LE THÉATRE BOURGEOIS LE THÉATRE BOURGEOIS et la musique sont la chasse gardée des metteurs en scène et des décorateurs, et qu’on peut effectivement les rénover. Quand il s’agit des attitudes et du jeu, nous sommes beaucoup moins affirmatifs et nous avons tendance à croire que ces éléments, puisqu’ils étaient valables au moment où la pièce a été écrite, peuvent continuera être exprimés de la même manière. Dans les spectacles d’opéra, le conflit entre les metteurs en scène et les musiciens est en relation étroite avec ce dilemme. Car deux formes totalement différentes : le drame et la musique, sont considérées comme ne faisant qu’un. Le musicien est aux prises avec un matériau très proche d’une expression de l’invisible. Cette invisibilité est notée sur une partition, et la musique est rendue par des instruments qui ne changent pratiquement jamais. La personnalité de l’instrumentiste n’a pas d’importance. Un clarinettiste fluet peut émettre un son plus plein qu’un joueur joufflu. La musique est indépendante de l’interprète. Par conséquent, la musique se fait entendre toujours de la même manière, sans qu’il soit besoin de la corriger et de la réévaluer. Mais l’instrument du théâtre, c’est la chair et le sang du comédien. Des lois totalement différentes entrent en vigueur. Le véhicule et le message ne peuvent être séparés. Il faudrait qu’un acteur soit nu pour ressembler à un pur instrument, tel le violon; et encore faudraitil qu’il eût un physique absolument classique, sans bedaine ni jambes arquées ... Un danseur de ballet remplit parfois ces conditions, et il peut reproduire des gestes conventionnels, qui ne sont pas modifiés par sa propre personnalité. Mais, dès que l’acteur enfile son costume et prend la parole, changeant de conditions d’existence il pénètre dans le domaine qu’il partage avec le spectateur. Parce que l’expérience du musicien est si différente, il lui semble difficile de comprendre pourquoi les morceaux traditionnels où Verdi s’esclaffe, où Puccini se tape sur les cuisses, ne nous semblent aujourd’hui ni drôles, ni révélateurs. Le grand opéra, évidemment, est du théâtre bourgeois poussé à l’absurde. 34 La représentation de l’opéra est un cauchemar de gigantesques rivalités au sujet de détails infimes; un cauchemar d’anecdotes surréalistes qui, toutes, tournent autour de la même affirmation : rien ne doit être changé. Tout, dans l’opéra, doit changer, mais tout changement est bloqué. Encore une fois, il ne suffit pas de s’indigner car, si nous essayons de simplifier le problème en disant que la tradition est la barrière principale qui nous sépare d’un théâtre vivant, nous passerons à côté du véritable problème. Il y a partout des facteurs de mort : dans le contexte culturel, dans les valeurs artistiques dont nous avons hérité, dans la structure économique, dans la vie de l’acteur, dans la fonction du critique. En examinant ces divers éléments, nous nous apercevons que, malgré les apparences, le contraire est également vrai, car à l’intérieur même du théâtre bourgeois on trouve souvent des promesses de vie réelle avortées, qui peuvent être momentanément satisfaisantes. A New York par exemple, le facteur de sclérose le plus important est de nature économique. Cela ne signifie pas que tout ce qui s’y fait soit mauvais, mais un théâtre où une pièce qui, pour des raisons économiques, n’ est pas répétée plus de trois semaines est paralysé au départ. Le temps n’est pas tout. Il n’est pas impossible d’obtenir un résultat surprenant en trois semaines. Parfois, une certaine forme d’alchimie ou la « chance » apportent un étonnant renfort d’énergie, si bien qu’une invention suit l’autre, comme des réactions en chaîne. Mais c’est rare : la plupart du temps, si le système exclut qu’on répète plus de trois semaines les résultats sont désastreux. On n’a pas le temps d’expérimenter ni de prendre de risques sur le plan artistique. Le metteur en scène doit livrer sa marchandise ou bien il est flanqué dehors. De même pour l’acteur. Bien sûr, on peut aussi, faire très mauvais usage du temps. Il arrive qu’on reste assis pendant des mois à discuter, à se tourmenter et à chercher sans que cela débouche sur quoi que ce soit. J’ai vu des représenta35 LE THÉATRE BOURGEOIS LE THÉATRE BOURGEOIS tions de Shakespeare, en Russie, d’une approche si conventionnelle que deux années entières de discussions et de recherches n’avaient pas donné de meilleur résultat que celui qu’obtiennent en trois semaines de jeunes compagnies. J’ai rencontré un acteur qui a répété Hamlet pendant sept ans, et qui ne l’a jamais joué parce que le metteur en scène était mort avant d’avoir achevé son travail... Cependant, des représentations de pièces russes, montées à la manière de Stanislavski, atteignent encore un niveau exceptionnel. Ailleurs, en Allemagne, du vivant de Brecht, le Berliner Ensemble utilisait à merveille la durée du travail préparatoire. Il l’utilisait librement, consacrant environ douze mois à une nouvelle mise en scène, et, en quelques années, il avait constitué un répertoire de spectacles dont chacun était remarquable et qui ont fait salle comble. En termes capitalistes, voilà une meilleure affaire que le théâtre commercial dont les spectacles confus et boiteux sont rarement des succès. Chaque saison, à Broadway ou à Londres, nombre de spectacles coûteux quittent l’affiche après deux ou trois semaines, alors qu’une petite pièce pauvrement montée réussit à s’en tirer. On est surpris de constater que le pourcentage d’échecs n’a ébranlé ni le système, ni la certitude que, une fois encore, « ça pourrait marcher ». A Broadway, le prix des places monte sans arrêt, et ironie! même si chaque saison est plus désastreuse que la précédente, le grand succès de la saison rapporte de plus en plus. Aussi, des masses d’argent de plus en plus grandes, payées par des spectateurs de moins en moins nombreux, emplissent-elles les caisses, jusqu’au jour où un dernier millionnaire paiera une fortune pour une représentation privée dont il sera l’unique spectateur. Sur le plan artistique, les conséquences sont graves. Broadway n’est pas une jungle, c’est une mécanique aux rouages bien huilés. Pourtant, chacun de ces rouages est forcé, déformé pour arriver encore à fonctionner. C’est le seul endroit au monde où chaque artiste - et par ce mot je désigne les décorateurs, les compositeurs, les éclairagistes aussi bien que les acteurs - a besoin d’un agent pour assurer sa protection. Cela peut paraître exagéré, mais, dans une certaine mesure, tout le monde est continuellement en danger. Le travail, la réputation, la vie de chacun sont chaque jour remis en question. Théoriquement, cette tension devrait provoquer une atmosphère de peur et, si c’était le cas, on voit clairement qu’elle serait destructrice. En fait, cette tension est caractéristique de la fameuse atmosphère de Broadway : survoltée, apparemment vibrante, chaleureuse et pleine de bonne humeur. Le jour de la première répétition de la Maison des fleurs, Harold Arlen, le compositeur, arborait un bleuet à la boutonnière et offrait à tous champagne et cadeaux. Comme il distribuait baisers et accolades à la ronde, Truman Capote, qui avait écrit le livret, me murmura à l’oreille: «Aujourd’hui on s’aime, l’avocat c’est pour demain. » C’était vrai. La vedette me réclamait, par voie de justice, cinquante mille dollars avant même que le spectacle ne soit donné en public. Pour un étranger, c’est rétrospectivement très drôle ... Les mots de « show-business » servent d’excuse à cette cordialité un peu épaisse, inséparable d’un manque de sensibilité. Dans de telles conditions, on ne trouve que rarement la tranquillité et la sécurité nécessaires pour oser s’exprimer pleinement. Je veux dire : la véritable et discrète intimité que procure un long travail. Broadway peut donner l’impression de la camaraderie, mais cela n’a rien à voir avec les relations sensibles et subtiles qui s’établissent entre des gens) travaillant ensemble dans la confiance. Lorsque les Américains envient les Britanniques, c’est à cette sensibilité particulière. à cet échange subtil qu’ils pensent. Ils appellent cela le« style », le prennent pour un mystère. Lorsque quelqu’un décide de la distribution d’une pièce à New York, et qu’on lui dit qu’un certain acteur a du « style », cela veut dire, en général, qu’il imite un acteur qui a imité lui-même un acteur de style 36 37 LE THÉATRE BOURGEOIS LE THÉATRE BOURGEOIS bien intentionné et intelligent soit-il, n’est là que pour lui procurer de bons contrats pour de bons rôles et non pas pour le guider vers cette chose indéfinissable, mais susceptible de lui apporter davantage. Faire carrière et progresser sur le plan artistique ne vont pas toujours de pair. Trop souvent, au fur et à mesure que sa carrière s’élabore, l’acteur se limite à faire, de plus en plus, le même travail. C’est une triste histoire, que de brillantes exceptions, nous font, en général, oublier. Comment vit l’acteur moyen ? Bien sûr, il fait beaucoup de choses : rester au lit, boire, aller chez le coiffeur, aller voir son agent, tourner des films, enregistrer, lire, étudier parfois et même, ces derniers temps, tâter un peu de la politique. Mais chercher à savoir s’il emploie son temps à des frivolités ou à des choses sérieuses n’a rien à voir avec le problème. Ce qu’il fait dans la vie a peu de rapport avec sa principale préoccupation qui consiste à ne pas cesser de progresser en tant que comédien, ce qui implique de ne pas cesser de progresser en tant qu’homme. C’est toute son existence qui doit tendre à son développement artistique. Mais où diable un tel travail peut-il se faire ? Bien des fois, j’ai travaillé avec des acteurs qui, après m’avoir dit qu’ils s’en remettaient entièrement à moi, étaient tragiquement dans l’impossibilité, même en y appliquant tous leurs efforts, de se défaire, ne fut-ce que momentanément, de l’image d’eux-mêmes, cristallisée autour du vide qui les habite. Quand on parvient à briser cette carapace, c’est comme si on faisait voler en éclats un poste de télévision… En Angleterre, il semble que nous assistions à l’éclosion d’une nouvelle génération de jeunes comédiens. C’est comme si l’on observait deux équipes d’ouvriers dans une usine, tournées vers des directions opposées : l’une, usée, vieillie, traîne les pieds; l’autre avance, décidée et pleine d’allant. On a l’impression qu’une des équipes est meilleure que l’autre, qu’elle provient d’une meilleure souche. C’est en partie vrai, mais l’équipe de relève, enfin de compte, sera tôt ou tard aussi fatiguée et usée que l’autre : c’est l’aboutissement inévitable de conditions qui n’auront pas changé. Le tragique, c’est que le statut professionnel des comédiens de plus de trente ans correspond rarement à leur talent. Innombrables sont les comédiens qui n’ont jamais l’occasion de développer leurs dons jusqu’à un épanouissement total. Évidemment, dans une profession individualiste, une trop grande et, même, une fausse importance est accordée à des cas exceptionnels. Les comédiens hors pair, comme tous les vrais artistes, sont le lieu d’une alchimie psychique mystérieuse, à ‘demi consciente, et pourtant aux trois quarts cachée, qu’ils ne peuvent eux-mêmes définir qu’en parlant d’« instinct », de « bosse du théâtre », d’ « inspiration », toutes choses qui leur permettent d’exprimer leur vision de leur art. Les cas particuliers obéissent à des règles particulières. Ainsi une des plus grandes actrices de notre époque, qui donne l’impression, aux répétitions, de ne suivre aucune méthode, possède en fait un extraordinaire système à elle, qu’elle ne peut exprimer que dans un langage puéril. « On pétrit la farine aujourd’hui, chéri », m’a-t-elle dit un jour.« On la remet à cuire un peu », « besoin de levain maintenant », « ce matin on fait mijoter » ... Peu importe, sa science est tout aussi précise que si elle s’était servie de la terminologie de l’Actor’s Studio. Mais ses moyens de réussite n’appartiennent qu’à elle: elle ne peut les communiquer d’aucune manière qui soit utilisable par d’autres. Pendant qu’elle « fait sa tarte », l’acteur à côté d’elle se contente de « faire ce qu’il ressent », tandis que le troisième, parlant le langage des écoles d’art dramatique, « est à la recherche du revivre stanislavskien », et aucun travail en commun n’est réellement possible. On sait depuis longtemps que, s’ils n’appartiennent pas à une compagnie permanente, peu d’acteurs peuvent réussir longtemps. Il faut pourtant reconnaître que même une compagnie permanente est, à la longue, vouée à la sclérose, si elle n’a pas de but, donc pas de méthode, donc pas d’école. Et par école, bien sûr, je ne veux pas dire un bâtiment où l’on 48 49 LE THÉATRE BOURGEOIS LE THÉATRE BOURGEOIS enferme les acteurs pour exercer leurs muscles. Se faire les muscles ne peut, à soi seul, favoriser l’éclosion d’un art. Les gammes ne font pas un pianiste, pas plus que les exercices du poignet n’aident le pinceau du peintre. Et pourtant, tout grand pianiste fait des exercices plusieurs fois par jour, et les peintres japonais s’exercent toute leur vie à réussir un beau cercle. L’art du théâtre est, d’une certaine façon, le plus astreignant de tous, et sans une éducation constante, l’acteur ne pourra faire que la moitié du chemin. Qui devons-nous accuser quand nous assistons à du théâtre mort-né ? On en a assez dit en public comme en privé pour que les critiques se sentent .coupables, et que nous croyions que c’est à cause d’eux que le théâtre est en péril. Au fil des années, nous gémissons et grommelons contre les critiques, comme s’il s’agissait toujours des six mêmes personnes qui traverseraient l’Atlantique de Paris à New York, d’exposition en concert, et de concert en pièce de théâtre, et qui commettraient toujours les mêmes erreurs monumentales. Ou bien comme si les critiques étaient tous semblables à Thomas Becket, le débauché, le joyeux compagnon du roi Henry, qui, du jour où il devint archevêque, devint en même temps un censeur aussi redoutable que ses prédécesseurs. Les critiques se succèdent et pourtant ceux qui font l’objet de la critique « les » trouvent. en général tous pareils. Les exigences des lecteurs, les articles dictés par téléphone, les problèmes de mise en page, la quantité de niaiseries qu’on trouve dans nos théâtres, le fait épuisant d’exercer ce métier trop souvent et trop longtemps, tout contribue à empêcher le critique d’exercer sa fonction, qui est irremplaçable. Quand l’homme de la rue va au théâtre, il peut dire qu’il ne cherche que son propre plaisir. Quand un critique va voir une pièce, il peut prétendre qu’il ne fait que servir le spectateur, mais ce n’est pas exact. II ne se contente pas de « donner des tuyaux ». Le critique a un rôle bien plus important, un rôle essentiel même, puisqu’un art sans critique serait menacé de périls bien plus grands. Un critique rend toujours service au théâtre quand il dénonce l’incompétence. S’il passe la majeure partie de son temps à grogner, il a presque toujours raison de le faire. II faut reconnaître qu’il est affreusement difficile de faire du théâtre. Peutêtre le théâtre est-il, ou peut-être serait-il, si on le pratiquait à fond, l’art le plus ardu de tous. Il est sans pitié, il ne laisse place à aucune erreur, à aucun gâchis. Un roman supporte que le lecteur saute des pages ou même des chapitres entiers. Le public qu’on fait passer allégrement du plaisir à l’ennui sera irrémédiablement perdu. Deux heures, c’est court et c’est une éternité: faire bon usage de deux heures, prises sur le temps d’un public, est du grand art. Pourtant, cet art, avec ses exigences implacables, est parfois pratiqué avec négligence. Dans ce vide mortel, on trouve bien peu d’endroits où l’on puisse convenablement apprendre les arts du théâtre, si bien qu’on préfère les jugements affectifs à des arguments plus rigoureux. L’incompétence est le vice du théâtre mondial, et son drame. A côté de chaque spectacle réussi, il en est des milliers d’autres qui, la plupart du temps, sont trahis par manque de technique de base. Les techniques qui régissent la mise en scène, les décors, la diction, la façon de traverser la scène, de s’asseoir - même d’écouter - ne sont tout simplement pas assez connues. Voyez comme il en faut peu - la chance mise à part - pour travailler dans de nombreux théâtres, par rapport à ce qui est exigé pour jouer du piano en public! Pensez à combien de milliers de professeurs de musique, dans des milliers de petites villes, sont capables je jouer en entier les passages les plus difficiles de Liszt, ou de déchiffrer du premier coup une partition de. Scriabine. Par comparaison avec le savoir-faire le plus élémentaire chez les musiciens, la majeure partie de notre travail, dans la plupart des cas, tient de l’amateurisme. Un critique trouvera au théâtre bien plus d’incompétence que de compétence. On m’a demandé un jour de diriger un opéra, dans une petite ville du Moyen· 51 50 LE THÉATRE SACRÉ LE THÉATRE SACRÉ du théâtre bourgeois. C’est ce qu’ont à l’esprit ceux qui, avec sérieux et émotion, usent de grands mots vagues : noblesse, beauté, poésie, que j’aimerais reconsidérer pour la qualité très spéciale qu’ils suggèrent. théâtre est le dernier lieu où se pose encore la question de l’idéalisme. Nombre de spectateurs affirmeraient qu’ils ont personnellement vu le visage de l’invisible grâce à une expérience théâtrale qui a transcendé leur expérience de la vie. I1s affirmeront que Œdipe, Bérénice, Hamlet ou les Trois Sœurs, joués avec amour et beauté, enflamment l’esprit et leur rappellent qu’on peut sortir de la monotonie quotidienne. Quand ils reprochent au théâtre contemporain d’être vulgaire et violent, c’est ce que, en toute bonne foi, ils essaient de dire. Ds se rappel1ent comment, pendant la dernière guerre, le théâtre lyrique, le théâtre des couleurs, de la musique et du mouvement, jaillissait comme de l’eau pour étancher la soif de vies desséchées. On parlait de «théâtre d’évasion », et pourtant ce n’était qu’en partie mérité. C’était une évasion, mais aussi une présence, comme celle d’un moineau dans la cellule d’un prisonnier. Et quand la guerre fut finie, le théâtre s’efforça avec encore plus d’acharnement de retrouver ces mêmes valeurs. Le théâtre de la fin des années quarante connut des moments glorieux: c’était, en France, le théâtre de Jouvet et de Christian Bérard, de Jean-Louis Barrault. C’était Rolant Petit et Clavé pour le ballet. C’était Dom Juan, Amphithryon, la Folle de Chaillot, Carmen; en Angleterre, la reprise, par John Gielgud, de l’Importance d’être constant, de Peer Gynt à l’Old Vic, l’Œdipe et le Richard III de Laurence Olivier; de Massine, à Covent Garden, le ballet du « Tricorne» tel qu’il avait été créé plus de quinze ans auparavant... C’était un théâtre de tissus chatoyants, de mots extravagants, d’idées folles, de machineries ingénieuses - un théâtre de la légèreté, du mystère et de la surprise. C’était le théâtre d’une Europe défaite, qui tentait de faire revivre le souvenir d’une grâce perdue. Marchant .le long du Reeperbahn à Hambourg, un après-midi de 1946, enveloppé d’une brume sinistre où disparaissaient des filles estropiées, désemparées, certaines avec des béquilles, le nez bleui, les joues creuses, je vis un groupe d’enfants s’engouffrer joyeusement dans l’entrée d’un cabaret. Je les suivis. Sur la scène, un ciel bleu vif. Deux clowns à paillettes, minables, étaient assis sur un nuage en papier mâché, allant rendre visite à la Reine du Ciel. - Qu’allons-nous lui demander? dit l’un d’eux. - A dîner, dit l’autre. Alors les enfants hurlèrent leur approbation. - Qu’allons-nous avoir à dîner? - Du jambon, du pâté. Le clown commença à énumérer tous les aliments introuvables, et les cris d’excitation furent peu à peu remplacés par le calme et un profond silence. Une image devenait tangible, en réponse au besoin de tout ce dont ces gens étaient privés. Dans la carcasse calcinée de l’Opéra de Hambourg, seule la scène subsistait. Mais un public s’y rassemblait néanmoins, tandis que, sur le plateau, les chanteurs se produisaient devant un décor mince comme une feuille de papier pour jouer le Barbier de Séville, parce qu’ils avaient décidé que rien ne les arrêterait. Ailleurs, dans un minuscule grenier, cinquante personnes s’entassaient, tandis que, dans le peu de place qui restait, une poignée d’acteurs renommés continuaient résolument à pratiquer leur art. Dans Düsseldorf en ruine, un petit opéra d’Offenbach, qui mettait en scène des contrebandiers et des bandits, faisait la joie du public. Il n’y avait là rien à discuter, rien à analyser. En Allemagne, cet hiver-là, comme à Londres quelques années auparavant, le théâtre répondait à un besoin vital. Quelle était la nature de ce besoin? Était-ce une soif d’invisible ou d’une réalité plus profonde que celle· de la vie quotidienne? Était-ce le désir des choses dont on était privé ou le besoin de se protéger de la réalité? La question est importante, 66 67 LE THÉATRE SACRÉ LE THÉATRE SACRÉ car beaucoup de gens sont persuadés que, dans un passé très récent, existait encore un théâtre qui cultivait certaines valeurs, certains talents, certains arts que nous avons détruits ou mis au rancart, d’un cœur peut-être trop léger. Nous ne devons pas être dupes de la nostalgie. Ce que le théâtre romantique comporte de meilleur, les plaisirs civilisés de l’opéra et du ballet n’étaient, de toute façon, que de grossières réductions d’un art sacré. La soirée de gala est l’héritière des rites orphiques qui se sont dénaturés au cours des siècles. Lentement, imperceptiblement, goutte à goutte, le vin s’est frelaté. Le rideau était le symbole par excellence de toute une école de théâtre. Le rideau rouge, la rampe, l’idée que nous étions tous redevenus des enfants, la nostalgie et la magie formaient un tout. Gordon Craig a passé sa vie à dénigrer ce théâtre de l’illusion, mais ses souvenirs les plus chers étaient des souvenirs d’arbres et de forêts en carton-pâte et ses yeux s’allumaient quand il décrivait les effets du trompe-l’œil... Mais un beau jour, on s’aperçut que ce fameux rideau rouge ne dissimulait plus de surprise; que nous n’avions plus le désir, ou le besoin, de redevenir des enfants. Alors on retira le rideau rouge, et la rampe. Sans doute cherchons-nous toujours à capter dans nos formes d’art les courants invisibles qui gouvernent nos vies, mais notre vision est confinée dans la partie sombre du spectre et de la lumière. Aujourd’hui, le théâtre du doute, du malaise, de l’angoisse de la lucidité semble plus vrai que le théâtre idéaliste. Même si le théâtre comportait à l’origine des rites qui rendaient l’invisible visible, nous ne devons pas oublier que, sauf dans certains théâtres orientaux, ces rituels ont été perdus; et s’ils subsistent, c’est à l’état de dépérissement. La musique de Bach a été scrupuleusement préservée grâce à la précision de ses notations. Nous voyons les peintures de Fra Angelico telles qu’elles ont été peintes. Mais si nous voulions tenter de telles réalisations aujourd’hui, où en trouverions-nous la source ? A Coventry, par exemple, on a construit une nouvelle cathédrale, d’après les meilleures recettes permettant d’obtenir un noble résultat. Des artistes honnêtes, sincères, les « meilleurs », ont été groupés pour célébrer Dieu, 1’Homme, la Culture, la Vie, à travers un acte collectif. Il y a donc de nouveaux bâtiments, de belles idées, de beaux vitraux, mais dépouillés de tout rituel. Ces hymnes anciens et modernes, peut-être charmants dans une petite église de campagne, ces inscriptions sur les murs, ces soutanes et ces sermons sont, ici, tristement inadéquats. Un lieu nouveau réclame une cérémonie nouvelle, mais, bien entendu, il aurait fallu que la cérémonie existât en premier. C’est la cérémonie, avec toutes ses implications, qui aurait dû dicter la forme du bâtiment, comme c’était le cas pour toutes les mosquées, cathédrales et temples qui ont été jamais bâtis. La bonne volonté, la sincérité, le respect et la foi en la culture ne sont pas suffisants. La forme extérieure ne peut s’imposer que lorsque la cérémonie le peut aussi. Bien sûr, de nos jours, comme de tout temps, il nous faut mettre en scène des rituels vrais. Mais pour exprimer des rites qui pourraient faire du théâtre une expérience enrichissante, de nouvelles formes sont nécessaires. Nous n’en avons pas à portée de la main, et ce ne sont pas les bonnes intentions qui suffiront. L’acteur cherche en vain la trace d’une tradition évanouie, et la critique, comme le public, lui emboîte le pas. Nous avons perdu tout sens du rite et de la cérémonie, que ce soit pour Noël, les anniversaires ou les enterrements. Seuls les mots demeurent en nous, même si d’anciens élans renaissent au plus profond de nous-mêmes. Nous sentons que nous devrions avoir des rites, que nous devrions faire quelque chose pour les retrouver, et nous reprochons aux artistes de ne pas le faire pour nous. Alors, l’artiste tente parfois de trouver de nouveaux rituels, avec son imagination pour seule source : il imite la forme extérieure des cérémonies païennes ou baroques, y ajoutant malheureusement 69 68 « rite, hymne, cérémonie », NOTE MT le 17.03.06 LE THÉATRE SACRÉ LE THÉATRE SACRÉ lever, et l’homme intérieur, dont l’anarchie et la poésie ne sont habituellement exprimées que par les mots. On a accepté, pendant des siècles, que le langage ne soit pas réaliste. Toutes sortes de public ont admis la convention selon laquelle les mots permettent les choses les plus étranges - dans un monologue par exemple, où un homme reste immobile, alors que ses idées peuvent danser comme bon leur semble. Le langage vole au-dessus de la tête du public, accroché à une corde; c’est la signification immédiate des mots qui est remise en cause. Si les spectateurs, à l’aise quand l’homme parle, sont lancés dans le chaos grâce à ce risque, est-ce qu’une signification différente peut apparaître ? Dans les pièces naturalistes, l’auteur établit son dialogue de telle façon que, tout en ayant l’air naturel, il montre ce que l’auteur veut qu’on voit. En utilisant la langue de manière illogique, en introduisant le ridicule dans le langage et la bizarrerie dans le comportement, un auteur du « théâtre de l’absurde » se donne un tout autre vocabulaire. Par exemple, un tigre entre dans une pièce, mais le couple qui s’y trouve n’y prête pas attention; la femme parle, le mari répond en enlevant son pantalon, et un nouveau pantalon arrive par la fenêtre. Le théâtre de l’absurde n’a pas recherché l’irréel pour l’irréel. Il a utilisé l’irréel pour faire certaines explorations, parce qu’il ressentait l’absence de vérité dans nos échanges quotidiens, et la présence de la vérité dans ce qui semblait saugrenu. Bien que de remarquables œuvres individuelles aient jailli de cette approche du monde, le théâtre de l’absurde en tant qu’école est arrivé à une nouvelle impasse. Comme nombre de découvertes intrinsèquement neuves, comme une grande partie de la musique concrète, par exemple, ce théâtre a vu son élément de surprise s’atténuer, et nous sommes obligés de constater que le domaine qu’il occupe est parfois très limité. La fantaisie est volontiers légère. Les bizarreries surréalistes que l’on trouve dans le théâtre de l’absurde n’auraient pas plus satisfait Artaud que l’étroitesse d’une pièce psychologique. Sa quête avait quelque chose d’absolu. Il voulait un théâtre qui fût un endroit consacré; il voulait que ce théâtre fût servi par une troupe d’acteurs et de metteurs en scène totalement dévoués au théâtre et qui créeraient une succession de scènes violentes, provoquant des explosions immédiates et des émotions si puissantes que personne ne voudrait plus jamais d’un théâtre parlé et anecdotique. Il voulait que le théâtre contînt tout ce qui est normalement réservé au crime et à la guerre. Il voulait un public qui se défît de toutes ses défenses, qui se laissât transpercer, choquer, étonner et violer de telle sorte qu’on pût, dans le même temps, l’emplir d’une nouvelle puissance. Cela semble merveilleux, et pourtant on sent naître en soi un doute lancinant. Le spectateur n’est-il pas réduit à la passivité ? Artaud affirmait que le théâtre était le seul endroit où nous pouvions nous libérer des contraintes de nos vies quotidiennes. Cela faisait du théâtre un lieu sacré où trouver une réalité plus profonde. Ceux qui considèrent l’œuvre d’Artaud avec suspicion se demandent ce que valent cette vérité et cette expérience. Un cri arraché au sein d’une mère peut briser un mur de préjugés chez n’importe quel homme, un hurlement peut sûrement l’atteindre jusqu’aux tripes. Mais cela est-il révélateur ? Ce contact avec nos propres répressions est-il créateur ou thérapeutique ? Est-il vraiment « sacré » ? Ou bien Artaud, dans sa passion, nous ramène-t-il à un monde inférieur, nous éloigne-t-il des efforts, de la lumière ? N’y a-t-il pas un relent de fascisme dans le refus de la raison ? Le culte de l’invisible n’est-il qu’obéissance à la tradition ? Est-ce la négation de l’esprit critique ? Comme pour tous les prophètes, nous devons distinguer l’homme de ses disciples. Artaud n’a jamais réalisé son propre théâtre. Peut-être que la force de sa vision vient de ce qu’elle est comme une carotte promenée devant nous et jamais atteinte. Certes, Artaud parlait toujours d’un mode de vie complet, d’un 78 79 LE THÉATRE SACRÉ LE THÉATRE SACRÉ théâtre dans lequel l’activité de l’acteur et celle du spectateur seraient commandées par le même besoin éperdu ... Appliquer les théories d’Antonin Artaud; c’est le trahir, car ce n’est jamais qu’une partie de sa pensée qu’on exploite. On le trahit, parce qu’il est plus facile de trouver des règles pour une poignée d’acteurs voués corps et âme au théâtre que pour des spectateurs inconnus que le hasard amène dans une salle de théâtre. Cependant, il émane de ces mots: « théâtre de la cruauté », l’idée d’une recherche tâtonnante vers un théâtre plus violent, moins rationnel, plus extrême, moins verbal, plus dangereux. Il y a une certaine joie dans les chocs violents. Le seul inconvénient. est que leur effet s’efface. Qu’est-ce qui vient après un choc ? Voilà l’écueil. Je tire sur un spectateur - je l’ai fait un jour - et pendant une seconde, je peux l’émouvoir d’une manière différente. Je dois raccrocher cette possibilité à un objectif, sinon, un instant plus tard, le spectateur en est de nouveau au même point : l’inertie est la plus grande des forces connues. Si je montre une feuille bleue - rien que la couleur bleue -, le bleu est une affirmation directe qui suscite une émotion, mais une seconde plus tard cette impression s’estompe. Puis c’est un éclat rouge qui provoque une impression différente, mais si personne ne peut s’emparer de ce moment, en sachant pourquoi, comment et dans quel but, cette impression, elle aussi, commence à décliner ... Malheureusement, bien souvent, on tire les premiers coups de feu sans savoir où la bataille va mener. Un seul coup d’œil sur un public ordinaire nous donne irrésistiblement envie de l’agresser - tirer d’abord, poser des questions ensuite. C’est ce qui mène au « happening ». Le « happening » est une invention riche de possibilités. Il détruit d’un seul coup de nombreuses formes sclérosées : la tristesse des théâtres et ces ornements sans charme que constituent le rideau, les ouvreuses, le vestiaire, le programme, le bar. Un « happening» peut avoir lieu n’importe où, n’importe quand, il peut avoir n’importe quelle durée. Rien n’est tabou, rien n’est nécessaire. Un « happening» peut être spontané, il peut être cérémonieux, anarchique, il peut provoquer en nous une énergie enivrante. Derrière le « happening », il y a un cri : « Réveillez-vous! » Van Gogh a fait voir la Provence à des générations de voyageurs avec un œil neuf. De même, le principe du « happening» est qu’on peut ébranler le spectateur et l’ouvrir à la vie qui l’entoure. Cela semble réalisable et, dans les « happenings », les influences du Zen et du pop’art conjuguées donnent une combinaison parfaitement cohérente pour l’Amérique du XXe siècle. Mais un mauvais « happening» est d’une telle tristesse qu’il faut l’avoir vu pour le croire. Quand on donne une boîte de peinture à un enfant, et qu’il mélange toutes ses couleurs, il obtient toujours le même gris boueux ... Un « happening» est toujours le fruit de l’imagination d’un seul homme et inévitablement reflète le niveau de son inventeur. S’il est l’œuvre d’un groupe, il reflète les ressources intérieures du groupe. Cette forme libre est trop souvent enfermée dans les mêmes symboles obsessionnels: de la farine, des tartes à la crème, des rouleaux de papier; s’habiller, se déshabiller, se costumer, se redéshabiller, changer de vêtements, uriner, lancer de l’eau, cracher de l’eau, s’embrasser, se rouler par terre, faire des contorsions. On a le sentiment que si un « happening» devenait un mode de vie, alors, par opposition, la vie la plus monotone semblerait un fantastique « happening ». Très vite, un « happening » peut devenir une série de chocs bénins suivis de détentes qui se combinent progressivement et neutralisent les chocs suivants avant même qu’ils ne se produisent. Ou alors la frénésie de celui qui provoque le choc peut abrutir celui qui le reçoit, au point de le réduire à une autre forme de passivité. Sa volonté s’éveille quand il est assailli, et il retombe dans l’apathie. Mais c’est vrai que les « happenings » ont découvert des formes de spectacle difficiles et exigeantes. Quand les chocs et 81 80 LE THÉATRE BRUT LE THÉATRE BRUT naissance. Musgrave affronte une foule sur une place de marché, sur une scène de fortune, et il essaie de communiquer à cette foule, avec toute la force possible, son horreur et la futilité de la guerre. La démonstration qu’il improvise est un véritable échantillon de théâtre populaire. Il a comme accessoires des mitrailleuses, des drapeaux, et il brandit un squelette en uniforme. N’arrivant pas à transmettre ainsi la totalité de son message à la foule, il est amené avec l’énergie du désespoir à trouver encore d’autres moyens d’expression et, dans un éclair d’inspiration, il se met à frapper du pied en cadence une danse et un ‘ chant frénétiques. La Danse du sergent Musgrave démontre comment un besoin violent de faire passer un message peut déchaîner soudain une explosion imprévisible. Ainsi apparaît le double aspect du théâtre brut. Si le théâtre sacré, c’est un désir ardent de trouver l’invisible par l’entremise de ses incarnations visibles, le théâtre brut est l’expression d’un élan fougueux vers un certain idéal. Les deux théâtres se nourrissent d’un fluide profond et vrai, venu de leurs publics. Tous deux font appel à des ressources d’énergie sans limite, d’énergies différentes. Mais les deux théâtres finissent par délimiter des zones où certaines choses ne sont tout simplement pas admises. Si le théâtre sacré reflète un mode de vie où prier est plus naturel qu’éructer, au théâtre brut c’est l’inverse. L’éructation, alors, est réelle, et la prière, considérée comme comique. Le théâtre brut n’a apparemment aucun style, aucune convention, aucune limite. En fait, il y a les trois. Comme dans la vie de tous les jours, où porter de vieux vêtements peut être, au départ, un défi et devenir une attitude. C’est pourquoi le « brutalisme » au théâtre peut devenir une fin en soi. Le spécialiste de théâtre populaire qui se veut provocant peut être tellement terre à terre que ce qu’il fait ne vole pas bien haut. Il peut même refuser de voir qu’il est possible de voler plus haut. Et c’est là que réside le véritable antagonisme entre le théâtre sacré et le théâtre brut. Le théâtre sacré s’attaque à l’invisible qui contient toutes les impulsions çachées de l’homme. Le théâtre brut, lui, traite des actions des hommes, et c’est parce qu’il est terre à terre, direct, et parce qu’il admet la perversité et le rire que le théâtre brut improvisé semble préférable au théâtre sacré prétentieux. Nous ne pouvons pas continuer cette étude sans nous arrêter pour considérer le rôle qu’a joué l’homme de théâtre le plus percutant, le plus influent et le plus radicalement original de notre époque : Brecht. Quiconque s’intéresse sérieusement au théâtre ne peut l’ignorer : Brecht est la figure clé de notre époque. Tout le travail théâtral d’aujourd’hui se réfère, à un moment ou à un autre, à ses déclarations et à ses œuvres. Penchons-nous tout de suite sur le mot qu’il a créé: « la distanciation ». En tant qu’auteur de ce terme, Brecht doit être resitué dans l’histoire. Il fit ses débuts quand la plupart des théâtres allemands étaient dominés soit par le naturalisme, soit par la grande offensive lyrique du théâtre total destiné à transporter d’émotion le spectateur. Il y avait bien un peu de vie sur la scène, mais, en retour, les spectateurs devenaient passifs. Pour Brecht un théâtre nécessaire est celui qui ne perd pas de vue la société au service de laquelle il est. Il n’y a pas de quatrième mur entre la salle et la scène. Le seul objectif de l’acteur est d’obtenir du public, pour lequel il a un respect total, une réaction précise. C’est par respect envers le public que Brecht introduit l’idée de distanciation, car la distanciation est une invitation à faire une pause. Distancer, c’est couper, interrompre, mettre quelque chose en lumière et nous faire voir à nouveau. La distanciation est surtout un appel lancé au spectateur pour qu’il entreprenne sa propre recherche et devienne de plus en plus responsable, qu’il n’accepte ce qu’il voit que s’il en est convaincu. Brecht rejette la notion romantique d’après laquelle, au théâtre, nous redevenons tous des enfants. Les effets de la distanciation et du « happening » sont sem101 100 LE THÉATRE BRUT LE THÉATRE BRUT blables et opposés : le choc du « happening» est là pour abattre les barrières érigées par notre raison, tandis que la distanciation doit provoquer un choc en nous et mettre en branle notre raison. La distanciation opère de plusieurs façons et à différents niveaux. Si elle est convaincante, une action scénique normale nous semblera réelle et nous l’accepterons temporairement comme vérité objective. Supposons qu’une jeune fille qui vient d’être violée entre en scène en larmes, et que son jeu nous touche suffisamment. Nous en concluons automatiquement qu’elle est une victime et, de plus, malheureuse. Mais admettons qu’un clown la suive de près et singe ses larmes. S’il arrive à nous faire rire, la dérision qu’il apporte détruira notre première réaction. A qui ira alors notre sympathie ? La vérité du personnage de la jeune fille et sa triste situation sont remises en question par le clown et, en même temps, notre sensiblerie est percée à jour. Si cette série d’événements est poussée assez loin, elle peut nous confronter à la fragilité de notre notion du bien et du mal. Brecht croyait que, si le théâtre permettait au public d’évaluer les éléments d’une situation, il pouvait alors nous amener à une meilleure compréhension de la société dans laquelle nous vivons et ainsi découvrir comment cette société pouvait être changée. La distanciation peut opérer par antithèse : la parodie, l’imitation, la critique... On peut puiser dans toute la gamme de la rhétorique. C’est la méthode purement théâtrale de l’échange dialectique. La distanciation est le seul langage contemporain qui soit aussi riche de possibilités que la poésie. C’est le seul procédé possible pour un théâtre dynamique, dans un monde en évolution, et c’est par la distanciation que nous parviendrons à ces régions que Shakespeare a atteintes en utilisant de façon originale les procédés dynamiques du langage. La distanciation peut être très simple et se limiter à une série d’artifices physiques. Enfant, j’ai vu le premier effet de distanciation dans une église suédoise. Le sacristain avait un bâton terminé par une pointe dont il se servait pour réveiller les paroissiens endormis par le sermon. Brecht utilise des pancartes et des projecteurs apparents. Dans le même but, Joan Littlewood habillait ses soldats en pierrots ... La distanciation a des possibilités infinies. Elle vise sans cesse à démasquer la rhétorique chez les acteurs. Le contraste entre la sentimentalité de Charlot et les catastrophes qui s’abattent sur lui relève de la distanciation. Souvent, quand un acteur est emporté par son rôle, son jeu devient de plus en plus exagéré; il abuse de sensiblerie facile et par là arrive à entraîner le public. Dans un cas semblable, le procédé de distanciation nous maintiendrait éveillés, alors qu’une partie de nous-mêmes se laisserait aller à l’émotion. Mais il est très difficile d’agir sur les habitudes des spectateurs. A la fin du premier acte du Roi Lear, quand on crève les yeux de Gloucester, nous rallumions la salle avant que cet acte de cruauté soit tout à fait accompli, afin que le public s’imprègne de la scène avant de sombrer automatiquement dans les applaudissements. Quand nous avons donné le Vicaire1 à Paris, nous avons, là aussi, fait notre possible pour stopper les applaudissements car, après l’évocation d’un camp de concentration, il semblait mal venu d’acclamer le talent d’un acteur . Néanmoins, le malheureux Gloucester et un personnage aussi révoltant que le docteur d’Auschwitz quittaient toujours la scène dans un concert d’applaudissements. Certes, le style de Jean Genet est lyrique, mais les impressions étonnantes que l’on ressent à ses pièces sont souvent provoquées par des inventions visuelles qui lui permettent de juxtaposer des éléments sérieux, grotesques, beaux et ridicules. Un des instants les plus denses et les plus envoûtants du théâtre moderne est le point culminant de la première partie des Paravents, où l’action scénique se borne à montrer des personnages 1. De Rolf Hochhuth. 103 102 LE THÉATRE BRUT LE THÉATRE BRUT en train d’écrire sur de grandes surfaces blanches, où des phrases violentes, des personnages grotesques et dès marionnettes gigantesques érigent toutes ensemble un monument au colonialisme et à la révolution. La force créatrice ne peut être séparée de la série de procédés opérant à plusieurs niveaux, qui en deviennent l’expression. Une autre pièce de Genet, les Nègres, ne prend tout son sens que lorsque s’établit un fort courant entre les acteurs et le public. A Paris, où la pièce a été jouée devant des intellectuels, c’était un divertissement littéraire baroque; à Londres, où le public ne s’intéressait ni à la littérature française ni aux nègres, la pièce n’avait pas de sens; à New York, dans la superbe mise en scène de Gene Frankel, elle a galvanisé le public et l’a fait vibrer. Le niveau d’émotion changeait tous les soirs, selon la proportion de Noirs qu’il y avait dans la salle. Marat/Sade n’aurait pu exister avant Brecht : cette pièce a été conçue par Peter Weiss et construite sur la distanciation à différents niveaux. Les événements de la Révolution française représentés sur scène ne peuvent être admis tels quels, puisqu’ils sont joués par des fous dont les actes sont à leur tour mis en question, puisqu’ils sont dirigés par le marquis de Sade; en outre, les événements de 1793 sont jugés par des hommes de 1808 et de 1966. En effet, les personnes qui regardent la pièce sont censées représenter un public du XlXe siècle tout en vivant de nos jours. Tous ces niveaux rendent le sujet de la pièce plus complexe et contraignent chaque spectateur à être actif. A la fin de la pièce, tous les fous deviennent enragés; les acteurs improvisent avec une violence extrême, et le théâtre devient tout à coup naturaliste et s’impose à nous comme réalité. On sent que rien ne pourrait arrêter cette révolte : nous en concluons que rien ne pourra arrêter la folie de ce monde. C’est pourtant à ce moment-là que, dans la version du Royal Shakespeare Theatre, un régisseur entrait en scène et donnait un coup de sifflet : la folie cessait immédiatement. Il y avait quelque chose d’énigmatique dans ce geste. Une seconde plus tôt, la situation était désespérée, et puis, la minute d’après, tout se calmait, et les acteurs enlevaient leur perruque. Ce n’était donc que du théâtre. Le public applaudissait. Mais contre toute attente, les acteurs, ironiquement, applaudissaient les spectateurs en retour; Le public en ressentait aussitôt une sorte d’hostilité contre les comédiens et cessait d’applaudir ... (Je cite cela comme exemple d’une série typique de distanciation, où chaque moment nous contraint à réajuster notre attitude vis-à-vis du spectacle.) Il y a un rapport intéressant entre Bertolt Brecht et Gordon Craig. Craig voulait qu’une ombre symbolique remplace une forêt de carton-pâte, parce que à son sens, une indication inutile captait notre attention aux dépens de quelque chose de plus important. Brecht a emprunté ce principe rigoureux et l’a appliqué non seulement aux décors, mais aussi au travail de l’acteur et. à l’attitude du public. S’il a supprimé toute émotion superflue, ainsi que des détails psychologiques ou autres qui ne s’appliqueraient qu’au personnage, c’était pour que le thème principal apparaisse plus clairement. Dans d’autres théâtres allemands, à l’époque de Brecht, comme en Angleterre aujourd’hui, un comédien peut estimer que sa tâche consiste simplement à présenter son personnage d’une manière aussi complète que possible. Cela signifie qu’il dépense sa capacité d’observation et d’imagination à trouver des détails supplémentaires pour parfaire son portrait, car, tout comme les portraitistes mondains, il veut que le tableau soit aussi ressemblant que possible. On ne lui a jamais dit qu’il pourrait chercher d’autres buts. Brecht a introduit l’idée simple, mais dévastatrice, que représenter entièrement un personnage ne doit pas forcément signifier « ressemblant» ou « qu’on le voit sous tous les angles ». Il a mis en évidence le fait que chaque acteur doit servir l’action de la pièce. Mais avant de comprendre quel est le sujet de la pièce, quel en est l’objectif, du point de vue de l’auteur aussi bien que par rapport aux exigences du monde extérieur toujours en évolution, avant de prendre conscience où 105 104 LE THÉATRE BRUT LE THÉATRE BRUT il se situe politiquement, l’acteur ne peut pas savoir ce qu’il sert. C’est quand il a compris exactement ce qu’on attend de lui et ce qu’il doit accomplir qu’il peut vraiment comprendre son rôle. Quand il arrive à se situer dans l’ensemble de la pièce, il comprend que non seulement il ne doit pas trop accentuer les traits de son personnage, mais que lui ajouter des détails superflus peut nuire à la pièce et rendre ce personnage moins impressionnant. Il verra alors son personnage d’une manière plus impartiale, envisagera d’un autre point de vue les traits sympathiques ou antipathiques de son caractère, et finira par prendre des décisions différentes de celles qu’il avait prises auparavant, quand il estimait que « s’identifier » au personnage était la seule chose importante. Cette théorie peut naturellement dérouter l’acteur car, s’il essaie de l’appliquer naïvement en étouffant ses instincts et en devenant un intellectuel, il se trompera. C’est une erreur de penser qu’un acteur peut travailler avec la seule théorie. Aucun acteur ne peut jouer selon un code. Même si l’écriture est stylisée ou schématique, l’acteur doit toujours croire, dans une certaine mesure, à la vie théâtrale de l’étrange animal qu’il représente. Mais un acteur peut néanmoins jouer de mille façons différentes, et faire le portrait d’un personnage n’est pas la seule possibilité qui lui est offerte. Ce que Brecht a introduit, c’est l’idée de l’acteur intelligent, capable de juger de la valeur de sa contribution. On trouvait, et on trouve toujours, des acteurs qui se vantent de ne rien comprendre à la politique et qui prennent le théâtre pour une tour d’ivoire. Pour Brecht, un tel acteur n’est pas digne d’avoir sa place parmi les adultes : un acteur qui vit au sein d’une troupe doit se sentir concerné par le monde extérieur autant que par son propre métier. Quand la théorie est formulée, c’est la porte ouverte à la confusion. Les mises en scène des pièces de Brecht fondées sur ses écrits, mais réalisées hors du Berliner Ensemble, font preuve de fidélité aux théories brechtiennes, mais ont rarement la richesse de pensée et de sentiment de Brecht. Trop souvent, on néglige cet aspect, si. bien que le spectacle devient froid. Le plus vivant des théâtres se meurt quand sa vigueur originelle disparaît. Brecht est détruit par des esclaves. Quand Brecht disait que les acteurs doivent comprendre ce qu’ils font, il n’imaginait pas un instant qu’ils puissent obtenir ce résultat uniquement par l’analyse et la discussion. Le théâtre n’est pas une salle de classe, et un metteur en scène qui n’aurait qu’une vision pédagogique de Brecht serait tout aussi incapable de monter ses pièces qu’un pédant celles de Shakespeare. La qualité du travail fait au cours d’une répétition provient entièrement de la créativité, de l’atmosphère de travail, et on ne peut faire naître la créativité par de simples explications. Le langage des répétitions est comme la vie : il se sert de mots, mais aussi de silences, de stimuli, de la parodie, du rire et de la tristesse, du désespoir, de la franchise et de la dissimulation, de l’activité et du repos, de la clarté et du chaos. Brecht le savait bien et, vers la fin de sa vie, il a surpris ses collaborateurs en disant que le théâtre doit être naïf. Disant cela, il ne reniait pas le travail de toute sa vie, il voulait dire que monter une pièce, c’est toujours s’amuser. De manière déconcertante, il parlait d’élégance et de divertissement. Ce n’est pas par hasard que, dans de nombreuses langues, on utilise le même mot pour désigner le « jeu » de l’acteur et les « jeux » de l’enfant. Dans ses écrits théoriques, Brecht a séparé le réel de l’irréel, et je crois que ceci a été à l’origine d’une gigantesque confusion. En termes sémantiques, le subjectif est toujours opposé à l’objectif et l’illusion séparée des faits. C’est pour cela que son théâtre obéit à deux pôles différents: l’un public et l’autre privé; l’un officiel, l’autre officieux; l’un rhétorique et l’autre pratique. Son travail est fondé sur un sens profond de la vie intérieure de l’acteur; mais, en public, il nie l’existence de cette vie, car la vie intérieure d’un personnage prend l’étiquette redoutable de « psychologie ». Le mot « psychologie » est sans prix dans 106 107