LE THÉATRE BOURGEOIS
bien intentionné et intelligent soit-il, n’est là que pour lui procurer de
bons contrats pour de bons rôles et non pas pour le guider vers cette
chose indéfinissable, mais susceptible de lui apporter davantage. Faire
carrière et progresser sur le plan artistique ne vont pas toujours de pair.
Trop souvent, au fur et à mesure que sa carrière s’élabore, l’acteur se
limite à faire, de plus en plus, le même travail. C’est une triste histoire,
que de brillantes exceptions, nous font, en général, oublier.
Comment vit l’acteur moyen ? Bien sûr, il fait beaucoup de choses :
rester au lit, boire, aller chez le coiffeur, aller voir son agent, tourner des
films, enregistrer, lire, étudier parfois et même, ces derniers temps, tâter
un peu de la politique. Mais chercher à savoir s’il emploie son temps à
des frivolités ou à des choses sérieuses n’a rien à voir avec le problème.
Ce qu’il fait dans la vie a peu de rapport avec sa principale préoccupation
qui consiste à ne pas cesser de progresser en tant que comédien, ce qui
implique de ne pas cesser de progresser en tant qu’homme. C’est toute
son existence qui doit tendre à son développement artistique. Mais où
diable un tel travail peut-il se faire ? Bien des fois, j’ai travaillé avec des
acteurs qui, après m’avoir dit qu’ils s’en remettaient entièrement à moi,
étaient tragiquement dans l’impossibilité, même en y appliquant tous
leurs efforts, de se défaire, ne fut-ce que momentanément, de l’image
d’eux-mêmes, cristallisée autour du vide qui les habite. Quand on
parvient à briser cette carapace, c’est comme si on faisait voler en éclats
un poste de télévision…
En Angleterre, il semble que nous assistions à l’éclosion d’une
nouvelle génération de jeunes comédiens. C’est comme si l’on observait
deux équipes d’ouvriers dans une usine, tournées vers des directions
opposées : l’une, usée, vieillie, traîne les pieds; l’autre avance, décidée et
pleine d’allant. On a l’impression qu’une des équipes est meilleure que
l’autre, qu’elle provient d’une meilleure souche. C’est en partie vrai,
mais l’équipe de relève, enfin de compte, sera tôt ou tard aussi fatiguée et
usée
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que l’autre : c’est l’aboutissement inévitable de conditions qui n’auront pas
changé. Le tragique, c’est que le statut professionnel des comédiens de plus de
trente ans correspond rarement à leur talent. Innombrables sont les comédiens qui
n’ont jamais l’occasion de développer leurs dons jusqu’à un épanouissement
total. Évidemment, dans une profession individualiste, une trop grande et, même,
une fausse importance est accordée à des cas exceptionnels. Les comédiens hors
pair, comme tous les vrais artistes, sont le lieu d’une alchimie psychique
mystérieuse, à ‘demi consciente, et pourtant aux trois quarts cachée, qu’ils ne
peuvent eux-mêmes définir qu’en parlant d’« instinct », de « bosse du théâtre »,
d’ « inspiration », toutes choses qui leur permettent d’exprimer leur vision de leur
art. Les cas particuliers obéissent à des règles particulières. Ainsi une des plus
grandes actrices de notre époque, qui donne l’impression, aux répétitions, de ne
suivre aucune méthode, possède en fait un extraordinaire système à elle, qu’elle
ne peut exprimer que dans un langage puéril. « On pétrit la farine aujourd’hui,
chéri », m’a-t-elle dit un jour.« On la remet à cuire un peu », « besoin de levain
maintenant », « ce matin on fait mijoter » ... Peu importe, sa science est tout aussi
précise que si elle s’était servie de la terminologie de l’Actor’s Studio. Mais ses
moyens de réussite n’appartiennent qu’à elle: elle ne peut les communiquer
d’aucune manière qui soit utilisable par d’autres. Pendant qu’elle « fait sa tarte »,
l’acteur à côté d’elle se contente de « faire ce qu’il ressent », tandis que le
troisième, parlant le langage des écoles d’art dramatique, « est à la recherche du
revivre stanislavskien », et aucun travail en commun n’est réellement possible.
On sait depuis longtemps que, s’ils n’appartiennent pas à une compagnie
permanente, peu d’acteurs peuvent réussir longtemps. Il faut pourtant reconnaître
que même une compagnie permanente est, à la longue, vouée à la sclérose, si elle
n’a pas de but, donc pas de méthode, donc pas d’école. Et par école, bien sûr, je
ne veux pas dire un bâtiment où l’on
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