1
Migrants japonais en Indochine 1885-1954:
entre catégorisations juridiques et catégorisations visuelles
Introduction
Le phénomène migratoire japonais vers l’Indochine française date des années 1880. Il est
difficile de dater avec précision l’arrivée des premières populations, mais les plus anciens
documents trouvés attestent de la présence de résidents japonais à Haiphong lors d’une
représentation théâtrale en 1885
1
. Il existe certes un mouvement migratoire entre les deux pays qui
remonte au XVIe siècle, avec la résidence de populations et notamment la création de plusieurs
villages japonais dans divers points de la côte d’Annam
2
. Cependant, ce mouvement prend fin avec
la période du sakoku
3
, durant laquelle est interdit tout mouvement migratoire entre le Japon et le
reste du monde à partir de 1635. Le flux migratoire se tarit donc, et les populations restées sur
place, auxquelles on peut ajouter celles fuyant les persécutions anti-chrétiennes du Japon des
Tokugawa
4
, se dissolvent peu à peu dans l’immensité continentale
5
. Ainsi, le mouvement migratoire
japonais moderne vers le Vietnam ne repose pas sur des bases historiques anciennes. Il correspond à
la possibilité retrouvée pour les Japonais de sortir de leur pays après la rénovation impériale de
Meiji en 1868. Bien que nous limitions notre sujet d’étude à l’unité chronologique de la période
coloniale française au Vietnam, les migrations japonaises vers ce pays ne se terminent pas avec la
fin de la domination coloniale et couvrent une période beaucoup plus longue, qui s’étend jusqu’à
nos jours.
Entre 1885 et 1954 trois pouvoirs d’ordre étatique tentent de définir ces populations en
produisant des catégories juridiques ou administratives : le pouvoir colonial français, présent
pendant toute la période ; le pouvoir impérial japonais, dont la présence est officialisée et
matérialisée en 1920 par l’ouverture d’un consulat, puis lors de la co-domination de l’Indochine
(1940-1945) ; et enfin le pouvoir Viêt-Minh, présent à partir de 1945. Ces catégorisations peuvent
apparaître de manière séquentielle mais aussi se développer de manière simultanée (ou
concurrente).
A ces catégories juridiques, il faut ajouter un autre système catégoriel non-institutionnel :
celui produit par la société d’accueil. Ce dernier système de classification que nous appellerons
« catégorisations visuelles » repose sur le visible, et se construit par le jeu entre ce qui est donné à
voir et ce qui en est perçu. Face aux stratégies des États que font apparaître les catégorisations
juridiques, nous aborderons donc aussi, avec cet autre système catégoriel, les enjeux de reconquêtes
qui existent dans le quotidien des acteurs de la société coloniale. Ces jeux d’échelles sont
nécessaires pour comprendre la circulation des catégories entre l’État et la société civile, et
l’interaction qui est créée entre les différents groupes d’acteurs. L’approche socio-historique que
nous utilisons, du fait de l’analyse d’un phénomène migratoire dans sa durée, donne une meilleure
1
ROLLET de l’Isle, Tonkin et mers de Chine 1883-1885, Paris, Plon 1886, p.274-273.
2
ISHIZAWA Yoshiaki, « Les quartiers japonais dans l’Asie du Sud-Est au XVIIe siècle » in, FOREST Alain, Nguyên The Anh,
Guerre et paix en Asie du Sud-Est, Paris, L’Harmattan, 1998, p.5-94. Le Than Koi, Histoire du Vietnam des origines à 1858, Paris,
Sudestasie, 1992, p.267-286.
3
Littéralement ce terme signifie « enchainement » du pays. Il est utilisé pour qualifier la période d’isolement relatif que le Japon
connait à partir du XVIe siécle. Cette période dure jusqu’en 1858.
4
La famille Tokugawa occupe les fonctions de chef du gouvernement militaire pendant 15 générations entre 1603 et 1867.
5
BOUILLEVEVAUX C.E., L'Annam et le Cambodge, voyage et notices historiques, Paris, Victor Palme Editeur, 1874, p.111.
2
visibilité des constructions étatiques et facilite la compréhension de leurs logiques ainsi que de leurs
effets. Par ailleurs, et au-delà de la question des catégories débattue ici, notre approche tente
d’aborder les notions de choix et de liberté chez les migrants.
L’exemple des catégorisations désignant les migrants japonais en Indochine permet :
- tout d’abord, de comprendre certains fondements de la construction d’une société divisée
juridiquement au niveau ethnique telle que le pouvoir colonial français la met en place. Il permet
aussi de réfléchir sur l’efficacité et les limites des contraintes créées par les catégories juridiques,
- ensuite, il nous semble utile pour comprendre l’évolution d’un groupe de migrants qui
tente de s’insérer dans une société d’accueil, malgré un contexte particulièrement contraignant de
guerre de race juridique et de constructions légales d’identité extériorisantes,
- enfin, avant de commencer, il nous semble aussi nécessaire de rappeler que comme ce
sujet d’étude concerne un territoire périphérique de la France. Par conséquent, le mouvement
migratoire intra-asiatique des Japonais doit être pensé en prenant toutes les précautions nécessaires
afin de ne pas oublier le contexte asiatique de ce mouvement, ainsi que la situation de l’Indochine
dans cette région éloignée de la France métropolitaine, tant géographiquement que
sociologiquement ou juridiquement.
Dans un premier temps nous présenterons rapidement quelques généralités du phénomène
migratoire japonais, puis nous traiterons des catégories juridiques s’appliquant aux migrants
japonais en Indochine et enfin nous aborderons la question des catégories visuelles mises en place
par et autour de ces populations.
I- Aspects du phénomène migratoire japonais
- Généralités
L’émigration japonaise dite d’outre-mer, pour la période moderne
6
, commence dès 1868 à
destination de Hawaï. Néanmoins, ce n’est qu’au début des années 1880 que les flux migratoires en
direction de l’étranger supplantent ceux internes au Japon. L’histoire de l’émigration japonaise est
divisée par les spécialistes japonais en deux grandes phases pour la période 1885/1945
7
. La
première phase -1885/1899- est principalement caractérisée par un mouvement d’émigration
sponsorisé ou sous contrat
8
, dirigé vers l’Amérique du Nord et Hawaï. La seconde phase allie
émigration libre et sous contrat, et concerne un espace géographique plus large :
- 1899/1908 Hawaï, Amérique du Nord
- 1908/1924 Hawaï, Amérique du Nord, Amérique du Sud
- 1924/1935 Amérique du Sud, Asie du Sud-Est
- 1935/1941 Asie du Sud-Est, Amérique du Sud
- 1941/1945 Mandchourie
Entre 1899 et 1941, on estime qu’une population d’environ 665.000 personnes
9
quitte le
Japon pour vivre à l’étranger. Quant à la période de l’après-guerre, elle est surtout marquée par le
retour au pays, après l’effondrement de l’Empire, d’environ 7 millions de personnes.
- Concepts historiques sur l’émigration japonaise
6
Cette période débute en 1868.
7
ISHIKAWA Tomonori, Nihon imin no chirigakuteki kenkyū (Etudes géographique de l’émigration japonaise), Ginowan,
Yōjushorin, 1997, p. 49.
8
L’émigration est considérée comme sponsorisée quand elle entre dans le cadre d’accords d’État à État, celle sous contrat
correspond à des flux spécifiques, encadrés par des contrats entre l’État japonais représenté par des bureau de recrutements et des
entreprises à l’étranger (généralement entreprises minières ou bien des plantations).
9
Ce chiffre n’inclut pas les populations des colonies japonaises.
3
Jusqu’à la fin de la Seconde Guerre mondiale, le phénomène migratoire japonais est
symboliquement construit autour de plusieurs concepts qui se nourrissent du nationalisme culturel
japonais et qui servent les intérêts politiques et économiques de certains groupes expansionnistes
10
.
Le principal élément de ces constructions concerne la notion même d’émigration. A cette époque
elle est théorisée non comme une émigration au sens commun du terme, mais comme une forme
spécifique de colonisation propre au Japon
11
. Dans les récits de voyages, les ouvrages spécialisés
publiés par le gouvernement japonais ou bien les archives du Ministère des Affaires étrangères, le
terme utilisé pour parler de ces migrants est zairyūhōjin que l’on pourrait traduire par « les gens de
notre pays à l’étranger ». Le terme d’immigré/ émigré existe (imin) mais il n’est que très rarement
utilisé pour parler des migrants japonais. Dans une conception qui emprunte beaucoup au volk
allemand, les constructions japonaises sur l’immigration sont à mettre en relation avec le travail de
création de droit du sang
12
qui a lieu à la même période et qui fixe juridiquement les anciennes
traditions shintoïstes de lien du sang
13
, mélangées aux emprunts modernes précités
14
: un Japonais
reste japonais quelque soit le lieu où il réside
15
.
- Immigration japonaise en Asie du Sud-Est
L’immigration japonaise en Asie du Sud-Est est un mouvement libre qui représente un total
d’environ 88.150 personnes entre 1907 et 1941
16
. A titre de comparaison la population japonaise
présente en Corée, une colonie japonaise à partir de 1911, est de 250.000 personnes. Les migrants
japonais dans cette gion, avant la Première Guerre Mondiale, sont essentiellement des femmes
prostituées, puis des travailleurs de plantations, et des représentants de grandes entreprises
japonaises. Les pays concernés par ce mouvement, classés par ordre décroissant, sont les
Philippines, la Malaisie et Singapour, les Indes Néerlandaises, Hong-Kong, le Siam et enfin
l’Indochine.
En ce qui concerne la région qui correspond au concept actuel d’Asie du Sud-Est
17
,
l’immigration japonaise y est pensée dans le cadre de ladite « théorie de l’expansion vers le Sud »
(Nanshinron). Cette théorie qui remonte aux années 1880 développe l’idée selon laquelle la région
appelée alors Pacifiques Sud, ou bien Mers du Sud, est vitale pour le développement du Japon. Elle
émerge de manière informelle dans des récits racontant les expériences d’aventuriers dans cette
partie du monde, y décrivant les mille et une merveilles que ces territoires recèlent, susceptibles
d’être mises à profit par le Japon. Les populations de migrants japonais résidant sur ces territoires
sont décrites comme une extension du Japon dans ces régions
18
. A partir de la Première Guerre
mondiale, l’intérêt pour la région s’accroît et des groupes d’intérêt privés s’organisent pour y
promouvoir la présence japonaise. Ce n’est que dans les années 1930 que le gouvernement japonais
fait entrer le Nanshinron dans sa politique nationale
19
, qui prend la forme d’une invasion militaire à
10
Imin kenkyū kai Ken, Nihon no iminkenkyū, dōkō to mokuroku (Etudes japonaises sur les migrations, tendances et bibliographie),
Tokyo, Nichigai asoshietsu, 1994, p.17-29.
11
IRIE Toraji est un des principaux acteurs de la construction de cette idée. Il travaille aux archives du Ministère des Affaires
étrangères japonais. Il est le pionnier de l’histoire de l’immigration japonaise, voir IRIE Toraji , Hōjinkaigaihattenshi (Histoire de
l’expansion outre mer des Japonais), Tokyo, Harashobō,1981, 2 volumes. Edition originale publiée en 1936 et 1938.
12
KOSAKU Yoshino : « The Discourse on Blood and Racial Identity in Contemporary Japan » in Frank DIKOTTER (dir.) : The
Construction of Racial Identities in China and Japan. Londres : Hurst, 1992, p.199-211.
13
WEINER Michael, Race and Migration in Imperial Japan, Londres, Routledge, 1994, p.8.
14
Nous pouvons aussi noter l’influence considérable de la pensée de Spencer à la fin du XIVe/début XXe siècle au Japon.
15
KODAMA Masasuke, Kokusekihōron (Théories juridiques de la nationalité), Tokyo, Hiroryōsha, 1933.
16
ISHIKAWA Tomonori, op.cit., p.115.
17
Cette région est à l’époque qualifié de Nan’, ce qui signifie « Pacifiques Sud ».
18
L’ouvrage précité de Kodama ainsi que sa réédition en 1937 sous le titre de Shinkokusekihōron (Nouvelles théories juridiques de
la nationalité- ce deuxième opus reprend les éléments principaux du précédent mais traite en plus du cas de la Mandchourie), sont
deux exercices de style pour démontrer juridiquement les liens entre les migrants japonais et le Japon, en d’autre terme comment un
migrant japonais reste juridiquement japonais dans toutes sortes de situations.
19
Pour plus de détails voir l’ouvrage pionnier de YANO Tooru, Nanshin no Keifu (Généalogie du Nanshin), Tokyo, Chūō Koron
Sha, 1975 et SHIMIZU Hajime, Southeast Asia in Modern Japanese Thought, Nagasaki, Nagasaki Prefectural University Press,
1997.
4
partir de 1940. Parallèlement à cela, des politiques de re-nipponisation sont mises en place par le
gouvernement japonais par le biais de l’action de ses consulats dès leur installation dans les
différents territoires d’Asie du Sud-Est où vivent des Japonais
20
.
- Emigration japonaise en Indochine
Les migrants japonais d’Indochine ne représentent qu’une proportion très réduite des
populations japonaises d’Asie du Sud-Est. Le nombre moyen de résidents japonais en Indochine est
de 300 personnes environ par an avant 1940
21
. La présence de Japonais en Indochine correspond à
un mouvement d’émigration qui débute à la fin des années 1870 suite à la crise agraire dans l’île de
Kyushu au Sud du Japon. Jusqu’à la fin des années 1930, les migrants japonais d’Indochine sont en
grande majorité issus de cette région pauvre du Japon
22
. Nous avons établi une chronologie se
distinguent trois périodes principales qui correspondent aux évolutions de l’émigration japonaise en
Indochine : fin XIXè siècle/1940, 1940/1945, 1945/1954.
L’émigration de ces populations revêt un caractère urbain en Indochine, surtout à partir des
années 1920 les migrants se concentrent dans les trois principales villes du Vietnam : Saigon,
Hanoi et Haiphong. Fait inattendu, en dépit d’une longue tradition de mises en garde concernant le
« péril jaune » et l’expansionnisme rampant du Japon dans le Sud-Est asiatique, avant 1940, la
présence nippone demeure infime dans les faits. Le caractère modeste de l’immigration comparée
à d’autres territoires coloniaux, comme la Malaisie, l’Indonésie, se double d’une relative faiblesse
de son emprise économique, les autorités françaises dressant toute sorte d’obstacles juridiques aux
investissements japonais. Ceci n’empêche pas cependant le pouvoir colonial de surveiller de près
ces ressortissants étrangers et de les considérer avec suspicion, comme en témoigne un grand
nombre de rapports de police produits à cette époque.
Les premières populations de migrants sont essentiellement constituées de femmes
23
(les
karayuki
24
des prostituées) et de leurs souteneurs qui sont attirés par la clientèle représentée par
l’armée coloniale. A partir de la Première Guerre mondiale, la situation commence à évoluer. Le
conflit crée une rupture des relations économiques avec la métropole. Le Gouvernement de
l’Indochine rompt le pacte colonial et développe ses relations commerciales avec les autres pays de
la région, et en particulier avec le Japon. De nouveaux commerçants japonais s’installent, ouvrant
des « bazars japonais » et autres échoppes proposant des produits de consommation japonais à bas
prix . S’installent aussi à cette période des bussan-men, c’est-à-dire les agents commerciaux et
techniques des grandes entreprises japonaises. Cette évolution de la nature des populations
japonaises résidentes en Indochine, bien qu’un peu plus tardive, est commune aux autres colonies
occidentales d’Asie du Sud-Est. En 1920, l’ouverture du premier consulat japonais de métier
25
,
confirme la transition entamée durant la guerre. Les prostituées, officiellement, disparaissent des
20
SHIRAISHI Saya, SHIRAISHI Takashi, The Japanese Colonial Southeast Asia, volume III, Ithaca, New York, Seap Cornell
University, 1992, p.7-8.
21
Documents du Centre des Archives d’Outre Mer (CAOM) : CAOM Gouvernement Général de l’Indochine (GGI)/F72 /07734
Régime des Japonais en Indochine, 1900-1902. CAOM Fonds Gernut (GER)/33 Indochine, enquête n°6 sur les Européens et
assimilés, 1937-1938 : Service de l’attaché commercial de France au Japon, chronique mensuelle, Tokyo, mai 1941, p.9.
KASHIWAGI Takuji, « Senzenki Furansuryōindoshina ni okeru shinshutsu no keitai », (Formes de la pénétration japonaise en
Indochine française avant la Seconde Guerre Mondiale), Ajia Keizai (Economie asiatique), Vol XXXI n°3, 03-1990, pp.78-97, p.87.
22
YAMAGUCHI Eiko, « Futsuryōindoshina ni okeru hōshō ---zakka yunyū hanbai-urushi-yushutsushō --- no yakuwari» ,
Nichifutsukyōdō shihai mae no nihonjin shakai » (Le le des commerçants japonais en Indochine française « import-export,
bazars, laque», la société japonaise avant la double domination franco-nippone), Nippon teikoku wo meguru jinkōidō no
shosōkenkyūjosetsu (Introduction aux études sur les mouvements de populations dans l’Empire japonais), Nihon imin gakkai 2004
nendo workshop hōkokusho (Rapport de l’atelier annuel de l’association de recherche sur l’immigration japonaise 2004), 2006,
pp.308-328, p. 315.
23
Dans un documentaire d’Eric Deroo, diffusé sur Arte en mars 2008 et concernant les femmes asiatiques, l’auteur déclare en
montrant des cartes postales de Japonaises en Indochine que ces prostituées étaient des Vietnamiennes déguisées en japonaises. Cette
assertion est erronée, il s’agit de femmes japonaises, lesdites karayuki san que l’on retrouve à la même époque dans toutes les
colonies européennes d’Asie du Sud-Est.
24
Nom utilisé au Japon pour catégoriser ces femmes et qui signifie « aller à l’Est ». Elles exercent la profession de prostituées et
constituent l’essentiel des migrants japonais avant les années 1920 en Indochine. Certains migrants masculins originaires des mêmes
régions et arrivés avec la même vague migratoire se qualifient parfois eux aussi de karayuki masculin.
25
C’est à dire avec un consul japonais, car il y a un consulat honoraire avant cela, avec un consul français.
5
statistiques au profit d’une population constituée essentiellement de commerçants et de
représentants commerciaux. Le 15 septembre 1940, après avoir bombardé la ville de Haiphong, le
Japon prend militairement pied en Indochine, d’abord au Nord, puis au Sud à partir de juillet 1941,
théoriquement pour couper la route d’approvisionnement en matériel aux armées chinoises
combattant contre le Japon. Cet événement change radicalement le nombre, mais aussi la nature des
populations japonaises présentes, puisque environ 10.000 à 100.000 soldats japonais
26
s’installent
au Tonkin, rapidement suivis par des centaines de civils qui bénéficient de nouveaux droits
concédés par le pouvoir colonial français, maintenu dans ses fonctions administratives. Cet âge d’or
de l’immigration japonaise en Indochine prend fin avec la guerre, par des mesures d’expulsion
prises par les autorités françaises. Néanmoins, tous les Japonais qui étaient présents ne quittent pas
le territoire colonial. Ainsi s’ouvre une troisième période, pendant laquelle environ 2000 Japonais,
civils et militaires, refusent la défaite ou le retour au pays, et prennent le maquis aux cotés du Viêt-
Minh. Une partie de ces Japonais fournissent une aide logistique aux combattants vietnamiens, non
seulement au niveau militaire mais aussi dans de nombreux autres domaines comme l’agriculture.
Cette population n’est pas la seule à rester. Au Sud-Vietnam, des anciens résidents japonais
d’Indochine ainsi qu’une nouvelle population d’hommes d’affaires viennent s’installer peu de
temps après 1945. En 1954, sous la pression de la Chine, le régime du Nord Vietnam à son tour
expulse les Japonais de leur territoire
27
une première fois, puis encore en 1975 après l’invasion du
Sud-Vietnam.
Nous allons tout d’abord nous intéresser à l’évolution juridique des catégories de cette
population au cours de ces soixante-dix années de présence dans le Vietnam colonial.
II- Catégorisation juridiques
On pourrait dire, grossièrement, que le phénomène migratoire japonais en Indochine n’a
d’intérêt que par rapport aux multiples catégorisations dont il fait l’objet. Malgré une population
dont le nombre reste très limité durant cet intervalle de soixante-dix ans, la masse de documents
produite par l’administration coloniale à son sujet est considérable et semble totalement
disproportionnée. Nous retrouvons des références à ces populations dans les documents qui sont le
fruit de la surveillance exercée par la Sûreté générale, mais aussi des discussions entre les diverses
administrations du Gouvernement général, ainsi que des documents produits par les autorités
militaires et des documents produits par les milieux économiques, etc. Les Japonais, s’ils n’ont pas
physiquement envahi le pays, envahissent les esprits. Le pouvoir colonial ne voit pas les migrants
pour eux-mêmes, c’est-à-dire pour la place réelle qu’ils occupent dans la colonie, mais en fonction
de la perception qu’il se fait de leur pays d’origine. Le pouvoir colonial français opère vis-à-vis de
ces migrants les mêmes constructions que les autorités japonaises sur la question des liens
inaliénables unissant les migrants japonais à leur pays d’origine. Ainsi, les Japonais d’Indochine se
retrouvent perçus par le pouvoir colonial français, malgré eux et en dépit de leur faible nombre,
comme porteurs d’un danger. Le Japon est une nation chimère qui se joue des frontières établies par
les théories évolutionnistes européennes. Cependant, le pouvoir colonial cède à cette transgression
de l’ordre des choses établies, non sans créer une sorte de schizophrénie qui met à jour les
ambiguïtés de la domination coloniale. Ainsi, le statut et la catégorisation des Japonais dans la
colonie deviennent un enjeu de pouvoir pour maintenir la domination française sur la société
coloniale indochinoise.
26
Les rapports du Cabinet militaire de l’Indochine font état de l’évolution du nombre de troupes militaires japonaises, très fluctuant
en fonction des mois voire même des semaines. Le nombre de civils est difficile à déterminer, il apparaît dans les archives françaises
par le biais des lieux de résidence des familles japonaises (adresses) dans les villes, mais cela reste très imprécis. Pour ce qui est des
chiffres japonais, les données du Ministère des Affaires étrangères japonais s’arrêtent en 1941.
27
Entretien avec Kamo Takuji (Ancien instructeur militaire au Tonkin entre 1945 et 1954), Ome, 2 Mai 2007.
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