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La Méditerranée 1798-1956
Géographie : Le Portugal n’est pas un pays méditerranéen ! Seuls les deux tiers de l’Espagne, un tiers
de la France appartiennent à l’espace méditerranéen. J’éviterai de suivre l’exemple de certains manuels d’histoire
de la Méditerranée qui prennent des exemples au Pays Basque ou dans le Bordelais… La Mer Noire est à la
limite de votre programme : par prudence, je l’ai incluse dans ce cours. Le terme « Balkans » ne désigne en prin-
cipe qu’un massif bulgare, et par une extension courante les montagnes de Yougoslavie, de Grèce, d’Albanie et
de Bulgarie ; mais comme à tout le monde il m’arrivera de l’étendre à l’ensemble des gions d’Europe situées
au sud du Danube et à l’est de l’Istrie, voire parfois à l’ensemble de la Roumanie.
Salonique et Thessalonique c’est la même ville ; Istanbul, Constantinople et Byzance, aussi. En
revanche « Stamboul », terme vieilli, désigne seulement la vieille ville : c’est un usage purement français qui n’a
jamais correspondu à aucun usage local, contrairement à ce Wikipédia et certains guides touristiques laissent
entendre. Un même pays s’est appelé « Autriche » avant 1867, « Autriche-Hongrie » de 1867 à 1918 (depuis
1918 ce sont deux pays indépendants). De 1923 à 1991 (inclus) on ne parle pas de la Russie mais de l’U.R.S.S. ;
jusqu’en 1918, la capitale de ce pays était Saint-Pétersbourg et pas Moscou.
Au XIXe siècle, l’expression « la Syrie » désignait l’ensemble de la côte orientale de la Méditerranée, y
compris ce qui forme aujourd’hui le Liban, la Palestine et Israël (mais non compris le désert syrien) ; l’expres-
sion occidentale « le Levant » est à peu près synonyme de cet usage ancien du mot « Syrie ». La région géogra-
phique où Israël s’est installé s’appelle « la Palestine » depuis l’Antiquité, employer ce terme ne constitue donc
pas une prise de parti politique ; il a pris d’autres sens à partir surtout de 1967, fort heureusement après la fin de
votre programme. Les termes « le Moyen-Orient » (un anglicisme) et « le Proche-Orient », qui en gros désignent
la même chose, ont une extension géographique assez vague, mais un peu plus large : ils incluent la Mésopo-
tamie (= l’actuel Irak ou Iraq) et parfois l’Iran et l’Arabie, voire la Turquie. Enfin, on utilise de plus en plus en
français l’expression « le Machrek » (= « l’Est » en arabe, par opposition au « Maghreb » qui est l’ouest) : ce
terme désigne plus précisément l’ensemble des pays de langue arabe à l’est de l’Égypte (donc sans l’Iran ni la
Turquie), mais certains Maghrébins (Maghreb = « ouest, Occident », c’est aussi le mot qu’on traduit en français
par « Maroc ») y incluent l’Égypte.
Usage des majuscules : règles officielles (que beaucoup de gens massacrent, je sais). Les noms de
religions et de communautées religieuses ne prennent pas de majuscule en français (« l’islam », « les coptes »,
« les maronites »), non plus que les noms de langues (« le français », « je parle français »), ceux de classes ou de
milieux sociaux (« les vikings », « les mamelouks »), ceux de courants politiques ou assimilés (« les saint-
simoniens » remarquez qu’en français un nom de ce type dérivé d’un nom propre ne prend pas de majuscule)
ni ceux de fonctions politiques et religieuses (« le pape », « l’empereur », « le roi » on met cependant une
majuscule quand ces termes désignent une personne bien précise, et équivalent donc à un nom propre hier j’ai
vu le Pape à la télévision »], sauf quand un nom propre suit : « le pape Benoît XVI »). Les noms de nationalités,
eux, prennent une majuscule (« les Français », « je suis un Français ») : donc, attention à bien distinguer ce qui
est de l’ordre du religieux et ce qui ne l’est pas (on écrit « les juifs », mais « les Israéliens » !). De même, on écrit
souvent : « la Constitution » (en parlant d’une constitution précise qu’on a en tête, car c’est également un quasi-
nom propre), voire « la Constitution nouvelle » (si un adjectif précise le nom), mais on écrit de préférence : « la
constitution de la France » (pas de majuscule quand un nom propre suit en position de complément de nom).
Traditionnellement, dans les noms propres arabes on ne met pas de majuscule aux « el- », « al- », « es- », etc.,
qui sont des articles : on écrit donc par exemple « Boutros el-Boustani » (c’est l’équivalent exact de « Pierre du
Boustan » : en français non plus le « du » ne prend pas de majuscule). Aucun adjectif ne prend de majuscule en
français, même ceux dérivés de noms propres (une graphie comme le gouvernement Allemand » est un
énorme anglicisme), sauf dans les noms propres et les sigles (« Organisation des Nations Unies »). On écrit donc
notamment : « Je suis français ».
N.B. Je mets en italiques les mots étrangers non intégrés à la langue française (« millet »), en caractères
normaux ceux qui sont d’usage en français avec une graphie française normée (« les oulémas »). Evidemment, la
frontière entre les deux usages est affaire d’appréciation. Je n’ai pas pu harmoniser la transcription de l’arabe ;
pour le turc en revanche, j’espère avoir harmonisé l’essentiel.
Dans les mots arabes, je remplace des macrons (traits horizontaux) qui notent les voyelles longues par
des accents circonflexes ; par ailleurs, j’en oublie sans doute pas mal.
Divers : me si c’est marginal pour votre programme, je vous rappelle que l’abréviation « U.S.A. »
est interdite sous peine des supplices les plus raffinés : elle peut vous coûter cher, certains correcteurs faisant une
véritable fixation là-dessus. Evitez-la même dans vos notes, pour vous en déshabituer (moi à l’ordinateur
j’emploie le signe espagnol EEUU). Royaume-Uni est meilleur que « Angleterre » ou « Grande-Bretagne » ; de
même, « les Britanniques » est meilleur que « les Anglais » quand on parle de l’ensemble de la population du
Royaume-Uni. « Empire Ottoman » est meilleur pour les périodes antérieures à 1922, ou au moins à 1908, même
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si au XIXe siècle les Européens parlaient déjà couramment de la « Turquie ». Au XIXe siècle, le gouvernement
de l’Empire Ottoman (c’est-à-dire en principe, au sens strict, le sultan et son administration), et par métonymie
l’Empire Ottoman tout entier, étaient parfois appelés « la (Sublime) Porte ».
Introduction.
La Méditerranée euro-africaine est une mer fermée, nettement plus que les deux autres
grandes méditerranées, la caraïbe et la sud-asiatique. Le climat est rude (notamment l’été
quand règne la sécheresse
1
), et la zone a longtemps été pauvre à l’exception des ports (seul le
tourisme a fait du soleil et des littoraux des atouts). Ce d’autant que cette mer est souvent
bordée de montagnes (principales exceptions : le Midi français, la plaine du Pô, l’Égypte et la
Libye), et que les rives sont assez pauvres en matières premières.
C’est en Méditerranée, ou à proximité, que sont nés les trois grands monothéismes.
Penesez au rôle religieux de Rome (plus ou moins convoitée par tous les universalismes à
teinte catholique !), de « Constantinople » pour les orthodoxes
2
, de la Terre Sainte, et, pas très
loin, de La Mecque et de Médine, avec les flux de pélerins qu’elles drainent
3
; en France et en
Espagne, mais aussi bien sûr en Russie et dans les régions musulmanes, les logiques de
croisade (ou de jihad) ont eu de beaux restes jusqu’au milieu du XXe siècle.
La Méditerranée est une ancienne mer centrale (de l’époque phénicienne à l’époque
romaine attention quand même, pas pour les Perses ni les Égyptiens !), coupée en deux par
l’expansion de l’islam au VIIe siècle donc devenue une frontière, un espace de conflit, même
s’il ne faut pas oublier les liens (le commerce, la lingua franca
4
), puis marginalisée (relative-
ment) par les grandes découvertes à partir du XVe siècle. Au XIXe et au XXe siècle, elle a été
(tardivement) touchée par la colonisation, qui a, brièvement, rétabli une unité politique entre
les deux rives et lui a rendu, pour moins d’un siècle, une importance géopolitique majeure ; la
décolonisation a rétabli la coupure entre les deux rives, qui est aujourd’hui en gros celle du
monde développé et démocratique et du tiers-monde (mais moins nettement qu’auparavant
celle de l’islam et de la chrétienté, vu le développement rapide d’un islam d’Europe ; de plus,
1
En plein XXe siècle, des sécheresses exceptionnelles provoquaient encore des crises agricoles, surtout
au sud de la Méditerranée : ainsi en 1921 (la production de blé dur, une culture indigène, passa de 7,1 millions de
quintaux en 1918 à 4 millions en 1922). Cette crise se surajoutait aux effets de la crise de reconversion de
l’après-guerre, qui n’avait rien de spécifiquement méditerranéen.
2
Pas seulement : la libération de Constantinople tombée aux mains des infidèles était un point essentiel
du programme de rénovation de la chrétienté de Sainte Catherine de Sienne, mystique catholique du XVe siècle.
3
Au XVIIIe siècle déjà, les caravanes de pèlerins pour La Mecque rassemblaient de 20.000 à 60.000 per-
sonnes selon les années au départ de Damas (venues du Levant, d’Europe, d’Anatolie et du Caucase), et de
30.000 à 40.000 au départ du Caire (venus du Maghreb et d’Afrique). Pour l’époque, ce sont des chiffres
massifs ; et, bien sûr, de très nombreux échanges d’idées avaient lieu durant ces voyages. Le pèlerinage avait
notamment pour effet de resserrer les liens entre musulmans de régions et d’ethnies très différentes.
4
On désigne de ce nom (ou de celui « franco » ou, après 1840, de « sabir ») le pidgin (parler mixte à
grammaire simplifiée, qui n’est la langue maternelle de personne) par lequel les Méditerranéens chrétiens et
musulmans communiquaient entre eux au Moyne Âge. C’est la langue de la « turquerie » du Bourgeois gentil-
homme. Vers 1800, elle était en recul, mais elle était encore assez largement en usage à Alger, dans une version
assez fortement arabisée, dans les relations intercommunautaires : la chambre de commerce de Marseille en
publia un dictionnaire en 1830 (sans doute pour servir à la conquête de l’Algérie), et en 1837 Ismaÿl Urbain,
incapable de se faire comprendre à Alger dans son arabe appris en Égypte, assure s’être exprimé en sabir (sans
doute appris également en Égypte). Ce sabir algérois devint progressivement une langue ancillaire (c’est-à-dire
essentiellement employée dans les rapports de maîtres européens à domestiques) et s’effaça par francisation
progressive dans la seconde moitié du siècle, tout en laissant des traces dans le français des Pieds-Noirs. Gautier
crut entendre parler sabir à Smyrne en 1857, mais dans l’Orient méditerranéen, cette langue souvent confondue
avec de l’italien corrompu se fondit progressivement dans ce qu’on désignait du nom d’« italien d’Orient ». Un
beau livre sur cette langue perdue, reflet d’une Méditerranée disparue : Jocelyne Dakhla, Lingua franca, ed.
Actes Sud 2008, 591 p. (attention, il porte essentiellement sur la période antérieure à 1800 !).
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Israël, « épine » occidentale quoique non chrétienne au cœur du monde musulman, vient
compliquer le tableau).
Faut-il évoquer la profonde unité d’une aire de civilisation par-delà la différence des
religions, qui sont d’ailleurs toutes trois issus du même moule ? Prudence, ne serait-ce que
parce que des influences distinctes sont à l’œuvre dans les différentes zones : influences atlan-
tiques en France du sud et en Espagne orientale, influence centre-européenne en Italie du nord
et dans les Balkans, influence surtout, au sud et à l’est de la Méditerranée, des cultures du
désert, avec la présence, jusqu’à la fin de votre programme (jusqu’à aujourd’hui !) de popula-
tions nomades ou semi-nomades
5
(celles de langue arabe portent le nom de « bédouins »
6
) :
dans pas mal de gions ils dominaient les sédentaires jusqu’à ce que les évolutions
économiques et démograhiques des XIXe et XXe siècles les marginalisent
7
. N’oubliez pas non
plus les influences centre-asiatiques en Anatolie, à deux pas des côtes méditerranéennes, puis
à zéro pas à la suite de l’expulsion des populations côtières grecques et arméniennes et de leur
remplacement par des Turcs venus de l’arrière-pays en 1923… Cela dit, l’unité de la Méditer-
ranée est sensible, notamment au niveau des cultures matérielles rurales (agriculture : blé et
autres céréales ; techniques agricoles : norias, etc. ; nourriture ; l’architecture des maisons vil-
lageoises) mais aussi dans le caractère très urbain des cultures méditerranéennes (la cité ; les
constructions en pierre) les cultures politiques (bavarder sur la place du village entre mecs,
clientélisme), mœurs (les femmes voilées, l’« honneur » des hommes, des sociétés machos et
hypocrites
8
) jusqu’au divorce entre modernités occidentale et musulmane, qui n’est net qu’à
partir du XXe siècle.
Dans un esprit voisin, l’historien français Fernand Braudel a insisté sur la lenteur des
changements dans l’espace infrapolitique méditerranéen, et notamment dans l’univers villa-
geois. Ce monde longtemps immuable était d’abord celui des agricultures traditionnelles, qui
était souvent un minifundio (toute petite propriété, notamment dans les montagnes et les
toutes petites plaines côtières) mais pouvait être aussi un latifundio (grande propriété, surtout
dans les grandes plaines
9
) ancien et peu productif (notamment au sud de l’Italie et de
l’Espagne) : pas mal de cultures (par exemple l’olivier) se retrouvaient dans les deux
systèmes. Le système le plus courant était une polyculture reposant sur les céréales, la vigne
5
Il y a aussi des nomades et des semi-nomades au nord (les Tsiganes, les éleveurs transhumants), mais ils
n’ont rien à voir avec le désert.
6
C’est une appellation occidentale : en arabe classique, et encore aujourd’hui dans pas mal de gions
comme l’Égypte, c’est le mot « ‘arab » qui désigne en fait les bédouins. En Égypte, ce terme ne s’est pas appli-
qué à l’ensemble de la population avant le XXe siècle et l’essor des nationalismes modernes ; cette extension
s’est faite par le biais du nom de la langue depuis l’époque préislamique, l’arabe n’était pas seulement la
langue des bédouins mais aussi celle des sédentaires. Nous verrons que sauf en France, les nationalismes
modernes se sont surtout fondés sur la langue.
7
En fait, dès le XVIIIe siècle le progrès des États se traduisait par leur sédentarisation croissante ; les
établissements sédentaires avançaient en direction du désert. Ces évolutions se sont poursuivies au XIXe siècle,
mais attention : on voit encore aujourd’hui des tentes dans la banlieue de Tunis.
8
Un passage tout à fait étonnant du journal d’André Gide (en date du 3 septembre 1930, censuré par les
éditeurs sauf dans la dernière édition en Pléiade) porte témoignage du fait que la Corse d’autrefois (plus pré-
cisément Calvi) n’avait rien à envier au Maroc d’aujourd’hui sur le plan des urs. On a tendance à percevoir
les cultures du sud de la Méditerranée comme plus plus propices que celles du nord à l’expression quasi publique
d’une culture homosexuelle « traditionnelle » (lisez : machiste) : en réalité, le texte de Gide montre que cette
distinction est toute récente, et probablement due à la diffusion plus ancienne et plus profonde des normes
morales occidentales sur la rive nord de la Méditerranée que sur la rive sud.
9
Cette grande propriété pouvait être privée (souvent aux mains de descendants de la noblesse), mais elle
était largement composée de biens de mainmorte, c’est-à-dire de biens légués à une institution religieuse et, de
ce fait, inaliénables. Dans les pays musulmans, on appelle ces biens des biens waqf ; mais l’Église catholique
(notamment en Espagne) et l’Église orthodoxe (par exemple en Grèce) possédaient aussi d’immenses domaines.
En 1800, seule la France avait procédé à l’exproporiation de ces biens, pendant la Révolution ?
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et l’olivier (en Italie, lorsque tous ces produits sont cultivés sur une me parcelle, les unes
protégeant et ombrageant les autres, on parle de coltura promiscua) ; le bétail, plutôt des
chèvres et des moutons, paissait sur les terroirs trop pentus ou trop secs pour être mis en
culture, souvent dans des zones « grises » loin des villages, à la périphérie des domaines de
deux villages, dans les montagnes, ainsi que sur les jachères qu’il fertilisait (il n’y avait guère
d’autres engrais). Depuis longtemps, ce bétail avait largement déboisé la région ; la cuisine et
au chauffage au bois n’avaient rien arrangé, non plus que la surexploitation des forêts pour les
constructions (maisons, églises, bateaux) cependant il restait, et il reste encore des forêts-
témoin, au Liban par exemple
10
. Les instruments de travail étaient souvent encore l’araire, le
fléau et la faucille ; il y avait plus d’ânes et de mulets que de chevaux.
Mais ce tableau ne vaut que pour le début de votre période : les mutations s’accélé-
rèrent nettement à partir de 1850, surtout au nord (developpement de cultures maraîchères et
de riziculture moderne sur les plaines irrigables d’Espagne, de France et d’Italie, mais aussi,
au sud, apparition d’une viticulture moderne en grands domaines en Algérie, sur des terres
confisquées aux indigènes), d’où des divergences croissantes d’une rive à l’autre, mais aussi
d’un pays à l’autre sur une même rive (la France et l’Italie du nord ont longtemps été très en
avance sur le reste de la rive chrétienne de la Méditerranée). Cependant certaines zones
refuges comme l’Albanie ont longtemps fait figure de conservatoires de traditions (cf. les
romans d’Ismaïl Kadaré) ; on peut citer aussi la Kabylie et le Maroc berbère. Mais ces conser-
vatoires eux-mêmes ont commencé à s’effondrer à partir de 1920 et surtout de 1945, à cause
de la modernisation rapide des techniques agricoles, de l’exode rural et de l’urbanisation, des
effets idéologiques des nationalismes modernisateurs et du communisme, de l’école obliga-
toire, des médias modernes, du tourisme (voyez notamment, pour la Grèce, le roman de Dimi-
tris Hadzis : La fin de notre petite ville). Depuis les années 1930, les touristes essaient de
retrouver en Grèce, en Italie, etc., des traces de cette Méditerranée « intemportelle » sous
forme d’une sociabilité, d’une culture culinaire, etc. ; mais ce qu’ils en voient (ce qu’ils en
consomment) est largement réinventé et mis en scène pour eux, et leur présence massive
introduit d’autres mutations radicales ainsi la côte méditerranéenne de l’Espagne a été
entièrement « bétonnée » dans les années 1960 à 1980.
Il faut enfin évoquer la profonde crise, ancienne, de la civilisation arabo-musulmane,
et de l’Empire Ottoman qui l’a « prise en charge » en Méditerranée à la fin du Moyen Âge ; et
au contraire l’essor de l’Europe depuis le XVe siècle (les grandes découvertes) et surtout le
XVIIIe (l’industrialisation), même si ces deux phénomènes ont touché plus tardivement les
rivages septentrionaux de la Méditerranée que ceux de la Mer du Nord. Les deux cultures
s’affrontent souvent, mais dialoguent aussi : j’aborderai le phénomène de l’orientalisme en
Occident et les tentatives de modernisation inspirées de l’Occident en terre d’islam.
I-Situation initiale (vers 1798).
A) La Méditerranée musulmane.
En théorie, l’Empire Ottoman dominait l’ensemble des Balkans, sauf les possessions
vénitiennes et Raguse
11
sur la rive orientale de l’Adriatique, ainsi que tout le littoral oriental et
méridional de la Méditerranée à l’exception du Maroc : dans sa plus grande extension, fin
XVIe siècle, il avait mesuré 2 millions et demi de km2, autant que l’Empire romain à son apo-
gée. C’était, à l’origine, une petite principauté turque riveraine de la mer de Marmara, apparue
10
Ces cèdres sont à ce point associés à l’idée du Liban qu’ils figurent sur le drapeau et que les dernières
forêts (il en reste fort peu !) sont classées au patrimoine mondial de l’humanité.
11
Aujourd’hui Dubrovnik.
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au XIIIe siècle et qui avait profité de sa position frontalière avec l’Empire Byzantin, de l’anar-
chie qui régnait dans celui-ci
12
et de la disparition du califat et des grands États musulmans
lors des invasions mongoles, pour prendre le dessus sur les chrétiens des Balkans partir de
1340), sur Byzance (prise en 1453), puis sur les Arabes (au XVIe siècle). Au passage, ils
avaient été pas mal influencés par l’ennemi byzantin
13
.
Le sultan s’appelait Sélim III (1761-1808, sur le trône de 1789 à 1807). Les élites de
l’Empire n’étaient pas toutes d’origine turque au sens ethnique du terme (cf. plus bas à propos
des janissaires), mais elles étaient largement turcophones : elles s’exprimaient en osmanlı
14
,
une langue de haute culture fortement influencée par l’arabe et le persan
15
. Vis-à-vis des
Arabes, elles avaient à la fois un complexe d’inférioriré (l’arabe est la langue du Coran) et
d’infériorité (les Arabes s’étaient laissés conquérir et semblaient, vus d’Istanbul, en pleine
décadence). De manière générale, les Turcs proprement dits étaient très minoritaires dans
l’Empire Ottoman (dans les régions proches de la Méditerranée ils n’étaient majoriraires que
sur les plateaux d’Anatolie), et leur culture était méprisée par les élites ottomanes : c’étaient
d’anciens (et parfois toujours des) nomades encore marqués par leur passé centre-asiatique,
bref des rustiques
16
. Cela ne veut pas dire qu’il n’y avait pas de Turcs ailleurs qu’en Anatolie.
Il y en avait notamment partout dans les Balkans, même si l’emploi du mot dans cette région
pose problème : jusque vers 1900, on y avait souvent recours pour désigner l’ensemble des
populations musulmanes de la zone quelle que t leur culture il est vrai qu’un musulman
s’exprimait certainement plus souvent en osmanlı qu’un chrétien, quelle que fût sa culture
maternelle.
Les élites de l’Empire Ottoman étaient sunnites, mais il y avait des chiites au Liban
on se méfiait d’eux, pour des raisons religieuses mais aussi parce que la Perse
17
voisine était
chiite. Au pélerinage de la Mecque, ils étaient admis, mais payaient une taxe spéciale. Les ala-
12
Ce sont des mercenaires catalans en révolte pour des questions de solde en retard qui ont fait passer en
Europe les premiers Ottomans, dépourvus de marine ; ils furent rapidement imités par les empereurs de Byzance
qui comptait utiliser ces Turcs contre les principautés slaves en révolte des Balkans !
13
A tel point qu’en arabe au XVIIIe siècle on les désignait encore du nom de rûm, c’est-dire « Ro-
mains » (Byzance, c’était bien sûr l’Empire romain). La partie turque de l’Europe a hérité de cette appellation :
au XIXe siècle, on l’appelait la « Roumélie » moins que ce ne fût parce qu’elle était peuplée en majorité
d’orthodoxes, appelés « roumaioi » en grec et « rumlar » en osmanlı).
14
C’est fondamentalement le même mot que « ottoman », avec un suffixe turc alors que « ottoman » est
une forme nue [N.B. c’est un « th », prononcé à l’anglaise, qui a donné « t » dans une transcription et « s » dans
l’autre]. C’est pourquoi vous trouverez parfois « osmanlı » ou « osmanli » dans des usages j’emploie
« ottoman », et vice versa.
15
Il faut soigneusement distignuer l’osmanlı du turc, qui est la langue recréée par Mustapha Kemal pour
servir d’instrument de communication dans la Turquie laïque qu’il créa dans les années 1920 : les deux langues
ne sont pas mutuellement compréhensibles. Attention : contrairement à ce qu’écrit Henry Laurens (L’Orient
arabe, p. 43), l’osmanlı n’était pas une « langue composite se mélangent, dans la grammaire comme dans la
syntaxe, les langues arabes, turques et persanes » (sic pour les pluriels) : la syntaxe de base et le vocabulaire de
base de l’osmanlı étaient purement turcs. Du reste, une langue à syntaxe mixte, ça n’existe pas. C’est la culture
osmanlıe qui était mixte, pas la grammaire ! Il y avait certes des « inclusions » d’arabe et de persan en osmanlı,
mais comme il y a inclusion d’un élément latin dans une phrase française quand on écrit : « et cætera » ou « in
extremis ». Bon, il est vrai qu’elles étaient bien plus nombreuses qu’en français : parfois il s’agit de propositions
entières.
16
Cette culture turque « profonde », préislamique ou se voulant telle, réémergea au XXe siècle, dans sa
variante anatolienne avec Mustapha Kemal (la construction d’une langue turque distincte de l’osmanlı en fut un
aspect majeur), mais aussi dans différentes variantes régionales (kazakhe, ouzbèque, kirghize, etc.) en U.R.S.S.
17
La Perse a pris le nom d’Iran dans les années 1930, lorsqu’un nationalisme ethnique s’y est développé
Perse » est une désignation géographique, « Iran » est formé sur le nom d’un peuple de l’Antiquité et d’un
groupe de langues : c’est la même chose que les « Aryens » des linguistes allemands du XIXe siècle).
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