Lecture analytique : « La cigarette » de Jules Laforgue. Laforgue

Lecture analytique : « La cigarette » de Jules Laforgue.
Laforgue : poète du XIXème siècle relié au mouvement du Décadentisme. Meurt très jeune à 27 ans en
1887 après avoir vécu une existence hantée par l’ennui et la mélancolie. Auteur important pour la
modernité poétique de cette fin de siècle lamais le recueil dont est issu le texte et paru à titre posthume
a été peu prisé de l’auteur lui-même qui l’a pourtant remanié ; il est peu révélateur des incursions de
Laforgue dans la modernité alors qu’il est un des inventeurs du vers libre par exemple.
Le texte choisit en effet la forme du sonnet dont Baudelaire et les Parnassiens ont remis les mérites à
l’honneur. On peut voir dans ce texte la reprise du motif du fumeur que l’on trouve déjà dans la poésie
baroque : cf. Saint-Amant où le poète assis sur son fagot une pipe à la main, esquisse ainsi la
silhouette du mélancolique + on peut y voir aussi la reprise d’un thème en vigueur : les Paradis
artificiels vus chez Baudelaire par exemple.
Le sonnet irrégulier de Laforgue comporte une chute surprenante mais ne travaille pas de façon
totalement attendue la parenté des quatrains et des tercets : les trois premières strophes montrent
l’échappatoire que représente la cigarette contre une mélancolie causée par un temps tragique et
inexorable tandis que le dernier tercet ramène le poète à la réalité.
Si l’on compare le texte de Laforgue à ceux de ses prédécesseurs et en particulier à Baudelaire dans
ces Spleen, on voit tout de suite l’originalité de Laforgue qui cultive l’humour et la dérision sans
quitter le sentiment tragique d el’existence.
« Laforgue exaspère dans ses premières poésies cette lassitude exacerbée qui fonde la « décadence » ;
Encyclopédie Larousse article Laforgue. Voir aussi article « Décadents » sur Encyclo Larousse : refus
de leur époque, recherche d’une esthétique raffinée et marginale. Héritiers des naturalistes et de
Schopenhauer, marqués par Baudelaire et Corbière, précurseurs du symbolisme auquel ils se fondront
plus ou moins. Laforgue, Jarry ( chez qui l’on retrouve la dérision et la provocation) le Huysmans d’A
rebours
I-La leçon d’un poète pour échapper à la condition tragique de l’homme
1-Un poète las du monde , en marge des hommes
On notera d’emblée la présence quasi constante de la première personne dans le poème à travers
l’emploi du pronom JE « je fume » « je m’éveille » « je contemple » « j’entre » ; de sa forme tonique
« moi » deux fois placé à l’amorce du vers ; de « me » : « me plonge » , « m’endort »
On voit donc bien l’omniprésence de cette première personne que l’on associe volontiers à la figure du
poète grâce à la dernière strophe où il se montre « songeant à (ses) vers »
Un locuteur qui se caractérise par cette lassitude, marquant le « nouveau mal du siècle » dont sont
atteints les auteurs décadents et que Laforgue n’a cessé de mettre en exergue tout au long de sa vie et
de sa poésie :
-c’est sensible dès l’attaque du poème « Oui, ce monde est bien plat » : le démonstratif y a une valeur
quasi péjorative et l’adjectif désigne un monde sans relief au propre mais surtout au figuré.
L’horizontalité renforcée par l’emploi de l’adverbe « bien » signale l’absence d’intérêt du monde
environnant mais aussi l’impossibilité d’y accéder à un idéal, une verticalité. Le « Oui » résonne
comme un constat, une assertion incontestable.
-La mélancolie est accentuée dans le vers suivant où le travail lexical et rythmique pourrait aisément
faire songer à l’un des « Spleen » baudelairiens où l’espoir est vaincu. Le « sans espoir » apparaît
comme une redondance de la « résigné » tout en le renforçant. L’utilisation de l’allitération en R, la
multiplication des accents rythmiques : « Moi/je vais résigné/sans espoir/à mon sort ». La rupture
syntaxique introduite par « sans espoir » qui sépare « résigné » de son complément « à mon sort »
renforce l’impression d’accablement qui pèse sur le poète.
Si le poète ne semble pas trouver d’intérêt au monde qui l’entoure , il ne paraît pas davantage en
trouver aux hommes.
Ainsi, si la rime « mort/mon sort » qui marque la condition du poète a pour écho les « futurs
squelettes » que sont les hommes dans la deuxième strophe, on voit pourtant que le poète se place en
marge de ses frères humains :
-Il les apostrophe et les désigne au pluriel « vivants »
-il associe à « futurs squelettes » le terme « pauvres » qui témoigne moins d’une sincère compassion
que d’une sorte de ton sarcastique.
-les impératifs « Allez » « luttez » avec effet de rime intérieure dans l’hémistiche semblent
ironiquement inviter à une activité dérisoire puisque d’un hémistiche à l’autre ils passent de la
condition de « vivants » à celle de « squelettes »
-l’emploi du pronom « moi » à l’attaque sert à marquer la différence entre le poète et les autres
hommes. le lexique « résigné » « sans espoir » appliqué au poète s’oppose au mouvement et à l’idée
de lutte associée aux êtres humains. De la même façon le « je fume » occupation statique
apparemment futile et très passive s’oppose à l’idée même de lutte.
Le poète voué à la lassitude et à l’ennui semble détaché du monde , à l’écart de ses semblables qu’il
imagine en proie à une vaine agitation.
2-Toutefois, le sonnet de Laforgue met bien en avant la condition tragique de l’être humain qu’il ne
manque pas de rappeler en particulier dans les premiers quatrains
La condition tragique de l’existence est mise en avant à travers l’évocation d’un temps qui mène à
la mort :
-L’expression « pour tuer le temps » qui appartient au registre familier et dont l’image semble presque
désactivée tant l’expression nous paraît anodine aujourd’hui doit cependant être reprise au pied de la
lettre : il s’agit pour le poète de « tuer le temps » ( rappelons que Chronos mange ses enfants de peur
qu’ils ne le tuent). Si l’on rend au verbe « tuer » toute sa force, il s’agit bien pour le poète de montrer
le temps comme un ennemi ( cf Baudelaire)
-Toutefois le même vers souligne l’impuissance de l’homme et du poète face au temps : l’allitération
en T et l’assonance en AN du vers 3 semblent créer un martèlement qui suggère le caractère
inexorable du temps qui passe et conduit l’homme à sa fin
On notera l’apparition du lexique de la tragédie : Laforgue fait rimer de façon significative « mon
sort » et « mort ». le lexique de la mort est bien représentée dans les deux quatrains et l’on peut voir
dans les « dieux » employés au pluriel une référence à la tragédie antique dans laquelle les Dieux sont
les maîtres du destin des humains.
On pourra noter le terme « chœur » dans les tercets qui appartient à ce même lexique de la tragédie
on y reviendra-
-le vers 5 déjà commenté allie l’adjectif « futurs » au terme « squelettes » et insiste sur le fait que
l’homme ne peut échapper à la mort quand bien même il appartient encore au monde des vivants.
La condition des êtres humains est d’autant plus tragique qu’il leur est impossible de trouver une
quelconque consolation dans un au-delà et dans la foi
- Le premier vers oppose dans les deux hémistiches : « ce monde » et « l’autre ». :. La syntaxe
très économique puisqu’elle supprime le verbe et utilise les deux points renforce la portée du
jugement exprimé dans un registre quelque peu familier : « sornettes »
- Une aspiration vers un quelconque au-delà est niée : ainsi seul le « méandre bleu » dont la
couleur prépare le « ciel » est-il voué à une logique ascendante : l’homme chez Laforgue
paraît ne pouvoir s’élever vers rien (on pourra commenter l’opposition de « vers le ciel » et
« me plonge » qui indique un mouvement inverse vers le bas)
Laforgue semble donc de façon quasi traditionnelle rappeler l’être humain à sa condition tragique,
suggérer la lutte contre un temps inéluctable comme une sorte de gesticulation vaine. De façon
attendue, il propose à sa façon une manière de « cueillir le jour » pour le coup bien plus surprenante.
3-Eloge de la cigarette : une arme pour tuer le temps.
On notera avec quelle malice Laforgue met en valeur son « arme » pour lutter contre le temps :
l’enjambement des vers 3 et 4 met bien en relation le but poursuivi « pour tuer le temps » et l’activité
choisie : « je fume (…) de fines cigarettes ». L’allitération en F, l’assonance en I suggère tout le plaisir
narquois qu’éprouve le poète à se livrer à une activité apparemment si futile.
Alors que Laforgue expédie l’évocation du monde en un demi hémistiche, on voit comment il se
plaît à l’évocation de la cigarette : la fumée bénéficie d’une métaphore qui l’associe à un « méandre
bleu » , le verbe « se tord » suggère la spirale : deux éléments qui s’opposent à la platitude évoquée
dans le premier quatrain.
Les effets de la cigarette sont exagérés… à tel point que l’on se demande évidemment de quelles
cigarettes » nous parle Laforgue ( rappelons qu’il est un fervent admirateur de Baudelaire) :
-les verbes : « me plonge » - qui contredit l’ascension de la fumée- « m’endort » suggèrent le pouvoir
quasi magique , hypnotique de conduire le poète vers un ailleurs
-ce qui résonne comme une hyperbole : « extase infinie » exprime la plénitude et la béatitude- en
rupture avec l’ennui et la lassitude du 1er quatrain- et suggère plusieurs choses : le terme « extase »
signifie une sortie de : il s’agit à la fois pour le poète de sortir du monde où il s’ennuie et peut-être
même de soi-même. L’adjectif « infinie » est essentiel car il marque l’abolition de la finitude, la
négation du temps que semble également suggérer l’emploi du présent qui dit la répétition mais peut-
être aussi l’intemporalité. Cette béatitude est évidemment renforcé par « j’entre au paradis »
hyperbolique et l’utilisation de l’adjectif « clairs » qui s’oppose à l’évocation de la mort au début du
sonnet.
-l’opposition entre le premier quatrain et le deuxième tercet montre la transformation du poète : on
passe de « sans espoir » « résigné » à une « douce joie » ; on passe de « je vais résigné » à « je
contemple ». Les effets de la cigarette font donc songer à une séance d’hypnose dont le sonnet paraît
suivre le déroulement notamment à travers les notations temporelles : « Et j’entre » « Et puis »
« quand je me réveille »
Grâce à la cigarette, le poète semble accéder à la plénitude des sensations : la palette se
colore montrant l’importance des sensations visuelles « bleu » « ciel »
Mais c’est aussi le règne des sensations olfactives suggérées par l’hyperbole « mille cassolettes » et le
lexique des parfums « parfums » « cassolettes ». On notera comment la « mort » au susbtantif se
trouve comme atténuée, divertie dans « parfums mourants ».
Les mérites de cette cigarette ( ?) sont donc exaltés : la leçon du poète est donc simple en
apparence : face à un temps dévastateur contre lequel on ne peut rien, face à une mort inévitable,
mieux vaut se plonger dans un plaisir apparemment léger et futile et plus conforme à la vanité de nos
existences.
-ainsi on notera que ce qui peut être lu comme une anacoluthe « moi, le méandre bleu (…) me
plonge » peut également si l’on s’arrête à la frontière du vers faire penser que la métaphore est une
apposition qui identifie le poète lui-même à la fumée de la cigarette : existence humaine insignifiante,
insaisissable, fragile et éphémère
Conclusion du I : Laforgue, face à un monde qui l’ennuie et un destin inéluctable choisit donc
d’échapper à ce monde et de se divertir dans une occupation en apparence des plus futiles,
refusant la lutte, refusant de se mêler au monde et aux hommes. Mais si leçon il y a , ce qui la
caractérise c’est sa tonalité narquoise pleine d’une dérision qui constitue peut-être la vraie voie
pour échapper à ce nouveau mal du siècle.
II-Une leçon irrévérencieuse où la dérision se mêle à la provocation
1-Un texte irrévérencieux
On peut y voir chez Laforgue la volonté de montrer la foi et la religion comme des fables impropres à
consoler l’homme… et donc en cela largement inférieures aux pouvoir d’une cigarette.
On a noté d’emblée l’irrévérence du premier vers dans lequel les négligences de la syntaxe renforce
la mise en doute de l’existence d’un autre monde. Il s’agit d’accentuer la finitude de l’être humain,
l’absence d’espoir dans un au-delà
L’irrévérence est encore sensible dans le vers 4 : l’expression « je fume au nez des dieux » est à
examiner : si les dieux au pluriel renvoient au paganisme antique plus qu’au dieu chrétien – intention
blasphématoire ? on notera surtout que l’expression « au nez des » fait songer à « au nez et à la
barbe de » révélant la raillerie, l’intention provocatrice : il s’agit donc de montrer que dans
l’impossibilité de lutter contre le temps il ne reste plus à l’homme que l’opportunité de s’en moquer
sans s’affliger
On peut être intéressé dans ce sonnet par la présence de termes qui appartiennent plus ou moins
directement au lexique de la religion : de façon évidente : « paradis » et de façon moins frappante :
« contempler » ( étymologie templum à vérifier) « extase » qui peut faire songer à l’expérience de la
foi ( cf Ste Thérèse par exemple) ou « douce joie » qui peut faire songer à la béatitude dans laquelle la
foi peut entretenir l’être humain
On peut peut-être même voir l’itinéraire proposé au fumeur de « fines cigarettes » comme une sorte
de parodie de l’expérience de la mort et de la résurrection :
-ainsi « m’endort » avec le sommeil comme expression euphémisée de la mort
j’entre au paradis »
quand je m’éveille » qui peut faire songer à l’expérience d’une résurrection
La parodie vient de plusieurs éléments :
-ce paradis se gagne non pas par de bonnes actions et un comportement chrétien mais le fait de fumer :
Laforgue semble suggérer qu’il préfère ce paradis ç celui que la religion vend dans ses fables ( voir le
terme de sornettes)
-la résurrection se solde par le retour à une réalité des plus triviales : voir le dernier vers… et sa
« cuisse d’oie » ( peut-être préparée par un autre sens de « cassolettes ».
-les associations à la rime : « douce joie » / « cuisse d’oie »
-les visions fantasques qu’offre ce « paradis » : éléphants en rut + moustiques
Contre le temps qui passe et le tragique de l’existence Laforgue semble donc nous suggérer que la foi
n’est pas un remède ; le sonnet peut s’apparenter à un joyeux blasphème dans lequel sont célébrés la
fantaisie de l’imagination, la satisfaction du travail immédiat et dans lequel l’homme loin de travailler
s’octroie le privilège d’un loisir futile, de l’oisiveté… comme l’homme avant la chute…
2-Les ressources de l’humour et de la dérision contre le temps et la mort
Laforgue s’amuse ainsi à croiser le lexique de la tragédie et celui de la trivialité renforcée par le
niveau de langue familier : ainsi « sort » et « mort » qui fonctionnent de compagnie sont-ils opposés à
« sornettes » et « cigarettes » qui encadrent la strophe grâce au système de rimes embrassées
L’effet se poursuit au deuxième quatrain où « squelettes » rime avec « cassolettes »
Le même humour est sensible dans les visions incongrues offertes par le premier tercet :
-les « valses » danses élégantes suggérées par la fluidité des liquides « l’on » « valses » « se mêle »
sont transformés en danses grotesques ( influence des danses macabres du Moyen Age ?)
-le vers associe de façon inattendue et grotesque le petit et l’énorme avec « moustiques » et
« éléphants »
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