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Questions et réponses sur l'économie
- Economie du travail
La hausse du salaire minimum conduit-elle à un accroissement du chômage ?
A cette question, deux réponses s'opposaient traditionnellement.
Un économiste néoclassique, raisonnant dans le cadre d'un marché en concurrence parfaite privé de toute
imperfection, répondait que la hausse du salaire minimum, en obligeant les employeurs à payer certains salariés
au delà de leur productivité marginale, privait ces derniers de toute chance de trouver un emploi, puisqu'il serait
absurde pour un employeur de payer un salarié plus que ce qu'il ne rapporte. Moralité : la hausse du salaire
minimum crée forcément du chômage car, à chaque hausse, un certain nombre de travailleurs deviennent, ceteris
paribus, inemployables au salaire minimum en vigueur.
Un économiste keynésien, raisonnant dans un modèle IS-LM « hydraulique » répondait pour sa part que la
hausse du salaire minimum, en accroissant le pouvoir d'achat des plus mal payés (qui consomment intégralement
toute hausse de leur revenu), créait une relance de la demande agrégée et donc de l'emploi. Si l'on ajoute à cela
que la hausse du salaire minimum était supposée se transmettre globalement à toute la hiérarchie des salaires,
l'effet multiplicateur était encore plus fort. Conclusion : la hausse du salaire minimum, loin de réduire l'emploi,
était un levier disponible pour remplir les carnets de commande et réduire le chômage.
Les deux versions ont toujours un fond de vérité. On constate facilement que la première a néanmoins reçu plus
d'appui depuis un certain nombre d'années, tant sur le plan théorique qu'empirique. Le keynésianisme
hydraulique a, quant à lui, montré des limites que Keynes lui-même n'aurait probablement pas regrettées.
Doit-on en conclure que la hausse du salaire minimum est toujours associée à une hausse du chômage ?
L'observation de l'évolution des salaires minimum dans des pays tels que les Etats Unis ou la Grande Bretagne
au cours des dix ou quinze dernières années montre que la messe n'est pas dite. Ces pays ont connu des hausses
succéssives de leur salaire minimum, sans pour autant que cela ne pèse sur le taux de chômage. Bien sûr, un
constat aussi général est insuffisant pour conclure. Il montre au moins que là où le salaire minimum augmente, le
chômage n'augmente pas nécessairement, au contraire. En d'autres termes, même si le salaire minimum détruit
des emplois, cet effet n'est pas important au point de dominer tous les autres (évidemment, la teneur de la hausse
doit être prise en compte). En réalité, on dispose d'arguments théoriques et empiriques pour affirmer que dans
certains cas, la hausse du salaire minimum peut non seulement être sans effet négatif sur l'emploi, mais, au
surplus, avoir un effet net positif.
C'est à David Card et Alan Kueger (ainsi que Lawrence Katz) que l'on doit la mise en évidence du phénomène,
dans un article de 1994, (dont une version préliminaire est disponible à cette adresse, au 8 février 2006).
Leur étude portait sur l'effet d'une hausse du salaire minimum, en 1992, dans l'état du New Jersey etr sur ses
conséquences sur l'emploi dans les fast food. Ils ont constaté que, contrairement à ce que la sagesse
conventionnelle aurait du montrer, cette hausse a induit une hausse significative, quoique faible, de l'emploi dans
ce secteur.
Comment expliquer ce phénomène ? L'interprétation retenue consiste à faire appel à une imperfection de la
concurrence. Supposons que les employeurs ont localement un pouvoir de marché qui les place en position de
force face aux offreurs de travail que sont les salariés. Ce pouvoir de marché peut être du par exemple à une
faible mobilité géographique des salariés ou à un manque d'information sur les opportunités d'emploi ailleurs. Il
peut également être la conséquence de la spécificité du capital humain qui rend celui-ci « inutilisable » chez un
autre employeur et conduit le salarié « captif » à accepter les conditions de l'employeur. On peut enfin imaginer
que ce pouvoir est la résultante d'une entente entre demandeurs qui se comportent alors comme un cartel, donc
comme un seul demandeur. Dans tous les cas, l'employeur peut imposer son prix. Le marché du travail considéré
tend vers une structure de monopsone (cas où de nombreux offreurs ici les salariés - sont confrontés à un
unique demandeur ici l'employeur). A la manière d'un monopole qui tient compte de la sensibilité de la
demande pour prélever le maximum de surplus possible, le monopsone joue avec l'élasticité de l'offre pour
maximiser son profit. Dans cette structure de marché, le demandeur fixe le salaire à un niveau où il sait qu'il en
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tirera un grand profit, alors même que des offreurs renonceront à offrir leur travail au salaire en vigueur ; salaire
et emploi sont alors inférieurs à ce que donnerait un marché de concurrence parfaite.
Dans un marché comme celui des fast food, les employés sont généralement payés au salaire minimum. Toute
hausse du salaire minimum forcera donc l'employeur à accroître les salaires. Néanmoins, dans la mesure où le
monopsone lui procure initialement un profit confortable, il a toujours intérêt à employer autant (et pour tout
dire, plus de salariés). Ainsi, du côté de la demande de travail, l'effet de la hausse du salaire minimum n'est pas
dépressif. L'employeur est prêt à embaucher au salaire minimum qui reste pour lui la solution de maximisation
du profit, même si le changement de législation a rogné sa marge. Du côté offre de travail, la hausse du salaire
minimum se traduit par une augmentation. Des salariés qui ne trouvaient pas intéressant de travailler au salaire
minimum précédemment en vigueur sont attirés par la hausse du salaire minimum. Ils ont face à eux un
employeur prêt à les embaucher au nouveau salaire minimum. Il en résulte un nouvel équilibre sur le marché du
travail. Il se caractérise par un salaire et un emploi plus élevés.
En introduisant des imperfections de concurrence dans un modèle néoclassique, on parvient à retrouver un lien
positif entre emploi et salaire minimum. C'est George Stigler qui le premier fournit (en 1946) un modèle de ce
genre. Cinquante ans après, il est remis au goût du jour.
Les travaux de Card et Krueger, qui se sont prolongés bien après l'article de 1994 ont été disséqués et critiqués.
Les auteurs défendent l'idée que l'hypothèse d'une élasticité de l'emploi au salaire minimum positive et faible n'a
rien d'exotique dans un certain nombre de cas. En France, les faits montrent que l'on a vraisemblablement franchi
la limite où la hausse du SMIC est sans effet négatif sur l'emploi des moins qualifiés. En d'autres termes, alors
que dans le cas de Card et Krueger une hausse du salaire minimum ne faisait que réduire le surplus accaparé par
les employeurs, en France, ce surplus est déjà nul pour de nombreuses entreprisessur certains emplois. Chaque
hausse du SMIC rendrait l'emploi de certains travailleurs trop coûteux pour l'employeur. Néanmoins, on ne peut
pas non plus exclure qu'un effet à la Card et Krueger puisse jouer dans certains secteurs alors qu'il est épuisé
dans d'autres. Et si la réduction des cotisations sociales sur les bas salaires a pu jouer le rôle de contrepoids
pendant longtemps, les spécialistes du domaine considèrent assez logiquement - que cette politique ne tardera
pas à trouver ses limites - vu l'ampleur des réductions de cotisations déjà accordées.
Le marché du travail existe-t-il ?
FØCTS wrote:
Bonjour , On parle régulièrement du marché du travail . Chacun d'entre nous sait à peu près de quoi il s'agit ,
mais existe-t-il une définition précise ? Le marché du travail, c'est un concept. En fait, plutôt que de parler d'un
marché il vaudrait mieux parler des marchés de compétences : pour une compétence donnée, il y a des offreurs
(les travailleurs) et des demandeurs (les employeurs). Il y a donc tout un tas de marchés du travail, plus ou moins
concurrentiels, sur lesquels se fixent des salaires.
Il n'y a donc pas "un" marché mais beaucoup de marché segmentés :
- par zone geographique ;
- par qualification (OS, ingenieur, comptable) ;
- par age/séniorité (un jeune cadre et un cadre de 50 ans ne sont pas forcément subsituables) ;
- d'autres criteres peuvent malheureusement intervenir (sexe/religion/couleur de peau) bien que ce soit interdit ;
Par ailleurs ces marchés sont en général peu transparents (la "marchandise" est difficile a evaluer en dehors d'une
mise a l'essai qui peut être coûteuse), peu organisé (bien que l'ANPE ait théoriquement une certaine forme de
monopole sur les offres, beaucoup de prises d'emploi se font par relations ou circuits informels), avec des prix
rigides (peu de baisse des salaires). L'INSEE établit de facon tres precise les bassins d'emploi (ie les zones
locales a l'intérieur desquelles les salaries changent d'emploi, et a l'exterieur de laquelle ils s'aventurent
rarement).
Le progrès technologique conduit-il à la fin du travail ?
Je vais vous raconter une petite histoire (cf. Krugman). Supposez un pays dans lequel on produit deux biens : le
pain et le fromage. Il y a 30 millions de personnes dans ce pays, et une personne peut produire 1kg de fromage
par jour ou 1kg de pain par jour.
Par ailleurs, les gens veulent manger autant de pain que de fromage pour avoir un régime équilibré. La
répartition du travail entre les deux activités est donc assez évidente : 15 millions de personnes font du pain, 15
millions du fromage, et la production totale est de 15 millions de kg de chaque produit.
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Et puis un jour, la productivité augmente dans le secteur du pain : les nouvelles technologies font qu'une
personne peut produire 2 kg de pain par jour. Que va t'il se passer? étant donné que tout le monde veut manger
autant de pain que de fromage, le travail va se déplacer d'un secteur à l'autre; pour équilibrer l'ensemble, on
arrivera à la situation dans laquelle 10 millions de personnes produiront du pain, et 20 millions du fromage. Et la
production de chaque bien aura augmenté, on aura 20 millions de pain et 20 millions de fromage.
Et puis, un observateur extérieur étudie les secteurs, et écrit un livre terrifiant, intitulé " la fin du travail " ou
autre titre choc. Qu'écrit-il? " le travail est en train de disparaître. Les nouvelles technologies font qu'on peut
produire beaucoup plus avec moins de personnes. Rien que dans le secteur du pain, sur les dernières années, les
effectifs ont fondu d'un tiers, et la production a augmenté d'un tiers! "
On lui rétorquera que dans le même temps, le fromage a vu ses effectifs augmenter et absorber la main d'úuvre
laissée libre par les progrès technologiques dans le pain. Mais il a déjà sa réponse : nous vivons une ère de
nouvelles technologies, et aucun secteur n'est épargné : tôt ou tard, le fromage aussi subira la grande vague du
progrès technique et licenciera en masse du personnel.
Mais où est le problème? Si la productivité augmente dans le fromage et dans le pain en même temps et dans
les mêmes proportions, les effectifs resteront inchangés dans les deux secteurs... et on produira plus, donc les
gens seront plus satisfaits!
L'erreur logique est ici ce que l'on appelle un sophisme de composition: les effets du progrès technique sur un
secteur ne sauraient être les mêmes lorsqu'on s'intéresse à l'économie dans son ensemble.
Vous allez me dire, quel est le rapport entre cette histoire archi simplifiée et nos sociétés? Très simple.
Remplacez dans la petite histoire pain par " industrie " et fromage par " services " et vous avez l'évolution de la
structure économique des pays développés durant les 30 dernières années. La production dans l'industrie a en
gros doublé, tandis que les effectifs baissaient; dans le même temps, la production dans les services a doublé, et
les effectifs aussi. Alors, je vous le demande encore : où est le problème?
Les problèmes qu'on peut rencontrer sont de deux types : un premier problème tient à la répartition du revenu :
les déplacements de main d'ouvre de secteur à secteur peuvent avoir un effet fort sur les inégalités (par exemple,
si le salaire dans le pain augmente et que celui dans le fromage reste constant). C'est vrai mais cela ne demande
pas d'aller à l'encontre du progrès technique, simplement de chercher à mieux répartir les gains de la croissance
si les inégalités apparaissent comme trop importantes.
Le second problème, c'est de se demander ce qui se passe si les consommateurs ne sont pas prêts à absorber la
production supplémentaire, si leurs besoins sont saturés. Bien, le jour où les besoins seront saturés, l'homme aura
résolu son problème économique, nous vivrons dans l'abondance et nous n'aurons plus à nous préoccuper de ces
questions. Nous n'en sommes pas là, et il est fort probable qu'aucun des participants à ce forum ne verra ladite
société d'abondance.
Les difficultés de recrutement en France indiquent-elle un chômage proche du
chômage structurel ?
Les études sur les difficultés de recrutement montrent plusieurs choses :
- d'abord, que ces difficultés sont confinées dans des secteurs et des bassins d'emplois spécifiques (on sait par
exemple qu'il y a des régions où on manque d'employés ayant une certaine qualification, alors qu'il peut y en
avoir trop ailleurs) ;
- ensuite, qu'elles sont très fortement corrélées à la création d'emploi du secteur (autrement plus on recrute, plus
on a de chance de pouvoir, à un moment ou un autre, diagnostiquer des difficultés de recrutement)
- enfin que 'difficultés' ne signifie pas impossibilité d'embauche : souvent les entreprises s'adaptent (par ex : si
vous ne trouvez pas de cadre, vous pouvez prendre une assistante pour décharger au maximum vos cadre du
travail 'non cadre' qu'ils effectuvent quotidiennement. Vous pouvez aussi former des jeunes, ou faire de la
promotion interne). Si vous demandez au directeur de l'ENA 'est-il plus difficile de recruter aujourd'hui qu'hier',
il vous répondra oui au motif que le nombre de candidats au concours a baissé de 50 %. Mais il reste plus de
candidats que de places offertes...
Il faut bien comprendre que les difficultés de recrutement vont croissant avec la baisse du chômage - mais elles
ne l'empêchent pas. Tous les pays qui ont un chômage faible ont des difficultés bien plus fortes.
Bref il n'y a qu'un lien très lointain avec le 'chômage structurel' (concept lui-même foireux et peu utile de façon
opérationnelle - voir ce qu'en dit Malinvaud en annexe du rapport du CAE, "Plein emploi" de Jean Pisani-Ferry).
Pourquoi les européens travaillent-ils moins que les américains ?
[Article initialement publié le 13 novembre 2004] Pourquoi depuis pas mal d'années, le taux de croissance
typique d'un pays européen est-il de l'ordre de 1% par an; celui des USA, même en période de croissance
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considérée comme faible, étant de l'ordre de 3% ? Cette différence peut paraître minime : mais à ce rythme, dans
50 ans le PIB européen aura augmenté de 65% tandis que le PIB américain aura lui augmenté de 340%. En
d'autres termes les européens sont aujourd'hui un tiers plus pauvres que les américains : dans 50 ans ils risquent
d'être 3 à 4 fois plus pauvres.
Ce phénomène de retard cumulatif a deux causes : le rythme du progrès de la productivité et le travail. Laissons
de côté la question de la productivité. Et intéressons-nous à la question spécifique du travail, des raisons pour
lesquelles les européens travaillent moins que les américains. Avant toute chose, il faut préciser ce qu'on entend
par là : on constate que les européens travaillent globalement moins que les américains, mais ce phénomène n'est
pas majoritairement dû au chômage ou à une durée du travail moins longue au cours de la vie (même si ces
phénomènes jouent un rôle). On constate que l'essentiel de l'écart est dû au fait que les européens qui travaillent
travaillent moins de temps que les américains qui travaillent. Or c'est cette différence en temps de travail qui
explique l'essentiel de l'écart de PIB par habitant entre Europe et USA; il y a aussi un écart (peut-être croissant)
en matière de productivité mais si celui-ci s'accroît, il n'explique pas les écarts actuels. Voici en tout cas les
diverses thèses en présence.
La première a été définie dans un article écrit par le prix Nobel d'économie 2004, Edward Prescott. Sa thèse est
brutale, et il l'a résumée dans un éditorial du Wall Street Journal du 24 octobre 2004. Le titre de l'éditorial
résume la thèse : les européens sont-ils paresseux ? Non, ils sont simplement surtaxés. Prescott montre sur la
base de simulations macroéconomiques que le seul facteur susceptible d'expliquer l'écart de travail entre
européens et américains est la hausse plus importante des taux d'imposition que les européens ont subi au cours
des trois dernières décennies. Dès lors qu'il existe, selon l'auteur, un écart important entre ce que rapporte le
travail et ce que le salarié perçoit réellement, la quantité de travail va diminuer.
Les structures du marché du travail, les aspects culturels, tout cela n'aurait aucun impact sur la quantité de travail
fournie par les gens? La seule explication se réduirait aux taux d'imposition? Cependant, à l'appui de sa thèse,
Prescott fait remarquer qu'il n'a pas toujours été vrai que les européens travaillaient moins que les américains.
Jusqu'aux années 70, c'était même exactement l'inverse, et les américains travaillaient moins que les européens.
L'inversion s'est produite au cours des 30 dernières années. Comment pourrait-on imaginer un changement de
mentalité aussi important sur la période ? Prescott remarque que les gens ont un comportement économique
remarquablement semblable d'un pays à l'autre. En réalité, explique-t-il, il n'y a aucun paradoxe : les français et
les allemands travaillent en pratique autant que les américains. Simplement, leur temps de travail est réparti
différemment : une part très importante du travail des européens est non taxable (c'est du travail domestique, ne
faisant pas l'objet de transactions marchandes). Si l'on ajoute à cela la part de l'économie informelle (bien plus
grande dans les pays européens qu'aux USA) l'image devient très différente : en pratique, les européens
travaillent largement autant que les américains, mais une part non négligeable de ce travail n'est pas rémunérée
pour éviter la taxation.
L'analyse de Prescott a suscité de nombreuses critiques. Parmi celles-ci, la thèse opposée est celle d'Olivier
Blanchard qui considère que de nombreux facteurs sont négligés par Prescott. Par exemple, depuis 1970, les taux
d'imposition ont moins augmenté en Irlande qu'ils ne l'ont fait aux USA; dans le même temps, le temps de travail
des Irlandais a diminué de 25%, alors qu'il est resté stable aux USA. Il paraît donc difficile de faire des taux
d'imposition le seul facteur explicatif de la moindre offre de travail en Europe. D'autres études, par ailleurs, ont
imputé aux taxes un tiers de l'écart entre européens et américains.
Si ce ne sont pas les taxes, quelle est l'explication ? Selon Blanchard, une bonne partie de l'explication vient du
choix des européens de profiter des gains de productivité réalisés (plus importants qu'on ne le suppose) pour
volontairement réduire leur temps de travail et profiter d'une vie moins laborieuse. La diminution du temps de
travail des européens serait, selon lui, en grande partie volontaire. Bien entendu, une part de la différence est
aussi due au chômage et à la différence de structure d'âge dans la population : mais l'essentiel relève selon
Blanchard d'un choix de la population, d'une préférence européenne pour le loisir.
Le problème de l'explication de Blanchard, c'est qu'en réalité, elle n'explique pas grand-chose. Blanchard
constate que l'étude des effets de la fiscalité ne semble pas être un facteur suffisant pour expliquer la différence
de travail entre USA et Europe; il en déduit qu'il y a une préférence européenne pour le loisir faute de mieux.
Avec modestie, toutefois, il constate qu'il n'a trouvé aucune étude exprimant l'idée selon laquelle les européens
profitent plus de leurs loisirs que les américains; on pourrait ajouter que les indicateurs de satisfaction des
individus (ne parlons même pas des taux de suicide) ne sont guère flatteurs pour un Vieux Continent
prétendument assailli par les délices de Capoue. Blanchard néglige par ailleurs le rôle de la règlementation du
travail, ce que ne manquent pas de lui faire remarquer Charles Wyplosz et Jean Pisani-Ferry dans le document
cité plus haut qu'ils ont écrit en commun. Selon Wyplosz, il faut cesser d'imaginer qu'il y a un problème
européen commun en matière de marché du travail, de protection sociale et de croissance : il y a en pratique des
problèmes bien différents selon les pays.
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Cela dit, si c'est vraiment une préférence pour le loisir qui explique l'écart de quantité de travail entre USA et
Europe, il n'y a pas de raison d'imaginer que cet écart persiste de façon durable. Si l'on regarde l'évolution du
temps de travail sur plus longue période, ce qui paraît en effet une anomalie, c'est la hausse récente du temps de
travail aux USA; auparavant, comme les pays européens, ils étaient sur une tendance de diminution séculaire du
temps de travail. Et cette augmentation, bien que s'accompagnant d'une hausse de consommation considérable
(un américain consomme aujourd'hui 70% de plus qu'un européen) ne semble pas avoir rendu les américains
significativement plus heureux qu'auparavant. Au contraire, elle est à l'origine de nombreuses difficultés
sociales. Les américains se plaignent de n'avoir plus de vie de famille satisfaisante, de ne plus voir leurs enfants;
si l'on ajoute à cela l'état calamiteux du système d'enseignement primaire et secondaire américain, on peut
s'attendre à une hausse du "homeschooling", l'éducation des enfants à la maison; or cela exigera des parents qui
travaillent moins. Pour ces raisons, il est possible de faire preuve d'optimisme pour l'Europe.
Mais si les américains trouvent vraiment qu'ils travaillent trop, pourquoi alors ne réduisent-ils pas leur temps de
travail volontairement dès maintenant, comme les européens l'ont fait ? La réponse à cette question se trouve
peut-être dans les analyses de Richard Layard. Et si travailler trop résultait d'une externalité négative ? L'auteur
montre qu'un déterminant important des objectifs de consommation des individus est la consommation de leurs
voisins. Chacun cherche à égaler et dépasser son voisin, ses proches, en niveau de vie. Mais dans ces conditions,
il est tout à fait possible que les gens soient amenés à travailler trop : si je travaille plus, je vais dépasser mon
voisin; lui aussi travaille plus pour éviter d'être rattrapé, résultat, nous nous retrouvons tous deux au même
niveau comparatif, mais nous travaillons tous deux plus qu'auparavant sans en avoir retiré d'avantage. Dans ces
conditions, taxer le travail aura effectivement pour résultat de le réduire, mais cela ne sera pas une mauvaise
chose : cela empêchera les gens de se lancer dans une course sans fin vers plus de travail réduisant sans arrêt la
satisfaction qu'ils en retirent.
Est-ce certain ? Après tout, l'argument de Richard Layard en faveur de l'imposition du travail ne spécifie pas
quel est le niveau de taxe sur le travail optimal : il reste tout à fait plausible que le niveau européen des taxes soit
largement supérieur au taux qui permet d'éviter cet effet externe, et qu'il atteigne le niveau ou la désincitation au
travail, et le chômage qui en résulte, ont beaucoup plus d'inconvénients que d'avantages.
La vraie question, au bout du compte, est de savoir si les européens sont actuellement satisfaits de leur situation,
si celle-ci résulte de choix volontaires, de choix contraints mais dont les conséquences sont acceptées
volontairement, ou de choix contraints dont les conséquences sont jugées déplaisantes. Peu de données
permettent pour l'instant de savoir laquelle de ces possibilités est la bonne.
Qu'est-ce qu'un chômeur ?
Pour le BIT, c’est un individu qui est dépourvu d'emploi, à même de travailler, chercher un travail rémunéré, être
en quête effective de ce travail. Pour l’ANPE, il s’agit de celui ou celle qui déclare être à la recherche d’un
emploi à temps plein et à durée indéterminée, ayant éventuellement exercé une activité occasionnelle ou réduite
d’au plus 78 heures dans le mois. C’est ce qu’on appelle les demandeurs d’emplois de la catégorie 1.
Discutable pour représenter la réalité du chômage ? En fait c'est plus compliqué que cela : il n'y a pas de
définition parfaite du chômage. Ainsi, si chaque soir après la sortie du bureau à 18h00 je suis prêt à travailler un
peu pour arrondir mes fins de mois, suis-je un demandeur d'emploi ? Oui au sens littéral : je demande bien un
emploi. Non au sens des statistiques officielles : on comprend bien pourquoi ce type de cas ne représente pas du
'vrai chômage'. Certes le nombre de personnes mécontentes de leur situation vis-à-vis de l'emploi ne se limite pas
aux chômeurs : il y a ceux qui aimeraient travailler plus (passage d'un temps partiel à un temps plein), ceux qui
travaillent mais qui aimeraient faire autre chose, ceux qui bénéficient d'aides - de leur entreprise notamment -
pour ne pas chercher d'emploi (preretraités), et tout ceux qui ne supportent plus leur voisin de bureau - mais pas
assez pour donner leur démission et s'incrire à l'ANPE. On peut trouver une infinité d'exemples : plus on élargit
la définition du ''mécontentement vis-à-vis de l'emploi'' plus on arrive a un nombre important de personnes. Qui,
d'une façon ou d'une autre, n'a pas de reproche à faire à son travail ou aux conditions dans lesquelles il s'exerce
?? Il existe aussi des personnes qui voudraient travailler, mais, pour une raison ou une autre (ils sont isolés,
gardent leurs enfants, ont des difficultés importantes d'accès à l'emploi) ont renoncé à chercher un travail. Par
définition, ils ne demandent pas d'emploi : ce ne sont donc pas des chômeurs. Mais il est clair que leur situation
vis-à-vis de l'emploi n'est pas parfaite. Dans ce bas monde, rien ne l'est, d'ailleurs (pas même les marchés, ma
bonne dame!). Mesurer le chômage n’est donc pas simple. Si on pousse plus loin la réflexion, c’est sur des
analyses bien plus larges que l’on débouche : statut du travail comme fondement du lien social, pauvreté et
travail, nature du concept d’exclusion, sens du terme " activité sociale" etc. Ce petit texte n'a pas vocation à aller
aussi loin : mais ceux qui s'occupent sérieusement de ces sujets ne peuvent pas s'arrrêter au seul chiffre du
chômage. Le marché de l'emploi est divers et varié, le 'marché du non emploi' l'est encore davantage...
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