Science, Indigenous Knowledge and Innovation
CTA Advisory Committee Meeting, Pretoria, 22-26 Nov. 2010
Vers une Science plus Inclusive. Evolutions dans la production du savoir
Gérard Toulouse
Ecole normale supérieure (Paris)
La nuit dernière j’ai cidé de ré-arranger mon exposé après avoir écouté la
conférence magistrale sur Science, Savoir Indigène et Innovation Défis pour le
Développement présentée par le Professeur Jacobus Nicolaas Eloff, directeur du
Programme Phytomédecine à l’Université de Pretoria.
En vérité, sa fresque brillante et convaincante sur l’ancienneté de la médecine des
plantes, et sur ses vastes promesses pour l’avenir, soulevait implicitement une
question majeure : pourquoi et comment la science moderne telle qu’elle s’est
développée en Occident durant les quatre siècles passés a-t-elle pu se montrer aussi
aveugle quant à la valeur de ces domaines d’investigation ?
En bref, pourquoi une si longue phase de négligence condescendante pour les savoirs
traditionnels et indigènes ?
Dans un coin de notre salle, j’ai disposé une affiche intitulée Milestones of science,
produite en 2004 by AAAS (the American Association for the Advancement of
Science) et alignant environ dix douzaines de rubriques. Les concepteurs de ce
Tableau historique se sont probablement jugés d’esprit ouvert, éclairé car, parmi les
24 faces de pionniers illustrant l’affiche, quatre sont féminines. De fait, six ans plus
tard, cette Charte est toujours mise en ligne sur le site :
http://promo.aaas.org/kn_marketing/milestones.shtml
La case d’entrée de la Charte contient : Ere préscientifique : Phénomènes expliqués
dans des contextes de magie, religion et expérience. Comme si l’expérience, quels que
soient les autres contextes, ne pouvait pas produire des savoirs valides et utiles.
Suivent neuf rubriques portant sur la science grecque, et couvrant un millénaire (de -
500 à +500).
La première et seule mention d’une découverte marquante contribuée par la Chine
arrive tardivement, en 2001, avec cet énoncé : Des fermiers chinois trouvent un
fossile du genre canard, couvert de plumes ! Mais la notice peut-être la plus
révélatrice, quant aux préjugés de la science moderne envers les savoirs traditionnels,
est celle-ci : 1720. Lady Mary Wortley Montagu -> Introduit une technique primitive
d’immunisation contre les maladies. En réalité, cette aristocrate britannique distinguée
introduisit (en Europe), des pratiques ottomanes traditionnelles (inconnues en Europe),
de vaccination contre la variole (probablement venues d’Inde ou de Chine, autour du
deuxième siècle avant J.C.), dont elle avait appris l’existence alors que son époux était
ambassadeur à Istanbul un acte de transmission du savoir fort respectable, mais pas
vraiment un monument universel dans l’histoire de la science.
La Renaissance européenne (rinascimento en italien) se référait expressément à
l’antiquité gréco-romaine : réveil des beaux arts, résurgence des académies. La
période intermédiaire fut appelée ‘médiévale’, et devint perçue comme un ‘âge
sombre‘, interlude obscur entre deux brillantes phases de civilisation.
Dans le sillage de la Renaissance, s’instaura une série de divorces :
- divorce entre politique et religion (Machiavel), suite aux guerres de religion
entraînées par la Réforme ;
- divorce entre science et religion, après la condamnation de Galilée par le Vatican.
Une liste impressionnante de tels divorces apparaît dans une phrase célèbre de Robert
Hooke (1663), digée pour les statuts de la naissante académie britannique : The
business and design of the Royal Society is to improve the knowledge of natural
things, and all useful arts, manufactures, mechanick practices, engynes and inventions
by experiments (not meddling with divinity, metaphysics, moralls, politicks, grammar,
rhetorics or logick).
Ainsi émergèrent conjointement une revendication d’autonomie, et un accent mis sur
l’exclusivité :
- exclure charlatans et pseudo-sciences (astrologie, alchimie),
- mais aussi l’éthique, en raison des liens anciens entre moralité et religion,
- et une vaste part des savoirs traditionnels provenant d’observation et d’expérience
prolongées, plutôt que via des expérimentations décisives effectuées en laboratoires.
Certes la mécanique newtonienne fut une prouesse remarquable, unifiant mécanique
céleste et terrestre : à la fois mathématique, déterministe, quantitative et prédictive.
Elle devint un symbole exemplaire de triomphe pour une science ‘dure’ contre la
théorie ptolémaïque ‘molle’, soutenue par une superstition religieuse.
Cependant des crises survinrent plus tard, car plusieurs sciences n’étaient pas
vraiment conformes au paradigme newtonien. La crise la plus spectaculaire se
produisit avec la théorie de l’évolution darwinienne, laquelle est non-mathématique,
non-déterministe, non-quantitative, non-prédictive. Et pourtant valide et pertinente
dans son domaine !
La mécanique newtonienne elle-même se révéla plus tard être seulement une
approximation-de-la-vérité aux grandes vitesses (théorie de la relativité), et aux petites
tailles (mécanique quantique).
En réalité, il n’y a pas une science, mais une pluralité de sciences. Ainsi l’historien
T.S. Kuhn introduisit la notion de révolutions scientifiques, mettant l’accent sur cette
diversité. Une liste restreinte d’une vingtaine de volutions scientifiques majeures
peut être établie, provenant soit d’avancées conceptuelles soit de découvertes
expérimentales.
Une autre source de profondes difficultés est venue de l’observation que la science
moderne produisait maints effets indésirables, tels que :
- armes de destruction massives (gaz de combat pendant la première guerre mondiale,
bombes nucléaires sur Hiroshima et Nagasaki pendant la seconde) ;
- pollutions radioactives et chimiques, crises financières, épuisement de ressources
naturelles, changement climatique, etc. etc. ;
suscitant ainsi ressentiment à l’extérieur (parmi l’ensemble de la société), et sursaut
éthique à l’intérieur (au sein de la communauté scientifique).
Le mouvement éthique dans les sciences peut être vu comme une révaluation morale,
une expression forgée en analogie avec le terme révolution scientifique. Des exemples
de telles révaluations sont :
- abolition de l’esclavage,
- libération des femmes,
- décolonisation,
- remplacement de la guerre par le droit,
- la construction européenne (en tant que stratégie pour l’élimination de la guerre à
l’intérieur d’un continent),
- et le mouvement éthique dans les sciences, incluant respect pour les savoirs
traditionnels et protection pour les peuples indigènes.
Quelques événements significatifs, survenus durant les années récentes, méritent ici
mention :
- lors de la Conférence mondiale sur la Science, en 1999 à Budapest (la précédente
s’était tenue vingt ans plus tôt, à Vienne), émergèrent 3 domaines de consensus - en
faveur d’interactions accrues entre sciences sociales et naturelles, davantage
d’opportunités pour les femmes, éthique des sciences et 2 domaines de dissensus, à
propos des droits de propriété intellectuelle, et des savoirs traditionnels. Autour de ce
dernier thème, une crise apparut au sein de l’ICSU, le Conseil International pour la
Science, qui amena le philosophe norvégien Dagfinn Follesdal à rédiger un article
admirablement clarificateur : Science, pseudo-science and traditional knowledge,
publié dans le Biennial Yearbook 2002 de ALLEA (Alliance Européenne des
Académies) ; ce papier est accessible sur www.allea.org ;
- le projet du SCIence and DEVelopment NETwork, lancé par le journaliste
scientifique David Dickson (Londres) ; le site www.scidev.net est maintenant devenu
une référence précieuse, fournissant un modèle de fair-play entre pays développés et
en développement ;
- les écrits du philosophe indien Amartya Sen, lauréat Nobel 1998 en économie ;
deux de ses conférences Democracy and its Global Roots, 2003, et Democracy as a
Universal Value, 1999, ont été traduites en français -> un livret paru en 2005 dont le
titre devint : La démocratie des autres. Pourquoi la liberté n’est pas une invention de
l’Occident. Notre rencontre ici relève de même inspiration, et aurait pu recevoir un
titre similaire (à l’usage notamment de chercheurs des sciences dures dans mon
genre) : Le savoir des autres, et la reconnaissance qu’il mérite.
Quelques remarques pour conclure.
En éthique, comme en science, le message est dans la méthode : un processus
collectif circulaire, allant des hypothèses aux faits, et retour, et encore, éventuellement
convergeant vers un équilibre réflexif, lequel reste toujours susceptible de
modifications via de nouveaux faits, ou de nouvelles hypothèses, ou de nouveaux
arguments.
La promotion de la solidarité intellectuelle et morale de l’humanité figure parmi les
missions constitutives de l’Unesco. Notre commune ambition universelle est
d’atteindre une sagesse supérieure.
Selon Giambattista Vico (1668-1744), et sa théorie des corsi e ricorsi, chaque
période de l’histoire peut être vue comme la projection, sur un autre plan, d’un modèle
déjà observé dans un cycle précédent. Ainsi l’histoire se déroulerait en spirale. Cette
forme d’évolution a été ressentie en Afrique du Sud, la période pénible de
l’apartheid a été suivie par l’avènement d’une société arc-en-ciel, pouvant être perçue
comme renaissance d’anciennes traditions de fair-play (cf. Amartya Sen).
Et désormais, un peu partout sur la planète, un tel déroulement en hélice s’observe
dans la nouvelle attitude adoptée à l’égard des savoirs traditionnels, après une longue
phase de marginalisation au cours de l’ère occidentale/moderne. Dans les deux cas, le
mouvement allant de l’exclusivité vers l’inclusivité implique un aggiornamento, un
changement large et profond d’état d’esprit.
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