Jusqu’à la fin de la Seconde Guerre mondiale, le phénomène migratoire japonais est
symboliquement construit autour de plusieurs concepts qui se nourrissent du nationalisme culturel
japonais et qui servent les intérêts politiques et économiques de certains groupes expansionnistes
.
Le principal élément de ces constructions concerne la notion même d’émigration. A cette époque
elle est théorisée non comme une émigration au sens commun du terme, mais comme une forme
spécifique de colonisation propre au Japon
. Dans les récits de voyages, les ouvrages spécialisés
publiés par le gouvernement japonais ou bien les archives du Ministère des Affaires étrangères, le
terme utilisé pour parler de ces migrants est zairyūhōjin que l’on pourrait traduire par « les gens de
notre pays à l’étranger ». Le terme d’immigré/ émigré existe (imin) mais il n’est que très rarement
utilisé pour parler des migrants japonais. Dans une conception qui emprunte beaucoup au volk
allemand, les constructions japonaises sur l’immigration sont à mettre en relation avec le travail de
création de droit du sang
qui a lieu à la même période et qui fixe juridiquement les anciennes
traditions shintoïstes de lien du sang
, mélangées aux emprunts modernes précités
: un Japonais
reste japonais quelque soit le lieu où il réside
.
- Immigration japonaise en Asie du Sud-Est
L’immigration japonaise en Asie du Sud-Est est un mouvement libre qui représente un total
d’environ 88.150 personnes entre 1907 et 1941
. A titre de comparaison la population japonaise
présente en Corée, une colonie japonaise à partir de 1911, est de 250.000 personnes. Les migrants
japonais dans cette région, avant la Première Guerre Mondiale, sont essentiellement des femmes
prostituées, puis des travailleurs de plantations, et des représentants de grandes entreprises
japonaises. Les pays concernés par ce mouvement, classés par ordre décroissant, sont les
Philippines, la Malaisie et Singapour, les Indes Néerlandaises, Hong-Kong, le Siam et enfin
l’Indochine.
En ce qui concerne la région qui correspond au concept actuel d’Asie du Sud-Est
,
l’immigration japonaise y est pensée dans le cadre de ladite « théorie de l’expansion vers le Sud »
(Nanshinron). Cette théorie qui remonte aux années 1880 développe l’idée selon laquelle la région
appelée alors Pacifiques Sud, ou bien Mers du Sud, est vitale pour le développement du Japon. Elle
émerge de manière informelle dans des récits racontant les expériences d’aventuriers dans cette
partie du monde, y décrivant les mille et une merveilles que ces territoires recèlent, susceptibles
d’être mises à profit par le Japon. Les populations de migrants japonais résidant sur ces territoires
sont décrites comme une extension du Japon dans ces régions
. A partir de la Première Guerre
mondiale, l’intérêt pour la région s’accroît et des groupes d’intérêt privés s’organisent pour y
promouvoir la présence japonaise. Ce n’est que dans les années 1930 que le gouvernement japonais
fait entrer le Nanshinron dans sa politique nationale
, qui prend la forme d’une invasion militaire à
Imin kenkyū kai Ken, Nihon no iminkenkyū, dōkō to mokuroku (Etudes japonaises sur les migrations, tendances et bibliographie),
Tokyo, Nichigai asoshietsu, 1994, p.17-29.
IRIE Toraji est un des principaux acteurs de la construction de cette idée. Il travaille aux archives du Ministère des Affaires
étrangères japonais. Il est le pionnier de l’histoire de l’immigration japonaise, voir IRIE Toraji , Hōjinkaigaihattenshi (Histoire de
l’expansion outre mer des Japonais), Tokyo, Harashobō,1981, 2 volumes. Edition originale publiée en 1936 et 1938.
KOSAKU Yoshino : « The Discourse on Blood and Racial Identity in Contemporary Japan » in Frank DIKOTTER (dir.) : The
Construction of Racial Identities in China and Japan. Londres : Hurst, 1992, p.199-211.
WEINER Michael, Race and Migration in Imperial Japan, Londres, Routledge, 1994, p.8.
Nous pouvons aussi noter l’influence considérable de la pensée de Spencer à la fin du XIVe/début XXe siècle au Japon.
KODAMA Masasuke, Kokusekihōron (Théories juridiques de la nationalité), Tokyo, Hiroryōsha, 1933.
ISHIKAWA Tomonori, op.cit., p.115.
Cette région est à l’époque qualifié de Nan’yō, ce qui signifie « Pacifiques Sud ».
L’ouvrage précité de Kodama ainsi que sa réédition en 1937 sous le titre de Shinkokusekihōron (Nouvelles théories juridiques de
la nationalité- ce deuxième opus reprend les éléments principaux du précédent mais traite en plus du cas de la Mandchourie), sont
deux exercices de style pour démontrer juridiquement les liens entre les migrants japonais et le Japon, en d’autre terme comment un
migrant japonais reste juridiquement japonais dans toutes sortes de situations.
Pour plus de détails voir l’ouvrage pionnier de YANO Tooru, Nanshin no Keifu (Généalogie du Nanshin), Tokyo, Chūō Koron
Sha, 1975 et SHIMIZU Hajime, Southeast Asia in Modern Japanese Thought, Nagasaki, Nagasaki Prefectural University Press,
1997.