques procédés de travail. Le questionnement
précis sur le processus d’écriture de ce texte entre dans le cadre d’une étude générale des processus
d’écriture scientifique.
Le cheminement de la pensée scientifique en sciences humaines se présente-t-il de la même façon
que la création littéraire et esthétique, s’exprime-t-il par les mêmes processus génétiques ?
Pour comprendre la création en linguistique, nous allons rechercher, dans l’ensemble de l’avant-
texte de l’écriture d’un article, les traces de la production scientifique.
Le dossier génétique correspondant à « La forme et le sens dans le langage » est constitué d’un
ensemble manuscrit de 47 pages avec nombreuses corrections, d’un tapuscrit corrigé à la main et du
texte publié
1
.
Un outil de comparaison automatique de versions, MEDITE, sera utilisé afin de comparer, de façon
systématique, deux états de textes en indiquant toutes les transformations textuelles opérées de l’un à
l’autre. Nous sommes ainsi assurés de l’exhaustivité des données.
1. Choix de l’incipit dans le dossier génétique
L’article « La forme et le sens dans le langage » est issu d’une intervention à un congrès sur des
problèmes de philosophie de la langue
2
, ce qui le place peut-être dans une perspective plus large et
moins spécifique que la recherche purement linguistique.
1.1. Un « faux » incipit
Tel qu’il se présente, dans Problèmes de linguistique générale 2
3
, l’article « La forme et le sens dans
le langage » est précédé d’une présentation d’auteur.
On remarque que le tapuscrit comporte un début qui n’existe pas dans le brouillon.
L’incipit du tapuscrit que je transcris plus bas (transcription linéarisée) peut être alors qualifié dun
« faux » incipit par rapport à l’article lui-même. J’entends par faux incipit l’adresse et les phrases
introductives qui placent l’intervention dans le contexte du congrès, forme exigée par la présentation.
L’écriture d’un article lui-même n’impliquerait pas nécessairement une présentation introductive à des
interlocuteurs. Ainsi, ce qui est intéressant dans notre cas, c’est de voir comment un linguiste
accomplit dans son processus d’écriture, au cours de la textualisation, la destination de son texte.
Le manuscrit ne présente aucune trace du travail sur ce faux incipit.
Tapuscrit de l’article, f. 225
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CONFERENCE BENVENISTE ‘’203
1
Benveniste É., BnF MSS PAP OR, f. 293-339 (inédit), f. 423 (inédit)
2
XIIIe Congrès de la Société de Philosophie de langue française, Genève, 1966
3
Benveniste É., Problèmes de linguistique générale, vol. 2, Paris, Gallimard, 1974, p. 215-238
4
Insertions sont au stylo bille bleu
2
Monsieur le président, mesdames, messieurs, je suis très sensible à l’honneur qu’on m’a fait,
en me conviant à inaugurer par un exposé le présent congrès. Ce sentiment se mêle pour moi
de beaucoup d’inquiétude à l’idée que je m’adresse ici, tout ignorant que je suis de la
philosophie, à une assemblée de philosophes. Je trouve cependant quelque encouragement dans
le fait qu’un tel congrès se soit justement donné un tel programme, que des philosophes aient jugé
opportun de débattre entre eux des problèmes du langage. Dans les communications et les
discussions qui vont occuper ces journées, la philosophie remontera ainsi jusqu’à une des
sources majeures de son inspiration permanente, et en même temps seront proposées à
l’attention des linguistes, de ceux qui s’occupent en spécialistes, comme on dit, du langage,
certaines manières d’y refléchir, probablement différentes, de réfléchir au langage. Ainsi commencera,
tardivement, il faut bien le dire, un échange qui peut être de grand prix. De mon côté, ayant
commis l’imprudence d’accepter cette invitation à parler ici, il ne me restait plus pour la
justifier qu’à l’aggraver d’une autre imprudence, plus sérieuse encore, celle ce choisir un sujet
dont l’énoncé semble convenir à un philosophe plutôt qu’à un linguiste : la forme et le sens dans le
langage.
Texte édité :
Je suis très sensible à l’honneur qu’on m’a fait, en me conviant à inaugurer par un exposé le
présent Congrès. Ce sentiment se mêle pour moi de beaucoup d’inquiétude à l’idée que je
m’adresse ici, tout ignorant que je suis de la philosophie, à une assemblée de philosophes. Je
trouve cependant quelque encouragement dans le fait qu’un tel congrès se soit justement donné
un tel programme, que des philosophes aient jugé opportun de débattre entre eux des
problèmes du langage. Dans les communications et les discussions qui vont occuper ces
journées, la philosophie remontera ainsi jusqu’à une des sources majeures de son inspiration
permanente, et en même temps seront proposées à l’attention des linguistes, de ceux qui
s’occupent en spécialistes, comme on dit, du langage, certaines manières, probablement
différentes, de réfléchir au langage. Ainsi commencera, tardivement, il faut bien le dire, un
échange qui peut être de grand prix. De mon côté, ayant commis l’imprudence d’accepter cette
invitation à parler ici, il ne me restait plus pour la justifier qu’à l’aggraver d’une autre
imprudence, plus sérieuse encore, celle ce choisir un sujet dont l’énoncé semble convenir à un
philosophe plutôt qu’à un linguiste : la forme et le sens dans le langage.
1.2. Hésitations de présentation
Une hésitation de forme de présentation diffère, par sa nature-même, d’une hésitation sur un concept
ou un mot car elle touche essentiellement la forme et beaucoup moins le contenu. Dans notre cas,
Benveniste barre le commencement de l’article : Monsieur le président, mesdames, messieurs, et se
lance directement dans le « je » du discours personnel. Ce changement, cette hésitation à commencer
son discours et, par extension, son article, par l’adresse ou par la première personne, n’a rien de banal :
la question profonde est celle de la hiérarchie de présentation : à qui s’adresse la parole ? Est-ce à
l’auditoire ou bien à l’orateur lui-même en s’axant sur sa propre présence ? Une autre interprétation de
cette suppression peut être envisagée : l’intervention orale a être transformée en article écrit et
donc, la formule en question n’est plus appropriée. Je penche plutôt vers l’interprétation que je
développe dans l’article même car si une transformation oral/écrit avait imposé la forme de
présentation, nous n’aurions pas eu du tout le faux incipit qui est inutile en soi pour un article
scientifique.
Ensuite, nous pouvons relever deux ajouts textuels et un changement textuel qui montrent un
ajustement conceptuel de la phrase. Nous pouvons voir, dans la proposition Je trouve cependant
quelque encouragement dans le fait qu’un tel congrès se soit <justement> donné un tel programme,
que des philosophes aient jugé opportun de débattre entre eux des problèmes du langage, un ajout de
l’adverbe justement, adverbe de précision, qui souligne et met en valeur le contexte de l’intervention
de Benveniste qui suit. Dans la proposition suivante : Dans les communications et les discussions qui
vont occuper ces journées, la philosophie remontera ainsi jusqu’à une des sources majeures de son
inspiration permanente, et en même temps seront proposées à l’attention des linguistes, de ceux qui
s’occupent en spécialistes, comme on dit, du langage, certaines manières d’y réfléchir,
<probablement différentes,> de réfléchir au langage, nous pouvons voir un ajout d’une consistance
différente, qui relève de l’affaiblissement de position de l’écrivant qui ouvre, par cet ajout où l’adjectif
différent domine, la possibilité d’hésitation sur les « manières de réfléchir au langage », qui peuvent
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différer ; et l’adverbe probablement axe l’ajout sur la probabilité de cette différence et non pas sur la
manière d’y réfléchir.
Et enfin, le troisième ajout à savoir le titre de l’article lui-même, clôt le faux incipit. Ainsi, nous
avons, à la fin de cet incipit, le lien vers le corps de l’article qui, dans le manuscrit initial, est introduit
directement par le paragraphe qui correspond au deuxième paragraphe du texte édité.
2. Analyse informatique des deux versions de l’incipit proprement dit de l’article
Un brouillon est constamment exposé à deux sortes d’étude complémentaire : analytique qui consiste
en une mise en évidence des strates d’écriture dans toute leur hétérogénéité, et interprétative. Après
avoir composé le dossier génétique d’un texte (ici, l’incipit), nous avons parfois à travailler sur un
grand nombre de transformations des brouillons. La recherche d’exhaustivité de données et leur étude
objective s’impose. Pour pouvoir fixer objectivement tous les changements textuels, le support
informatique devient nécessité.
Nous adopterons, ici, le logiciel MEDITE
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qui a fait ses preuves pour comparer les deux versions
observables de l’incipit proprement dit de l’article. Ce logiciel a été fait pour faciliter l’étude préalable
à toute interprétation de nétique textuelle. Il s’agit de comparer, de façon systématique, deux états
de textes en indiquant toutes les transformations textuelles opérées de l’un à l’autre ce qui permet au
généticien de travailler avec des données exhaustives.
L’enjeu de l’analyse qui suit est de repérer automatiquement les opérations structurales,
linguistiques et énonciatives, en passant d’une version de texte à une autre. Ces transformations
déplacements, insertions, suppressions et remplacements de blocs de caractères, vont ensuite être
associées aux opérations linguistiques de réécriture (déplacement d’un substantif, etc.).
La première étape de son utilisation consiste à établir des transcriptions linéarisées des différents
états de chaque version du texte faisant abstraction de l’information visuelle : inscriptions marginales,
couleurs, etc. Chaque état est alors réduit à du texte « nu ».
2.1. Brouillon de l’incipit de l’article scientifique proprement dit
Voici la transcription diplomatique de la première version manuscrite dans son état initial qui
correspond aux 293-295 du dossier génétique de cet article :
5
Le logiciel a été conçu dans le cadre du projet EDITE : Étude Diachronique et Interprétative du Travail de
l’Écrivain, répondant à un appel d’offre du le « Société de l’Information » du CNRS. Porté par Irène Fenoglio
de l’ITEM (2001-2004), le LIP6 (Laboratoire d’Informatique de Paris 6) en la personne de J.-G. Ganascia, en a
conçu le logiciel : MEDITE, aujourd’hui téléchargeable sur le site web http://www-
poleia.lip6.fr/~ganascia/medite/.
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2.2. Analyse par MEDITE
Après avoir établi les différents états de chaque version (manuscrite et tapuscrite) qui portent toutes les
deux des corrections manuscrites, nous les comparerons grâce au logiciel. À titre d’exemple, je donne
ici la comparaison de la première version manuscrite dans son état initial avec la dernière version
tapuscrite, dans son état final. Ainsi, nous pourrons voir le résultat du travail sur le texte
6
:
Première version manuscrite, état initial
Dernière version tapuscrite, état final
6
Les insertions sont surlignées en vert, les suppressions en rouge, les remplacements sont surlignés en gris.
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J’aborde évidemment le sujet en linguiste, non en
philosophe, et je vous prie de restreindre encore cette
limitation de nature professionnelle une autre
limitation, toute personnelle, cette fois. Il ne faudrait
pas croire que cet exposé énonce « le point de vue des
linguistes ». Ce pt de vue commun n’existe pas. Les
linguistes, pour la plupart évitent le problème que
nous allons traiter. Quand ils en parlent, c’est pour le
déclarer peu mûr, impropre à un traitement rigoureux,
et inévitablement entaché de subjectivisme. Il y a
même une école celle de Bloomfield l’étude du «
sens » était taxée de « mentalisme ». Cette
qualification infamante est déjà du passé, mais la
méfiance subsiste, qui tient sans doute à ce que les
ouvrages qui traitent de « mantique » reposent sur
des bases peu assurées et n’usent pas de catégories
assez lâches, ce qui est vrai.
Il ne faudrait donc pas s’imaginer qu’il existe une
doctrine des linguistes que l’on puisse confronter à
celle des philosophes. Je parle en mon seul nom et je
propose des vues qui me sont personnelles.
Un deuxième avertissement : la langue ou le langage
sert, on le sait, à plusieurs fins. On distingue le
langage dit « usuel » du langage dit « poétique ».
C’est du premier seul que je m’occuperai. C’est la
tâche vous le concevez, est déjà assez ample. Mais
tout ce qu’on peut mettre de clartés dans l’analyse du
langage commun profite ou profitera, directement ou
non, à la compréhension du langage dit poétique.
Enfin on admettra que, devant traiter en peu de temps
un sujet si vaste et difficile nous n’ayons pas cru
distraire une parcelle de ce temps pour discuter les
vues d’autres linguistes. Celles que je vous soumets
n’ont pas, me semble-t-il, d’antécédents, je n’en
cite pas expressément.
L’opposition, si banale, de la forme et du sens, si nous
en acceptons les termes, et si nous essayons, par
ailleurs de penser le mécanisme de la langue, nous
apparaît comme définissant l’être même du langage, et
nous introduit au ur du problème le plus important
que suscite sa nature : le problème de la signification.
La langue prise en elle-même, signifie, avant
toute chose et sa vocation originelle, qui transcende et
justifie explique toutes les fonctions dont elle se
charge dans le milieu humain. Or ces fonctions sont si
diverses et nombreuses que la simple en de les
énumérer demanderait le rappel de presque toutes les
verbes d où la parole et la pensée jouent un rôle de
toutes les activités individuelles et communes de En
bref, je dirai, avant tout compte fait, le langage sert à
vivre , avant de servir à communiquer
J’aborde évidemment ce sujet en linguiste et non en
philosophe. Il ne faudrait pas croire cependant que
j’apporte ici quelque chose comme le point de vue des
linguistes ; un tel point de vue qui serait commun à
l’ensemble ou au moins à une majorité de linguistes
n’existe pas. Non seulement il n’y a pas parmi les
linguistes de doctrine reconnue en cette matière, mais
on constate chez beaucoup d’entre eux une aversion
pour de pareils problèmes et une tendance à les laisser
hors de la linguistique. Il n’y a pas si longtemps que
l’école du linguiste américain Bloomfield, qui
représentait à peu près toute la linguistique américaine
et qui rayonnait largement au dehors, taxait de
mentalisme l’étude du « meaning », de quelque
manière qu’on traduise ce terme. Cette qualification
équivalait à la rejeter comme entachée de
subjectivisme, comme échappant à la compétence du
linguiste. C’est des psychologues ou des psycho-
physiologistes qu’il fallait, pensait-on, attendre
quelque lumière sur la nature et sur le fonctionnement
du sens dans la langue, le linguiste ne s’occupant que
de ce qui peut être appréhendé, étudié, analysé par des
techniques de plus en plus précises et de plus en plus
concrètes. Aujourd’hui cet interdit est levé, mais la
méfiance subsiste, et, reconnaissons-le, elle reste
justifiée dans une certaine mesure par le caractère
assez vague, flou et même inconsistant des notions
qu’on rencontre dans les ouvrages, d’esprit assez
traditionnel en général, qui sont consacrés à ce qu’on
appelle la mantique. De fait, les manifestations du
sens semblent aussi libres, fuyantes, imprévisibles,
que sont concrets, définis, descriptibles, les aspects de
la forme. Des deux termes du problème dont nous
nous occupons ici, on ne s’étonnera pas qu’en général
le second seul paraisse relever de la linguistique. Les
philosophes ne doivent donc pas croire qu’un
linguiste, quand il aborde ces problèmes, puisse
s’appuyer sur un consensus, et qu’il n’ait qu’à
résumer, en les présentant un peu autrement ou en les
simplifiant, des idées qui seraient généralement
acceptées chez les spécialistes des langues, ou des
idées qui s’imposeraient à l’analyse du langage. Celui
qui parle ici le fait en son nom personnel et propose
des vues qui lui sont propres. Le présent exposé est un
effort pour situer et organiser ces notions jumelles de
sens et de forme, et pour en analyser les fonctions hors
de tout présupposé philosophique.
Notre domaine sera le langage dit ordinaire, le langage
commun, à l’exclusion expresse du langage poétique,
qui a ses propres lois et ses propres fonctions. La
tâche, on l’accordera, est déjà assez ample ainsi. Mais
tout ce qu’on peut mettre de clar dans l’étude du
langage ordinaire profitera, directement ou non, à la
compréhension du langage poétique aussi bien.
Dans une première approximation, le sens est la
notion impliquée par le terme même de langue comme
ensemble de procédés de communication
identiquement compris par un ensemble des locuteurs
; et la forme est au point de vue linguistique bien
distinguer du point de vue des logiciens), soit la
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