Géographie et esprit des lois – Historique Morceaux choisis par Marie-Claire Robic et Denise Pumain " Law (Scottish). The Oxford English Dictionary: A hill, especially one more or less rounded or conical " D. Stamp, A.N. Clark ed., A glossary of geographical terms, London, Longman, 1981, (3rd ed.), p. 304. Ni anthologie, ni même sélection raisonnée, ce recueil est tout au plus une réalisation aléatoire dans un immense univers de possibles, l'un de ces multiples cadavres exquis que pourrait composer la géographie dans sa bibliothèque. C'est une invitation à fréquenter les textes, pour des enquêtes à passages répétés sur les lois de la géographie, et pour y dialoguer avec les acteurs d'une " aventure scientifique " dont le cours est rien moins que linéaire. I- Une position scientifique pour la géographie I-1. Discipline à part entière ou carrefour des sciences " Il est grave en effet qu'une science, quelle qu'elle soit, ait besoin d'être stimulée artificiellement par les autres sciences et de vivre d'emprunts. [...] Pour en revenir à la tâche qu'elle devrait accomplir pour les étendues de terre que comporte le globe terrestre, elle consiste en fait à étudier leurs relations globales, c'est-à-dire à observer les espaces, en déterminer le contenu et le rapport de l'un à l'autre. La géographie scientifique doit donc s'intéresser : d'abord aux proportions arithmétiques des espaces, c'est-à-dire à la détermination de leurs sommes, distances et grandeurs, ensuite à leurs proportions géométriques, c'est-à-dire à la définition de leurs figures, de leurs formes et leurs positions. Cependant, elle s'intéressera au contenu des espaces non pas du point de vue de la structure, de la forme et des forces inhérentes au matériau en soi ou sous l'angle des lois naturelles auxquelles il obéit ; ce sont les différentes branches des sciences naturelles, la physique et la chimie qui s'y emploient. Elle s'y intéressera plutôt sous le rapport du développement différencié, de la sphère d'extension et des lois d'expansion de ces espaces tout autour de la terre, autant de phénomènes auxquels les sciences susmentionnées ne se réfèrent qu'accidentellement et qui résultent de leurs combinaisons terrestres aussi bien que de leurs positions, leurs figures, leurs formes, leurs sommes, leurs dimensions et leurs distances. " C. Ritter, 1833, Du facteur historique dans la géographie en tant que science, Berlin, communication à l’académie royale des sciences, 10 janvier, in C. Ritter, 1974, p. 134-135. " On voit par cette rapide énumération que la géographie met plus ou moins à contribution toutes les sciences. Elle touche à l'astronomie, à la géométrie, à la géologie, à la physique, à la chimie, à la météorologie, à la botanique, à la zoologie, à l'ethnographie, à la linguistique, à la statistique, au droit, à l'économie politique, à l'histoire, à l'archéologie. Elle en est distincte néanmoins parce qu'elle applique toutes les notions dont elle s'empare à un objet déterminé, la description de la superficie du globe. Ayant à représenter le monde terrestre en raccourci, elle résume et condense tout le savoir humain. Mais elle n'invente rien ; elle se contente de comprendre, de classer et de peindre. Ses qualités essentielles sont la clarté, la méthode, l'exactitude. " P Foncin, 1880, in F. Buisson, Dictionnaire de pédagogie et d'instruction publique, Paris, Hachette, 2e partie, t. 1, p. 856. " Qui donc osera se proclamer détenteur de toutes les sciences qui servent à décrire la terre, sans souci de l'influence des conditions physiques sur l'homme ? Qui donc aura la prétention d'être à la fois parfait géologue, expert physicien des climats, excellent botaniste, zoologiste éminent, anthropologiste et ethnographe infaillible ? Qu'elle soit le fait d'un historien ou d'un naturaliste, cette prétention est également insoutenable. Il faut donc recourir au principe de sélection des emprunts que nous indique clairement la célèbre définition de C. Ritter ... Nous avons le devoir impérieux de transformer ce que nous empruntons ; car les sciences physiques et naturelles, étudiant les phénomènes et les êtres en eux-mêmes et pour eux-mêmes, emploient des classifications et des procédés qui ne conviennent pas nécessairement à notre étude philosophique de rapports qui vise l'homme. " M. Dubois, 1898, " La géographie et l'éducation moderne ", Revue internationale de l'enseignement, xxxv, p. 236, p. 238. " Il reste donc au géographe une oeuvre personnelle à accomplir, après que les savants ont fait la leur ; mais, c'est à la condition, est-il besoin de le dire, qu'il ait d'abord tiré parti de toutes leurs enquêtes, qu'il ait examiné les faits dans la pleine lumière que chaque science projette sur eux. " L. Gallois, 1899, " La géographie et les sciences naturelles ", Revue Universitaire, 1, p. 41. " Nous devons notre existence en tant que profession, non au fait que nous ayons découvert une ligne de recherche ni même parce que nous possédons une technique particulière mais parce que les hommes ont toujours eu besoin de connaissances géographiques, les ont collectées et classées... En cette époque de développement excessif de l'information et des techniques il est impossible de nous limiter et de nous réduire à une discipline spécifique. Cela, je pense, est notre nature et notre destin, notre faiblesse actuelle et notre force potentielle... " C. Sauer, 1956, " The education of a geographer ", Annals of the Association of American Geographers, Presidential Address. " De l'idée d'unité, on passe tout naturellement à l'idée de la vocation synthétique de la géographie : "Les deux atouts les plus spécifiques de la géographie : le sens de la dimension spatiale et celui de la synthèse" (Gilbert Maistre). "Discipline de synthèse, la géographie est ambitieuse..." (Jean Dresch). Ambitieuse, ô combien, puisque "l'objet n'est pas seulement de bâtir une discipline analytique autonome, mais de tâcher d'utiliser plusieurs nouvelles formes analytiques pour en bâtir une synthèse intégrale" (Anne Buttimer). Intégrale est le mot puisqu'il s'agit de la terre tout entière et de tout ce qui s'y trouve dessus : "Le caractère original de la géographie française, ou plutôt l'accent qu'elle met dans son oeuvre, est de vouloir présenter de la face de la terre une description synthétique où concourent les aspects physiques et les activités humaines" (Marc Boyé). Dans cette optique, l'introduction des mathématiques ne peut que renforcer ce caractère fondamental de la géographie : "Cet élargissement des méthodes devrait rapprocher le géographe, homme de synthèse, des chercheurs travaillant dans d'autres branches des sciences humaines" (Bernard Marchand). Ou encore : "Le propre de la recherche géographique est de prendre en considération simultanément un grand nombre de caractères dont la combinaison définit justement un système spatial" (Jean-Bernard Racine et Guy Lemay). L'idée de synthèse est tellement accrochée à la géographie que les deux termes en deviennent synonymes puisque "une étude vraiment géographique ne peut qu'être synthétique. Ce n'est pas parce que l'on a affublé certains chapitres de la géographie d'un adjectif restrictif que l'esprit géographique doit pour autant abdiquer" (Roger Brunet). " A. Reynaud, 1974, " La géographie entre le mythe et la science, essai d'épistémologie ", Travaux de l'institut de Géographie de Reims, 18-19, p. 69. " On peut dire que l'association des SIG (systèmes d'information géographique) par la géographie offre une base de réconciliation longtemps attendue entre la pseudo-science "molle" des sciences sociales et la science spatiale "dure" dont les SIG font partie. La géographie a besoin des deux... Les dernières décennies ont vu apparaître et disparaître plusieurs "nouvelles géographies". Chaque épisode suscite tôt ou tard un phénomène de rejet et est remplacé par une autre mode. Bien que cette aptitude à la mutation continuelle donne à la géographie une vitalité extraordinaire et l'aide à s'adapter aux changements du contexte, cela crée aussi une confusion croissante et massive quant à ce qu'est la géographie... Les SIG peuvent offrir la perspective de renverser le processus de fission disciplinaire pour le remplacer par une fusion... Les SIG mettent avant tout l'accent sur la nature simplement holistique du modèle de données spatio-temporelles qu'est la géographie. " S. Openshaw, 1991, " A view on the GIS crisis in geography, using GIS to put Humpty-Dumpty back together again ", Environment and Planning A, 23, 5, p. 621-622. I-2. Science naturelle ou discipline anthropocentrée " Cette science devra décrire la terre comme un organisme planétaire, siège de phénomènes et de mouvements divers, et parmi ces phénomènes elle s'occupera de ceux qui se rapportent directement à la conformation actuelle du globe, et ceux qui mettent ce globe en rapport avec le monde animé, avec l'homme, sommet de l'échelle des êtres. Nous partirons donc non point de l'astronome, mais du point où l'astronomie touche à la surface terrestre, c'est-à-dire de la cosmographie, du soleil, du système planétaire. Et nous aboutirons, non point à l'histoire, mais au point où l'histoire touche à la surface terrestre, c'est-à-dire, à la répartition des peuples, à l'effet des climats, au groupement des nations, au va-et-vient des empires. [La géographie] c'est l'étude de la surface terrestre, et des rapports de cette surface avec l'univers ou avec les êtres queue porte. " F. Schrader, 1880, in F. Buisson, Dictionnaire de pédagogie et d'instruction publique. Paris, Hachette, 1e partie, t. 1, p. 1152. " J'entends signaler seulement que, si l'on accepte la définition désormais classique de la géographie, il convient d'établir une gradation méthodique de l'importance des emprunts à faire aux sciences physiques et naturelles ; et la première condition d'une étude des rapports entre la terre et l'homme, est apparemment l'existence d'êtres humains. L'intérêt diminue ou s'accroît suivant qu'on envisage des pays plus ou moins peuplés, d'une civilisation plus ou moins complexe. Au désert, c'est une étude poignante de misère, d'oppression, d'épreuve de l'être humain, mais une étude relativement simple, puisque c'est, à peu de chose près, celle de l'action d'un état climatérique rigoureux sur des groupes d'hommes très clairsemés. Combien complexe et délicat au contraire l'art d'analyser, dans un pays comme le nôtre, la part de chacune des conditions, physiques ou humaines, naturelles ou historiques, dont le jeu nous éblouit ! " M. Dubois, 1898, " La géographie et l'éducation moderne ", Revue internationale de l'enseignement, xxxv, p. 241-242. " Il n'y a donc pas entre la géographie physique et la géographie humaine ce fossé que quelques-uns hésitent à franchir. L'une achève l'autre, et au dessus des méthodes de recherches qui varient avec l'objet à atteindre, il y a une unité d'inspiration qui guide les géographes : l'esprit scientifique s'appliquant à déterminer ce qu'il y a de général au milieu de la diversité des faits. Le géographe idéal serait celui qui serait maître de tous les procédés de recherche scientifique, qui étudiant une région du globe, pourrait retracer l'histoire de sa formation, de façon à en expliquer le relief actuel, qui déterminerait les causes souvent lointaines de son climat, qui distinguerait les particularités de sa flore et de sa faune et en saurait l'origine, qui verrait comment l'homme a tiré parti de cette région, comment s'y font les échanges et quels échanges, quelles cultures, quelles industries y sont le mieux à leur place ; qui, enfin, instruit par la comparaison, indiquerait les améliorations à y apporter, sans prétendre résoudre ce problèmes a priori, mais simplement à titre de tentative. Cet idéal de science, un même homme ne peut plus tenter de le réaliser aujourd'hui : le travail scientifique est trop complexe ; mais ce qu'un seul ne peut faire, plusieurs peuvent l'exécuter en commun. La géographie est une vaste entreprise [... 1 les savants y ont leur place au premier rang, parce que sans eux, sans leurs méthodes, on ne fût jamais sorti du vague et de l'incertitude. La seule condition c'est que tous ces travailleurs ne s'ignorent pas, ne s'isolent pas, c'est qu'ils sachent tous profiter des travaux les uns des autres, c'est qu'ils soient pénétrés de cette idée qui domine toute la géographie, que tout se tient dans la nature, que les phénomènes s'y enchaînement et qu'il faut les étudier dans leurs relations réciproques. " L. Gallois, 1901, " L'évolution de la géographie ", Congrès National des Sociétés Françaises de Géographie, Paris, 1900, Compte-rendus publiés par la Société de Géographie, Paris, Masson, p. 118. " La géographie tout entière est une science de l'homme, ou, plus exactement, des collectivités humaines dans leur cadre spatial. A mon sens, la géographie physique elle-même doit se définir comme une étude des complexes naturels dans la mesure où ils sont fiés à l'exercice des différentes activités humaines par des processus récurrents : influence des facteurs physiques sur le développement des civilisations et action des collectivités humaines organisées et techniquement outillées sur le milieu. L'étude d'un fait physique en soi, considéré comme une fin sort du domaine de la géographie, quel que soit son intérêt propre. " P. George, 1948, " Géographie humaine et géographie économique, résultat de l'enquête parmi nos lecteurs ", L'information géographique, p. 122. " On répète depuis longtemps que la géographie, en particulier la géographie humaine, est avant tout anthropocentrique. On voit maintenant quel sens il convient d'attribuer à cette expression. Ce n'est évidemment pas tant de l'homme en lui-même qu'il s'agit que des transformations qu'il est capable d'imposer aux conditions naturelles pour réaliser un milieu plus approprié à l'exercice de son activité. Ce principe, nous le verrons plus loin, est essentiel, car il est le seul qui permette de donner à la géographie le caractère d'une connaissance scientifique et de fonder son unité. " A. Cholley, 1951, La géographie (Guide de l'étudiant), Paris, PUF, p. 25. " D'une façon générale, nous pensons que l'analyse géométrique offre une alternative logique, cohérente et géographiquement plus pertinente à l'approche thématique qui mène inévitablement à la subdivision de la géographie et qui la force à l'éclatement vers les disciplines externes spécialisées. Cela ne donne pas seulement une chance de souder la géographie humaine et physique pour une nouvelle collaboration, mais revivifie le rôle central de la cartographie dans sa relation avec ces deux branches. " R. Chorley, P Haggett, 1967, Models in Geography, Londres, Methuen, p. 34. " Aux côtés des diverses sciences de la nature, aux côtés des diverses sciences économiques et sociales, la géographie a pour objet l'étude de la différenciation et de l'organisation de la surface de la terre. Les uns et les autres (faits géographiques) s'articulent également en une combinaison, un complexe géographique, réalisant une certaine organisation de l'espace. Le semis fondamental de l'habitat, les réseaux hiérarchisés de circulation, la trame des plans parcellaires, 1'utilisation et l'affectation des sols à des fins agricoles, industrielles, de services ou de résidence, composent un tout interdépendant, expression géographique de cet aménagement territorial. Et pourtant, la géographie science des paysages, science de l'organisation et de la différenciation de l'espace représente la conception la plus sûre de la géographie, celle qui lui donne tout à la fois un but, une méthode et des possibilités d'application. " P. Pinchemel, 1968, " Redécouvrir la géographie ", Annales de l'Université de Paris, 3, p. 350-360. " Pour la commodité de l'exposé de cette longue marche de la géographie à la recherche de sa vocation on a procédé par ordre successif. En fait, la périodisation des orientations et de la finalité de la géographie ne peut être qu'approximative et indicative. Les périodes se chevauchent. Les tendances d'une phase se dégagent progressivement des credos de la phase précédente. Dans la même génération se côtoient ceux que l'on qualifie de passéistes, les détenteurs des méthodes et des orientations du moment et les sceptiques ou les audacieux qui cherchent d'autres voies. Mais, dans l'ensemble, au niveau des plus grands nombres, des institutions, des organismes de recherche et de dialogue, sur le plan national et international, chaque période se caractérise par une démarche principale, qui occulte jusqu'à un certain point la genèse de nouveaux systèmes de pensée, de nouvelles affirmations d'une vocation, qui contribue en son temps et à sa manière à l'intelligence de l'espace, du " sien ", de l'espace local, régional ou national, et de celui des autres, avec la nécessaire compréhension des différences autant que des solidarités. En tout temps, la géographie est une science politique dans la mesure où elle fournit les informations sur lesquelles se construit l'action ; c'est aussi une science morale parce qu'elle donne les orientations du comportement quotidien. Mais être une science politique n'est pas être une politique, être une science morale n'est pas être une morale : c'est beaucoup plus une philosophie de l'existence dans ses contingences spatiales. " P. George, 1990, Finalité de la géographie, Encyclopoedia Universalis, Symposium, Les enjeux, p. 1016-1023. II- Science, lois, causalité " Une science qui analyse et compare, qui dispose d'un assez nombre de données précises pour déterminer des types et essayer des classifications, qui démêle dans les réalités qu’elle étudie l'effet combiné de lois générales, porte les caractères de l'âge de la maturité. Le chemin a été long ; mais au fond il n'y a rien eu que de régulier et de naturel dans la marche de la science géographique. " P. Vidal de la Blache, 1899, " Leçon d'ouverture du cours de géographie ", Annales de Géographie, p. 109. " Qu'est-ce donc, en définitive, que la géographie ? On peut répondre que c'est d'abord une méthode, ou, si l'on préfère, une manière de considérer les choses, les êtres, les phénomènes dans leurs rapports avec la Terre : localisation, extension, variations locales et régionales de fréquence ou d'intensité. Dès lors, la carte est un instrument indispensable, non seulement d'expression, mais encore de recherche. Si entre deux ordres de faits bien définis, bien caractérisés, il y a coextension précise ou variations parallèles dans l'espace, on peut conclure avec assurance à une relation causale. Cette méthode est employée couramment par toutes sortes de sciences, physiques et humaines, depuis la séismologie jusqu'à l'économie et à la linguistique. Mais le rapport n'est pas toujours direct : le plus souvent, il consiste en un enchaînement dont les termes peuvent être ou physiques, ou humains, ou l'un et l'autre à la fois, et relever par conséquent de toutes sortes de sciences. Il est donc indispensable que le géographe engagé dans un certain ordre de recherches soit assez familier avec les sciences connexes, non seulement pour bien saisir leurs conclusions, mais encore pour être capable d'en apprécier la valeur. Cela conduit à pousser les recherches dans des directions multiples sur le plan local, régional ou planétaire, dans l'espoir de restituer de proche en proche les maillons de la chaîne " ... " La géographie est-elle une science ? non certes, au sens ordinaire du mot ; tout au plus un faisceau de sciences bien différentes, pourvues chacune de ses méthodes propres et par conséquent de son autonomie. Mais alors, à mesure que ces sciences dites géographiques se détachent du tronc commun, que restera-t-il de la géographie ? Il faut répondre : une certaine manière d'envisager les choses, un mode de pensée, peut-être une catégorie nouvelle de l’intelligence, à laquelle l'esprit occidental, et lui seul, vient d'accéder. De même que l'histoire, une tard-venue elle aussi, s'efforce de penser les choses du passé dans le temps, et chacune dans son temps, ce qui est bien le meilleur moyen de situer le présent à sa vraie place et de se préparer à le comprendre, de même la géographie s'applique à penser les choses et les événements terrestres en fonction de la Terre, conçue non comme un support inerte, mais comme un être doué d'une activité propre qui commande quelquefois, qui conditionne toujours celle des êtres qui la peuplent. Ces complexes se présentent à lui sous la forme d'aspects, de paysages, au sens le plus large du terme : non seulement ce que l'oeil aperçoit d'un point de vue bien choisi, voire du haut des airs, mais encore ce que l'esprit embrasse dans sa vision du monde, paysages locaux, régionaux - les " pays ", ensembles continentaux, éventuellement planétaires. On l'a dit : la géographie aboutit à la description raisonnée, explicative, des paysages. " H. Baulig, 1948, " La géographie est-elle une science ? ", Annales de Géographie, p. 1. " La description, même suivie de classification, n'explique pas comment les phénomènes se distribuent dans le monde. Expliquer les phénomènes que l'on a décrits revient toujours à les reconnaître comme la manifestation de lois. Une autre façon de dire la même chose est de souligner que la science ne s'intéresse pas tant aux faits pris isolément qu'aux structures qu'ils forment... la géographie doit être conçue comme la science qui s'occupe de formuler les lois gouvernant la distribution spatiale de certains aspects de la surface de la Terre. " F.K. Schaefer, 1953, " Exceptionalism in Geography: a methodological exarnination ", Annals of the Association of American Geographers, p. 227. " Cette discussion méthodologique tente de relier la géographie à la science. La portée de la discussion dépasse la seule théorie scientifique car il est nécessaire d'établir les relations entre la théorie et les autres aspects de la science, en particulier entre la théorie et les faits (description) et la théorie et la logique (mathématique). La première partie présente une philosophie générale de la science qui met l'accent sur la place de la théorie. La partie suivante discute deux problèmes soulevés par l'assimilation de la géographie à une science. Ces deux problèmes concernent le rôle de la description en géographie, et la prévisibilité des phénomènes géographiques. La troisième et dernière partie, largement inspirée de Schaefer, suggère une méthodologie scientifique pour la géographie et esquisse les relations entre les géographies régionale et descriptive, thématique et théorique, cartographique et mathématique ". ..." Le point essentiel est que les mathématiques apportent le cadre logique dans lequel nous pourrons bâtir la théorie. Cela n'est pas bien évalué en général, en partie parce que beaucoup de non-initiés considèrent les mathématiques seulement comme traitant de nombres, alors qu'en vérité certains aperçus les plus profonds des mathématiques ne sont pas métriques. Plusieurs branches des mathématiques se sont déjà révélées utiles à la géographie, mais l'auteur se sent attiré par la géométrie, et en particulier par sa partie la plus fondamentale, la topologie. Il paraît raisonnable de penser que la science de l'espace reconnaisse la fécondité des mathématiques de l'espace. " W Bunge, 1962, Theoretical Geography, Lund Studies in Geography, Serie C, 1, p. 1 et 36. " La synthèse régionale, Vidal de la Blache l'avait déjà dit, est l'accomplissement dernier du travail du géographe, le seul terrain sur lequel il soit pleinement lui-même. En expliquant et en comprenant la logique interne d'un fragment de l'écorce terrestre, le géographe révèle une individualité dont la réplique exacte, c'est bien évident, ne se trouvera nulle part ailleurs. Est-ce à dire qu'il soit impossible de poursuivre à son sujet le constant et fructueux dialogue qui s'est institué entre géographie régionale et géographie générale ? Il faut bien avouer que, si la France a été le pays d'élection des études régionales, la notion de région n'y a pas fait, jusqu'à ces dernières années, l'objet d'un effort systématique de généralisation. Une doctrine se dégagerait malaisément de la comparaison des monographies. Sans parler de celles qui ne sont que des énumérations à tiroirs, les synthèses sont présentées dans les cadres les plus disparates, tant par leur nature que par leur dimension. Tantôt territoire marqué par une certaine uniformité naturelle, ethnique ou économique, tantôt district hérité de l'histoire et que n'épouse aucune réalité actuelle, la région est le plus souvent conçue comme une sorte de " donné ", dont on s'efforce au seuil de l'étude de justifier les limites. Faut-il s'étonner que cette conception de la géographie n'ait pas fait école dans des pays comme les Etats-Unis, où les cadres hérités de la nature et de l'histoire sont à la fois plus larges et moins nuancés ? Grâce à la géographie générale, on met maintenant des réalités précises derrière des mots tels que pédiment, forêt-galerie, openfield, banlieue... On ne saurait en dire autant du mot région. ... Il existe donc deux principes d'unité régionale. L'un repose sur un critère d'uniformité, c'est le paysage ; l'autre sur un critère de cohésion, sur l'action coordinatrice d'un centre. Les territoires individualisés de cette seconde manière se caractérisent moins par leur physionomie que par leur fonction. Nous parlerons d'espace fonctionnel . " E. Juillard, 1962, " La région, essai de définition ", Annales de Géographie, p. 487. " Cette étude sur les discontinuités en géographie, partie de tout autres considérations, rejoint donc ici une conviction que nous avons progressivement acquise, la croyance aux vertus d'une géographie régionale systématique, reposant sur le classement des types de régions et leur comparaison. Le géographe, certes, fait à tout moment cette démarche, mais plutôt par bribes, de façon encore analytique : l'explication des divergences dans le comportement de tel élément, d'une région à l'autre, est le fondement de toute géographie générale. Mais, en privilégiant l'étude d'un élément, on risque de commettre des erreurs d'appréciation. Les inconvénients de la méthode séparative sont graves, parce qu'elle demande une rare prudence. La géographie régionale comparée systématique - qui n'est certes pas une nouveauté mais qu'on peut estimer beaucoup trop peu pratiquée - nous paraît devoir être plus fructueuse, précisément en raison de cette discontinuité de nature entre les éléments pris isolément et le complexe qu'ils forment : passera-t-on de la géographie à la chorologie ? " R. Brunet, 1967, Les phénomènes de discontinuité en géographie, Paris, CNRS, Mémoires et Documents de Géographie, vol. 7, p. 99. " La géographie, consciente du caractère exceptionnel, particulier de toute association de phénomènes, s'est rarement élevée au-dessus de la simple classification, de l'analyse descriptive. Les progrès méthodologiques lui permettent d'aborder des thèmes fondamentaux, de généraliser les résultats des recherches comparatives, de préciser scientifiquement la nature des rapports entre les divers phénomènes présents dans un même lieu. Elle peut ainsi définir les modalités optimales, souhaitables, de l'organisation de l'espace, préciser les seuls critiques des tailles, les niveaux d'équipement des centres urbains, les tailles optimales des villes et des exploitations agricoles, les types de réseaux urbains, les modèles d'aménagement de l'espace rural. C'est seulement dans la mesure où les résultats de cette recherche fondamentale seront convaincants que les applications apparaîtront possibles. Car trop souvent, mettant la charrue avant les boeufs, on a proposé aux géographes de résoudre des problèmes qui ne comportaient pas de réponses, faute d'un acquis fondamental. Certes, dès maintenant le géographe peut apprécier la valeur de l'actuelle organisation territoriale d'une région. Il peut mesurer la valeur d'un paysage sous le triple aspect économique, social et écologique. Mais il lui est plus difficile de faire des propositions de réaménagement faute de disposer de modèle ou à tout le moins d'asseoir ses propositions sur une argumentation objectivement justifiée. La tâche du géographe passant de la théorie à l'application consiste à proposer les cadres de l'environnement humain du futur, à contribuer à définir ce que seront ou ce que devraient être les paysages humanisés de demain, plus " volontaristes " que les paysages spontanés et anarchiques d'aujourd'hui. Le rôle du géographe est peut-être d'éviter que, jouant les apprentis sorciers, les hommes n'organisent leurs espaces qu'à la seule lumière de leurs possibilités techniques illimitées, qu'ils oublient la permanence des besoins élémentaires de l'homme, qu'ils le conditionnent dans un environnement totalement artificiel, indifférent au monde de la nature. " P Pinchemel, 1968, " Redécouvrir la géographie ", Annales de l'Université de Paris, 3, p. 359. " Usons-nous de lois et pouvons-nous les employer pour expliquer des événements géographiques ? Vu l'imprécision des critères utilisables pour distinguer les lois scientifiques d'autres types d'énoncés, une telle question peut paraître dénuée de sens. Mais puisque la place des lois en géographie est si centrale dans " l'image méthodologique " que les géographes ont d'eux mêmes, et puisque les lois assument une fonction vitale dans l'explication scientifique, nous sommes contraints à entreprendre une tâche apparemment impossible. Forcément, la tentative ne pourra être concluante, mais les retombées méthodologiques se révéleront très utiles. " " Les spécialistes de géographie humaine ont fréquemment résisté à l'idée de traiter les faits individuels comme s'ils relevaient de lois scientifiques, comme en géographie physique […]. Récemment l'opinion a changé, et un nombre croissant de géographes veut examiner les phénomènes de géographie humaine comme s'ils pouvaient être interprétés en termes de lois générales. Les contributions récentes de Bunge (1966) et Haggett (1965) participent clairement de cette tendance, et l'on pourrait citer beaucoup d'autres exemples. Le principe de "l'ordre caché dans le chaos" apparaît comme une hypothèse de base de ces travaux. " ... " Ce qu'il faut alors c'est une formule analytique claire de la loi elle même (cf. Wilson, 1967) et une définition claire de son domaine. A ces conditions, il n'y aucune raison méthodologique à ce que les lois d'interaction spatiale, qui semblent à première vue si différentes des lois des sciences physiques, ne réussissent pas à atteindre le même statut. " ... " L'universalité méthodologique peut aussi constituer une hypothèse importante pour ce qui concerne le "relativisme culturel" en géographie humaine. Ce problème peut être regardé comme une forme spécifique de la question des systèmes de valeurs distincts qui a conduit beaucoup de chercheurs à rejeter l'idée d'une science sociale "objective". Les diverses cultures montrent des systèmes de valeurs radicalement différents. Ce fait irréfutable interdit-il l'étude scientifique de sociétés de type différent ? Quelques anthropologues semblent le suggérer. Vu les fortes influences exercées par l'anthropologie sur la géographie culturelle, il n'est guère surprenant que Sauer (1963) et l'école de Berkeley (c£ la revue due à Brookfield, 1964) aient adopté une certaine dose de ce "relativisme culturel" dans leurs écrits. Dans sa forme la plus stricte, cette vue suppose simplement que le monde est divisé en une mosaïque de types de paysages, dont chacun est considéré comme l'expression unique d'un type de culture et dont chacun ne peut être décrit qu'en termes de cohérence culturelle interne. La géographie culturelle consiste alors dans l'examen des interactions spécifiques entre la culture et l'environnement dans une région particulière. Il est clair que les lois universelles n'ont aucune place dans de telles études, et il n'y a pas heu de considérer les phénomènes géographiques comme s'ils étaient gouvernés par des processus universels. " D. Harvey, 1969, Explanation in geography, London, Arnold, p. 107, 109, 111-112. " Les géographes américains, britanniques ou scandinaves qui se réclament de la " nouvelle géographie " ont pour la plupart réalisé que les concepts d'organisme et d'unité organique sont largement sinon entièrement " idiographiques ", c'est-à-dire qu'ils ne débouchent que sur la description du particulier et du spécifique et que de ce fait, ils ne peuvent pas, ou presque pas, contribuer au progrès d'une science par ailleurs toujours plus " nomothétique ", c'est-à-dire toujours plus à la recherche des lois générales et de leur interprétation. L'explication générale est déjà acquise. Dans chaque nouvelle analogie, on ne fait que retrouver une forme particulière de l'explication générale. En revanche, à travers les propriétés des systèmes, la recherche géographique redécouvre une méthode et un langage qui s'apparentent de très près à ceux des autres disciplines qui tour à tour ont reconnu l'importance de la notion de système, fait d'éléments et d'attributs interreliés qui constituent peut-être un tout organique plus ou moins structuré. Le point de départ n'est plus l'organisme mais l'information qui permet de juger si cet organisme existe. J.B. Racine, H. Reymond, 1973, L'analyse quantitative en géographie, Paris, PUF, p. 22. " Bien des géographes ont l'intuition des systèmes, et même de l'approche systémique, quand ils font des recherches complètes - complexes - en mettant l'accent sur l'intrication des relations, sans chercher une cause dernière. Mais on a toujours intérêt à suivre un certain nombre de règles, à formaliser - et à rechercher de nouvelles règles quand on a affaire à un nouvel objet, ce qui est le cas des ensembles géographiques. Dire que cet effort n'apporte rien de plus que ce qu'apportait une très bonne étude traditionnelle est gratuit, et cache souvent quelque paresse d'esprit. L'approche de système, qui demande un long apprentissage, un réel investissement, et qui en est en géographie à ses balbutiements, a des avantages décisifs. Elle s'oppose au réductionnisme, car elle oblige à poser la complexité elle garde l'ensemble des relations et des éléments. C'est la pensée réductionniste qui est totalitaire ; en sciences au moins, le sens de la totalité évite la tentation totalitaire. Elle s'oppose au déterminisme : ce n'est pas la Nature (ou autre chose) qui commande ; il y a un ensemble de relations. On peut y trouver des moteurs, des freins, des leviers, etc. : mais non une cause première, ou une dernière instance, ce qui revient au même, et relève de la métaphysique. Elle évite de mettre un accent excessif sur la genèse, qui n'est souvent qu'une autre façon de revenir au singulier, à l'enchaînement unique et aléatoire, finalement à un autre inexplicable - le hasard ; mais, en obligeant à définir le système présent, et les rémanences, elle amène à préciser à la fois la relativité historique, le changement, et aussi les processus, lois et modèles en action. Elle aide les sciences à communiquer - et à mieux reconnaître le mauvais côté des analogies : permettant des rapprochements lumineux, elle lutte contre le morcellement du savoir, contre l'obscurantisme. Elle est une attitude d'esprit autant qu'un instrument de recherche ; mais elle ne convient peut-être pas à toutes les formes d'esprit. Son concept central, la causalité circulaire, concept éminemment dialectique, est aussi puissant que difficile à manier - et nombre de dialecticiens, à commencer par Marx, l'ont de temps à autre mis de côté. Enfin, elle n'est pas une nouvelle idéologie ; elle le deviendrait, si l'on faisait du systémisme... " R. Brunet, 1979, " Systèmes et approche systémique en géographie ", Bulletin de l ' Association de Géographes Français, n° 465, p. 406-407. " Il semble bien que les évolutions réelles montrent des passages d'un état à un autre : du désordre à l'ordre (autoorganisation) ; d'un ordre à un autre (passage dont l'étude est une grande préoccupation des auteurs de modèles dynamiques) ; de l'ordre au chaos, ou du chaos à l'ordre. Les constructions d'ordre par fluctuation se situent donc dans des cadres assez différents. Il semble que la griffe de lecture dont la description vient d'être esquissée soit applicable à la géographie. Parce que celle-ci s'occupe de configurations complexes et des processus diachroniques qui leur donnent naissance ; parce qu'elle doit tenir compte des rapports entre microniveaux (par exemple, celui des décisions individuelles) et niveaux d'ordres de grandeur plus élevés ; parce que l'on rencontre souvent des situations qui ne sont pas désordonnées, sans présenter pour autant des structures simples, des auto corrélations nettes. Ce dernier point est très important, et il conduit à une réflexion sur les modèles et leurs rapports avec le chaos. " F. Durand-Dastès, 1991, " La notion de chaos et la géographie, quelques réflexions ", L'Espace Géographique, n° 4, p. 311.