Droit et sciences sociales

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Droit et sciences sociales
1 La place du droit dans les sociétés industrielles avancées
Le besoin de la science juridique d’établir des contacts nouveaux et plus étroits avec les sciences
sociales n’a jamais été aussi fort qu’aujourd’hui. Ce phénomène n’est pas nouveau, mais il est à
chaque fois l’indice de la période de profonde transformation que traverse la société comme en
témoignent le mouvement du droit libre et la découverte de la sociologie juridique en Allemagne à
la fin du siècle dernier. Ce qui actuellement caractérise l’étude du droit est le fait que les juristes
sont en train de sortir de leur splendide isolement : il suffit, pour s’en rendre compte, de lire les
écrits les plus significatifs des chercheurs de la jeune génération, en particulier lorsqu’ils traitent de
disciplines moins traditionnelles, comme le droit du travail, le droit commercial ou industriel.
Cette nécessité d’élargir ses horizons s'accompagne d'un constat obscur : le droit n’occupe plus la
place privilégiée qui, de longue tradition, lui a été assignée dans le système global de la société. Les
premiers à saper la primauté du droit - cette primauté dont le droit jouissait encore auprès des
grands réformateurs des Lumières et qui avait inspiré à Kant l’idée d’un Etat selon le droit et d’une
société juridique universelle comme fin idéale de l’histoire humaine - furent, comme chacun sait,
ceux à qui est attribuée la naissance de la sociologie moderne. Il ne s’agit pas de revenir encore sur
la cinglante polémique de Saint-Simon contre les légistes et sur sa prédiction de l’avènement d’une
société gouvernée par des scientifiques et des industriels à la place d’une société archaïque et
mourante, gouvernée par des légistes et des métaphysiciens. Inutile également de répéter que c'est à
Comte qu’il faut faire référence pour trouver une condamnation du « fétichisme de la loi » - devenu
le cri de guerre des juristes sociologisants - ainsi que l’affirmation selon laquelle « dans l’Etat
positif, l’idée du droit disparait irrévocablement »1. Dans l’autre grand filon de la “science de la
société”, la pensée marxiste, il n’en a pas été différemment (puisqu’) Hegel, maître de Marx, avait
déjà écrit dans un des premiers paragraphes de la Philosophie du droit que « le droit est de façon
générale quelque chose de sacré » (§30)2 et que Marx, à son tour, le réduit à un moment purement
superstructurel de la société. Pour reprendre une célèbre phrase du Manifeste, « … votre droit n’est
1
Je tire ces deux citations de G. Solari, Positivismo giuridico e politico di A. Comte, in Studi di filosofia del diritto,
Giapicchelli, Turin, 1949, p. 385-391
2 Traduction tirée de G. W. F. Hegel, Principes de philosophie du droit, puf, 1998, p. 119. N. Bobbio ne cite aucune
édition en particulier. (NdT)
que la volonté de votre classe érigée en loi »3. Pour résumer en une formule synthétique bien qu’un
peu simpliste, il est possible d’affirmer que si les auteurs des Lumières mettaient le droit au centre
de l’étude des différentes civilisations, recherchaient la nature et les lignes de développement d’un
peuple dans l’ « esprit des lois » et croyaient que pour changer la société il suffisait de changer le
droit, en revanche, au 19ème, au fur et à mesure de la prise de conscience du grand changement
historique produit par l’avènement de la société industrielle dans la « société civile » avant même
que dans la société politique, le droit fut de plus en plus considéré comme un épiphénomène, un
moment secondaire du développement historique, et regardé avec toujours plus de défiance comme
instrument de changement social.
Aujourd’hui, à bien y regarder, la crise de la primauté du droit est encore plus importante: il ne
s’agit pas seulement de mettre en doute sa capacité à influencer le changement social, mais
également de souligner les limites de sa fonction spécifique d’instrument de contrôle social (au sens
le plus strict du terme).
Dans les sociétés industrielles avancées il est possible d’entrevoir deux tendances qui vont dans le
sens d’une réduction de la fonction spécifique du droit comme instrument de contrôle social:
a) ce qui caractérise le droit comme instrument de contrôle social est d’une part l’utilisation des
moyens coercitifs (c’est-à-dire la « coercition » comme élément distinctif de l’ordre juridique par
rapport à d’autres ordres normatifs) et d’autre part l’utilisation des moyens coercitifs dans un but
répressif (par « répression » j’entends le contraire de « prévention »). Ainsi dans la société
contemporaine, lorsqu’augmentent la dimension et l’utilisation des moyens de communication de
masse (dont je n’ai d’ailleurs pas l’intention d’exagérer l’importance de manière catastrophiste),
c’est le recours à un mode de contrôle social, différent de la forme traditionnellement représentée
par le droit, qui augmente. Ce mode de contrôle n’est pas de type coercitif mais persuasif, et son
efficacité n’est pas confiée en dernière instance à la force physique, comme dans tout ordre
juridique, mais au conditionnement psychologique. Éventuellement, il est possible de faire
l’hypothèse d’un type de société où le conditionnement psychologique des individus serait si étendu
et efficace que la forme généralement considérée comme la plus intense de contrôle, le contrôle par
l’utilisation des moyens coercitifs, c’est-à-dire le droit, serait superflue. Une société sans droit n’est
pas nécessairement une société libre, comme l’imaginait Marx, mais peut aussi être conformiste
comme l’imaginait Orwell: le droit est nécessaire là où, comme dans les sociétés historiques, les
hommes ne sont ni totalement libres ni totalement conformistes, c’est-à-dire dans une société où les
hommes ont besoin de normes (et donc ne sont pas libres) et ne réussissent pas toujours à les
3
Traduction tirée de K. Marx, F. Engels, Le manifeste du parti communiste, éditions sociales, 1986, p. 80. N. Bobbio
cite l’édition dirigée par E. C. Mezzomonti, Einaudi, Turin, 1948, p. 139. (NdT)
observer (et donc ne sont pas conformistes) ;
b) Outre la formation et l’affirmation d’un contrôle social de type différent, c’est, dans une société
technologiquement avancée, un autre phénomène d’importance (bien qu’encore non dominant) qui
se développe: il est destiné à réduire, à mon sens, l’espace de contrôle juridique, du moins tel qu’il a
généralement été exercé jusqu’à aujourd’hui. En l’absence d’autres expressions, j’appelle ce
phénomène le contrôle anticipé, c’est-à-dire le déplacement de la réaction sociale du moment qui
succède au moment qui précède le comportement ou l’évènement non désiré, le passage de
l’intervention comme remède à l’intervention comme prémonition, en un mot le passage de la
répression à la prévention. Il ne s’agit pas de nier que le droit a déjà, dans sa principale fonction
répressive, également une fonction préventive, comme le savent bien les juristes, du fait de la valeur
non seulement punitive mais également intimidatrice de la sanction. Cependant, quand je parle, à
propos de la politique sociale des sociétés technologiquement avancées, d’un probable déplacement
de la répression à la prévention, je renvoie à un phénomène bien plus complexe et important. Il
s’agit de la tendance à utiliser les connaissances toujours plus précises des sciences sociales
concernant les motivations du comportement déviant et les conditions qui le rendent possible, non
dans le but de courir aux abris quand il s’accomplit mais afin d’empêcher qu’il ne se réalise. Jamais
comme aujourd'hui la science ne s'est autant rapprochée de la sagesse populaire qui enseigne qu’il
faut fermer l’étable avant que les bœufs ne s’en échappent. Considérons le débat en cours sur les
possibilités et les avantages immenses, d'ordre également économique, qu'offre la médecine
préventive. Pourquoi soigner une maladie quand, dans la plupart des cas, il est possible d’empêcher
son apparition ? Il en va de même pour la maladie sociale qu’est le comportement déviant:
pourquoi préparer un gigantesque appareil pour identifier, juger et enfin punir un comportement
déviant alors qu’il est possible de modifier les conditions sociales de façon à influer sur les causes
qui le déterminent? Dans ce cas également, bien que dans un sens différent du cas précédent de la
société conformiste, une société dans laquelle toute forme de déviation a été vaincue avant même de
pouvoir s’incarner, est une société sans droit, ou du moins sans cet appareil chargé de juger et de
réprimer qui coïncide traditionnellement avec l’essence même du droit.
2 Deux conceptions opposées de la fonction du juriste en fonction du
différent type de système juridique (fermé ou ouvert), de la
différente condition de la société (stable ou en mouvement), et de la
différente conception du droit (comme système autonome ou
dépendant).
Ces considérations générales et, je n’hésite pas à le reconnaitre, encore approximatives concernant
les transformations non tant d’un droit positif déterminé (ce qui constituerait un argument isolé)
mais plutôt de la place et de la fonction du droit dans la société, constituent déjà en soi une
introduction au thème de la discussion. Elles autorisent quelques premiers éléments de jugement sur
ce qui rend prégnant un plus grand contact entre juristes et scientifiques sociaux. Il est clair que le
problème de la place et de la fonction du droit dans la société ne peut être affronté que par un juriste
qui sortirait de sa propre coquille.
Mais d’autres raisons, plus pertinentes encore pour expliquer cette rencontre entres les deux
sciences, peuvent être identifiées à l’intérieur même de l’œuvre du juriste. Mon point de départ est
une considération souvent ignorée : il n’existe pas une unique science juridique (par souci de
concision et bien que l’expression soit équivoque, j'appelle « science juridique » l’activité du
juriste), mais il existe autant de « sciences juridiques » qu’il y a d’images que le juriste a de luimême et de sa fonction dans la société. En cela le juriste ne diffère pas des autres scientifiques
sociaux: de la sociologie également il est possible d'affirmer qu'elle évolue selon l’image que le
sociologue a de sa fonction dans la société, comme le savent tous les sociologues. Je n’ai pas besoin
de rappeler que la soi-disant crise de la sociologie tant discutée aujourd’hui dépend du différent rôle
que le sociologue a ou prétend avoir au sein de la société dont il est à la fois spectateur et acteur.
En ce qui concerne la science juridique, il me semble possible de distinguer deux images typicoidéales de la fonction du juriste qui influencent la façon de concevoir la science juridique ellemême: d'une part le juriste comme conservateur et transmetteur d’un corps de règles déjà données,
dont il est le dépositaire et le gardien; d'autre part le juriste comme créateur de règles capables de
transformer le système donné, en l'intégrant et en l'innovant. Il n’est plus alors simplement le
receveur mais aussi un collaborateur actif et, quand cela s’avère nécessaire, critique. L’activité
principale grâce à laquelle est réalisée la première fonction est l’interprétation du droit; l’activité
principale grâce à laquelle s’accomplit la seconde est la recherche du droit.
Ces deux images de la fonction du juriste dans la société peuvent dépendre: a) du différent type de
système juridique au sein duquel le juriste opère (variable institutionnelle); b) de la différente
situation sociale dans laquelle le juriste agit (variable sociale); c) de la différente conception du
droit et du rapport droit-société qui participe à la formation de l’idéologie du juriste à un moment
historique donné (variable culturelle)
Sub a : Il est nécessaire de distinguer entre système fermé et système ouvert. Dans un système
fermé le droit est solidifié en un corps systématique de règles qui prétendent, du moins
potentiellement, à la complétude. Les sources formelles du droit y sont rigidement prédéterminées
et le travail du juriste n‘en fait pas partie (la jurisprudentia au sens classique du terme se résout en
un commentaire des règles du système). Dans un système ouvert, l’essentiel des règles sont ou sont
considérées à l’état fluide et en perpétuelle transformation. Il n’existe pas de ligne de démarcation
nette entre sources matérielles et sources formelles: le juriste se voit attribuer le devoir de collaborer
avec le législateur et le juge pour la création du nouveau droit.
Sub b : L’expression « diverse situation sociale » renvoie ici à la distinction entre une société stable
et une société en transformation, entre une société qui tend à perpétuer ses propres modèles
culturels et une société où apparaissent des facteurs de changement qui rendent brusquement
inadéquats les modèles culturels traditionnels, parmi lesquels l’ensemble des règles juridiques
transmises.
Sub c: Il est nécessaire de distinguer deux conceptions du droit : d’une part comme système
autonome ou auto-suffisant par rapport au système social, d’autre part comme sous-système d’un
système global, ou bien (selon la vision marxiste du rapport droit-société) comme superstructure
d’une structure sociale. Dans le premier cas, le travail du juriste s’exerce entièrement à l’intérieur
de celui-ci; dans le second cas, le juriste se voit chargé d’adapter le droit en vigueur à la réalité
sociale environnante ou sous-jacente.
A ces trois couples de variables, qui peuvent être considérées indépendantes ou différemment
dépendantes les unes par rapport aux autres selon les points de vue, correspondent trois modèles
antithétiques de science du droit: contrainte-libre, conservatrice-innovatrice, formaliste-réaliste.
Dans le cas extrême - purement hypothétique - d'un droit considéré dans un système fermé, au sein
d’une société stable, en présence d’une idéologie prônant l’autonomie du droit par rapport à la
société, la jurisprudentia devrait être contrainte, conservatrice et formaliste. Dans le cas extrême
inverse, c’est-à-dire d’un droit considéré dans un système ouvert, au sein d’une société en
transformation, en présence d‘une idéologie concevant le droit comme reflet de la société, c’est le
modèle inverse qui devrait se développer : une science du droit libre, innovatrice et réaliste.
L’opposition entre ces deux conceptions de la fonction du juriste a des conséquences sur les
différentes méthodes utilisées pour identifier et délimiter l’objet de la science juridique.
Suivant la première approche, l’objet de la science juridique est l’ensemble des règles posées et
transmises, applicables par le juge à un moment historique donné. Ces règles sont entendues comme
des propositions dont il convient d'établir la signification avec le plus de précision possible. Ainsi,
le rôle du juriste n’est pas, dans ce cas, de créer des règles nouvelles mais d’indiquer les règles
existantes et de les interpréter. Il est dès lors possible de comprendre combien la détermination des
sources du droit par le juriste est un préliminaire particulièrement important: son rôle est d'établir
des critères permettant de distinguer les règles applicables par le juge car appartenant au système
(c’est-à-dire valides) des règles qui n'y appartiennent pas. A travers la détermination des sources du
droit, le juriste définit également le champ de sa propre recherche ; il en délimite l’objet. Une fois
l’objet délimité, la recherche consiste en une série d’opérations intellectuelles que l'on appelle
communément interprétation: ce terme, même dans son acception la plus large, désigne une activité
de simple reconnaissance des règles données et non une activité créative ou critique. Cette activité
de reconnaissance du système donné comprend quatre opérations : a) la détermination de la
signification des règles (soit l'interprétation au sens strict) ; b) la conciliation des règles
apparemment incompatibles; c) l’intégration des lacunes (entendues comme lacunes techniques et
non idéologiques); d) l’élaboration systématique du contenu des règles, ainsi interprétées,
conciliées, intégrées.
Selon la seconde conception de la fonction du juriste, le droit n’est pas un système de règles déjà
posées et transmises, mais un ensemble de règles en mouvement qu’il s’agit de poser et reproposer
constamment. Par conséquent, ce ne sont pas tant les règles, c'est-à-dire les évaluations des faits
sociaux, qui doivent être l’objet de la science juridique, mais les faits sociaux eux-mêmes, dont les
règles juridiques sont des évaluations. "L'objet de l'enquête et de l'exposé du juriste, écrivait Rumpf
en 1922, n'est pas composé des normes, mais de la vie sociale assujettie aux normes". Les “faits
sociaux”, au sens le plus général, désignent les relations interindividuelles ou rapports sociaux (en
particulier économiques) qui constituent la matière des règles juridiques, ainsi que les intérêts des
individus ou groupes opposés que la règle juridique doit évaluer afin de résoudre les possibles
conflits, et enfin les faits culturels tels que les valeurs sociales dominantes ou des groupes
dominants, les opinions morales diffuses (morale positive ou sociale), les principes de justice et,
plus généralement, les idéologies politiques dont les règles juridiques sont l’expression en ce sens
qu’elles contiennent une certaine appréciation des intérêts en jeu.
Dans cette perspective, l’activité principale du juriste n’est plus l’interprétation d’un droit déjà fait
mais la recherche d’un droit à faire, in fieri ; ce n’est plus la validation, sur le fondement d’une
analyse des sources formelles, du droit tel qu’il est, mais la légitimation du droit tel qu’il devrait
être, sur le fondement de principes matériels de justice. Les différentes opérations de cette recherche
sont: a) l’analyse de la situation dont on veut trouver la ou les règles appropriées, par le biais de
techniques de recherche élaborées et pratiquées par les sciences sociales; b) l’analyse et la
confrontation des différents critères d’évaluation grâce auxquels la situation peut être régulée (bien
entendu, ces critères d’évaluation comprennent également les règles posées et transmises); c) le
choix de l’évaluation et la formulation de la règle.
3 Le droit comme système ouvert, dans une société en transformation
et comme système autonome
Des deux images de la fonction du juriste définies ci-dessus, c'est la seconde qui prévaut, du moins
dans les pays à structure économique capitaliste et dont les régimes sont le plus souvent libéraldémocratiques. Si l'on se réfère aux trois couples de variables indiquées précédemment, il est
possible de faire les observations suivantes.
Système fermé ou ouvert? Sans l'ombre d'un doute, l’un des aspects les plus intéressants de la
discussion sur le droit ces dernières années est la remise en cause des sources traditionnelles des
normes juridiques, dans les pays continentaux également. Cette mise en cause va de paire avec le
fait d'accorder toujours plus d'importance aux sources dites extra législatives (ou même extra
étatiques). L'un des dogmes du positivisme juridique entendu au sens strict est l'affirmation selon
laquelle la source principale du droit dans l'État moderne est la loi, c’est-à-dire la norme qui tend à
être générale et abstraite et qui est posée par un organe délégué spécifiquement et exclusivement à
cet effet par la Constitution. Un élément révélateur de la crise du positivisme juridique est la
progressive prise de conscience de l'émergence d’autres sources du droit qui minent le monopole de
la production juridique détenue par la loi, en particulier dans une société en rapide transformation et
intensément conflictuelle telle que la société capitaliste dans sa phase actuelle de développement.
Le phénomène de production extralégislative se manifeste d'autant plus dans des domaines qui sont
(précisément) caractéristiques de la société industrielle, c’est-à-dire le droit de l’entreprise et le droit
du travail et syndical. D’ailleurs, rien de nouveau sous le soleil: il y a un demi siècle, on aurait parlé
de la révolte des faits contre les lois, de l’émergence d’un « droit social » contre le droit de l’Etat.
Inutile de rappeler le regain d'intérêt pour l'activité créatrice du juge qui est apparu ces dernières
années, non seulement dans la politique du droit mais aussi au sein des réflexions sur le droit établi.
Cet intérêt s'est manifesté par la reconnaissance de la distinction entre ce que le juge dit ou croit
faire et ce qu’il fait effectivement, ainsi que par l’affirmation d’un investissement nécessaire et
croissant du juge dans l’adaptation du droit au changement social. De surcroit, l’attention a porté
sur la fonction non seulement reconstructive mais aussi normative du travail des juristes qui, selon
l’image perpétuée par l’école du positivisme juridique, n’auraient jamais du lever les yeux au-delà
de l’horizon du jus conditum. Pour autant, dans certains domaines, objets - comme le droit syndical
- d’une vacance prolongée du législateur, les juristes non seulement ont osé regarder en face le jus
conditum, mais ils ont également été les conditores du nouveau jus. De même, le contrat, au sein de
la hiérarchie des sources du droit, occupe la dernière position dans l'ordre étatique dans la mesure
où il règlemente l’action d’un nombre extrêmement restreint de sujets dans le cadre d'intérêts
particuliers. En revanche, lorsque cette même forme de production normative fondée sur l'accord se
développe, non entre des individus, mais entre de grandes et puissantes associations comme les
syndicats, et que le domaine régulé concerne des intérêts fondamentaux et vitaux tels que les
modes, les temps et les conditions de travail, les choses changent. Dans une société industrielle de
type conflictuel, le contrat collectif devient, pour un nombre considérable de personnes, une source
de règles dont l'importance est beaucoup plus vitale que ne le sont la majeure partie des lois et
petites lois qui émanent des organes législatifs. Enfin, il ne faut pas oublier la coutume, même si ce
que l’on observe aujourd’hui avec une attention toujours grandissante n’est pas tant la coutume dont
parlent les manuels, mais toute forme de production spontanée de règles (c’est-à-dire non posée
autoritairement) que l’usage et le consentement – du moins tacite – des usagers rendent plus
efficaces que ne le sont les lois formelles mortes-nées, ou nées puis mortes, ou mortes de
consomption ou de sénescence, ou bien tombées dans une léthargie annonciatrice de mort. Le juriste
est de plus en plus sensible au phénomène de la « pratique » partout où elle se manifeste - aussi bien
dans le monde de l’entreprise, que dans la sphère syndicale, judiciaire ou administrative - c’est-àdire à tous ces comportements effectifs réitérés qui sont en marge, en adjonction ou en contraste
avec des normes formelles. Ces comportements constituent le tissu conjonctif d’une institution; ils
permettent à ceux qui participent ou jouissent de cette institution d'en prévoir le développement et
donc d’agir en connaissance de cause.
Concernant la seconde alternative également – société stable ou société en transformation – la
réponse ne fait guère de doute. Éventuellement, ce qui s’avère plus difficile à saisir est la tendance
des transformations du droit, c’est-à-dire déterminer les répercussions de la transformation sociale
sur la transformation juridique. Parmi ces tendances, je me limite à n’en indiquer que trois qui me
paraissent particulièrement révélatrices et et qui ont déjà été ces derniers temps l’objet de débats. La
première de ces tendances a été maintes fois soulignée par l’économiste F. A. Hayek lorsqu’il a eu
recours à la distinction entre normes de conduite et normes d’organisation pour caractériser le
passage de l’état libéral classique à à l’état d’assistance. Selon lui, ce passage, du point de vue
structurel, consiste en une augmentation progressive des normes d’organisation par rapport aux
normes de conduite 4. Cette thèse peut ne paraitre qu’une reformulation de la thèse bien connue de
la progressive publicisation du droit. Bien qu’Hayek tende lui-même à les confondre, ces thèses
sont, me semble-t-il, différentes et la première est plus juste. Le phénomène de publicisation du
droit fait référence à l’augmentation continue des fonctions de l’État par rapport à l'État agnostique
ou neutre du siècle dernier. Le phénomène d’augmentation des normes d’organisation renvoie à la
formation des grandes organisations à la fois dans le cadre de l‘État et de la société civile: il fait
donc référence aux grandes concentrations de pouvoir dans la société moderne, dont l'État – dans un
sens spécifique et restreint du terme – n’est qu’une manifestation parmi d‘autres. La différence
entre norme de conduite et norme d’organisation n’indique pas tant une différence entre deux types
d'États qu’une différence entre deux différentes fonctions du droit : d’un côté rendre possible la
4
Sur ce sujet je renvoie à l'article De l’utilisation des grandes dichotomies dans la théorie du droit, p....
coexistence des individus (et des groupes) qui poursuivent chacun des finalités individuelles et, de
l’autre, rendre possible la coopération des individus (ou des groupes) qui poursuivent une finalité
commune.
Pour représenter, du point de vue de la mutation juridique, le passage de l'État libéral classique à
l'État d’assistance, l’analyse de la seconde ligne de tendance (ainsi que de la troisième, comme nous
le verrons par la suite) semble plus utile. Il s’agit du passage d’un contrôle social fondé
principalement sur des normes pourvues de sanctions (« Si tu fais, ou ne fais pas, x, on t’imputera la
conséquence y »), à un contrôle social reposant sur des normes techniques dont la force dépend du
rapport moyen-fin, c’est-à-dire le fait que l’accomplissement ou le non accomplissement de
certaines actions ne permet pas d’atteindre la finalité voulue ou imposée. Deux typologies de
normes techniques sont possibles, selon si la norme prévoit un moyen déterminé nécessaire pour
atteindre une finalité (ou norme instrumentale) ou si elle indique la finalité à atteindre avec le
moyen le plus adéquat (ou norme finale, ou plus simplement directive). L’entrée en vigueur d'un
nombre croissant de normes purement techniques est étroitement liée à la programmation et à la
planification économique : pour cette raison, l’identification de cette tendance est plus utile que la
précédente pour déterminer l’aspect saillant de l'État contemporain. Par rapport à la fonction même
du droit, cette différence est d’ailleurs si importante que si le champ réservé aux normes techniques
devait un jour s’étendre et celui des normes pénales (au sens large) devenir de plus en plus
marginal, il ne faudrait alors plus parler du droit comme d’un instrument de contrôle social mais de
« direction sociale ». En effet, dans les pays socialistes où la planification économique et sociale
détermine le type de système politique et l’ordre juridique mis en œuvre, cette tendance à analyser
la science juridique dans un cadre plus vaste - la « science de la direction sociale » - se développe
déjà.5
La troisième tendance concerne le passage de la fonction traditionnellement répressive du droit à la
fonction promotionnelle: il est évident que la configuration de l’Etat change selon qu’il se fixe des
objectifs qui peuvent être atteints simplement en décourageant les comportements non voulus (ce en
quoi consiste justement la répression) ou en encourageant également les comportements voulus (ce
en quoi consiste la promotion). Il ne fait guère de doute que les objectifs de l’Etat d’assistance sont
tels que pour les atteindre un travail continu de stimulation des comportements considérés
économiquement avantageux s’avère nécessaire. La différence entre répression et promotion passe
par le recours à deux différentes techniques sanctionnatrices : dans le premier cas, la technique des
sanctions négatives, (« Si tu fais, ou ne fais pas, x, il t’arrivera quelque chose de déplaisant ») et
dans le second, la technique des sanctions positives (« Si tu fais ou ne fais pas x, il t’arrivera
5
Je tire ces informations du livre de U. Cerroni, Il pensiero giuridico sovietico, Editori Riuniti, Roma, 1969, p. 241
et suiv. Mais aussi M. G. Losano Giuscibernetica, Torino, 1969, p. 120 et suiv.
quelque chose de plaisant »). Le recours toujours plus fréquent aujourd’hui aux lois dites
d'incitation illustre mieux qu’aucune autre observation le caractère actuel de cette tendance.
Aujourd’hui, le recours toujours plus fréquent aux lois dites d'incitation illustre le caractère actuel
de cette tendance, mieux que ne pourrait le faire aucune autre analyse. J’ai déjà eu l’occasion de
souligner ailleurs6 l’emploi, dans au moins une douzaine d’articles de notre Constitution, du terme
« promotionnel » ou de termes semblables, à la différence des constitutions plus anciennes dans
lesquelles le terme clef était « garantir » (et pour garantir il faut réprimer).
Pour donner une réponse à la troisième alternative - le droit comme système autonome ou comme
sous-système du système global - il suffit d’observer combien une (autre) des thèses fondamentales
de la théorie du positivisme selon laquelle le droit positif - soit le seul droit que le juriste doit
prendre en compte - est un système unitaire, cohérent et complet de normes dont il est possible (et
également juste) de déduire la solution à toutes les controverses (thèse de la prétendue
autosuffisance du système normatif), est aujourd’hui en crise. À l'inverse, il suffit également
d'observer combien les théories réalistes se diffusent même dans les pays de droit codifié (ou le
droit est codifié) : ces théories réalistes s’intéressent davantage à l’effectivité des normes juridiques
qu’à leur validité formelle et elles mettent l’accent, plus que sur l’autosuffisance du système
juridique, sur les interactions entre système juridique et système économique, entre système
juridique et système politique, entre système juridique et système social dans son ensemble. Ce qui
caractérise la situation actuelle ce sont justement les conditions que nous avons considérées comme
particulièrement favorables à la formation d’une science du droit anti-traditionnaliste, qui cherche
son propre objet en dernier recours non tant dans les règles du système donné que dans l’analyse
des valeurs et des rapports sociaux dont les règles du système sont l'expression. Cette science du
droit, loin d’être considérée autonome et pure, comme ce fut longtemps le cas, cherche de plus en
plus à faire alliance avec les sciences sociales, au point d'être considérée comme une branche de la
science générale de la société.
4 La fonction du juriste comparée à la fonction du sociologue
Les raisons pour lesquelles nous affirmions initialement que les rapports entre science juridique et
sciences sociales sont devenues ces dernières années de plus en plus étroits apparaissent clairement
à la lumière de ce développement. Pour reprendre la métaphore du « splendide isolement », la
science juridique n’est plus une île mais une région parmi d’autres d’un vaste continent. Que le
juriste ait à établir des contacts nouveaux et plus profonds avec les psychologues, sociologues,
6
Dans l'article La fonction promotionnelle du droit, p...
anthropologues, politologues, est devenu, en particulier auprès des juristes de la jeune génération,
une communis opinio tellement diffuse que si nous voulions donner des indications
bibliographiques précises nous ne saurions par où commencer. Un point de repère pourrait être le
débat qui a eu lieu il y a deux ans à Ancône sur le thème de la formation extralégislative du droit.
Dans son discours introductif, Giorgio Ghezzi justifiait le fait que le point de départ de cette
évolution ait été le droit du travail en considérant que ce droit est « un des points d’observation les
plus favorables pour se rendre compte des résultats auxquels peut conduire une recherche qui ne
soit pas a priori hostile aussi à l’étude de l’aspect empirique du phénomène juridique et à une
possible collaboration interdisciplinaire ». Giuseppe Pera parlait quant à lui d’« ouverture féconde à
la recherche sociologique »7. Chaque branche traditionnelle du droit a donc découvert à ses côtés
une discipline du comportement humain qui la suit comme son ombre: le droit administratif côtoie
la science de l’administration ou de manière plus générale encore la sociologie de l’organisation; le
droit pénal côtoie la sociologie du comportement déviant, l’anthropologie criminelle, etc.; le droit
de l’entreprise et le droit du travail côtoient, outre les différentes disciplines économiques, la
sociologie industrielle et la sociologie du travail; le droit international côtoie cet ensemble d’études
désormais étiquetées sous le nom de « relations internationales ». Les civilistes eux-mêmes, bien
qu’ils furent en d’autres temps les principaux défenseurs de l’autonomie de la science juridique et
les créateurs du technicisme juridique étendu par la suite aux autres disciplines juridiques, se
meuvent aujourd'hui dans la même direction (et ils semblent parfois même être à la tête du
mouvement). Actuellement, en effet, seuls les testaments font l’objet des rares recherches de
sociologie juridique conduites en Italie8. S'il existait des études empiriques sur le mariage, nul ne
peut douter de l’importance qu'elles auraient dans la phase actuelle de lutte pour et contre le divorce
en Italie.
Dit cela, face à la tendance sociologisante actuelle de la science juridique, il convient à mon avis
d'insister sur la différence entre le travail du juriste et le travail du scientifique social. En effet, le
juriste, une fois quitté son île, risque de se noyer dans le vaste océan d’une science généraliste de la
société. Rapprochement ne signifie pas confusion. L’interdisciplinarité présuppose de fait de
toujours distinguer les différentes approches. Il est incroyable de constater combien on passe
facilement d’un extrême à l’autre, en fonction du sens du vent: du technicisme juridique au
sociologisme. Pour autant, malgré toute l’aide que le juriste peut et doit attendre du sociologue, le
juriste et le sociologue exercent deux métiers distincts. Il ne faut pas confondre les matériaux dont
l’un et l’autre peuvent disposer avec la façon dont ces mêmes matériaux sont utilisés. On peut dire,
La formazione extralegislativa del diritto nell’esperienza italiana, in « Foro Italiano », supplemento al n. 1
dell’anno XCV (1970). Les deux citations se trouvent respectivement p. 11 et p. 22.
8 [Je fais référence à la recherche, publiée depuis, de V. Ferrari, Successione per testamento e transformazioni sociali,
Edizioni di Comunità, Milan, 1972.]
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bien qu’avec une certaine approximation, que le juriste est au sociologue, et en général au
scientifique social, ce que le grammairien est au linguiste. Il faut ici faire référence à la célèbre
distinction kelsenienne entre science juridique comme science normative et sociologie comme
science explicative, ou bien à la distinction proposée plus récemment par Hart entre le point de vue
interne, propre au juriste, et le point de vue externe, propre au sociologue: la différence, qui n’est
pas toujours perçue et qui est continuellement remise en cause par manque de clarté ou par un souci
d’originalité à bon marché, est pourtant très nette.
Le problème que le sociologue et le juriste ont en commun concerne le rapport entre la règle et le
comportement. Le sociologue utilise les règles du comportement qu’il rencontre chemin faisant
pour expliquer pourquoi certains individus se comportent d’une certaine façon : il se sert des règles
comme d’une variable du processus explicatif et éventuellement prédictif qu’il vise. Le juriste,
quant à lui, utilise les mêmes règles pour définir si les comportements sont licites ou illicites, c’està-dire pour établir pourquoi il faut se comporter plutôt d’une façon qu’une autre. Le sociologue et le
juriste suivent donc un chemin inverse en ce qui concerne le rapport entre règle et comportement: le
sociologue part généralement du comportement pour aboutir à la règle capable éventuellement de
l’expliquer; le juriste part de la règle pour aboutir au comportement qui correspond à la mise en
œuvre de cette règle. Pour que le sociologue se serve d’une règle comme critère d’explication et de
prévision il suffit qu’elle soit efficace; pour que le juriste se serve d’une règle dans le but de
qualifier un comportement et donc dans un but prescriptif, il est nécessaire qu’elle soit aussi valide.
Le sociologue prend en considération le comportement prévu par une règle afin d'observer l’effet de
la règle sur le comportement; le juriste s'en sert pour juger le comportement. Pour le sociologue une
règle a ou non un rapport avec le comportement; pour le juriste un comportement est licite ou non
en fonction de la règle. On pourrait continuer.
Puisque la perspective et, par conséquent, la finalité du juriste et du sociologue diffèrent - le but du
sociologue est de décrire les choses telles qu‘elles sont, alors que le but du juriste est de décrire
comment elles devraient être - il est évident que le type d’opérations intellectuelles que l’un et
l’autre réalisent sur la même réalité diffère et que cela permet de les caractériser. Pour le sociologue
l’observation des comportements prévaut sur l’interprétation des règles; pour le juriste
l’interprétation prévaut sur l’observation. Et ainsi de suite. Or, c’est justement parce que la science
juridique et les sciences sociales se différencient en tant qu’elles suivent des perspectives différentes
malgré l’identité de la matière, que l’on peut expliquer le phénomène de duplication mentionné
précédemment. Ainsi chaque discipline juridique a une sorte de double constitué par une discipline
sociologique et vice versa, tant et si bien que, pour filer la métaphore géographique, plutôt que de
parler de différentes régions d’un même continent, il faudrait parler de différentes cartes de la même
région qui s’intègrent réciproquement.
Jusqu’à présent, mon attention a porté sur la nécessité d’intégrer la carte du sociologue à celle du
juriste. Je voudrais, en conclusion, défendre l’idée d’une éventuelle intégration en sens inverse en
posant simplement cette question: « Qu’est-ce que le scientifique social peut attendre du juriste? ».
Le métier du juriste a toujours été celui de « traiter » des règles, et j’entends par « traiter » (dans son
sens
le
plus
large)
l’identification,
l’interprétation,
la
manipulation,
la
conciliation,
l’ordonnancement systématique, la déduction jusqu’à la véritable invention de règles d’un système.
La science juridique a accumulé au cours des siècles un patrimoine immense et précieux
d’observations sur les façons dont les règles d’un système naissent, vivent et meurent, et a formulé
un nombre colossal de concepts techniques pour comprendre comment fonctionne un système
normatif (en considérant toutefois le système juridique comme le système normatif par excellence),
afin de définir et classer les comportements normatifs. Quiconque a une certaine familiarité avec la
littérature sociologique contemporaine a l’impression que ce patrimoine est peu ou pas utilisé. Cela
semble d’autant plus surprenant que la situation était bien différente aux temps des fondateurs de la
sociologie moderne: je n’ai pas besoin de souligner ici la contribution de la théorie juridique à la
formation d’œuvres fondamentales comme celles de Tönnies, Durkheim, Max Weber (mais non à la
formation de celle de Pareto). C’est peut-être à cause de la transplantation de la sociologie aux Etats
Unis, c’est-à-dire dans un pays dont la culture juridique est moins avancée et moins prééminente,
que les sociologues ont fini par ignorer de plus en plus les juristes: la sociologie a été de plus en
plus - veuillez excuser cette vilaine expression - « déjuridifiée ». Dans une œuvre comme celle de
Parsons, où le problème du contrôle social a pourtant sa place, il manque une quelconque référence
au droit, et on ne voit pas trace, malgré les nombreuses occasions, d’un quelconque emprunt à la
science juridique. The structure of Social Action (1937) est apparu trois ans après la Reine
Rechtslehre de Kelsen; The Social System (1951) succède de quelques années la General Theory of
Law and State de Kelsen. Pourtant, Parsons ne semble pas sensible aux thèses de Kelsen – un auteur
qui par ailleurs aurait du lui convenir – alors que ni Tönnies, ni Durkheim, ni Max Weber
n’ignoraient l’œuvre sans doute majeure de théorie générale du droit de leur temps, c’est-à-dire Der
Zweck im Recht de Jhering.
Ce que le scientifique social peut attendre du juriste c’est d’être encouragé à regarder plus
attentivement ces réseaux de règles au sein desquels se meuvent les membres d’un quelconque
groupe social, à analyser le phénomène normatif avec les instruments de précision que le juriste
peut fournir. Tout système social est en partie constitué, en ce qui concerne tout du moins le
phénomène d’institutionnalisation des relations sociales, d’un ensemble de systèmes normatifs,
parmi lesquels le plus significatif et aussi le plus étudié, au point de l'être par une classe
professionnelle de spécialistes, est justement le système juridique. Il est surprenant de constater
combien de concepts-base de la théorie générale de la société, comme status, rôle, expectative,
sphère de permissivité et
d’obligatoriété,
sanction (positive
et
négative), institution,
institutionnalisation, etc… (il s’agit, comme chacun sait, de concepts-base tirés du système
parsonien) sont aussi des concepts-base de la théorie générale du droit; et cela est dû au fait que ce
sont des concepts fondamentaux pour décrire un système normatif. Mais il est tout aussi surprenant
de constater le peu d’intérêt des sociologues pour le travail réalisé par les juristes autour de ces
mêmes concepts. Il n’y a donc aucune raison pour que, au moment même où le juriste toujours plus
curieux se rapproche du sociologue, ce dernier continue à considérer l’étude du droit comme
étrangère à son champs de réflexion, que ce soit à un niveau élevé – celui de l’élaboration d’une
théorie générale de la société - ou à des niveaux inférieurs de la reconstruction des institutions
prises isolément. Je pense que l’un des devoirs de la sociologie du droit, qui est aujourd’hui en train
de se développer en Italie surtout grâce à l’œuvre de Renato Treves et de son école, est aussi de
contribuer à une meilleure connaissance réciproque entre sociologues et juristes.
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