1 Migrants japonais en Indochine 1885-1954: entre catégorisations juridiques et catégorisations visuelles Introduction Le phénomène migratoire japonais vers l’Indochine française date des années 1880. Il est difficile de dater avec précision l’arrivée des premières populations, mais les plus anciens documents trouvés attestent de la présence de résidents japonais à Haiphong lors d’une représentation théâtrale en 18851. Il existe certes un mouvement migratoire entre les deux pays qui remonte au XVIe siècle, avec la résidence de populations et notamment la création de plusieurs villages japonais dans divers points de la côte d’Annam2. Cependant, ce mouvement prend fin avec la période du sakoku3, durant laquelle est interdit tout mouvement migratoire entre le Japon et le reste du monde à partir de 1635. Le flux migratoire se tarit donc, et les populations restées sur place, auxquelles on peut ajouter celles fuyant les persécutions anti-chrétiennes du Japon des Tokugawa4, se dissolvent peu à peu dans l’immensité continentale5. Ainsi, le mouvement migratoire japonais moderne vers le Vietnam ne repose pas sur des bases historiques anciennes. Il correspond à la possibilité retrouvée pour les Japonais de sortir de leur pays après la rénovation impériale de Meiji en 1868. Bien que nous limitions notre sujet d’étude à l’unité chronologique de la période coloniale française au Vietnam, les migrations japonaises vers ce pays ne se terminent pas avec la fin de la domination coloniale et couvrent une période beaucoup plus longue, qui s’étend jusqu’à nos jours. Entre 1885 et 1954 trois pouvoirs d’ordre étatique tentent de définir ces populations en produisant des catégories juridiques ou administratives : le pouvoir colonial français, présent pendant toute la période ; le pouvoir impérial japonais, dont la présence est officialisée et matérialisée en 1920 par l’ouverture d’un consulat, puis lors de la co-domination de l’Indochine (1940-1945) ; et enfin le pouvoir Viêt-Minh, présent à partir de 1945. Ces catégorisations peuvent apparaître de manière séquentielle mais aussi se développer de manière simultanée (ou concurrente). A ces catégories juridiques, il faut ajouter un autre système catégoriel non-institutionnel : celui produit par la société d’accueil. Ce dernier système de classification que nous appellerons « catégorisations visuelles » repose sur le visible, et se construit par le jeu entre ce qui est donné à voir et ce qui en est perçu. Face aux stratégies des États que font apparaître les catégorisations juridiques, nous aborderons donc aussi, avec cet autre système catégoriel, les enjeux de reconquêtes qui existent dans le quotidien des acteurs de la société coloniale. Ces jeux d’échelles sont nécessaires pour comprendre la circulation des catégories entre l’État et la société civile, et l’interaction qui est créée entre les différents groupes d’acteurs. L’approche socio-historique que nous utilisons, du fait de l’analyse d’un phénomène migratoire dans sa durée, donne une meilleure ROLLET de l’Isle, Tonkin et mers de Chine 1883-1885, Paris, Plon 1886, p.274-273. ISHIZAWA Yoshiaki, « Les quartiers japonais dans l’Asie du Sud-Est au XVIIe siècle » in, FOREST Alain, Nguyên The Anh, Guerre et paix en Asie du Sud-Est, Paris, L’Harmattan, 1998, p.5-94. Le Than Koi, Histoire du Vietnam des origines à 1858, Paris, Sudestasie, 1992, p.267-286. 3 Littéralement ce terme signifie « enchainement » du pays. Il est utilisé pour qualifier la période d’isolement relatif que le Japon connait à partir du XVIe siécle. Cette période dure jusqu’en 1858. 4 La famille Tokugawa occupe les fonctions de chef du gouvernement militaire pendant 15 générations entre 1603 et 1867. 5 BOUILLEVEVAUX C.E., L'Annam et le Cambodge, voyage et notices historiques, Paris, Victor Palme Editeur, 1874, p.111. 1 2 2 visibilité des constructions étatiques et facilite la compréhension de leurs logiques ainsi que de leurs effets. Par ailleurs, et au-delà de la question des catégories débattue ici, notre approche tente d’aborder les notions de choix et de liberté chez les migrants. L’exemple des catégorisations désignant les migrants japonais en Indochine permet : - tout d’abord, de comprendre certains fondements de la construction d’une société divisée juridiquement au niveau ethnique telle que le pouvoir colonial français la met en place. Il permet aussi de réfléchir sur l’efficacité et les limites des contraintes créées par les catégories juridiques, - ensuite, il nous semble utile pour comprendre l’évolution d’un groupe de migrants qui tente de s’insérer dans une société d’accueil, malgré un contexte particulièrement contraignant de guerre de race juridique et de constructions légales d’identité extériorisantes, - enfin, avant de commencer, il nous semble aussi nécessaire de rappeler que comme ce sujet d’étude concerne un territoire périphérique de la France. Par conséquent, le mouvement migratoire intra-asiatique des Japonais doit être pensé en prenant toutes les précautions nécessaires afin de ne pas oublier le contexte asiatique de ce mouvement, ainsi que la situation de l’Indochine dans cette région éloignée de la France métropolitaine, tant géographiquement que sociologiquement ou juridiquement. Dans un premier temps nous présenterons rapidement quelques généralités du phénomène migratoire japonais, puis nous traiterons des catégories juridiques s’appliquant aux migrants japonais en Indochine et enfin nous aborderons la question des catégories visuelles mises en place par et autour de ces populations. I- Aspects du phénomène migratoire japonais - Généralités L’émigration japonaise dite d’outre-mer, pour la période moderne6, commence dès 1868 à destination de Hawaï. Néanmoins, ce n’est qu’au début des années 1880 que les flux migratoires en direction de l’étranger supplantent ceux internes au Japon. L’histoire de l’émigration japonaise est divisée par les spécialistes japonais en deux grandes phases pour la période 1885/1945 7 . La première phase -1885/1899- est principalement caractérisée par un mouvement d’émigration sponsorisé ou sous contrat8, dirigé vers l’Amérique du Nord et Hawaï. La seconde phase allie émigration libre et sous contrat, et concerne un espace géographique plus large : - 1899/1908 Hawaï, Amérique du Nord - 1908/1924 Hawaï, Amérique du Nord, Amérique du Sud - 1924/1935 Amérique du Sud, Asie du Sud-Est - 1935/1941 Asie du Sud-Est, Amérique du Sud - 1941/1945 Mandchourie Entre 1899 et 1941, on estime qu’une population d’environ 665.000 personnes9 quitte le Japon pour vivre à l’étranger. Quant à la période de l’après-guerre, elle est surtout marquée par le retour au pays, après l’effondrement de l’Empire, d’environ 7 millions de personnes. - Concepts historiques sur l’émigration japonaise 6 Cette période débute en 1868. ISHIKAWA Tomonori, Nihon imin no chirigakuteki kenkyū (Etudes géographique de l’émigration japonaise), Ginowan, Yōjushorin, 1997, p. 49. 8 L’émigration est considérée comme sponsorisée quand elle entre dans le cadre d’accords d’ État à État, celle sous contrat correspond à des flux spécifiques, encadrés par des contrats entre l’ État japonais représenté par des bureau de recrutements et des entreprises à l’étranger (généralement entreprises minières ou bien des plantations). 9 Ce chiffre n’inclut pas les populations des colonies japonaises. 7 3 Jusqu’à la fin de la Seconde Guerre mondiale, le phénomène migratoire japonais est symboliquement construit autour de plusieurs concepts qui se nourrissent du nationalisme culturel japonais et qui servent les intérêts politiques et économiques de certains groupes expansionnistes10. Le principal élément de ces constructions concerne la notion même d’émigration. A cette époque elle est théorisée non comme une émigration au sens commun du terme, mais comme une forme spécifique de colonisation propre au Japon11. Dans les récits de voyages, les ouvrages spécialisés publiés par le gouvernement japonais ou bien les archives du Ministère des Affaires étrangères, le terme utilisé pour parler de ces migrants est zairyūhōjin que l’on pourrait traduire par « les gens de notre pays à l’étranger ». Le terme d’immigré/ émigré existe (imin) mais il n’est que très rarement utilisé pour parler des migrants japonais. Dans une conception qui emprunte beaucoup au volk allemand, les constructions japonaises sur l’immigration sont à mettre en relation avec le travail de création de droit du sang12 qui a lieu à la même période et qui fixe juridiquement les anciennes traditions shintoïstes de lien du sang13, mélangées aux emprunts modernes précités14 : un Japonais reste japonais quelque soit le lieu où il réside15. - Immigration japonaise en Asie du Sud-Est L’immigration japonaise en Asie du Sud-Est est un mouvement libre qui représente un total d’environ 88.150 personnes entre 1907 et 194116. A titre de comparaison la population japonaise présente en Corée, une colonie japonaise à partir de 1911, est de 250.000 personnes. Les migrants japonais dans cette région, avant la Première Guerre Mondiale, sont essentiellement des femmes prostituées, puis des travailleurs de plantations, et des représentants de grandes entreprises japonaises. Les pays concernés par ce mouvement, classés par ordre décroissant, sont les Philippines, la Malaisie et Singapour, les Indes Néerlandaises, Hong-Kong, le Siam et enfin l’Indochine. En ce qui concerne la région qui correspond au concept actuel d’Asie du Sud-Est 17 , l’immigration japonaise y est pensée dans le cadre de ladite « théorie de l’expansion vers le Sud » (Nanshinron). Cette théorie qui remonte aux années 1880 développe l’idée selon laquelle la région appelée alors Pacifiques Sud, ou bien Mers du Sud, est vitale pour le développement du Japon. Elle émerge de manière informelle dans des récits racontant les expériences d’aventuriers dans cette partie du monde, y décrivant les mille et une merveilles que ces territoires recèlent, susceptibles d’être mises à profit par le Japon. Les populations de migrants japonais résidant sur ces territoires sont décrites comme une extension du Japon dans ces régions 18. A partir de la Première Guerre mondiale, l’intérêt pour la région s’accroît et des groupes d’intérêt privés s’organisent pour y promouvoir la présence japonaise. Ce n’est que dans les années 1930 que le gouvernement japonais fait entrer le Nanshinron dans sa politique nationale19, qui prend la forme d’une invasion militaire à Imin kenkyū kai Ken, Nihon no iminkenkyū, dōkō to mokuroku (Etudes japonaises sur les migrations, tendances et bibliographie), Tokyo, Nichigai asoshietsu, 1994, p.17-29. 11 IRIE Toraji est un des principaux acteurs de la construction de cette idée. Il travaille aux archives du Ministère des Affaires étrangères japonais. Il est le pionnier de l’histoire de l’immigration japonaise, voir IRIE Toraji , Hōjinkaigaihattenshi (Histoire de l’expansion outre mer des Japonais), Tokyo, Harashobō,1981, 2 volumes. Edition originale publiée en 1936 et 1938. 12 KOSAKU Yoshino : « The Discourse on Blood and Racial Identity in Contemporary Japan » in Frank DIKOTTER (dir.) : The Construction of Racial Identities in China and Japan. Londres : Hurst, 1992, p.199-211. 13 WEINER Michael, Race and Migration in Imperial Japan, Londres, Routledge, 1994, p.8. 14 Nous pouvons aussi noter l’influence considérable de la pensée de Spencer à la fin du XIVe/début XXe siècle au Japon. 15 KODAMA Masasuke, Kokusekihōron (Théories juridiques de la nationalité), Tokyo, Hiroryōsha, 1933. 16 ISHIKAWA Tomonori, op.cit., p.115. 17 Cette région est à l’époque qualifié de Nan’yō, ce qui signifie « Pacifiques Sud ». 18 L’ouvrage précité de Kodama ainsi que sa réédition en 1937 sous le titre de Shinkokusekihōron (Nouvelles théories juridiques de la nationalité- ce deuxième opus reprend les éléments principaux du précédent mais traite en plus du cas de la Mandchourie), sont deux exercices de style pour démontrer juridiquement les liens entre les migrants japonais et le Japon, en d’autre terme comment un migrant japonais reste juridiquement japonais dans toutes sortes de situations. 19 Pour plus de détails voir l’ouvrage pionnier de YANO Tooru, Nanshin no Keifu (Généalogie du Nanshin), Tokyo, Chūō Koron Sha, 1975 et SHIMIZU Hajime, Southeast Asia in Modern Japanese Thought, Nagasaki, Nagasaki Prefectural University Press, 1997. 10 4 partir de 1940. Parallèlement à cela, des politiques de re-nipponisation sont mises en place par le gouvernement japonais par le biais de l’action de ses consulats dès leur installation dans les différents territoires d’Asie du Sud-Est où vivent des Japonais20. - Emigration japonaise en Indochine Les migrants japonais d’Indochine ne représentent qu’une proportion très réduite des populations japonaises d’Asie du Sud-Est. Le nombre moyen de résidents japonais en Indochine est de 300 personnes environ par an avant 194021. La présence de Japonais en Indochine correspond à un mouvement d’émigration qui débute à la fin des années 1870 suite à la crise agraire dans l’île de Kyushu au Sud du Japon. Jusqu’à la fin des années 1930, les migrants japonais d’Indochine sont en grande majorité issus de cette région pauvre du Japon22. Nous avons établi une chronologie où se distinguent trois périodes principales qui correspondent aux évolutions de l’émigration japonaise en Indochine : fin XIXè siècle/1940, 1940/1945, 1945/1954. L’émigration de ces populations revêt un caractère urbain en Indochine, surtout à partir des années 1920 où les migrants se concentrent dans les trois principales villes du Vietnam : Saigon, Hanoi et Haiphong. Fait inattendu, en dépit d’une longue tradition de mises en garde concernant le « péril jaune » et l’expansionnisme rampant du Japon dans le Sud-Est asiatique, avant 1940, la présence nippone demeure infime dans les faits. Le caractère modeste de l’immigration comparée à d’autres territoires coloniaux, comme la Malaisie, l’Indonésie, se double d’une relative faiblesse de son emprise économique, les autorités françaises dressant toute sorte d’obstacles juridiques aux investissements japonais. Ceci n’empêche pas cependant le pouvoir colonial de surveiller de près ces ressortissants étrangers et de les considérer avec suspicion, comme en témoigne un grand nombre de rapports de police produits à cette époque. Les premières populations de migrants sont essentiellement constituées de femmes23(les karayuki24 des prostituées) et de leurs souteneurs qui sont attirés par la clientèle représentée par l’armée coloniale. A partir de la Première Guerre mondiale, la situation commence à évoluer. Le conflit crée une rupture des relations économiques avec la métropole. Le Gouvernement de l’Indochine rompt le pacte colonial et développe ses relations commerciales avec les autres pays de la région, et en particulier avec le Japon. De nouveaux commerçants japonais s’installent, ouvrant des « bazars japonais » et autres échoppes proposant des produits de consommation japonais à bas prix . S’installent aussi à cette période des bussan-men, c’est-à-dire les agents commerciaux et techniques des grandes entreprises japonaises. Cette évolution de la nature des populations japonaises résidentes en Indochine, bien qu’un peu plus tardive, est commune aux autres colonies occidentales d’Asie du Sud-Est. En 1920, l’ouverture du premier consulat japonais de métier25, confirme la transition entamée durant la guerre. Les prostituées, officiellement, disparaissent des 20 SHIRAISHI Saya, SHIRAISHI Takashi, The Japanese Colonial Southeast Asia, volume III, Ithaca, New York, Seap Cornell University, 1992, p.7-8. 21 Documents du Centre des Archives d’Outre Mer (CAOM) : CAOM Gouvernement Général de l’Indochine (GGI)/F72 /07734 Régime des Japonais en Indochine, 1900-1902. CAOM Fonds Gernut (GER)/33 Indochine, enquête n°6 sur les Européens et assimilés, 1937-1938 : Service de l’attaché commercial de France au Japon, chronique mensuelle, Tokyo, mai 1941, p.9. KASHIWAGI Takuji, « Senzenki Furansuryōindoshina ni okeru shinshutsu no keitai », (Formes de la pénétration japonaise en Indochine française avant la Seconde Guerre Mondiale), Ajia Keizai (Economie asiatique), Vol XXXI n°3, 03-1990, pp.78-97, p.87. 22 YAMAGUCHI Eiko, « Futsuryōindoshina ni okeru hōshō ---zakka yunyū hanbai-urushi-yushutsushō --- no yakuwari» , Nichifutsukyōdō shihai mae no nihonjin shakai » (Le rôle des commerçants japonais en Indochine française « import-export, bazars, laque», la société japonaise avant la double domination franco-nippone), Nippon teikoku wo meguru jinkōidō no shosōkenkyūjosetsu (Introduction aux études sur les mouvements de populations dans l’Empire japonais), Nihon imin gakkai 2004 nendo workshop hōkokusho (Rapport de l’atelier annuel de l’association de recherche sur l’immigration japonaise 2004), 2006, pp.308-328, p. 315. 23 Dans un documentaire d’Eric Deroo, diffusé sur Arte en mars 2008 et concernant les femmes asiatiques, l’auteur déclare en montrant des cartes postales de Japonaises en Indochine que ces prostituées étaient des Vietnamiennes déguisées en japonaises. Cette assertion est erronée, il s’agit de femmes japonaises, lesdites karayuki san que l’on retrouve à la même époque dans toutes les colonies européennes d’Asie du Sud-Est. 24 Nom utilisé au Japon pour catégoriser ces femmes et qui signifie « aller à l’Est ». Elles exercent la profession de prostituées et constituent l’essentiel des migrants japonais avant les années 1920 en Indochine. Certains migrants masculins originaires des mêmes régions et arrivés avec la même vague migratoire se qualifient parfois eux aussi de karayuki masculin. 25 C’est à dire avec un consul japonais, car il y a un consulat honoraire avant cela, avec un consul français. 5 statistiques au profit d’une population constituée essentiellement de commerçants et de représentants commerciaux. Le 15 septembre 1940, après avoir bombardé la ville de Haiphong, le Japon prend militairement pied en Indochine, d’abord au Nord, puis au Sud à partir de juillet 1941, théoriquement pour couper la route d’approvisionnement en matériel aux armées chinoises combattant contre le Japon. Cet événement change radicalement le nombre, mais aussi la nature des populations japonaises présentes, puisque environ 10.000 à 100.000 soldats japonais26 s’installent au Tonkin, rapidement suivis par des centaines de civils qui bénéficient de nouveaux droits concédés par le pouvoir colonial français, maintenu dans ses fonctions administratives. Cet âge d’or de l’immigration japonaise en Indochine prend fin avec la guerre, par des mesures d’expulsion prises par les autorités françaises. Néanmoins, tous les Japonais qui étaient présents ne quittent pas le territoire colonial. Ainsi s’ouvre une troisième période, pendant laquelle environ 2000 Japonais, civils et militaires, refusent la défaite ou le retour au pays, et prennent le maquis aux cotés du ViêtMinh. Une partie de ces Japonais fournissent une aide logistique aux combattants vietnamiens, non seulement au niveau militaire mais aussi dans de nombreux autres domaines comme l’agriculture. Cette population n’est pas la seule à rester. Au Sud-Vietnam, des anciens résidents japonais d’Indochine ainsi qu’une nouvelle population d’hommes d’affaires viennent s’installer peu de temps après 1945. En 1954, sous la pression de la Chine, le régime du Nord Vietnam à son tour expulse les Japonais de leur territoire27une première fois, puis encore en 1975 après l’invasion du Sud-Vietnam. Nous allons tout d’abord nous intéresser à l’évolution juridique des catégories de cette population au cours de ces soixante-dix années de présence dans le Vietnam colonial. II- Catégorisation juridiques On pourrait dire, grossièrement, que le phénomène migratoire japonais en Indochine n’a d’intérêt que par rapport aux multiples catégorisations dont il fait l’objet. Malgré une population dont le nombre reste très limité durant cet intervalle de soixante-dix ans, la masse de documents produite par l’administration coloniale à son sujet est considérable et semble totalement disproportionnée. Nous retrouvons des références à ces populations dans les documents qui sont le fruit de la surveillance exercée par la Sûreté générale, mais aussi des discussions entre les diverses administrations du Gouvernement général, ainsi que des documents produits par les autorités militaires et des documents produits par les milieux économiques, etc. Les Japonais, s’ils n’ont pas physiquement envahi le pays, envahissent les esprits. Le pouvoir colonial ne voit pas les migrants pour eux-mêmes, c’est-à-dire pour la place réelle qu’ils occupent dans la colonie, mais en fonction de la perception qu’il se fait de leur pays d’origine. Le pouvoir colonial français opère vis-à-vis de ces migrants les mêmes constructions que les autorités japonaises sur la question des liens inaliénables unissant les migrants japonais à leur pays d’origine. Ainsi, les Japonais d’Indochine se retrouvent perçus par le pouvoir colonial français, malgré eux et en dépit de leur faible nombre, comme porteurs d’un danger. Le Japon est une nation chimère qui se joue des frontières établies par les théories évolutionnistes européennes. Cependant, le pouvoir colonial cède à cette transgression de l’ordre des choses établies, non sans créer une sorte de schizophrénie qui met à jour les ambiguïtés de la domination coloniale. Ainsi, le statut et la catégorisation des Japonais dans la colonie deviennent un enjeu de pouvoir pour maintenir la domination française sur la société coloniale indochinoise. Les rapports du Cabinet militaire de l’Indochine font état de l’évolution du nombre de troupes militaires japonaises, très fluctuant en fonction des mois voire même des semaines. Le nombre de civils est difficile à déterminer, il apparaît dans les archives françaises par le biais des lieux de résidence des familles japonaises (adresses) dans les villes, mais cela reste très imprécis. Pour ce qui est des chiffres japonais, les données du Ministère des Affaires étrangères japonais s’arrêtent en 1941. 27 Entretien avec Kamo Takuji (Ancien instructeur militaire au Tonkin entre 1945 et 1954), Ome, 2 Mai 2007. 26 6 Nous avons choisi trois catégorisations juridiques, une pour chacune des périodes que nous avons distinguées en introduction. Ce sont, à nos yeux, les plus importantes pour ce qui est du processus catégoriel. -Entre « Asiatiques étrangers » et « Blancs d’honneur » (1885-1941) Il ne semble pas que les premiers migrants japonais en Indochine aient attiré l’attention des autorités, qu’elles soient japonaises ou françaises. Les documents évoquant les Japonaises dans les années 1880 sont des récits de militaires ou de voyageurs, et elles n’apparaissent pas encore dans les documents de l’administration coloniale. Nous sommes dans une période d’avant la colonisation de Taiwan par le Japon et le pouvoir colonial français ne s’est pas encore intéressé à ce pays. Les seules notes relatives aux Japonais concernent la visite ou le transit d’officiels japonais28, et non les populations de migrants. Quant aux catégories juridiques, à partir du décret du 24 Juillet 1864, les Japonais appartiennent théoriquement à la catégorie générale d’Asiatiques. Cette catégorisation reste un présupposé car les Japonais ne sont jamais nommés dans les textes de loi alors que le décret distingue plusieurs types d’étrangers en fonction d’un critère de différenciation racialisé. En effet, en matière de droit privé, l’article 11 précise que « la loi annamite règle toutes les conventions et toutes les contestations civiles ou commerciales entre indigènes et Asiatiques » et « la loi annamite règle également les crimes et délits des dits indigènes ou Asiatiques ». Au contraire, pour les affaires entre « Européens, ou Européens et indigènes ou Asiatiques » , elles relèvent du tribunal de première instance et de la court supérieure de Saigon. Il y a donc trois catégories qui sont « indigènes », « Européens » et « Asiatiques », dont les deux dernières sont destinées aux populations étrangères, mais sans qu’aucun détail ne soit apporté concernant la nature des populations appartenant à ces groupes29. Pour essayer de résoudre les problèmes30 créés par le floue de la catégorie Asiatiques de 1864, l’arrêté présidentiel du 23 août 1871 nomme les populations qui sont sensées en faire partie31. Cette liste constitue le fondement de la catégorie administrative Asiatiques étrangers, utilisée à partir du décret, mais sans pour autant régler les problèmes qui avaient poussé à sa promulgation. Cependant, avant le décret sur les étrangers en Indochine du 30 juin 1929 32, les catégories ne changent pas et les étrangers restent divisés entre: « - la classe des européens et assimilés, comprenant les ressortissants des nations auxquelles on a reconnu la qualité de nation civilisée, - les Asiatiques étrangers »33. Reste à savoir, où placer les Japonais dans le système juridique indochinois? Le Gouvernement colonial commence à réfléchir à cette question à partir de 1897, motivé par la demande du Ministère des Affaires étrangères japonais d’ouvrir un consulat sur le territoire 28 Par exemple, voir le dossier CAOM GGI/F179/9284, Voyage du Prince japonais Komatsu, 1887. GIRAULT Arthur, Principes de colonisation et de législation coloniale, Paris, Sirey,1929, Tome 2, p.422 ; SAMBUC Henry, De la condition juridique des étrangers en Indochine, Paris, Comité du commerce, de l’industrie et de l’agriculture de l’Indochine, Dubois et Bauer, 1920, p.3-4 et CORRE Armand, L’ethnographie criminelle, Paris, C. Reinwald et Cie, 1894, p.355. 30 La nécessité de « déterminer de manière plus précise la porté du mot asiatique » est demandée par dépêche ministérielle du 2 septembre 1870. Recueil de législation, de doctrine et de jurisprudence coloniale, Tome III, 1900, p.80. 31 Arrêté présidentiel du 23 août 1871, article unique : «les Asiatiques qui, aux termes du décrets du 23 juillet 1864, sont soumis dans ce décret à la loi annamite sont : les Chinois, les Cambodgiens, les Siamois, les Chams, les Stiengs, les « sang-mêlés » (Malais de Chaudoc). Tous les autres individus à quelque ‘’ race ‘’ qu’ils appartiennent sont soumis à la loi française ». CAOM fonds du Ministère des Colonies (SOM)/158 Statut personnel accordé aux diverses catégories d’étrangers, 1908. Courrier du Gouverneur général de l’Indochine au Ministre des Colonies, Saigon, 21 février 1908. 32 CAOM GGI/F70/42293 Arrêté de promulgation et texte du décret du 30 Juin 1929 et du 31 août 1933, 1929-1933. Cet arrêté relance le débat sur la catégorie d’ « Asiatique » et une nouvelle division qui existait préalablement dans les faits apparaît dans la loi avec « Asiatiques étrangers assimilés aux indigènes » et « Asiatiques étrangers assimilés aux Européens ». Sur ce point voir CAOM GGI/F7/42315 Application du décret du 30 juin 1929 aux asiatiques non énumérés par l’arrêté présidentiel du 23 août 1871, 1929. 33 CAOM SOM/158 Statut personnel accordé aux diverses catégories d’étrangers, 1908. Courrier du GGI par intérim Alphonse Bonhoure au Ministre des Colonies, Saigon, 21 février 1908. 29 7 indochinois et de considérer les Japonais comme des étrangers européens 34. Car la catégorie d’Asiatiques étrangers présente des contraintes vexatoires aux yeux du gouvernement japonais et il refuse que ses nationaux y soient soumis35. Or, les requêtes japonaises ne choquent pas les autorités coloniales car elles coïncident avec une évolution de leurs perceptions sur le Japon. La victoire sur la Chine en 1895 incite les pays occidentaux à se repositionner. Les Anglais ouvrent le bal en renonçant aux traités inégaux et à l’extraterritorialité, suivis en 1896 par la France, donnant dans les faits le statut d’Européen en France pour les Japonais36. L’intervention du Japon contre la révolte des Boxeurs en 1900 marque aussi profondément les esprits, mais c’est sans aucun doute la signature du traité anglo-japonais de 190237, puis la guerre russo-japonaise de 1904-1905, qui font réellement évoluer l’image de la puissance du Japon en Asie aux yeux du pouvoir indochinois38. En seulement dix ans, les considérations du gouvernement colonial passent de l’indifférence au plus grand intérêt. Cependant, malgré ces perceptions d’un Japon vu comme civilisé, le pouvoir colonial doit jouer avec la sensibilité des autres populations de l’Indochine, en particulier les Vietnamiens. Il apparaît très risqué pour le pouvoir colonial de donner un statut d’Européen à une population catégorisée comme « jaune ». Les différents gouverneurs généraux craignent que l’exemple du Japon n’influence négativement les Vietnamiens et ne remette en cause le prestige de la « civilisation blanche » et la domination française. Cette crainte est d’ailleurs fondée sur des faits, car des nationalistes vietnamiens partent au Japon après la guerre russo-japonaise39 pour y trouver une aide libératrice. Ainsi, nous nous retrouvons face à un double discours : une catégorisation juridique et officielle qui sous-tend normalement un certain nombre de contraintes. Ce statut laisse officiellement les Japonais au rang d’Asiatique ou de « peuple jaune ». Mais d’autre part, les Gouverneurs généraux de l’Indochine (GGI) refusent que ce statut soit appliqué aux Japonais. En 1901, « en raison de la situation morale et politique actuelle de leur pays »40, le GGI Paul Doumer se renseigne sur la possibilité d’affranchir les Japonais de ce régime d’Asiatiques étrangers, ce à quoi le Résident supérieur du Tonkin (RST) Julien Fourès répond qu’il n’a jamais fait appliquer cette loi aux Japonais. En novembre 1902, le GGI Paul Beau déclare la même chose41, pourtant en mai de la même année l’intérimaire Broni dans un dossier destiné au Ministère des Colonies, n’est pas du même avis : « Les Japonais en Indochine sont sous rapport fiscal considérés comme des Asiatiques étrangers, de ce fait, ils sont astreints à l’immatriculation dès leur arrivée dans la colonie et doivent payer au bout d’un an de séjour un impôt annuel de capitation. Ils ne peuvent, en outre, se déplacer sans un permis de circulation »42 En 1903, le Gouverneur de Cochinchine précise que les Japonais ne seront assimilés à des Européens au regard du service de l’immigration que s’ils sont munis de pièces d’identité 43. En 1905, le GGI Paul Beau demande de les classer parmi les Asiatiques étrangers mais en précisant de 34 CAOM SOM/NF/B04/2002(1) Consulat du Japon, 1897-1918. CAOM SOM/NF/B04/973 Situation des Japonais en Indochine, 1901-1911. Archives du Ministère des Affaires étrangères japonais (GAIMUSHO) : GAIMUSHO 3-9-4-62 Futsuryōindoshina nyūkoku narabi naichi ryokō kankei zakken 1904-1912 (Compilations des documents en relations avec les voyages et les entrées en Indochine française). Par exemple le paiement de taxes spécifiques et des mesures de quarantaine, sans parler du fait d’être assimilé aux Chinois. 36 GAIMUSHO 3-9-4-62 Futsuryōindoshina nyūkoku narabi naichi ryokō kankei zakken 1904-1912 (Compilations des documents en relations avec les voyages et les entrées en Indochine française). Les traités ne sont pas étendus à l’Indochine. 37 Rappelons que ce traité d’alliance militaire entre le Japon et l’Angleterre intervient deux ans avant la détente entre la France et l’Angleterre et que ce pays européen est encore à cette époque considéré comme un concurrent et un ennemi plus que potentiel. 38 VIE Michel, Le Japon et le monde au XXe siècle, Paris, Masson, 1995, p.4-14. 39 Il s’agit du mouvement vers l’Est, avec comme leader Phan Boi Chau et Phan Chu Trinh. 40 CAOM GGI/F72/7734 Régime des Japonais en Indochine,1900-1902. 41 CAOM SOM/NF/B04/973 Situation des Japonais en Indochine, 1901-1911. 42 Idem. 43 CAOM GGI/F721/20040 Application aux Japonais des règlements relatifs à l’émigration, 1903. 35 8 ne pas les astreindre aux taxes qui s’y rapportent44. La victoire la même année du Japon sur la Russie est néanmoins à double tranchant car Beau ajoute aussi45 : « On conçoit aisément qu’un peuple arrivé à l’état de civilisation qu’ont atteint les Japonais revendique toutes les prérogatives auxquelles il a conquis le droit de prétendre, en s’élevant par un remarquable effort au niveau des États Européens. Mais le voisinage de ce peuple, son ambition, ses tendances conquérantes dont l’opinion publique commence à s’émouvoir à juste titre nous obligent à ne pas nous départir à son égard de la plus grande prudence ». Enfin en 1908, le GGI Anthony Klobukowsky réaffirme que les Japonais n’ont jamais été considérés en Indochine comme Asiatiques étrangers « avec la signification particulière donnée à cette appellation »46 . Comme le montre ces quelques exemples, le positionnement officiel est loin d’être fixé malgré la loi. De plus, on se rend compte que l’analyse du texte de loi est insuffisante pour comprendre la réalité de l’effet catégoriel, car la question de son application est fondamentale. Enfin, si la situation n’est pas claire pour les divers gouverneurs généraux et autres hauts responsables, elle l’est encore moins pour les fonctionnaires qui doivent exécuter les ordres et qui ne semblent pas comprendre les raisons qui poussent à ne pas appliquer la loi. Nous citerons simplement la déclaration d’un médecin du service des douanes qui en 1912 met un ingénieur japonais au nhabe, le bâtiment de quarantaine, avec les coolies chinois coutumiers de ce lieu: « les Japonais sont des Asiatiques et on doit les traiter comme tel »47. En 1913, le décret du 20 août fait officiellement passer les migrants japonais dans la catégorie d’Européens et assimilés48. Or, ce décret est imposé par la France à l’Indochine, car c’est le Ministre des Colonies qui oblige le GGI Albert Sarraut à établir ce changement juridique. Dans le climat européen de l’époque, la France ne peut plus se permettre de négliger la sensibilité d’un allié potentiel. Ainsi, ce changement ne vient pas d’un désir du gouvernement indochinois : entre les années 1890 et ce traité, les pouvoirs indochinois et japonais se livrent, par le biais des catégories, une « guerre des races » juridique.. D’un côté le pouvoir colonial français se bat pour sauvegarder l’ordre établi de la domination raciale et pour ne pas introduire le doute dans les esprits vietnamiens, et de l’autre le Japon se bat pour faire accepter son image et son statut de peuple « civilisé et non jaune »»49. Le gouvernement japonais se plaint à de nombreuses reprises de la situation. Par ailleurs, la catégorie des migrants japonais dans les autres colonies occidentales est officiellement celle des Européens50avec des droits bien moins restrictifs que ceux qui leurs sont accordés en Indochine51. Cependant, il nous semble que ces demandes ne sont pas faites pour améliorer la situation de la population de migrants, mais pour officialiser une certaine image du Japon, car les droits relatifs à la catégorie d’Européens et assimilés en Indochine sont parfois plus limités que ceux de la catégorie d’Asiatiques étrangers52. De plus, la première demande de renseignements par le gouvernement japonais sur ses nationaux en Indochine ne date que de 191253, soit bien après le début du débat entre les deux gouvernements. La lutte des catégories est clairement une lutte d’image entre États. La situation de droit flottant dure malgré l’apparition de nouvelles lois et l’évolution partielle des catégories jusqu’en 1941. Ce n’est qu’avec l’inversion du rapport de force entre la 44 Idem. CAOM SOM/NF/B04/0973 Situation des Japonais en Indochine, 1901-1911. 46 CAOM SOM/NF/B05/158 Statut personnel accordé aux diverses catégories d’étrangers, 1908. 47 GAIMUSHO 3-9-4-62 Futsuryō Indochina nyūkoku narabi naichi ryokō kankei zakken 1904-1912 (Compilations des documents en relation avec les voyages et les entrées en Indochine française). 48 CAOM SOM/NF/971 Etat des biens et des personnes, 1915. Le GGI Albert Sarraut accorde le traitement de la nation la plus favorisée aux fonctionnaires et sujets du Japon en Indochine pour tout ce qui concerne leur personne et la protection de leurs biens. 49 Il s’agit de la pensée du dotsu a ron (la séparation avec l’Asie) de Fukuzawa Yukichi, devenue ensuite politique nationale. 50 CAOM SOM/NF/971 Etat des biens et des personnes, 1915. 51 CAOM GGI /F7/42298 Interprétation des professions indiquées à l’article 23 du décret du 30 Juin 1929, 1929. 52 Notamment en ce qui concerne les droits de propriété. 53 GAIMUSHO 3-9-4-62 Futsuryō Indochina nyūkoku narabi naichi ryokō kankei zakken 1904-1912 (Compilations des documents en relation avec les voyages et les entrées en Indochine française). 45 9 France et le Japon en Indochine, lorsque la « guerre des races » passe d’un niveau juridique à celui du terrain, que la catégorie des migrants japonais évolue. -Japonais, une catégorie à part entière (1941-1945) Le 4 mai 1941, faisant suite à un accord militaire, un second accord franco-japonais est signé . Celui-ci, à caractère économique, traite aussi du statut personnel des Japonais en Indochine. Il est comparable sur de nombreux points aux traités franco-japonais de 1907 et 191155, qui n’avaient jamais été étendus à l’Indochine. Les droits concédés aux migrants japonais, certes sous la contrainte militaire japonaise, sont pour beaucoup similaires à ceux qu’ils avaient librement acquis, bien avant la guerre, dans la plupart des autres colonies européennes d’Asie du Sud-Est56. Ainsi, c’est davantage le mode d’obtention de ces droits que les droits concédés en eux-mêmes qui ont un caractère particulier. Néanmoins, avec ce traité, le Japon obtient en fait un peu plus que les droits relatifs à la catégorie des Européens et assimilés. Les Japonais deviennent officiellement une catégorie à part entière qui n’est ni la catégorie indigènes, ni la catégorie des Asiatiques étrangers57, ni la catégorie étrangers européens. La catégorie de Japonais donne accès à des droits en Indochine normalement « interdits aux étrangers »58. Ce nouveau statut les rapproche des droits jusqu’alors exclusifs de la catégorie des Français. Les Japonais sont des migrants avec un statut bien proche de celui des colonisateurs59. Administrativement aussi la catégorie de Japonais diffère de celle d’étranger, toutes catégories confondues: en décembre 1941, le gouvernement colonial remet aux Japonais la liste des étrangers en Indochine60, et les Japonais n’en font pas partie. Enfin, de la même manière que des populations étaient catégorisées comme assimilées aux Européens, avec cette nouvelle catégorie on assimile des populations étrangères en Indochine aux Japonais. Le statut d’assimilé aux Japonais est principalement utilisé pour catégoriser dans un premier temps les populations originaires des pays sous domination coloniale japonaise 61. Mais ensuite, cela dépasse ces populations et les autorités coloniales utilisent le terme de Japonais locaux pour parler des Vietnamiens qui travaillent pour les Japonais civils ou militaires62. Cela confirme l’idée que la catégorie de Japonais devient une catégorie proche de celle de colon/Français. Cette situation est loin de convenir au pouvoir de Vichy, comme le montre un courrier de Paul Baudoin, Ministre des Affaires étrangères du Gouvernement Pétain, datant de quelques jours avant la signature du premier accord Vichy-Japon du 30 août 1940. Dans cette lettre, il refuse catégoriquement une assimilation des Japonais aux Français 63 . La position du gouvernement français ne change d’ailleurs pas malgré la signature des accords de 1941. Un rapport du Ministère des Colonies du 10 juillet 1941, qui fait référence au statut des Japonais en Indochine considère cela comme une atteinte aux droits souverains de la France64. Cependant sur le terrain, de la même manière que le pouvoir colonial n’avait pas appliqué la catégorie officielle d’Asiatiques étrangers aux Japonais, elle poursuit la même pratique, cette fois-ci 54 54 CAOM SOM/NF/2750 Relations franco-japonaises, traités, 1941. Ces deux traités donnent en outre le statut de la nation la plus favorisée avec notamment des droits économiques et des droits de propriétés importants. 56 CAOM GGI/54208 Consulat de France à Batavia, Assimilation des Japonais aux Européens dans les Indes néerlandaises, 1908. CAOM GGI/F7/42281 Statut des Européens et Asiatiques étrangers dans les possessions européennes d’Asie, 1927. GAIMUSHO 3-9-4-62 Futsuryō Indochina nyūkoku narabi naichi ryokō kankei zakken 1904-1912 (Compilations des documents en relation avec les voyages et les entrées en Indochine française). 57 Ces catégories apparaissent dans le décret de 1929. CAOM GGI/F7/42315 Application du décret du 30 juin 1929 aux Asiatiques non énumérés par l’arrêté présidentiel du 23 août 1871, 1929. 58 CAOM SOM NF/2750 Relations franco-japonaises, traités, 1941. 59 Rappelons au passage que les Vietnamiens n’auront le statut des Européens qu’à partir de la constitution de l’Union Indochinoise de 1946. CAOM Haut Commisariat à l’Indochine (HCI) /Conspol/165. 60 CAOM Résidence Supérieure du Tonkin (RSTNFNF)/6970 Activités des Japonais, incidents, relations franco-japonaises, 19411942. 61 CAOM RSTNF/6966 Etat d'esprit de la population au regard de la présence japonaise, 1940. 62 CAOM HCI/Conspol /161. Utilisé en 1944. 63 CAOM SOM/NF/1143 Rapport franco-japonais, accords de 1940-1943, 1940-1943. Télégramme du 25 août 1940. 64 CAOM SOM/NF/2749 Situation de l’Indochine, 1941-1944. 55 10 au détriment des migrants. Le consul japonais de Hanoi témoigne de cette résistance et se plaint à plusieurs reprises de la lenteur de la mise en application des traités par l’administration française, lui même ayant été saisi de nombreuses demandes de ses nationaux qui se plaignent de n’avoir pas pu obtenir les autorisations nécessaires pour ouvrir leur commerce malgré la signature du traité 65. Si les militaires japonais s’octroient les droits qu’ils veulent sans véritablement se préoccuper des textes de loi, pour ce qui est des civils, le pouvoir japonais responsable, en l’occurrence le Ministère des Affaires étrangères, respecte les accords avec le pouvoir colonial français. Ainsi, en dépit de l’évolution de la catégorie des migrants japonais, la réalité de leur statut évolue lentement et inégalement et l’on reste toujours dans une ambiguïté entre un statut réel appliqué et un statut officiel. Enfin, pour ce qui est de l’augmentation du nombre de migrants, elle est réelle mais reste limitée du fait de la difficulté d’obtention des visas français auxquels ils restent soumis pour pouvoir résider dans la colonie66, ainsi que de la dégradation des moyens de communication entre les deux pays. Donc, dans les faits, cette nouvelle catégorie à laquelle appartiennent les Japonais ne change que relativement peu leur situation en Indochine67. Comme pour la période précédente, la principale question autour de ces statuts reste leur perception par la société coloniale, en particulier les Vietnamiens, et les implications sur l’exercice du pouvoir par les Français. Or, si avant 1940, le thème du Japon et de la guerre des races a connu plusieurs périodes fastes, que ce soit avec la notion de péril jaune au moment de la guerre russo-japonaise68, ou dans les années 1920-1930 autour de la question de l’expansion économique japonaise en Asie69, cela demeure pour l’essentiel un fantasme des coloniaux européens. Pendant la Seconde Guerre mondiale, cette idée passe du fantasme à la réalité. Le Japon développe le thème en Indochine par divers moyens de propagande70 et tente de lui donner vie dans le quotidien de la société indochinoise 71. Entre des mesures qui flattent les Vietnamiens et d’autres vexatoires à l’encontre des Français, la sûreté générale ne cesse de faire état des actions japonaises sur ce thème évolutionniste de guerre des races et s’inquiète de la perte de prestige de la France aux yeux des Vietnamiens72. Encore une fois, l’enjeu de la catégorisation des migrants japonais dépasse de très loin l’intérêt des populations concernées et reste au niveau de la construction d’une certaine image du Japon (et en miroir des autres acteurs de la société coloniale) et de son utilisation pour la réalisation de sa politique d’expansion panasiaque dite Aire de co-prospérité de la Grande Asie. - les Tan Viêt ou néo-Vietnamien (1945-1954) La fin de la Seconde Guerre mondiale marque encore une étape dans la catégorisation des Japonais au Vietnam. Tant pour le pouvoir français que pour le pouvoir japonais73, les migrants 65 CAOM RSTNF/7081 Activités des Japonais,1941-1944. CAOM SOM/NF/2749 Situation de l’Indochine, 1941-1944. 67 Avant 1941, ils avaient des dérogations qui leur permettaient d’avoir des droits hors de leur catégorie. Après 1941, l’application de leurs nouveaux droits reste relative. 68 Voir par exemple : SEVIGNY J., « L’Indochine et les visées japonaises », Revue française de l’étranger et des colonies, Paris, n°314, février 1905, p.66. CASTEX Raoul, Le péril japonais en Indochine, Paris, Charles Lavauzelle, 1903, ou encore PEROZ lieutenant-colonel, France et Japon en Indochine, Paris, Chapelot &Cie, 1906. 69 CAOM GGI/F7/42345 Renseignements transmis par le département des colonies, Japon, 1931. CAOM GGI/42469 Politique d’expansion, guerre économique, doctrine Monroe asiatique, visées impérialistes, 1933-1934. En octobre 1933, le GGI Antoine Pasquier dans un courrier destiné au Ministère des Colonies déclare au sujet des Japonais que « son dévouement aux intérêts du pays joint à ses qualités raciales de patience et de ruse rend tout émigré japonais apte à se transformer du jour au lendemain en agent de renseignements ou d’espionnage des plus actifs ». 70 CAOM HCI/Conspol/126 et 161. 71 NAMBA Chizuru, Occupation, colonisation et culture en Indochine, 1940-1945 : rivalité et accommodements franco-japonais, Thèse de Doctorat, Université Lumière Lyon 2, 2006, pp. 155-315. 72 Entre autres, protection de certains Vietnamiens vis à vis des autorités françaises pour des questions de droit commun ou bien encore l’interdiction de certains restaurants japonais aux Français. Les rapports de la Sûreté font état de nouveaux cas quotidiennement. CAOM RSTNF/7081 Activité des Japonais, 1941-1944 et CAOM HCI/Conspol/226Japonais en Indochine. 73 CAOM HCI/375 Affaires japonaises, déserteurs. 66 11 japonais redeviennent des étrangers en Indochine, et des étrangers non désirés par les autorités françaises. Leur expulsion d’Indochine se fait en même temps que celle des troupes militaires qui doivent être rapatriées. Pour une grande majorité, les populations japonaises d’Indochine, contraintes et forcées74, abandonnent tout et après une période plus ou moins longue dans des camps75, retournent au Japon. Cependant, une partie des Japonais refuse ce rapatriement et fait le choix de rester. Depuis le coup de force japonais du 9 mars 1945, de nouveaux pouvoirs sont officiellement présents en Indochine, il s’agit des Vietnamiens. Pour ce qui concerne les Japonais, après la fin de la guerre, c’est le Viêt-Minh qui offre une porte de sortie aux populations qui veulent rester en Indochine. Suite aux décisions prises lors de la Conférence de Potsdam, le pays est une première fois divisé en deux en septembre 1945 par les troupes de libération alliées, avec au Nord l’installation des troupes chinoises et au Sud celles de l’armée britannique. Entre la déclaration radiodiffusée de l’Empereur signifiant la fin de la guerre pour le Japon et la démobilisation effective des troupes japonaises plus d’un mois s’est écoulé76, laissant le temps à ceux qui le désiraient de disparaître dans le maquis. Il y a autant de raisons qui ont poussé ces acteurs à rester au Vietnam 77 après 1945 que d’acteurs eux-mêmes et la population concernée rassemble aussi bien des militaires japonais que des migrants qui étaient présents bien avant la guerre78. Trois types de populations se distinguent: celles qui continuent la lutte armée contre la France dans les rangs Viêt-Minh, celles qui deviennent instructeurs militaires, et enfin celles qui vivent dans les villages avec leur épouse vietnamienne en essayant d’échapper au conflit. Cependant la notion de choix, propre à chacun, est ici englobée dans un modèle d’action rationnelle79. Dans une logique de marché, le pouvoir Viêt-Minh va créer une offre par la mise en place d’une nouvelle catégorie destinée aux étrangers80 et qui échappe aux pouvoirs français et japonais. Le Viêt-Minh a besoin du soutien de combattants expérimentés, et les Japonais d’un moyen de ne pas rentrer au Japon. La catégorie de tan-viet ou néo-Vietnamien81 est créée pour tous ceux, qui désirent rallier les rangs de l’armée révolutionnaire, sans distinction de nationalité. Malgré les apparences qui laisseraient supposer que ce statut donne accès à une forme de nationalité vietnamienne, et bien que les néo-Vietnamiens adoptent un nom vietnamien82, cela ne correspond pas à une naturalisation. Le statut est ambigu et, dans la mesure de nos connaissances, n’a pas été fixé par la loi. Il semble que le terme reste une catégorie administrative qui d’ailleurs est absente de la constitution du 9 septembre 1946. Ainsi, la catégorie reste une catégorie équivalente à celle d’étranger. Le terme 74 CAOM HCI/Conspol/10 Activités japonaises. La quasi totalité des Japonais présents avant la guerre ne veulent pas rentrer au Japon et font des demandes pour être autorisés à rester en Indochine. Une fois rapatriés au Japon, ils demandent à pouvoir revenir s’installer en Indochine. ODA Michel, Lettre de Kyoko, Hanoi, le 22 août 1945. Archives privées. Ce document de Kyoko Oda s’adresse à son frère Michel. Tous deux sont nés à Hanoi et leur père a immigré au Tonkin au début des années 1910. Cette lettre fait clairement état de l’espoir de pouvoir rester vivre en Indochine. 75 FURUYAMA Komao, Fune wo machinagara (En attendant le bateau), Tokyo, Fukutake shoten,1990. Cet ouvrage est le récit de l’expérience romancée de l’auteur dans les camps indochinois avant et pendant son rapatriement. Entretiens Oda Michel, Tokyo, 9 mars 2007 et Kameyama Tetsuzo, Tokyo, 14 juin 2007. Les derniers bateaux partent en mars 1946. 76 La démobilisation et le désarmement des troupes japonaises commencent vers la mi-septembre. Les acteurs interrogés on été démobilisés en octobre 1945. 77 Par exemple le refus de la défaite, celui d’échapper aux tribunaux, celui de rester vivre au Vietnam avec sa famille vietnamienne, la peur de la situation dans le Japon d’après guerre etc. 78 OKA Kazuaki, Indoshina sensō no naka no Nihonjin (Les Japonais dans la Guerre d’Indochine), Tokyo, Mémoire de maîtrise, Université de Tokyo, 1994. Ce travail essentiellement basé sur un travail d’entretien avec les acteurs qui étaient encore en vie à cette époque présente une grande diversité de cas dans les raisons des choix, ce qui est à notre avis représentatif des populations restées au Vietnam après 1945. 79 CHONG Dennis, «Rational Choice theory’s Mysterious Rivals», Critical Review, 19 (1-2), 1995, p.37-58 : « La théorie du choix rationnel est basée sur l’hypothèse que les gens choisissent, dans les limites de leur savoir, les meilleurs moyens disponibles afin de réaliser leurs buts. Ils sont présumés être rationnellement instrumentaux, ce qui signifie qu’ils entreprennent des actions non pour ces actions en elles-mêmes, mais seulement dans la mesure où elles peuvent leur assurer les fins désirées, typiquement privées. » 80 CAOM /98 Japonais/Viêt-Minh, CAOM SOMNF /1249 Les Japonais en Indochine depuis le 15 août 1945. 81 Le Ministère des Affaires étrangères japonais crée la catégorie de zanryūhōjin (nos gens qui sont restés) pour les Japonais qui restent dans les différents pays d’Asie du Sud-Est après 1945. GAIMUSHO A'1.2.1.12 Nihon/Vietonamuminshu (Japon/ViêtMinh) 82 CAOM HCI/198 Japonais/Viêt-Minh et entretien avec Kamo Takuji, Ome, 2 Mai 2007. 12 apparaît dans les documents du Viêt-Minh pour désigner les Japonais et semble avoir été officialisé par son emploi, l’usage faisant droit en quelque sorte. Il semble qu’il a d’abord été utilisé dans des documents de propagande produits par les révolutionnaires vietnamiens pour attirer à lui des déserteurs à la fin de la guerre83. Bien qu’ouverte à toutes les populations, cette catégorie semble avoir été très orientée vers les Japonais, les textes de propagande précités ciblant ouvertement les militaires japonais en voie de démobilisation. De plus, bien que les chiffres soient très vagues, les Japonais composent la large majorité de cette catégorie avec environ 5000 individus. Par ailleurs, on peut considérer que cette catégorie fut une réussite pour le pouvoir Viêt-Minh qui bénéficia de l’apport considérable de ces populations dans de très nombreux domaines84. Cependant, une fois la lutte contre la France terminée, après la signature des accords de Génève au début de l’année 1954, le travail des Japonais est terminé et le pouvoir nord-vietnamien leur fait comprendre qu’il est temps de quitter le pays, ils sont redevenus des étrangers à part entière et n’ont plus leur place dans la République démocratique du Vietnam85. Comme les catégories précédentes qui émanaient du pouvoir colonial français, cette catégorie tente d’instrumentaliser les populations japonaises dans l’intérêt du pouvoir ayant autorité sur le territoire vietnamien à cette époque là. D’ailleurs, à l’inverse de la vision idéale de communion avec les Vietnamiens telle qu’elle nous a été décrite par un des acteurs interviewés 86, les habitudes du pouvoir colonial semblent avoir été contagieuses car dans les documents produits par le Viêt-Minh auxquels nous avons pu accéder, des demandes de surveillance étroite sont faites à de nombreuses reprises par des cadres vietnamiens à l’encontre des néo-Vietnamiens 87 . Le pouvoir vietnamien n’a qu’une confiance très limitée envers les Japonais et fait ressentir toute la superficialité de la catégorie octroyée. Même si, contrairement au pouvoir colonial, cette catégorisation s’intéresse à ces populations de migrants pour elle même et non vis-à-vis du Japon, elle reste bien un moyen de les extérioriser et de faire ressortir leur nature d’étranger. Dans chacun des cas présentés, la catégorisation légale des migrants japonais par les différents pouvoirs reste une réalité floue et problématique. Mais les catégories juridiques ne sont pas les seules à s’appliquer à ces populations, il y a aussi un système de catégories visuelles dans lequel le migrant joue pleinement sa fonction d’acteur social. III-Catégorisations visuelles Par catégorisation visuelle nous entendons un système de catégorisations qui dépasse le cadre juridique, et qui existe au niveau des acteurs dans le quotidien de la société coloniale et vietnamienne. Il s’agit d’un système d’interactions qui fonctionne à partir du visible, avec d’une part les perceptions de la société d’accueil sur un groupe de migrants, et de l’autre ce que va donner à voir le groupe de migrant utilisant dans son intérêt les perceptions de la société d’accueil. -Mousmé et Bazar Nippon Le système de catégorisation visuelle est dépendant de la notion de visibilité des migrants japonais dans la société coloniale. Par divers documents iconographiques, architecturaux, mais 83 CAOM HCI/198 Japonais/Viêt-Minh. GOSCHA Christopher, « Alliés tardifs : les apports techniques des déserteurs japonais au Viêt-Minh durant les premières années de la guerre franco-vietnamienne », Guerres mondiales et conflits contemporains, n°202-203, 2002, pp. 81-109. 85 Entretien Kamo Takuji, Ome, 2 Mai 2007. M.Kamo a travaillé comme instructeur militaire pour le Viêt-Minh entre 1945 et 1954. D’après lui ce serait sous la pression de la Chine que le gouvernement Nord Vietnamien aurait agi en 1954. 86 Idem. 87 CAOM HCI/198 Japonais/Viêt-Minh. 84 13 aussi textuels à nature descriptive88, les populations de migrants ont laissé une trace de leur présence visuelle en Indochine. Ainsi, nous avons essayé de reconstituer ce que les migrants japonais donnaient à voir de leur présence. En premier lieu nous pouvons remarquer que l’élément japonais, à divers niveaux, possède des aspects visibles au point qu’il en devient une spécificité du paysage digne d’être enseignée aux élèves des classes primaires: «Elles [les sorties sur le terrain] donnaient aux enfants une impression animée de la réalité […] Les sorties sur le terrain devaient se compléter par des visites et des promenades dans les foires, les expositions, dans les usines, les ports, les quartiers typiques de la ville, etc.»89 […] «Excursions dans la localité : visite des boutiques et magasins japonais, chinois et indiens.»90. En dehors de ces magasins, mais cela n’était pas enseigné aux enfants, le principal élément japonais visible en Indochine était les prostituées. Dans le langage courant, le terme de mousmé va rapidement s’imposer, emprunté au lexique de Loti, et qui en japonais signifie « fille » (musume). Cette catégorie n’est pas utilisée pour désigner toutes les femmes japonaises mais seulement les prostituées. Dès le début, il semble que les femmes japonaises aient fait une grande impression sur la population masculine du Tonkin. Rollet de l’Isle, militaire dans la région, nous en donne le premier témoignage en 1885 et nous laisse aussi un croquis de ces femmes: «On remarquait fort deux jeunes et jolies Japonaises, qui en costume national, gantées de noir et fumant force de cigarettes, écoutaient religieusement et applaudissaient aux bon endroits»91 Légalement92, les maisons de tolérance au Tonkin (dites consulat du Japon pour les maisons japonaises...) ne doivent se distinguer que part l’accrochage d’une lanterne verte au dessus de la porte et l’inscription en rouge du numéro de la maison et l’on ne doit pas pouvoir distinguer de l’extérieur l’activité de cette maison. Elles ne sont pas dites « closes » sans raison. Ainsi, le bâtiment où les Japonaises exercent ne se distingue pas des autres93. Ce sont les Japonaises ellesmêmes qui vont se distinguer en utilisant des attributs que l’on qualifiera de japonisants. Le costume national cité précédemment est le principal élément qu’utilisent ces femmes pour se faire reconnaître comme Japonaises. Que ce soit dans les descriptions trouvées94 ou dans les cartes postales, les femmes japonaises apparaissent comme portant un kimono, avec un obi, une coiffure en chignon, des geta (socques en bois japonaises), et un maquillage blanc avec une pointe de vermillon sur les lèvres dans certain cas95, c’est-à-dire la panoplie susceptible de ravir tout lecteur de Loti. Et les Japonaises se montrent: Notre reconstitution est rendue possible grâce à l’utilisation de cartes postales, des photos prises à l’époque, ou bien encore de l’architecture des bâtiments parfois encore visible aujourd’hui, mais aussi des descriptions dans des ouvrages et documents d’archives, ainsi que des entretiens réalisés en France et au Japon. Elle reste néanmoins limitée. 89 CERVETTI Frédéric, L’enseignement de l’histoire et de la géographie en Indochine durant la colonisation française, 1874-1940, Aix-en-Provence, Mémoire de maîtrise, 2002, p.61. D’après le Bulletin général de l’instruction publique, 2éme année, N°7, mars 1923, p.114. (CAOM GGI/20889). Cette citation appartient à une liste de conseils pour un bon enseignement de la géographie dans les écoles franco-indigènes de l’Indochine, par E. de Rozario, professeur d’histoire et de géographie à Hanoi. P. 53 : «les méthodes descriptives et démonstratives présentaient l’avantage, selon E de Rozario, de fournir la connaissance des mots mais aussi des réalités et de montrer les différentes formes d’activités humaines, artistiques et scientifiques.» 90 Idem, p.62, détails des conseils donnés pour la 2è année d’enseignement primaire supérieur. 91 ROLLET de l’Isle, Tonkin et mers de Chine 1883-1885, Paris, Plon 1886, p.273. 92 Archives Nationales du Viet-Nam1 (ANVN1) RST/D638/1990 Réglementation des maisons de tolérance à Nam-Dinh, 1901. Arrété du 28 avril 1886, pour la ville de Haiphong. 93 COLNEY De, Anne, L’amour aux colonies, Paris, Librairie Astra, p.37. L’ouvrage non daté est en fait la réédition écourté d’un ouvrage paru sous le nom de L’ethnologie du sens génitale par le Docteur Jacobus, en 1893, pseudonyme d’un chirurgien de l’armée française, le docteur Jacob Sutor. 94 KASHIWAGI Takuji, « Betonamu no karayuki san » (Les karayuki san du Vietnam), Rekishi to jinbutsu (Histoire et personnages), Tokyo, Chūōkoronsha, n°10, 1979, pp.208-215, p.210. 95 Le maquillage n’apparaît pas sur les photos mais dans des textes comme dans COLNEY De, Anne, L’amour aux colonies, op.cit., p.38. 88 14 «accompagnées d’une camarade, prend un zidore et fait sa promenade quotidienne. On la rencontre souvent devant la cage des tigres ou la singerie de l’orang-outang, au Jardin Botanique»96 et à Haiphong par exemple sur les bord du Canal Bonnal « il y avait toujours des Japonaises parées et fardées qui attendaient devant leur porte»97 . Quand à la quarantaine de cartes postales les représentant et éditées avant les années 192098, elles témoignent du fait que les Japonaises sont considérées comme un élément pittoresque du paysage colonial, dignes de transcrire une réalité vécue aux amis ou à la famille restée en métropole99. Or, si les Japonaises se font reconnaître comme telles, ce n’est pas par hasard. Pour des raisons complexes où se mélange le fait qu’elles sont perçues comme plus propres, plus proches de la femme européenne « pour l’ensemble de ses qualités physiques et morales »100, sans parler de la question de l’exotisme et en passant sur les détails scabreux, elles prétendent en Indochine à un statut particulier dans le monde de la prostitution. Sur le territoire colonial français les Japonaises sont considérées comme des prostituées de « catégorie supérieure »101, pratiquant des tarifs en conséquence 102 . Ainsi, les prostituées japonaises conservent, voire développent, leur image d’élément allogène pour des raisons essentiellement économiques car elle leur permet d’assurer la pérennité économique de leur existence dans la colonie103. La production d’une catégorie visuelle par les Japonaises s’inscrit semble t-il dans une logique de choix rationnel. Et les femmes ne sont pas les seules à développer cette stratégie. Les hommes japonais aussi, pour les mêmes raisons, construisent une catégorie visuelle, mais qui, à l’inverse des femmes, les rattachent à la catégorie des Européens. Les hommes japonais s’habillent à l’européenne pour ne pas être confondus avec les Chinois et bénéficier du statut d’Européen104. De plus, dans le cas de Hanoi, les façades des magasins japonais, bien que situées dans la partie vietnamienne de la ville, sont construites avec les critères esthétiques de la ville européenne et contrastent avec les bâtiments construits autour d’eux105. Ce premier exemple montre que les populations de migrants, grâce à un vecteur visuel, savent utiliser le jeu des catégories pour leur propre intérêt. Dans la partie suivante nous allons aborder le phénomène de catégorisations visuelles des Japonais en étudiant l’exemple des populations non-japonaises. -Qui est qui? Confusions visuelles entre 1940-1945 COLNEY De, Anne, L’amour aux colonies, op.cit., p.39. TOURNOIS LAFAILLE Cécile, Souvenir de ma vie, Editions Papaito, 1998, p.5. Ce à quoi l’auteur ajoute, « Quand j’ai été adulte j’ai compris ce qu’étaient ces femmes, mais à cette époque j’avais une grande admiration pour elles. ». Les Japonaises « font la fenêtre». Cela apparaît dans d’autres ouvrages comme LAURENT Emile, «Les nuits de Bangkok», Archives d’anthropologie criminelles, de criminologie et de psychologie normale et pathologique, Nouvelle série, Tome 22, 1907, pp.599-605. 98 VINCENT Thierry, Pierre Dieulefils: Photographe, éditeur de cartes postales en Indochine, 1997, voir le tableau analytique série 2A. Ce chiffre a été établi à partir de la collection privée de M. Olivier Auger. 99 Une carte traduit très bien cela, il y est écrit en grosses lettres « Saigon ». A l’interieur des lettres il y a des photos de la ville comme la cathédrale et d’autres lieux célébres. Il y a aussi deux photos de femmes japonaises. 100 COLNEY De, Anne, L’amour aux colonies, op.cit., p.38. 101 LAURENT Emile, « Les nuits de Bangkok », Archives d’anthropologie criminelle, de criminologie et de psychologie normale et pathologique, Nouvelle série, Tome 22, 1907, pp.599-605, p.600. COLNEY De, Anne, L’amour aux colonies, op.cit., p.39. Ce n’est pas le cas pour les karayuki de Singapour ou des Indes Néerlandaises, voir WARREN James Francis, Ah-ku and the Karayuki-san, Prostitution in Singapore, 1870-1940, Singapore, Singapore University Press, 1993, p.258 et YAMAZAKI Tomoko, Sandakan Brothel n°8, an Episode in the History of Lower-class Japanese Women, New York, M.E. Shape, 1999, p. 63. 102 Une nuit coûte 6 piastres, soit un prix équivalent aux services de 6 prostituées vietnamiennes. COLNEY De, Anne, L’amour aux colonies, op.cit., p.39. 103 La raison identitaire nationaliste pourrait aussi expliquer cela, mais elle n’est pas apparue dans les documents consultés. 104 Diverses photos attestent de cela. Et, KASHIWAGI Takuji, « Betonamu no karayuki san » (Les karayuki san du Vietnam), op.cit., pp.208-215, p.210. Dans les dossier CAOM RSTAF/F735/36616 /1919-1923/Bulletin sûreté signalant passage de Japonais au Tonkin. Lettre du Lieutenant Ano, 5 février 1921. Ce militaire qui réside au Tonkin fait un rapport sur la situation des Japonais en Indochine. Il donne plusieurs recommandations concernant la vie dans la colonie dont celle ci : « il ne faut pas s’habiller à la japonaise ». 105 KAJIWARA Hoto, Tōnan yuki (Récit de voyage au Zhuangzim), Taiwan, 1913, p.98. Un certain nombre de ces bâtiments sont encore observables sur le terrain actuellement comme le bazar Watanabe à Hanoi. 96 97 15 Avant même que les troupes japonaises ne traversent la frontière Chine-Tonkin, au moment de la mission de 20 à 30 personnes envoyée par le Japon le mois qui précède l’invasion, le pouvoir colonial s’inquiète de la visibilité de ces Japonais et demande à ce que les militaires du groupe portent des vêtements civils106. A partir de septembre 1940, la réalité dépasse les cauchemars du gouvernement indochinois et la colonie française devient une base pour l’armée japonaise et un point important de transit pour ses troupes. Inutile de préciser que les dizaines de milliers de soldats qui transitent par l’Indochine à partir de cette période ne portent pas de tenue civile, mais bien leur uniforme. Or, le port de l’uniforme va aussi être imposé aux civils japonais qui doivent tous se vêtir avec un costume identique et très similaire aux tenues militaires 107: la tenue est de couleur terre de France et peut être soit un ensemble chemisette et short, soit une tenue plus formelle pantalon et veste sur chemise blanche cravatée. Avec bien sûr, une casquette très similaire à celle de l’armée et que l’on pourrait comparer aux casquettes portées durant la Guerre de Sécession. Ainsi, pendant cette période aussi les Japonais sont une catégorie visuelle particulière, mais cette fois ci imposée par le pouvoir japonais. Or, cette visibilité particulière des Japonais, et surtout le pouvoir conféré à cette catégorie, vont être détournés par d’autres populations asiatiques. Certains Vietnamiens, tout comme des Chinois108, se déguisent en Japonais. Ce faisant ils entrent dans une nouvelle catégorie visuelle, et mettent à profit la peur inspirée par cet uniforme pour commettre divers larcins auprès des populations vietnamiennes et françaises qui n’arrivent pas à faire la différence entre un vrai et un faux Japonais. A la fin de l’année 1940, les autorités militaires françaises de la colonie demandent à établir un fichier de photos d’identités pour reconnaître les Japonais109. Mais cela est peine perdue. Les cas de fraudes visuelles ne cessent de se multiplier110 et les autorités françaises découvrent même une fabrique clandestine de costumes japonais « destinés à être utilisés pour commettre des crimes »111. La supercherie visuelle fonctionne et la confusion créée est réelle. Toutefois, si des Vietnamiens passent pour des Japonais, l’inverse a aussi lieu et des Japonais sont pris pour des Vietnamiens112. Lors d’un incident dans un dancing Japonais de Hanoi, le Takara, les policiers « indigènes» arrêtent « un Asiatique inconnu qu’ils prirent en raison de l’obscurité pour un Annamite»113 . Ils s’agissaient en fait de Enso Tosaki, travaillant comme interprète pour la kempeitai, la gendarmerie japonaise. Or, si dans la propagande japonaise de l’époque les idées d’unité de la «race jaune» et autres thèmes d’une fraternité raciale sont amplement développés, dans la réalité il ne faut pas confondre un Japonais avec un Vietnamien. Cette affaire, pourtant très mineure, fait couler beaucoup d’encre et montre à quel point les Japonais attachent une importance à leur statut, à commencer par leur catégorisation visuelle. Pendant la guerre, la catégorisation visuelle comme Japonais devient un enjeu de pouvoir aussi bien pour les Japonais que pour d’autres populations de la société indochinoise. -Sortir des catégories Comme nous l’avons déjà expliqué, à partir de 1945 des Japonais décident de rester au Vietnam malgré les contraintes leur interdisant de résider sur le territoire indochinois. En entrant dans la catégorie de néo-Vietnamien ils prennent un nom vietnamien, apprennent la langue et 106 CAOM CM 552 Menaces japonaises sur les Mers du Sud, 1939-1940. Entretiens M. Ootani, Osaka,19 décembre 2007 et M.Yamamoto, Osaka, 21 juin 2007. En raison de l’usure des costumes et de la pénurie créée par la guerre, les civils japonais sont autorisés à porter des tenues civiles lorsque leur « uniforme civil » est en trop mauvais état. 108 CAOM RSTNF/6970 Activités des Japonais, incidents, relations franco-japonaises, 1941-1942. 109 CAOM Cabinet Militaire (CM)/765 Activités des Japonais, 1940. 110 CAOM RSTNF/7061, Bulletins quotidiens de la Sûreté, 1942. Divers cas pour 1942. CAOM RSTNF/6968 Activités japonaises, 1942-1945. CAOM/HCI Conspol 161 Cochinchine rapports de la sûreté, tout au long de l’année 1943 nous constatons des extorsions de fonds avec le même système. 111 CAOM RSTNF/6966 Etat d'esprit de la population au regard de la présence japonaise,1940. 112 CAOM RSTNF/6970 Activités des Japonais, incidents, relations franco-japonaises, 1941-1942. 113 CAOM RSTNF/7081 Activité des Japonais, 1941-1944. 107 16 s’habillent comme les Vietnamiens. Bien souvent ils ont aussi une épouse vietnamienne et des enfants. En dépit de la précarité de ce phénomène catégoriel114, les migrants entrent néanmoins dans un processus de ressemblance avec les Vietnamiens qui dépasse le niveau purement visuel. Pour le pouvoir vietnamien, la vietnamisation des Japonais est une sécurité pour éviter qu’ils ne soient trop facilement repérés et récupérés par l’armée française115. Pour les migrants le point de vue est différent et ils jouent le jeu sans arrière pensées, la majorité d’entre eux envisageant leur séjour au Vietnam pour du long terme, sans retour prévu pour le Japon116. Concernant la visibilité des Japonais à cette époque, l’un des derniers survivants de ces migrants, M. Kamo me faisait remarquer en me montrant une photo des Japonais au Nord-Vietnam prise en 1950 qu’il était impossible de visuellement distinguer les Japonais des Vietnamiens117. Cette notion, quoi que subjective, est par ailleurs constamment revenue dans le discours des différents acteurs japonais que nous avons rencontrés. A partir de 1954, lorsque le pouvoir vietnamien décide d’écarter des Japonais, plusieurs cas se présentent: une partie va rentrer au Japon presque aussitôt après le début des pressions (ce sont généralement les Japonais qui ont servi d’instructeurs militaires pour le Viêt-Minh)118, une autre partie va migrer vers le Sud-Vietnam, il s’agit apparemment des Japonais qui étaient au Vietnam avant la Seconde Guerre mondiale119, et enfin certains vont essayer de rester et vivre au Nord. Les rapatriements continuent néanmoins jusqu’en 1975, car malgré leur désir de rester au Vietnam, les conditions de vie deviennent bien souvent trop difficiles à supporter. Le retour au Japon apparaît donc comme une meilleure solution, les gouvernements japonais et vietnamiens font petit à petit des efforts pour accepter le rapatriement de ces Japonais avec leur épouse vietnamienne et leurs enfants120. Pourtant, tous les Japonais ne quitteront pas le Vietnam. De ces derniers on ne sait que peu de chose et c’est d’ailleurs ce qui leur a permis de rester. Pour ces acteurs, la catégorisation a trop bien fonctionné et l’intégration visuelle et sociale dans la société vietnamienne a été assez poussée pour qu’aucun pouvoir ne puisse les retrouver. Ainsi, des acteurs ont réussi à sortir du jeu des catégorisations et à gagner le droit de devenir des éléments à part entière de la société qu’ils avaient choisie. Conclusion En guise de conclusion, nous voudrions simplement dire qu’à travers les exemples exposés de catégorisations s’exerçant sur les populations japonaises d’Indochine, il semble que le pouvoir colonial français ait utilisé les catégorisations quasi exclusivement comme un moyen de maintenir son image de race dominante et ne pas mettre en péril l’équilibre du système colonial. Le Japon a dans un premier temps utilisé ces catégories pour se hisser dans l’échelle des races. Il a ensuite renversé le système de valeurs à son avantage pendant la Seconde Guerre mondiale. Cependant, nous avons essayé de montrer que dans ce que nous pourrions appeler cet « impossible Vietnam », les migrants japonais développent des stratégies d’intégration visuelle dans la société coloniale 114 Puisque le pouvoir Vietnamien décide de mettre rapidement fin à cette aventure. CAOM HCI /198 Japonais/Viêt-Minh. 116 OKA Kazuaki, Indoshina sensō no naka no Nihonjin (Les Japonais dans la Guerre d’Indochine), op. cit., p.38. IKAWA Kazuhisa, Betonamu dokuritsu sensō senka Nihonjin no shiseki ni tomozuku nichietsu no arikata no kansuru kenkyū (Etudes nippovietnamienne sur les Japonais qui ont participé à la guerre d’indépendance du Vietnam), Tokyo Foundation Research Report, No. 14, 2005. 117 Entretien Kamo Takuji, Ome, 14 mai 2007. 118 Idem. 119 Entretien Oda Michel, Tokyo, 9 mars 2007. 120 GAIMUSHO Micro K’0048 Kita betonamu zanryūhōjin hikiage kankei (En relation avec le rapatriement des Japonais restés au Nord Vietnam). Et, OKA Kazuaki, Indoshina sensō no naka no Nihonjin (Les Japonais dans la Guerre d’Indochine), op. cit. 115 17 indochinoise pour contrer les catégorisations destinées à leur donner un statut inférieur et extériorisant d’étranger fondé sur des critères raciaux. Ainsi, nous pensons que la possibilité de dépasser les « assignations raciales »121 prend naissance dans des espaces ambiguës existant entre le texte de loi et son application, marges dans lesquelles des phénomènes interactionnels complexes tel que celui de l’utilisation des catégories visuelles se développe et peut être utilisés comme un outil de résistance par les migrants. Dans le cas de la relation visuelle que nous avons étudié, cet espace est celui de l’interaction entre la catégorisation visuelle construite par la société d’accueil et de ce que nous pourrions qualifier de visibilité de la « différance »122, visibilité non fixe que le migrant peut faire évoluer en fonction de certaines stratégies. Le jeu entre le donné à voir et le visible perçu permet à certains migrants de détourner les définitions identitaires telles qu’elles sont pensées et imposées par les pouvoirs et, dans certains cas, en utilisant cela de façon paroxystique, les migrants réussissent à aller au-delà des systèmes de catégorisations, et par le fait, à disparaître de la vision des états, tout comme celle des chercheurs. 121 « Celles et ceux que l'on perçoit comme autres se voient imposer l'altérité radicale de leur appartenance supposée à un groupe phénotipiquement ou historiquement constitué », dans FASSIN Didier, FASSIN Eric, De la question à la question raciale? Représenter la société française, Paris, La Découverte, 1996, p. 9. 122 Pour reprendre le terme de Derrida. (Pour une exploitation du concept dans le contexte du visuel voir MIRZOEFF Nicholas, Diaspora and Visual Culture, London, Routledge, 2000, p. 6.)