LE THÉATRE BOURGEOIS
et la musique sont la chasse gardée des metteurs en scène et des décorateurs,
et quon peut effectivement les rénover. Quand il sagit des attitudes et du
jeu, nous sommes beaucoup moins affirmatifs et nous avons tendance
à
croire que ces éléments, puisquils étaient valables au moment la pièce a
été écrite, peuvent continuera être exprimés de la même manière.
Dans les spectacles dopéra, le conflit entre les metteurs en scène et les
musiciens est en relation étroite avec ce dilemme. Car deux formes
totalement différentes : le drame et la musique, sont considérées comme
ne faisant quun. Le musicien est aux prises avec un matériau très
proche dune expression de linvisible. Cette invisibilité est notée sur une
partition, et la musique est rendue par des instruments qui ne changent
pratiquement jamais. La personnalité de linstrumentiste na pas dimpor-
tance. Un clarinettiste fluet peut émettre un son plus plein quun joueur
joufflu. La musique est indépendante de linterprète. Par conséquent, la
musique se fait entendre toujours de la même manière, sans quil soit besoin
de la corriger et de la réévaluer. Mais linstrument du théâtre, cest la chair
et le sang du comédien. Des lois totalement différentes entrent en vigueur.
Le véhicule et le message ne peuvent être séparés. Il faudrait quun acteur
soit nu pour ressembler à un pur instrument, tel le violon; et encore faudrait-
il quil eût un physique absolument classique, sans bedaine ni jambes
arquées ... Un danseur de ballet remplit parfois ces conditions, et il peut
reproduire des gestes conventionnels, qui ne sont pas modifiés par sa propre
personnalité. Mais, dès que lacteur enfile son costume et prend la parole,
changeant de conditions dexistence il pénètre dans le domaine quil partage
avec le spectateur.
Parce que lexpérience du musicien est si différente, il lui semble difficile
de comprendre pourquoi les morceaux traditionnels Verdi sesclaffe,
Puccini se tape sur les cuisses, ne nous semblent aujourdhui ni drôles, ni
révélateurs. Le grand opéra, évidemment, est du théâtre bourgeois poussé à
labsurde. 34
LE THÉATRE BOURGEOIS
La représentation de lopéra est un cauchemar de gigantesques rivalités au sujet de
détails infimes; un cauchemar danecdotes surréalistes qui, toutes, tournent autour
de la même affirmation : rien ne doit être changé. Tout, dans lopéra, doit changer,
mais tout changement est bloqué.
Encore une fois, il ne suffit pas de sindigner car, si nous essayons de simplifier le
problème en disant que la tradition est la barrière principale qui nous sépare dun
théâtre vivant, nous passerons
à
côté du véritable problème. Il y a partout des
facteurs de mort : dans le contexte culturel, dans les valeurs artistiques dont nous
avons hérité, dans la structure économique, dans la vie de lacteur, dans la fonction
du critique.
En examinant ces divers éléments, nous nous apercevons que, malgré les
apparences, le contraire est également vrai, car
à
lintérieur même du théâtre
bourgeois on trouve souvent des promesses de vie réelle avortées, qui peuvent être
momentanément satisfaisantes.
A New York par exemple, le facteur de sclérose le plus important est de nature
économique. Cela ne signifie pas que tout ce qui sy fait soit mauvais, mais un
théâtre une pièce qui, pour des raisons économiques, n est pas répétée plus de
trois semaines est paralysé au départ. Le temps nest pas tout. Il nest pas impossible
dobtenir un résultat surprenant en trois semaines. Parfois, une certaine forme
dalchimie ou la « chance » apportent un étonnant renfort dénergie, si bien quune
invention suit lautre, comme des réactions en chaîne. Mais cest rare : la plupart du
temps, si le système exclut quon répète plus de trois semaines les résultats sont
désastreux. On na pas le temps dexpérimenter ni de prendre de risques sur le plan
artistique. Le metteur en scène doit livrer sa marchandise ou bien il est flanqué
dehors. De même pour lacteur. Bien sûr, on peut aussi, faire très mauvais usage du
temps. Il arrive quon reste assis pendant des mois
à
discuter,
à
se tourmenter et
à
chercher sans que cela débouche sur quoi que ce soit. Jai vu des représenta-
35
LE THÉATRE BOURGEOIS
tions de Shakespeare, en Russie, dune approche si conventionnelle que
deux années entières de discussions et de recherches navaient pas donné
de meilleur résultat que celui quobtiennent en trois semaines de jeunes
compagnies. Jai rencontré un acteur qui a répété Hamlet pendant sept ans,
et qui ne la jamais joué parce que le metteur en scène était mort avant
davoir achevé son travail...
Cependant, des représentations de pièces russes, montées à la manière
de Stanislavski, atteignent encore un niveau exceptionnel. Ailleurs, en
Allemagne, du vivant de Brecht, le Berliner Ensemble utilisait à merveille
la durée du travail préparatoire. Il lutilisait librement, consacrant environ
douze mois à une nouvelle mise en scène, et, en quelques années, il avait
constitué un répertoire de spectacles dont chacun était remarquable et qui
ont fait salle comble. En termes capitalistes, voilà une meilleure affaire
que le théâtre commercial dont les spectacles confus et boiteux sont
rarement des succès. Chaque saison, à Broadway ou
à
Londres, nombre de
spectacles coûteux quittent laffiche après deux ou trois semaines, alors
quune petite pièce pauvrement montée réussit à sen tirer.
On est surpris de constater que le pourcentage déchecs na ébranlé ni le
système, ni la certitude que, une fois encore, « ça pourrait marcher
».
A
Broadway, le prix des places monte sans arrêt, et ironie! même si chaque
saison est plus désastreuse que la précédente, le grand succès de la saison
rapporte de plus en plus. Aussi, des masses dargent de plus en plus
grandes, payées par des spectateurs de moins en moins nombreux,
emplissent-elles les caisses, jusquau jour où un dernier millionnaire paiera
une fortune pour une représentation privée dont il sera lunique spectateur.
Sur le plan artistique, les conséquences sont graves. Broadway nest pas
une jungle, cest une mécanique aux rouages bien huilés. Pourtant, chacun
de ces rouages est forcé, déformé pour arriver encore à fonctionner. Cest
le seul endroit au monde où
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LE THÉATRE BOURGEOIS
chaque artiste - et par ce mot je désigne les décorateurs, les compositeurs, les
éclairagistes aussi bien que les acteurs - a besoin dun agent pour assurer sa
protection. Cela peut paraître exagéré, mais, dans une certaine mesure, tout le
monde est continuellement en danger. Le travail, la réputation, la vie de chacun
sont chaque jour remis en question. Théoriquement, cette tension devrait
provoquer une atmosphère de peur et, si cétait le cas, on voit clairement quelle
serait destructrice. En fait, cette tension est caractéristique de la fameuse
atmosphère de Broadway : survoltée, apparemment vibrante, chaleureuse et pleine
de bonne humeur.
Le jour de la première répétition de la Maison des fleurs, Harold Arlen, le
compositeur, arborait un bleuet à la boutonnière et offrait à tous champagne et
cadeaux. Comme il distribuait baisers et accolades à la ronde, Truman Capote, qui
avait écrit le livret, me murmura à loreille: «Aujourdhui on saime, lavocat cest
pour demain. » Cétait vrai. La vedette me réclamait, par voie de justice, cinquante
mille dollars avant même que le spectacle ne soit donné en public. Pour un
étranger, cest rétrospectivement très drôle ... Les mots de « show-business »
servent dexcuse à cette cordialité un peu épaisse, inséparable dun manque de
sensibilité. Dans de telles conditions, on ne trouve que rarement la tranquillité et la
sécurité nécessaires pour oser sexprimer pleinement. Je veux dire : la véritable et
discrète intimité que procure un long travail. Broadway peut donner limpression
de la camaraderie, mais cela na rien à voir avec les relations sensibles et subtiles
qui sétablissent entre des gens) travaillant ensemble dans la confiance. Lorsque les
Américains envient les Britanniques, cest à cette sensibilité particulière. à cet
échange subtil quils pensent. Ils appellent cela le« style », le prennent pour un
mystère. Lorsque quelquun décide de la distribution dune pièce à New York, et
quon lui dit quun certain acteur a du « style », cela veut dire, en général, quil
imite un acteur qui a imité lui-même un acteur de style
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LE THÉATRE BOURGEOIS
bien intentionné et intelligent soit-il, nest que pour lui procurer de
bons contrats pour de bons rôles et non pas pour le guider vers cette
chose indéfinissable, mais susceptible de lui apporter davantage. Faire
carrière et progresser sur le plan artistique ne vont pas toujours de pair.
Trop souvent, au fur et à mesure que sa carrière sélabore, lacteur se
limite à faire, de plus en plus, le même travail. Cest une triste histoire,
que de brillantes exceptions, nous font, en général, oublier.
Comment vit lacteur moyen ? Bien sûr, il fait beaucoup de choses :
rester au lit, boire, aller chez le coiffeur, aller voir son agent, tourner des
films, enregistrer, lire, étudier parfois et même, ces derniers temps, tâter
un peu de la politique. Mais chercher à savoir sil emploie son temps à
des frivolités ou à des choses sérieuses na rien à voir avec le problème.
Ce quil fait dans la vie a peu de rapport avec sa principale préoccupation
qui consiste à ne pas cesser de progresser en tant que comédien, ce qui
implique de ne pas cesser de progresser en tant quhomme. Cest toute
son existence qui doit tendre à son développement artistique. Mais
diable un tel travail peut-il se faire ? Bien des fois, jai travaillé avec des
acteurs qui, après mavoir dit quils sen remettaient entièrement à moi,
étaient tragiquement dans limpossibilité, même en y appliquant tous
leurs efforts, de se défaire, ne fut-ce que momentanément, de limage
deux-mêmes, cristallisée autour du vide qui les habite. Quand on
parvient à briser cette carapace, cest comme si on faisait voler en éclats
un poste de télévision…
En Angleterre, il semble que nous assistions à léclosion dune
nouvelle génération de jeunes comédiens. Cest comme si lon observait
deux équipes douvriers dans une usine, tournées vers des directions
opposées : lune, usée, vieillie, traîne les pieds; lautre avance, décidée et
pleine dallant. On a limpression quune des équipes est meilleure que
lautre, quelle provient dune meilleure souche. Cest en partie vrai,
mais léquipe de relève, enfin de compte, sera tôt ou tard aussi fatiguée et
usée
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LE THÉATRE BOURGEOIS
que lautre : cest laboutissement inévitable de conditions qui nauront pas
changé. Le tragique, cest que le statut professionnel des comédiens de plus de
trente ans correspond rarement à leur talent. Innombrables sont les comédiens qui
nont jamais loccasion de développer leurs dons jusquà un épanouissement
total. Évidemment, dans une profession individualiste, une trop grande et, même,
une fausse importance est accordée à des cas exceptionnels. Les comédiens hors
pair, comme tous les vrais artistes, sont le lieu dune alchimie psychique
mystérieuse, à demi consciente, et pourtant aux trois quarts cachée, quils ne
peuvent eux-mêmes définir quen parlant d« instinct », de « bosse du théâtre »,
d « inspiration », toutes choses qui leur permettent dexprimer leur vision de leur
art. Les cas particuliers obéissent à des gles particulières. Ainsi une des plus
grandes actrices de notre époque, qui donne limpression, aux répétitions, de ne
suivre aucune méthode, possède en fait un extraordinaire système à elle, quelle
ne peut exprimer que dans un langage puéril. « On pétrit la farine aujourdhui,
chéri », ma-t-elle dit un jour.« On la remet à cuire un peu », « besoin de levain
maintenant », « ce matin on fait mijoter » ... Peu importe, sa science est tout aussi
précise que si elle sétait servie de la terminologie de lActors Studio. Mais ses
moyens de réussite nappartiennent quà elle: elle ne peut les communiquer
daucune manière qui soit utilisable par dautres. Pendant quelle « fait sa tarte »,
lacteur à côté delle se contente de « faire ce quil ressent », tandis que le
troisième, parlant le langage des écoles dart dramatique, « est à la recherche du
revivre stanislavskien », et aucun travail en commun nest réellement possible.
On sait depuis longtemps que, sils nappartiennent pas à une compagnie
permanente, peu dacteurs peuvent réussir longtemps. Il faut pourtant reconnaître
que même une compagnie permanente est, à la longue, vouée à la sclérose, si elle
na pas de but, donc pas de méthode, donc pas décole. Et par école, bien sûr, je
ne veux pas dire un bâtiment où lon
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LE THÉATRE BOURGEOIS
enferme les acteurs pour exercer leurs muscles. Se faire les muscles ne peut,
à
soi seul, favoriser léclosion dun art. Les gammes ne font pas un pianiste,
pas plus que les exercices du poignet naident le pinceau du peintre. Et
pourtant, tout grand pianiste fait des exercices plusieurs fois par jour, et les
peintres japonais sexercent toute leur vie
à
réussir un beau cercle. Lart du
théâtre est, dune certaine façon, le plus astreignant de tous, et sans une
éducation constante, lacteur ne pourra faire que la moitié du chemin.
Qui devons-nous accuser quand nous assistons
à
du théâtre mort-né ? On
en a assez dit en public comme en privé pour que les critiques se sentent
.coupables, et que nous croyions que cest à cause deux que le théâtre est en
péril. Au fil des années, nous gémissons et grommelons contre les critiques,
comme sil sagissait toujours des six mêmes personnes qui traverseraient
lAtlantique de Paris
à
New York, dexposition en concert, et de concert en
pièce de théâtre, et qui commettraient toujours les mêmes erreurs
monumentales. Ou bien comme si les critiques étaient tous semblables à
Thomas Becket, le débauché, le joyeux compagnon du roi Henry, qui, du
jour il devint archevêque, devint en même temps un censeur aussi
redoutable que ses prédécesseurs. Les critiques se succèdent et pourtant
ceux qui font lobjet de la critique « les
»
trouvent. en général tous pareils.
Les exigences des lecteurs, les articles dictés par téléphone, les
problèmes de mise en page, la quantité de niaiseries quon trouve dans nos
théâtres, le fait épuisant dexercer ce métier trop souvent et trop longtemps,
tout contribue
à
empêcher le critique dexercer sa fonction, qui est
irremplaçable. Quand lhomme de la rue va au théâtre, il peut dire quil ne
cherche que son propre plaisir. Quand un critique va voir une pièce, il peut
prétendre quil ne fait que servir le spectateur, mais ce nest pas exact. II ne
se contente pas de « donner des tuyaux ». Le critique a un rôle bien plus
important, un rôle essentiel même, puisquun art sans critique serait menacé
de périls bien plus grands.
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LE THÉATRE BOURGEOIS
Un critique rend toujours service au théâtre quand il dénonce lincompétence.
Sil passe la majeure partie de son temps
à
grogner, il a presque toujours raison
de le faire.
II faut reconnaître quil est affreusement difficile de faire du théâtre. Peut-
être le théâtre est-il, ou peut-être serait-il, si on le pratiquait
à
fond, lart le plus
ardu de tous. Il est sans pitié, il ne laisse place
à
aucune erreur,
à
aucun gâchis.
Un roman supporte que le lecteur saute des pages ou même des chapitres
entiers. Le public quon fait passer allégrement du plaisir
à
lennui sera
irrémédiablement perdu. Deux heures, cest court et cest une éternité: faire bon
usage de deux heures, prises sur le temps dun public, est du grand art. Pourtant,
cet art, avec ses exigences implacables, est parfois pratiqué avec négligence.
Dans ce vide mortel, on trouve bien peu dendroits lon puisse
convenablement apprendre les arts du théâtre, si bien quon préfère les
jugements affectifs
à
des arguments plus rigoureux.
Lincompétence est le vice du théâtre mondial, et son drame.
A côté de chaque spectacle réussi, il en est des milliers dautres qui, la
plupart du temps, sont trahis par manque de technique de base. Les techniques
qui régissent la mise en scène, les décors, la diction, la façon de traverser la
scène, de sasseoir - même découter - ne sont tout simplement pas assez
connues. Voyez comme il en faut peu - la chance mise
à
part - pour travailler
dans de nombreux théâtres, par rapport
à
ce qui est exigé pour jouer du piano en
public! Pensez
à
combien de milliers de professeurs de musique, dans des
milliers de petites villes, sont capables je jouer en entier les passages les plus
difficiles de Liszt, ou de déchiffrer du premier coup une partition de. Scriabine.
Par comparaison avec le savoir-faire le plus élémentaire chez les musiciens, la
majeure partie de notre travail, dans la plupart des cas, tient de lamateurisme.
Un critique trouvera au théâtre bien plus dincompétence que de compétence.
On ma demandé un jour de diriger un opéra, dans une petite ville du Moyen·
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LE THÉATRE SACRÉ
du théâtre bourgeois. Cest ce quont à lesprit ceux qui, avec sérieux et
émotion, usent de grands mots vagues : noblesse, beauté, poésie, que
jaimerais reconsidérer pour la qualité très spéciale quils suggèrent. théâtre
est le dernier lieu se pose encore la question de lidéalisme. Nombre de
spectateurs affirmeraient quils ont personnellement vu le visage de
linvisible grâce
à
une expérience théâtrale qui a transcendé leur expérience
de la vie. I1s affirmeront que Œdipe, Bérénice, Hamlet ou les Trois Sœurs,
joués avec amour et beauté, enflamment lesprit et leur rappellent quon peut
sortir de la monotonie quotidienne.
Quand ils reprochent au théâtre contemporain dêtre vulgaire et violent,
cest ce que, en toute bonne foi, ils essaient de dire. Ds se rappel1ent
comment, pendant la dernière guerre, le théâtre lyrique, le théâtre des
couleurs, de la musique et du mouvement, jaillissait comme de leau pour
étancher la soif de vies desséchées. On parlait de «théâtre dévasion », et
pourtant ce nétait quen partie mérité. Cétait une évasion, mais aussi une
présence, comme celle dun moineau dans la cellule dun prisonnier. Et quand
la guerre fut finie, le théâtre sefforça avec encore plus dacharnement de
retrouver ces mêmes valeurs.
Le théâtre de la fin des années quarante connut des moments glorieux:
cétait, en France, le théâtre de Jouvet et de Christian Bérard, de Jean-Louis
Barrault. Cétait Rolant Petit et Clavé pour le ballet. Cétait Dom Juan,
Amphithryon, la Folle de Chaillot, Carmen; en Angleterre, la reprise, par
John Gielgud, de lImportance dêtre constant, de Peer Gynt à lOld Vic,
l’Œdipe et le Richard III de Laurence Olivier; de Massine, à Covent Garden,
le ballet du « Tricorne» tel quil avait été créé plus de quinze ans auparavant...
Cétait un théâtre de tissus chatoyants, de mots extravagants, didées folles,
de machineries ingénieuses - un théâtre de la légèreté, du mystère et de la
surprise. Cétait le théâtre dune Europe défaite, qui tentait de faire revivre le
souvenir dune grâce perdue.
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LE THÉATRE SACRÉ
Marchant .le long du Reeperbahn
à
Hambourg, un après-midi de
1946,
enveloppé dune brume sinistre disparaissaient des filles estropiées,
désemparées, certaines avec des béquilles, le nez bleui, les joues creuses, je vis
un groupe denfants sengouffrer joyeusement dans lentrée dun cabaret. Je les
suivis. Sur la scène, un ciel bleu vif. Deux clowns à paillettes, minables, étaient
assis sur un nuage en papier mâché, allant rendre visite
à
la Reine du Ciel.
- Quallons-nous lui demander? dit lun deux.
- A dîner, dit lautre.
Alors les enfants hurlèrent leur approbation.
- Quallons-nous avoir à dîner?
- Du jambon, du pâté.
Le clown commença à énumérer tous les aliments introuvables, et les cris
dexcitation furent peu à peu remplacés par le calme et un profond silence. Une
image devenait tangible, en réponse au besoin de tout ce dont ces gens étaient
privés.
Dans la carcasse calcinée de lOpéra de Hambourg, seule la scène subsistait.
Mais un public sy rassemblait néanmoins, tandis que, sur le plateau, les
chanteurs se produisaient devant un décor mince comme une feuille de papier
pour jouer le Barbier de Séville, parce quils avaient décidé que rien ne les arrê-
terait. Ailleurs, dans un minuscule grenier, cinquante personnes sentassaient,
tandis que, dans le peu de place qui restait, une poignée dacteurs renommés
continuaient résolument
à
pratiquer leur art. Dans Düsseldorf en ruine, un petit
opéra dOffenbach, qui mettait en scène des contrebandiers et des bandits,
faisait la joie du public. Il ny avait là rien à discuter, rien
à
analyser. En
Allemagne, cet hiver-là, comme à Londres quelques années auparavant, le
théâtre répondait à un besoin vital.
Quelle était la nature de ce besoin? Était-ce une soif dinvisible ou dune
réalité plus profonde que celle· de la vie quotidienne? Était-ce le désir des
choses dont on était privé ou le besoin de se protéger de la réalité? La question
est importante,
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