un petit ouvrage pour répondre à la question : « Qu'est-ce que la philosophie? ». Depuis lors, on en parlait, on en guettait les signes annonciateurs, on essayait d'interpréter sous cette lumière à venir les autres ouvrages qu'il faisait paraître, tels son travail sur Leibniz, « le Pli », ou le recueil de ses entretiens, publié l'année dernière sous le titre de « Pourparlers ». Mais Deleuze voulait aller beaucoup plus loin encore. On sut que le livre avançait. On apprit aussi que Félix Guattari s'était joint à l'entreprise, et que les deux noms figureraient donc sur la couverture ; comme au temps de « l'Anti-CEdipe » (il y a déjà vingt ans) et de « Mille Plateaux » (il y a dix ans), quand les deux hommes incendiaient l'édifice de la philosophie traditionnelle et universitaire, exaltant les « lignes de fuite» par lesquelles nous pouvons échapper aux institutions, à l'ordre sédimenté des choses. Au regard de ces deux gros volumes, le nouveau venu pourra paraître bien mince. Mais au fond, il condense tout ce que les deux auteurs ont voulu faire jusqu'ici, que ce soit ensemble ou séparément. Et surtout, il porte une attaque frontale contre les adversaires d'antan, qui sont toujours les mêmes, sous d'autres déguisements : les tenants d'une philosophie des professeurs, que Deleuze et Guattari semblent exécrer plus que tout. Car il ne faut pas s'y tromper : sous l'apparence d'un titre serein presque scolaire, « Qu'est-ce que la philosophie ? » est un livre de combat. En effet : qu'est-ce que la philosophie? Elle est création de concepts. Elle est production d'événements conceptuels. Deleuze et Guattari citent au début de leur livre cette belle formule de Nietzsche : « Les philosophes ne doivent pas se contenter d'accepter les concepts qu'on leur donne, pour seulement les nettoyer et les faire reluire, mais il faut qu'ils commencent par les fabriquer, les créer, les poser et persuader les î hommes d'y recourir. » Et Deleuze et Guattari lancent alors une question qui dans son apparente P. simplicité risque de se révéler explosive : « Que vaudrait un philosophe dont on pourrait dire : il e n'a pas créé de concepts, il n'a pas créé ses concepts ? » La charge, on s'en doute, vise tous 108 LE NOUVEL OBSERVATEUR /MES ceux qui, aujourd'hui comme hier, essaient de stériliser la pensée en invoquant les auteurs canoniques, en ressassant éternellement les textes de Kant ou d'un autre pour les opposer aux pensées inventives : « Quelle est la meilleure manière, demandent Deleuze et Guattari, de suivre les grands philosophes : répéter ce qu'ils ont dit, ou bien faire ce qu'ils ont fait, c'est-à-dire créer des concepts pour des problèmes qui changent nécessairement ? » Et d'ajouter : « Ceux qui critiquent sans créer, ceux qui se contentent de défendre de l'évanoui sans savoir lui donner les forces de revenir à la vie, ceux-là sont la plaie de la philosophie. » Il est d'autres plaies qui vont, chacune à son tour, être dénoncées : si la philosophie est une activité créatrice, cela signifie qu'il faut abandonner l'illusion que son rôle se définit par la <réflexion » et que son travail consiste à donner sens à la pratique des autres. Comme si les scientifiques et les artistes avaient besoin des philosophes Au temps de a lAnti-CEclipe », en 1972 pour comprendre ce qu'ils font. Qui parlera mieux de la peinture que le peintre lui-même ? Mais si elle n'est pas « réflexion », la philosophie n'est pas non plus « communication ». Deleuze et Guattari ont des mots très durs pour les courants qui cherchent à promouvoir l'idée d'une philosophie engagée dans l'instauration des règles d'un « dialogue rationnel». Or ce dont nous manquons, ce n'est pas de communication. A l'ère de la publicité et du marketing, nous en sommes au contraire saturés. Ce dont nous manquons, c'est de « résistance au présent ». Les penseurs de « l'activité communicationnelle » ne font rien d'autre qu'offrir une philosophie à l'univers de la publicité et du marketing. La philosophie de la communication s'épuise « dans la recherche d'une opinion universelle libérale comme consensus, sous lequel on retrouve les perceptions et affections cyniques du capitalisme ». Que ce mot de capitalisme n'étonne pas « Qu'est-ce que la philosophie ? » est un livre politique. Créer des concepts, cela veut dire se connecter avec son propre présent, et s'en arracher en même temps pour en parcourir les virtualités, les devenirs. La philosophie est profondément « utopique», elle projette ses concepts dans l'avenir et le philosophe est donc avant tout « révolutionnaire». Il veut, toujours et partout, la « révolution ». En vingt ans, Deleuze et Guattari n'ont pas changé. Il n'ont pas désarmé et continuent de proclamer leur haine du capitalisme. Et qu'on ne vienne pas leur demander de « bénir le capitalisme au nom des droits de l'homme», tant il est vrai que « les Etats démocratiques sont tellement liés et compromis avec les Etats dictatoriaux que la défense des droits de l'homme doit nécessairement passer par la critique interne de toute démocratie ». C'est un sentiment de honte qui étreint le philosophe dans cette société qui est la sienne et avec laquelle il doit chaque jour passer des compromis. Mais cette honte devient alors un des plus puissants ressorts de la philosophie et, par conséquent de la volonté créatrice. La place manque ici pour suivre pas à pas Deleuze et Guattari dans leur étonnant voyage dans les arcanes de l'activité productrice, quand le penseur se connecte sur les lignes du devenir et se voit dessaisi du pouvoir de dire « je » par la violence du geste de l'invention. Car « philosopher, c'est toujours suivre une ligne de sorcière».. Il faudrait aussi accompagner Deleuze et Guattari dans leurs analyses sur la science et sur l'art, deux domaines de pensée qui ne procèdent pas par concepts, mais par « fonctions » pour la première, par « affects et percepts » pour le second, et avec lesquels le philosophe doit s'efforcer d'entrer en résonance, en jetant ses concepts à la rencontre des « fonctions » et des « affects »... Mais comment dire la grandeur d'un tel livre, qui excède tous les commentaires qu'on pourrait . en donner, et encore plus tous les résumés ? Oui, le livre de Deleuze et Guattari est un très grand livre. Un de ces livres — si rares — qui font bouger la pensée, qui nous forcent à voir les choses autrement. Un livre auquel on reviendra souvent pour sa force inventive, pour l'éclat de ses formules, pour l'image qu'il donne de la pensée... « Qu'est-ce que la philosophie ? » va très vite devenir un classique. Et rejoindre ainsi la légende qui l'a précédé. DIDIER ÉRIBON « Qu'est-ce que la philosophie ? », par Gilles Deleuze et Félix Guattari, Minuit, 208 pages, 85 francs.