Politiques publiques, séance 1

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INSTITUT D’ETUDES POLITIQUES DE TOULOUSE
Cours : « Sociologie de l’action publique » (M. Weisbein)
Section 1
Politiques publiques, action publique
Introduction :
Qu’est-ce qu’une politique publique ?
Il convient de faire retour sur le changement ayant affecté l’énoncé du cours en 2004 et qui
sera désormais maintenu : celui-ci n’est plus un enseignement de « politiques publiques »
mais propose à la place une « sociologie de l’action publique », l’« action publique »
englobant les « politiques publiques » mais ne s’y résumant pas.
Ce changement apparemment formel (mais qui est en fait une ouverture de l’objet)
s’explique :
- par les transformations affectant l’objet d’analyse lui même (qui seront
ventilées dans toutes les sections du cours) ;
- par un tournant disciplinaire majeur dans la science politique (qui sera l’objet
du I de cette section) ;
- mais surtout par l’imprécision du terme de « politique publique ». En
introduction, on va donc préciser en quoi celui-ci est flou.
Qu’est-ce qu’une politique publique ?
Le fait de poser cette question renvoie à un rite académique mais surtout à une réelle
difficulté initiale de définition de l’objet. On pourrait définir sommairement une
« politique publique » comme un produit normatif (un ensemble fini de normes, de
règles, de procédures…) pensé, impulsé, mis en œuvre par une autorité investie de
puissance publique et de légitimité gouvernementale afin d’intervenir sur un domaine
spécifique de la société ou du territoire. Or, le terme de politiques publiques renvoie à deux
termes imprécis :

La dimension « politique » : inutile de rappeler ici la polysémie bien connue du mot (que
l’anglais permet de contourner : politics, policy, politic).
D’autant plus que, pour une large part de la science politique, du moins la plus
sociologisée, la localisation de ce « politique » n’est ni l’Etat (et ses instances
périphériques : les partis, l’administration) ni le seul pouvoir : le politique est en fait une
qualification de relations sociales et de comportements sociaux divers, relevant de la
construction (inégale) de sens entre acteurs placés en situation de concurrence pour
l’obtention de biens divers et qui prennent le label de « politique » au sens où ils
concernent le champ politique.
D’où il découle qu’analyser les politiques publiques serait explorer une dimension de ce
champ politique, la plus institutionnalisée mais aussi la plus opératoire : les politiques
publiques délimitent et structurent les systèmes politiques, ses espaces, ses enjeux, ses
processus de règlement des conflits ou d’allocation des ressources, etc. On verra que tout
ceci est partiellement vrai.

Le « public » : ce terme renvoie d’abord littéralement à l’idée de destinataires, d’assujettis,
de bénéficiaires, d’usagers qui sont le public visé par l’action gouvernementale et
administrative. Mais plus généralement, le « public » dont il est question ici renvoie bien
sûr à l’Etat ; d’où étudier des politiques publiques serait traiter l’action
gouvernementale et il s’agirait ici de qualifier le travail gouvernemental pour en dégager
les caractéristiques principales. Or il y a au moins deux difficultés à ce stade :
-
Il est parfois difficile de traiter scientifiquement de l’Etat (et du champ
bureaucratique) au sens où, comme Bourdieu le remarque, il institue lui-même et
impose au chercheur les catégories par lequel il est pensé : « entreprendre de penser
l’Etat, c’est s’exposer à reprendre à son compte une pensée d’Etat, à appliquer à l’Etat
des catégories de pensée produites et garanties par l’Etat, donc à méconnaître la vérité
la plus fondamentale de l’Etat »1. L’Etat impose non seulement ses catégories
d’analyse (« l’intérêt général », la « puissance publique », la « régulation », etc.) mais
aussi ses propres objets : « c’est dans le domaine de la production symbolique que
l’emprise de l’Etat se fait particulièrement sentir : les administrations publiques et
leurs représentants sont grands producteurs de « problèmes sociaux » que la science
sociale ne fait bien souvent que ratifier en les reprenant à son compte comme
problèmes sociologiques »2.
-
La seconde difficulté est d’ordre moral, plus qu’intellectuel : l’idée de « politique
publique » sous-tend des éléments qui ne se trouvent pas vraiment dans la réalité et qui
sont connotés très positivement : l’idée de primauté de l’Etat, de volontarisme
politique, d’arbitrages justifiés et rationnels, de souci de l’intérêt général, de
souveraineté de la décision, de cohérence entre les moyens et les fins, d’inscription
nationale de la décision, etc. Or, face à des phénomènes comme la décentralisation, la
mondialisation, l’intégration européenne, on verra que ce qui est formellement produit
par l’Etat est en fait co-produit (dans l’Etat et entre l’Etat et d’autres groupes sociaux),
irrationnel, précipité, mu par des intérêts particuliers, instable, multi-niveaux,
polycentrique, etc.
L’ambiguïté des « politiques publiques » résulte en grande partie de cette juxtaposition entre
ces deux dimensions. On verra d’ailleurs tout au long des six sections qu’il est vraiment
difficile de donner une définition claire d’une politique publique et que cet objet, une fois
déconstruit, est avant tout caractérisé par sa complexité, sa fluidité, sa ductilité et son
instabilité. Au total, on verra la difficulté à gouverner qui caractérise les Etats modernes.
Pierre Bourdieu, « Esprits d’Etat. Genèse et structure du champ bureaucratique », in Raisons pratiques. Sur la
théorie de l’action, Paris, Seuil, 1994, p. 101.
2
Ibid., p. 104-105.
1
2
Malgré ce rappel à la prudence, il reste toutefois possible de penser l’action publique de façon
sérieuse ; il s’agit d’ailleurs de la principale originalité de l’étude des politiques publiques :
sociologiser notre regard sur l’Etat, c’est-à-dire saisir l’Etat à partir de son action (et non à
partir de ses catégories d’action ou de sa supposée « essence ») et voir quels sont les
déterminants de cette action (les résultats électoraux ? les intérêts propres au champ
bureaucratique ? la nature des problèmes sociaux ?) tout comme ses effets propres sur la
société.
On parlera donc plutôt d’une sociologie de l’action publique : analyse des actions entreprises
par l’Etat mais aussi des actions menées par d’autres groupes sociaux à des niveaux
multiples ; dans « l’action publique », on ne regarde pas que l’Etat (gouvernement,
administration, partis, etc.) mais aussi la société ; les « politiques publiques » ne sont pas
seulement issues de décisions publiques mais doivent être plutôt entendues comme des
assemblages composites d’éléments hétérogènes et recyclés (cf. conclusion de l’Ecopouvoir
de P. Lascoumes, référence 753).
Il en découle une double déconstruction de l’Etat, en interne et en externe :
 En interne : l’Etat n’est donc plus perçu par en haut et comme un bloc homogène ; mais
par le bas et par le détail, comme un agrégat d’institutions différentes (ministères,
administrations, grands corps etc.), éventuellement placées en situation de compétition car
porteuses de stratégies et d’intérêts divergents.
 En externe : de même l’Etat est relativisé dans son environnement social, à travers des
interactions diverses et complexes qu’il entretient avec la « société civile » ; d’où une
frontière entre ces deux entités très poreuse.
On verra plus spécifiquement dans cette 1ère séance que l’action publique est un construit de
recherche (opéré par une discipline, la branche qui se spécialise à son effet) ainsi qu’un
construit social et politique (opéré par des groupes en situation de concurrence).
I. – L’approche disciplinaire :
les politiques publiques comme construits de recherche
Selon Jones, les politiques publiques sont des « catégories analytiques », c’est-à-dire autant le
produit de l’action des acteurs politiques que le travail de construction de son objet par le
chercheur. Il s’agit donc de prendre en considération les outils intellectuels, conceptuels et
méthodologiques, qui permettent à ce dernier de construire une politique publique, selon le
principe épistémologique de base selon lequel « le point de vue crée l’objet » (le savant
participe par ses outils conceptuels et disciplinaires à construire la réalité qu’il étudie ; il ne la
constate pas passivement).
Le numéro accompagnant les références bibliographiques renvoie au plan du cours tel qu’il a été donné en
amphithéâtre, lors de la séance inaugurale. En raison des ajouts qui accompagnent l’actualisation régulière du
cours, il se peut que cette numérotation soit décalée.
3
3
Cette nécessité de s’interroger sur la discipline dite de « sociologie de l’action publique » (ou
de branche de la science politique spécialisée sur les politiques publiques) est redoublée par le
fait qu’elle a ou peut avoir des effets directs ou indirects sur l’action publique (il s’agit de la
notion de double herméneutique chez Anthony Giddens). Le contexte général de l’action
publique est marqué par quatre grandes mutations qui favorisent d’autant plus ces effets de
double herméneutique :
- la managerialisation de l’Etat
- la transnationalisation de l’action publique
- la mise en concurrence des territoires de l’action publique (le niveau national n’est
plus le seul ni le plus important)
- et surtout l’importance des activismes savants, des militantismes de chaire.
D’où l’idée avancée par Olivier Ihl de « sciences du gouvernement » qu’il s’agirait d’analyser
(référence 66) : gouverner, c’est s’appuyer sur des modèles d’action qui s’imposent et en
imposent par leur capacité à se draper d’une forme d’objectivité ; il faut donc étudier les
interactions multiples entre des savoirs académiques et des pratiques bureaucratiques, souvent
à travers des formes d’ingénierie de gouvernement et des catégories d’intervention publique
(l’exemple type étant la fameuse « gouvernance »). D’où également la nécessité d’une analyse
sociologique de ces « entrepreneurs de scientificité » qui visent des effets de légitimation
scientifique de l’action bureaucratique.
L’institutionnalisation de l’analyse des politiques publiques, c’est-à-dire son émergence en
tant que champ d’études spécialisé (et ce, dans une approche de sociologie des sciences) est
ici saisie à travers une double déconstruction (à la fois dans le temps et dans l’espace). Cela
permettra notamment de souligner l’hétérogénéité des approches scientifiques des politiques
publiques.
A. Les racines praxéologiques : Government Studies et management public
Le 1er moment est celui de l’approche pragmatique dans l’analyse des politiques publiques ;
celle-ci vise à apporter un ensemble de méthodes rationnelles et opératoires au service des
décideurs politiques et à mettre en œuvre les méthodes modernes de gestion des entreprises
dans le secteur public (d’où la dimension praxéologique : le savoir tourné vers l’action).
L’analyse des politiques publiques naît d’abord aux EU après la seconde guerre mondiale,
dans le contexte historique du New Deal et de l’Etat interventionniste puis de la crise
économique des années 1970, et s’oriente de façon pragmatique et fonctionnaliste vers la
résolution des problèmes d’allocation des ressources publiques. Il s’agit de la tradition anglosaxonne des government studies qui obéissent à plusieurs caractéristiques :
- le financement privé (par exemple par la fondation Ford) pour de nombreuses enquêtes ;
- la dépendance de l’agenda scientifique par rapport aux problèmes concrets rencontrés par
les administrations ;
- l’imbrication des registres descriptifs et prescriptifs ;
- et l’éclatement des cadres d’analyse en raison des singularités sectorielles des études
(l’objet prime le concept).
4
Avec l’apparition de l’analyse des politiques publiques, il s’agit donc d’une science pour
l’action des gouvernants. La question est la suivante : dans quelles conditions sont faits les
choix publics et comment les éclairer ? De même, le débouché de ce programme réside dans
la formation à la gestion publique auprès des hauts fonctionnaires (cf. création d’écoles de
management public aux EU : citons la Graduate School of Public Policy à Berkeley, la
Kennedy School of Government de Harvard ou la filière de management public à la Graduate
School of Business de Stanford).
Mais cela renvoie aussi à l’histoire du droit public et aux logiques propres au champ juridique. On
peut renvoyer ici à une périodisation classique du droit administratif en trois périodes distinctes :
1. Entre 1800 et 1900, on observe le règne du critère de la puissance publique ; le langage
administratif qui domine est le principe de soumission hiérarchique au politique et de respect de la
règle juridique : c’est le langage du droit
2. Entre 1900 et 1945-60, c’est le règne du critère du service public ; l’administration s’est
développée au delà des critères traditionnels de l’Etat libéral et embrasse de nombreux secteurs ; le
langage du droit administratif s’enrichit d’un savoir technique propre à chaque secteur et mis en
œuvre par des spécialistes.
3. Depuis 1960, la crise du critère du service public est actée ; on observe dès lors l’apparition du
langage managerial pour mieux gérer les organisations publiques. Le management public se
développe, en réponse à cette crise fonctionnelle du critère du service public.
Une autre petite digression : l’apparition de cette tradition d’analyse renvoie plus fondamentalement à
la genèse sociale de la « question technocratique » à partir des années 1930 (cf. l’ouvrage de V.
Dubois et D. Dulong, référence 29). Celle-ci traduit une nouvelle représentation du rôle de l’Etat dans
la société : l’image de rationalité et de modernité de l’administration s’impose fortement. L’usage du
terme de technocratie désigne en effet la politique neutralisée par la technique : le technocrate désigne
un acteur social censé exercer un pouvoir politique grâce à sa compétence technique et non pas en
vertu de la détention d’un poste électif. Reste à constater la variété immense des groupes sociaux ou
des configurations politiques ou historiques qui ont suscité une qualification de technocratie. Il faut en
fait parler des technocraties, des formes possibles de la technocratie. Un invariant se dessine toutefois :
la technocratie désigne une homologie de position dans les cercles dirigeants des sociétés ; les
technocrates revendiquent en effet une place, la meilleure possible, dans le cercle des élites, en arguant
d’une compétence professionnelle et technique dont l’utilité est tenue comme incontournable dans le
travail politique et le gouvernement des sociétés (citons l’économie, le droit, l’informatique, etc.). Ces
ressources qui fondent l’identité du groupe ont un point commun : elles relèvent de sciences
appliquées, c’est-à-dire orientées vers la décision politique, comme les sciences de l’ingénierie
étatique. Et ce d’autant plus que les sciences sociales (sociologie, science politique notamment) ont
tout particulièrement contribué à la reconnaissance politique de la question technocratique ; entre 1945
et 1960, en France par exemple, sociologie et science politique se pensent comme des auxiliaires des
pouvoirs publics ; les sociologues se veulent des ingénieurs du social et non plus des sociologues de
salon. La question technocratique, la technique au service de la politique, devient donc un problème à
résoudre.
B– L’analyse des politiques publiques en France
Cette genèse praxéologique se traduit en France par un mouvement de spécialisation de la
question des politiques publiques en sociologie à partir des années 1960 puis en science
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politique au début des années 1980. Mais la nouveauté est que la sociologie de l’action
publique s’autonomise de l’action politique et tente de devenir de plus en plus une discipline
intellectuelle autonome et non plus seulement une aide à la décision publique.
a) La sociologie des organisations
La sociologie des organisations a été la première discipline à investir le champ de l’analyse
des politiques publiques.
-
Pourquoi la sociologie des organisations et pas la science politique ? Par absence de la
seconde principalement : la sociologie des organisations investit ce champ d’étude à un
moment où la science politique ne s’est pas encore véritablement autonomisée et
spécialisée comme discipline4.
-
De même, pourquoi la sociologie des organisations et pas le droit public ? Parce que ce
dernier a une approche trop formelle des processus gouvernementaux, en ne considérant
que la règle de droit (et pas son utilisation, notamment parce que cette dernière dénature
souvent la pureté formelle du texte juridique). Or contre le droit public, la sociologie des
organisations va déplacer le regard au-delà des règles procédurales et des organigrammes.
L’étude de l’action publique est à cette époque surtout le fait de sociologues ayant fait des
séjours d’étude aux Etats-Unis, qui en ramènent un net souci d’enquête de terrain et qui vont,
en outre, bénéficier des financements publics de la période gaullienne : citons Michel Crozier
qui fonde le Centre de sociologie des organisations (CSO), Jean-Pierre Worms, Pierre
Grémion ou Jean-Claude Thoenig.
Les études portent alors surtout sur le système politico-administratif de la France. De même
on observe une cristallisation des travaux autour de la problématique de la décision dans les
organisations : l’importance est accordée aux processus de négociation permanente entre
acteurs de ce système concernant les prérogatives que ceux-ci tiennent de leur position
institutionnelle.
Les concepts les plus importants de ce courant de recherche sont les suivants :
 Le concept de système organisé : une organisation est plus que la somme des actions de
ses membres ou de ses parties.
 Le concept de pouvoir : celui-ci désigne la capacité de certains agents de mobiliser
certaines ressources afin de renforcer leur place dans l’organisation et de contraindre
l’action des autres agents.
 Le concept de stratégie : les individus utilisent les règles formelles et informelles de
l’organisation en fonction de stratégies cohérentes.
Voir au sujet de l’histoire de la science politique, Pierre Favre, Naissances de la science politique, Paris,
Fayard, 1989.
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Aujourd’hui, cette tradition de recherche est toujours vivace au CSO avec les travaux de
Christine Musselin, de Vincent Simoulin, d’Olivier Borraz, etc.. Mais on parle désormais de
« sociologie de l’action organisée » et non plus de « sociologie des organisations » afin
d’ouvrir la perspective : une action organisée renvoie aux processus qui font qu’une situation
d’interaction se stabilise entre des acteurs individuels et collectifs (cf. Musselin, référence
115). En se fixant sur l’action et non plus sur la décision publique, en analysant des pratiques
administratives ordinaires et non plus des grands projets de réforme portées par des élites, les
travaux qui y sont réalisés montrent une action publique morcelée, moins cohérente, chaque
secteur ayant sa logique propre et constituant un ordre local (souvent assimilable à un jeu :
« jeu du catalogue » pour les politiques culturelles, « jeu de la panne » pour la politique du
tabac, « jeu de la régulation croisée » pour l’administration locale, etc.). Pour autant, cette
action publique éclatée se caractérise par une certaine continuité et une résistance au
changement, les acteurs ayant les ressources de freiner, voire d’annuler, les réformes et de
résister aux chocs extérieurs. Enfin, ces ordres locaux sont inégalement dominés par le
politique.
b) L’école grenobloise
Il convient de souligner deux éléments pour introduire cette « école grenobloise » :
- Celle-ci désigne un laboratoire : le CERAT (Centre de recherche sur le politique,
l’administration, la ville et le Territoire, rattaché à l’IEP de Grenoble) qui vient de fêter
son 40ème anniversaire et l’a fait savoir (référence 28) ;
- Un livre en est le point de départ, publié en 1987 : L’Etat en action de Bruno Jobert et
Pierre Muller (référence 113)
L’école grenobloise apparaît donc dans la seconde moitié des années 1980. Ce moment de
l’analyse des politiques publiques en France renvoie donc à un contexte particulier, à la fois
politique, académique et intellectuel :
- Politique : il s’agit du contexte de la décentralisation et du processus de planification
- Académique : il s’agit du contexte du développement à la fin des années 1970 de l’analyse
des politiques publiques au sein de la science politique qui revendique de plus en plus son
autonomie intellectuelle et institutionnelle (contre le droit public notamment). Les effets
de concurrence entre les deux disciplines, droit et science politique, doivent être soulignés
parce que celle-ci à poussé la seconde plutôt du côté de la sociologie.
- Intellectuel : il faut en effet noter l’influence sur les chercheurs du CERAT des travaux
des sociologues des organisations et notamment de M. Crozier. Autre influence
intellectuelle notable : les travaux de Lucien Nizard sur la planification qui sont
revendiqués par Muller et Jobert.
La nouveauté de cette école grenobloise réside dans le fait que le regard se tourne sur la
dimension cognitive des politiques publiques et sur les constructions intellectuelles dont elles
sont porteuses. On insiste donc sur les idées, les valeurs ou les symboles plus que sur les
processus, les institutions ou les stratégies. Cela s’inscrit au sein du constructivisme social
(avec comme livre fondateur l’ouvrage de Berger et Luckman sur La construction sociale de
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la réalité), selon lequel la réalité sociale est une construction de sens qui découle
d’interactions multiples entre des individus.
Trois concepts importants (qui seront développés plus loin) sont développés au sein de l’école
grenobloise :
 la notion de référentiel entendu comme une image de la réalité sur laquelle on peut
intervenir ;
 le rapport sectoriel/global (ou RGS) ;
 et la notion de médiateur entendu comme les groupes sociaux porteurs de référentiels.
Aujourd’hui, cette école semble entrée en crise (notamment la notion de référentielle,
abusivement présentée comme le « modèle français d’analyse des politiques publiques »)
parce qu’elle n’est plus la seule à réfléchir à l’action publique et doit subir la concurrence
d’autres traditions de recherche.
c) Le renouveau sociologique
Pour résumer, la France présente une double spécificité dans l’analyse des politiques
publiques qui autorisent certains (Smith, Hassenteufel, in référence 150) à parler d’une
« structuration française de ce champ d’étude » :
- le poids des recherches consacrées au fonctionnement interne de l’Etat ;
- et un fort scepticisme par rapport à la rationalité de l’action de l’Etat et de la décision
publique (avec comme corollaire le rejet de la théorie du rational choice comme postulat
de recherche).
Et on peut sans doute rajouter un 3ème trait spécifique aux études françaises sur les politiques
publiques : à savoir une nette tendance réflexive à constamment s’interroger sur sa vitalité et
sur la validité de ses présupposés théoriques ; on a ainsi parlé d’un « âge d’or », d’un
« essoufflement », de la quête corrélative d’un « second souffle », etc. (cf. les nombreux
numéros de la RFSP qui établissent des bilans et notamment le dernier qui insiste sur la
diversité des approches : références 148 à 152).
Car dans les années 1990, l’analyse des politiques publiques a tendance à se cloisonner
comme une sous-discipline de la science politique, voire même à s’autonomiser de cette
dernière et à se replier sur elle même. Plusieurs reproches luis sont ainsi adressés :
- une technicisation croissante et une sur-spécialisation (liée à l’emprisonnement du
financement des recherches, en raison de l’importance des commandes publiques sur des
politiques sectorielles),
- la négligence des questionnements fondamentaux de la science politique (comme la
compétition politique, la structuration du champ politique, la domination sociale, etc.),
- le développement de concepts spécifiques, qui ne valent que pour les politiques publiques
et qui ne sont pas opératoires pour d’autres objets de la discipline (comme les partis, le
vote, etc.).
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-
une forte négligence quant aux questions de méthode (lesquelles ne sont pas spécifiées)
et le développement concomitant d’une terminologie spécialisée, jargonnante…
Aujourd’hui, l’analyse des politiques publiques connaît un renouveau sociologique récent
(qualifié de « second souffle »), c’est-à-dire une normalisation disciplinaire dans lequel ce
cours entend se placer. Ces nouvelles approches et ces nouvelles questions peuvent être
ramenées à plusieurs points :
- un intérêt nouveau pour la question du politique et plus spécifiquement de l’articulation
entre politiques publiques et compétition politique ;
- la question connexe de la légitimation des politiques publiques et de leur dimension
symbolique.
On verra ainsi en conclusion de cette première section ce que pourraient être les linéaments
d’une sociologie de l’action publique.
II. - L’objet :
les politiques publiques comme construits sociaux et politiques
On peut adopter une première approche pour reprendre la question initiale du cours (qu’est-ce
qu’une politique publique ?), à savoir établir un panorama des définitions des politiques
publiques glanées dans les manuels. Or déjà en 1985, dans le tome 4 du vénérable Traité de
science politique, Jean-Claude Thoenig recense plus de 40 définitions différentes des
politiques publiques. Depuis, il est probable que ce chiffre a connu une forte inflation tant le
domaine des politiques publiques a été un secteur de science politique à la mode.
Quelques exemples :
- « tout ce que le gouvernement décide de faire ou de ne pas faire » (Howlett, Ramesh, 1995)
- « un programme d’action gouvernementale dans un secteur de la société ou dans un espace
géographique » (Mény, Thoenig, 1985)
- « un programme d’action gouvernementale définie comme une combinaison spécifique de lois,
d’affectations de crédits, d’administrations et de personnel dirigé vers la réalisation d’un ensemble
d’objectifs plus ou moins clairement définis » (Rose, Davies, 1994).
« un processus de médiation sociale, dans la mesure où l’objet de chaque politique publique est de
prendre en charge les désajustements qui peuvent intervenir entre un secteur et d’autres secteurs,
ou encore entre un secteur et la société globale » (Muller, référence 108, p. 24). Et plus loin (p.
25) : « il y a politique publique lorsqu’une autorité politique locale ou nationale tente, au moyen
d’un programme d’action coordonné, de modifier l’environnement culturel, social ou économique
d’acteurs sociaux saisis en général dans une logique sectorielle ».
- « toute action collective assimilable à une politique publique résulte de l’interaction de plusieurs
acteurs (…) qui tentent d’obtenir un maximum de bénéfices de leur intervention » (Jacques
Lagroye, Sociologie politique, Paris, Presses de Sciences Po/Dalloz, 1997, p. 453). Et plus loin (p.
454) : « on admettra qu’on puisse parler de politique publique lorsque : 1) l’ensemble des actions
considérées relève d’un même domaine d’activité (…) ; 2) les actions entreprises s’enchaînent les
unes par rapport aux autres (…) ; 3) le résultat de l’interaction est présenté comme un programme
cohérent, répondant à des objectifs désirables dont certains groupes pourront bénéficier (…) ; 4)
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l’autorité publique (…) est tenue pour responsable des décisions prises et s’engage à les faire
respecter (…) ».
Bref, toutes les définitions des politiques publiques sont certes nombreuses mais elles se
rassemblent autour d’une dimension pragmatique, de l’idée d’action ou plutôt de construction
par l’action : une politique publique résulte d’une activité sociale qui la constitue…
D’ailleurs pour d’autres auteurs, la notion de « politiques publiques » doit être dépassée en
raison de la perte du monopole de l’Etat sur leur définition : il faudrait plutôt parler
« d’institutionnalisation de l’action collective » (P. Duran) ou bien, comme on l’a vu en
introduction, « d’action publique » (J.-C. Thoenig, J. Lagroye, J.-C. Gaudin, etc.).
Au-delà de ce consensus, les critères de repérage des politiques publiques sont divers :
- On peut ainsi mettre plutôt l’accent sur les caractéristiques propres et formelles d’une
politique publique et notamment sur sa dimension institutionnelle ou instrumentale ;
- ou bien sur l’espace social où elle s’inscrit, espace rendu manifeste par des déclarations
d’intérêts ;
- ou bien sur la structure de sens qu’elle porte et traduit.
Dans le 1er cas, on la saisit par la substance institutionnelle qu’elle produit ; dans le second,
par les transactions qui la font naître et qui sont mues par des acteurs intéressés ; dans le 3ème,
par les normes et les valeurs qu’elle traduit. Mais dans tous les cas, ces dimensions sont bien
sûr cumulables. Il ne s’agit pas de les opposer mais de les compléter.
Le triptyque est donc autour du « i » : les institutions, les intérêts, les idées… Pour Surel et
Palier (référence 127 ou 177), ce sont trois dimensions qui sont complémentaires et non
exclusives les unes des autres. Ils proposent d’ailleurs une stratégie de recherche visant à les
coordonner.
A– Les institutions.
Les politiques publiques comme produits institutionnels :
Ici, ces approches se concentrent sur les institutions, c’est-à-dire les structures
organisationnelles des politiques publiques mais pas entendues dans le sens restrictif du sens
commun (les organismes politico-administratifs, les normes juridicisées ou les habitudes
dominantes) mais selon une définition sociologique plus large.
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a) L’institution : une définition sociologique
Les « institutions » en sciences sociales désignent tous les univers sociaux marqués par
l’existence de règles de procédures et d’usages stables pesant sur les croyances et les
comportements des acteurs sociaux. Telle est la définition qu’en donne Douglass North : « les
institutions sont les règles du jeu dans une société ou, plus formellement, les contraintes
socialement construites (humainement imaginées), qui dessinent ou déterminent les
interactions humaines ». Les institutions fournissent un cadre stable d’anticipations qui
permet de réduire l’incertitude et structure l’action des individus puisque ces normes sont
acceptées, considérées comme naturelles et par là même, stabilisées.
Deux écueils sont à éviter au sujet de cette définition sociologique de l’institution :
- se baser sur l’approche juridique de l’institution, trop objectivée et extérieure à l’individu ;
les institutions ne sont pas des êtres juridiques formalisés mais relèvent tout autant de
l’informel, du non-dit, de l’implicite ;
- et confondre « institution » et « organisation » (comme le fait parfois la sociologie des
organisations) : les institutions peuvent être immatérielles, par exemple des valeurs.
L’institution est donc indépassable pour comprendre à la fois le champ politique dans sa
globalité mais aussi les acteurs qui le peuplent : l’institution façonne en effet les individus à
travers des dispositifs spécifiques visant à encadrer les comportements (avec comme exemple
limite, l’institution totale de Goffman qui établit des rites de dépersonnalisation pour normer
les individus qui la peuplent). Mais de même, l’individu façonne en retour l’institution qu’il
investit.
b) Les approches institutionnalistes dans l’action publique
On peut déjà repérer une politique publique à travers son contenu juridique ou normatif.
Pour Yves Mény et Jean-Claude Thoenig en effet, cinq traits sont généralement associés à la notion de
politique publique :
1) un contenu, un ensemble de mesures concrètes qui sont à la fois des inputs comme des outputs :
des règlements ou des textes législatifs, des financements, un volume d’expertise, des résultats
concrets (un pont, une nouvelle loi, etc.), etc. ;
2) ces éléments de décisions et d’allocation de ressources se font sur une base plus ou moins
coercitive et autoritaire. Une politique publique est ainsi l’expression de la puissance publique : on
retrouve ici la définition de l’Etat selon Weber (comme détenteur exclusif d’un monopole sur la
violence physique légitime) ;
3) la politique publique s’inscrit dans un cadre général d’action, discernable par l’analyse, ce qui la
distingue d’une mesure isolée ou d’une décision ponctuelle ;
4) elle affecte des individus, un public plus ou moins précis ;
5) elle a des objectifs plus ou moins explicites.
11
De même, on peut analyser les politiques publiques avant tout comme des « outputs », c’est-àdire comme des produits réglementaires finalisés et non pas seulement comme des « inputs »,
c’est-à-dire des formes de production de ces résultats (cf. F. Scharpf, Gouverner l’Europe,
référence 167).
Mais au-delà de cette dimension formelle, Muller et Surel (référence 114) indiquent qu’une
politique publique constitue un « ordre local », c’est-à-dire « un construit politique
relativement autonome qui opère à son niveau la régulation des conflits entre les intéressés, et
qui assure l’articulation et l’ajustement de leurs intérêts et de leurs buts individuels entre eux
ainsi qu’à des intérêts et à des buts collectifs ». L’action publique révèle donc un ensemble
d’individus ou de groupes d’individus qui sont en interaction, ce qui fait que l’ensemble « fait
système » et s’apparente à une institution au sens sociologique.
De nombreux courants ou auteurs insistent également sur le fait que l’action publique
constitue une institution au sens sociologique puisqu’elle peut être envisagée comme un
ensemble de structures normatives qui cadrent les actions des acteurs individuels et collectifs
et des organisations.

les néo-institutionnalismes :
Pour ces auteurs dit « néo-institutionnalistes », les « institutions » sont un facteur d’ordre qui
rendent possibles (et intelligibles pour le chercheur) les actions des individus ou des groupes
sociaux. Elles sont comme des règles du jeu. Elles sont à la fois le cadre évolutif des
interactions mais aussi une variable importante de celles-ci. La structure des institutions
politiques pèse ainsi lourdement sur l’action des gouvernements, dans ses définitions comme
dans ses modalités.
Pour autant, les institutions ne sont pas uniquement analysées de façon formelle (à travers les
règles administratives ou les organigrammes). Elles renvoient à deux dimensions :
- des règles procédurales certes, des moins institutionnalisées (routines) aux plus définies
(modes opératoires standardisés, règles administratives, protocoles…) qui permettent de
mettre de l’ordre dans la complexité ;
- mais aussi des « visions du monde », des croyances, des valeurs : les institutions mettent
ainsi en forme le sens que les acteurs mettent dans leur action.
Il y a trois principaux courants de ce néo-institutionnalisme :
-
le néo-institutionnalisme sociologique (issu de la sociologie des organisations) qui vise à
étudier comment des modèles de pensée se créent et se stabilisent selon les organisations
(entreprises, familles, partis, etc.) ;
-
le néo-institutionnalisme de choix rationnel (issu de la science économique) pour
comprendre et prédire les comportements individuels à partir d’une conceptualisation de
l’acteur ;
12
-
et le néo-institutionnalisme historique (issu de l’histoire) qui vise à répondre à la question
du pourquoi et du comment différentes sociétés ont pu créer et développer des institutions.
Par exemple, les syndicats : pourquoi y en a-t-il plus dans certains pays et pas dans
d’autres ? On insiste donc sur le poids du passé et des institutions politiques sur les
décisions présentes : les institutions sont modelées par des facteurs historiques qui limitent
le type d’option des décideurs et définissent le cadre pensable et acceptable de l’action
publique ; l’histoire est ramenée à l’isomorphisme et au mimétisme. C’est la « path
dependence » ou « dépendance au sentier » : il y a un enracinement des dispositifs
réglementaires, des modes d’intervention, des configurations d’échange entre acteurs qui
dessinent de véritables « sentiers » qui déterminent les conduites ultérieures des politiques
publiques.

L’instrumentation de l’action publique :
Pierre Lascoumes et Patrick Le Galès (Gouverner par les instruments, Paris, Presses de
Sciences Po, 2005, référence 81) ont initié très récemment un programme de recherche
innovant autour de l’instrumentation de l’action publique, à savoir « l’ensemble des
problèmes posés par le choix et l’usage des outils (des techniques, des moyens d’opérer,
des dispositifs) qui permettent de matérialiser et d’opérationnaliser l’action
gouvernementale » (p. 12). Ils empruntent cette problématique à Michel Foucault qui
invite à saisir l’action de l’Etat non pas sous l’angle de sa légitimité ou de sa nature
(autoritaire ou démocratique) mais sous celui de ses modalités pratiques, matérielles et
concrètes (la gouvernementalité et l’étude des sciences camérales), ce qu’il appelle
« l’étatisation de la société » à savoir le développement d’un ensemble de dispositifs
concrets, de pratiques par lesquelles s’exerce matériellement le pouvoir qui passe dès lors
par la discipline et non pas par la contrainte ; ces techniques de cadrage des individus
permettent en effet de conduire à distance les actions de ces derniers sans forcément
recourir à la coercition.
« Un instrument d’action publique constitue un dispositif à la fois technique et social qui
organise des rapports sociaux spécifiques entre la puissance publique et ses destinataires
en fonction des représentations et des significations dont il est porteur » (p. 13).
Parmi ces dispositifs ou ces technologies de gouvernement, on peut citer la statistique, la
loi, la taxation, la cartographie, la réglementation, les rapports financiers, la « méthode
ouverte de coordination » établie à l’échelle de l’Union européenne, le zonage…
Ces instruments norment fortement l’action publique et les configurations d’acteurs qui en
relèvent : on est donc ici proche de la notion d’institution au sens où le choix de tel ou tel
instrument va déterminer la manière dont les acteurs vont se comporter, les ressources
qu’ils peuvent mobiliser, etc. Il s’agit donc de chercher à comprendre pourquoi tel
instrument est retenu ; et quels sont les effets de ce choix. Car l’instrumentation n’est pas
qu’une simple technique axiologiquement neutre et indifféremment disponible : elle porte
des valeurs et elle produit des effets propres, comme des effets de réalité.
L’instrument est d’abord un dispositif technique porteur d’une conception concrète du
rapport politique/société et soutenu par une conception de la régulation ; « les instruments
13
d’action publique ne sont pas inertes, simplement disponibles pour des mobilisations
sociopolitiques, ils détiennent une force d’action propre » (p. 31)
L’instrumentation de l’action publique a également des effets distincts des buts recherchés
et structure, à travers trois types d’effets :
1) des effets d’inertie qui permettent de résister à une pression extérieure,
2) des effets de production d’une représentation spécifique de l’enjeu que l’instrument
traite (l’instrument propose une grille de description du social, une catégorisation de la
situation abordée ; ,
3) et des effets de problématisation de l’enjeu puisque l’instrument hiérarchise des
variables et propose un système d’explications causales.
Les deux co-directeurs de l’ouvrage proposent une typologie synthétique des types
d’instruments (p. 361-363), les 2 premiers étant traditionnels, les 3 suivants renvoyant aux
nouveaux standards de gouvernement (régulation publique moins dirigiste et centralisée) :
1) instruments législatifs et réglementaires (« formes légales routinisées qui
constituent l’archétype de l’interventionnisme d’Etat » et qui renvoient à un Etat
tuteur du social, incarnant l’intérêt général)
2) instruments économiques et fiscaux, proche des instruments législatifs mais
circonscrits au domaine économique (l’Etat doit produire des richesses et les
redistribuer dans une optique d’efficacité et d’utilité collective)
3) instruments conventionnels et incitatifs, dessinant la figure d’un « Etat
mobilisateur » (par l’instrument du contrat notamment, avec apparence de
collégialité)
4) instruments communicationnels et informatifs, qui renvoie à la « démocratie du
public » et font écho aux situations sans cesse plus nombreuses qui amènent
l’obligation d’informer et de communiquer
5) instruments en termes de normes et de standards de « bonnes pratiques »,
(indicateurs, normes promues par des organisations du style de l’ISO pour
International Organization for Standardization ou de l’AFNOR, benchmarking…)
fondés sur le principe de concurrence, appliquées à la société civile et aux
entreprises et appelant une légitimité mixte (scientifico-technique et démocratique)
*
Au total, cette première dimension de l’institution nous invite à analyser plusieurs choses :
- le contenu formel, voire juridique, d’une politique publique et l’importance des
procédures juridiques dans la décision (le moment législatif, notamment, cristallise des
processus plus ou moins lents et latents) ;
-
les attributions formelles des acteurs des politiques publiques, les mandats qu’il peuvent
légalement revendiquer ;
-
et les règles procédurales qui sont un facteur d’ordre, des plus durcies (droit
administratifs) au plus implicites (routines, traditions…).
Ces différents éléments de caractérisation soulèvent bien entendu de nombreux problèmes :
14
-
la question du sens explicite ou implicite d’une politique doit être interrogée. Qui décide
du « sens » d’une politique publique ? Quelle est sa finalité (immédiate, latente, etc.) ? Il
convient aussi d’être attentif à ne pas donner une onction scientifique aux rhétoriques
politiques du changement de l’action politique (la « nouvelle gouvernance ») ;
-
un autre risque : le primat donné à la question de la décision qui serait censée matérialiser
une politique publique : une non-décision peut être aussi considérée comme un choix et
comme une politique publique ;
-
la capacité des acteurs à innover, à contourner, ignorer ou réinterpréter la norme que
l’institution leur impose… Certes, les institutions façonnent les individus mais les
individus façonnent également les institutions de façon plus ou moins subversive ;
-
l’artificialité de certaines normes juridiques doit également être pointée : la question des
dépenses publiques, par exemple, n’est pas un critère pertinent pour isoler une politique
publique. Les taxinomies comptables ou les nomenclatures budgétaires recouvrent
rarement la réalité construite par les concepts de science politique. Ainsi de
l’environnement, marquée par le faiblesse du budget alloué au Ministère de
l’environnement5 ou de ses effectifs6 alors qu’il s’agit d’une action publique mise en
œuvre par d’autres acteurs étatiques ou privés.
B– Les intérêts.
Les politiques publiques comme stratégies de pouvoir
Les politiques publiques sont ici saisies comme un processus d’interaction entre des groupes
d’acteurs porteurs d’intérêts, de représentations et de logiques d’action différents, ou bien de
séquences temporelles. Ce qui les définit se joue donc au sein de ces processus qui peuvent
être conflictuels, coopératifs, d’indifférence mutuelle, etc. Quels sont les outils analytiques
nous permettant de saisir ces interactions ?
Ici, l’action publique est saisie comme un jeu d’intérêts qui permettent de révéler la logique
propre à ces interactions et de découvrir les motifs réels des individus qui y participent. La
notion d’intérêt constitue d’ailleurs une notion centrale des sciences sociales, que ce soit en
économie, en sociologie, en science politique ou en histoire7.
Sous cette idée d’intérêt, on peut isoler deux idées complémentaires qui renvoient à des
traditions d’étude de l’action publique.
285 millions d’euros (1997) ; 290 (1998) ; 603 (1999) ; 656 (2000) ; 716 (2001) ; 761 (2002) ; 768 (2003) ; 856
(2004).
6
Effectifs en 2003 : 3476 dont 874 en administration centrale et 2602 en administration déconcentrée.
7
Même si cette centralité est parfois contestée. Ainsi du mouvement MAUSS (Mouvement anti-utilitariste dans
les sciences sociales) créé en 1982 par Alain Caillé. L’acronyme renvoie à l’œuvre de Marcel Mauss et à son
esprit du don (donner/recevoir/rendre) qui serait une catégorie universelle propre aux sociétés archaïques ; mais
il s’agit d’aller plus loin et d’introduire un nouveau paradigme du lien social dans les sociétés développées en
opposition aux sociologies de la domination et à toutes formes de réductionnisme économique fondé sur
l’intérêt.
5
15
a. Rationalité, calcul, stratégie
En sociologie de l’action publique, tout un ensemble de notions ou de concepts pointent vers
la question de la rationalité dans la conduite des politiques publiques (cf. deuxième partie de
la section 5 pour de plus amples développements) et donc ouvrent l’espace pour une saisie
stratégique de cette dernière8.

L’école américaine du public choice, fondée sur la « théorie du choix rationnel » élaborée
à partir de travaux d’économistes (seconde école de Vienne, F. Hayek…), insiste
énormément sur l’aspect utilitariste des processus de gouvernement. L’action publique se
saisit comme la résultante de choix raisonnés (par l’anticipation par les acteurs des
conséquences de leur choix davantage que par des calculs d’optimisation, empiriquement
imparfaits).
La centralité des présupposés rationalistes (le principe fondamental étant que dans une
action, on cherche à maximiser l’utilité et à minimiser la contrainte) concerne tant
l’individu que les groupes sociaux souvent présentés comme étant parfaitement rationnels,
pleinement informés, transparents à eux-mêmes et donc capables d’établir leurs
préférences. La maximisation de l’intérêt est donc fonction d’une rationalité (même
imparfaite et limitée) des préférences et des satisfactions.
Sous cet angle, de nombreux travaux portent sur l’efficacité (toujours douteuse) des
administrations, la bonne transmission des informations, l’optimisation dans l’allocation
des ressources publiques, etc.
Il s’agit du paradigme dominant aux Etats-Unis, en Grande Bretagne et dans certains pays
européens (Italie, Suède, etc.).

Les analyses classiques de Mancur Olson en sociologie de l’action collective peuvent
également être sollicitées pour éclairer les stratégies des acteurs engagés dans l’action
publique puisqu’on peut y trouver les passagers clandestins (free riders), le poids des
incitations sélectives, etc.
De même, les concepts issus du paradigme de la mobilisation des ressources (Tilly, etc.)
sont opératoires pour analyser l’action publique : ressources, répertoires d’action,
échanges de coups, fenêtre des opportunités politiques, cycles de mobilisation, etc.

Les travaux issus de la sociologie de l’action organisée déjà abordée (Friedberg, Musselin,
Crozier, Urfalino, etc.) se fondent également sur le postulat de la rationalité (même
imparfaite) des acteurs : leurs comportement ont un sens (pour eux-mêmes comme pour le
chercheur) ; de même, ils projettent dans leur action une intention et une finalité et
8
Philippe CORCUFF et Max SANIER (« Politique publique et action stratégique en contexte de décentralisation.
Aperçus d’un processus décisionnel ‘’après la bataille’’ », Annales HSS, juillet-août 2000, n°4, p. 845-869)
remettent néanmoins en cause la centralité de la stratégie dans la conduite des politiques publiques.
16
établissent un espace de calcul (même si celui-ci est toujours contextuel, en fonction de la
situation). D’où l’idée de rationalité plurielle : rationalité instrumentale (en fonction
d’intérêts), rationalité axiologique (en fonction de valeurs), rationalité cognitive (en
fonction de connaissances), etc.
b. Domination, pouvoir…
Le « volet sombre » de l’intérêt cette fois-ci qui consiste à saisir l’action publique sur un
modèle wébérien, c’est-à-dire de façon réaliste (certains diront cynique…) : l’action publique
est ici essentiellement un espace de luttes symboliques et pratiques entre des intérêts
divergents, luttes rendues intelligibles par la mise en valeur de rapports de force entre « Etat »
et « société », entre ministères, entre institutions (cf. Gaxie, référence 54) entre groupes
sociaux, entre individus… - rapports de force qui sont, le plus souvent, inégaux par
l’asymétrie des ressources mobilisées (que ce soit en volume ou bien en valeur).
→ L’action publique est donc une forme parmi d’autres de l’activité politique (Bourdieu) qui
est par nature une lutte tout à la fois symbolique (pour dire ce qui est « politique » et ce qui ne
l’est pas) et pratique. La question est donc celle de l’articulation de l’action publique avec ces
autres formes de compétition politique (activité électorale, médiatique, juridique…).
→ Il s’agit d’un prisme pour analyser la dimension démocratique ou non de l’action
publique : celle-ci participe-t-elle du cloisonnement et de la fermeture relative du champ
politique dont on sait qu’il est déjà autonomisé par des logiques de professionnalisation et de
spécialisation ? Ou bien au contraire peut-elle permettre d’ouvrir le substrat social du monde
de la politique ?
C– Les idées.
Les approches cognitives : les politiques publiques comme constructions de sens
Un grand tournant herméneutique et culturaliste affecte les sciences sociales depuis les années
1980-1990 et signe l’effondrement des grands récits et la sortie du structuralisme. Désormais,
la problématique du sens (et notamment dans sa dimension de construction) devient le point
cardinal des sciences sociales. En sociologie, on passe de plus d’une sociologie de l’agent et
de la structure vers une sociologie de la traduction.
Les approches dites « cognitives » partent du point de départ suivant : les politiques publiques
ne vont pas seulement résoudre un problème concret mais aussi (voire surtout), elles visent à
construire un rapport intellectuel au monde. L’action publique n’est pas seulement un espace
de normes ou d’individus ; c’est aussi un monde où les idées, les croyances circulent et
pèsent.
De nombreux éléments nouveaux renforcent cette dimension cognitive :
17
-
-
-
la transversalité de l’action publique et sa dimension de plus en plus négociée entre
différents mondes hétérogènes qui obligent à prendre en compte les représentations
sociales propres à ces mondes,
l’importance croissante de l’expertise et l’usage du savoir, de la connaissance, à des fins
pratiques en raison de la technicité croissante des enjeux ; or l’expertise n’est jamais
axiologiquement neutre, elle est déjà une forme orientée de savoir,
le poids des médias et des usagers qu’il s’agit d’enrôler, de convaincre à travers des
argumentaires, des idées…
Il ne faut pas pour autant croire que les idées flottent et s’imposent d’elles même dans l’action
publique. Les approches institutionnelles, cognitives et interactionnistes peuvent bien sûr se
cumuler pour saisir la dialectique entre le jeu des acteurs, les dispositifs de l’action et la
transformation des matrices cognitives. Par exemple, l’idée de traduction empruntée à Michel
Callon (référence 14) insiste sur les phénomènes de construction de nouvelles significations
portés par des réseaux d’acteurs spécifiques ; l’importance est placée sur le sens mais aussi
sur les interactions concrètes d’échanges entre les acteurs engagés dans une action. De même,
la notion de référentiel suppose que les idées soient enracinées dans des réseaux sociaux (les
médiateurs). Enfin, la notion d’instrumentation de l’action publique implique une certaine
théorisation du politique et certaines valeurs.
a) La notion de référentiel
A tout seigneur, tout honneur… La notion de référentiel est originellement empruntée à Pierre
Muller et à Bruno Jobert dans L’Etat en action, (référence 113). Par « référentiel des
politiques publiques », ils entendent l’« ensemble de valeurs, de normes ou d’images de
référence en fonction desquelles sont définies les critères d’intervention de l’Etat ainsi que les
objectifs de la politique publique considérée ». Il s’agit donc d’une sorte de grammaire de
sens de l’action de l’Etat, une image de la réalité sur laquelle on veut intervenir. Ce concept
permet d’insister sur la dimension cognitive des politiques publiques et sur les constructions
intellectuelles dont elles sont porteuses et sur lesquelles elles reposent : les politiques
publiques construisent également un « rapport au monde ».
Muller et Jobert isolent quatre composantes du référentiel, en tant que structure de sens :
- des valeurs,
- des images,
- des normes,
- et des algorithmes (c’est-à-dire des relations causales qui expriment une théorie de
l’action sur le modèle « si… alors »).
Par là, ils soulignent l’importance de ce processus de formalisation et de modélisation de la
réalité sociale (par des mécanismes de fabrication d’images, d’idées, de valeurs, etc.)
- Il s’agit d’abord d’un processus complexe, engageant de nombreux acteurs (même si chez
Jobert et Muller, les acteurs « du haut », institutionnels, priment) ;
18
-
-
Il s’agit ensuite d’un processus continu : cette approche par le référentiel ne s’inscrit pas
vraiment dans le schéma séquentiel car les constructions de sens opèrent à toutes les
étapes et durant toutes les séquences ;
Il s’agit enfin d’un processus conflictuel durant lequel se cristallisent des intérêts latents
ou inavoués. Ces référentiels sont en effet construits et portés par des groupes sociaux, ou
« médiateurs », porteurs d’intérêts et de stratégies différents. D’où la dimension identitaire
très forte du référentiel : à travers lui, un groupe social va se positionner dans la division
du travail social. D’où également la dimension conflictuelle du modèle : le conflit porte à
la fois sur la définition du référentiel (au moment de transition entre deux visions
dominantes) et dans le référentiel (pour l’obtention de ressources légitimes ou de position
de pouvoir dans le référentiel dominant).
Comme on le verra plus loin, d’autres offres théoriques insistent également sur l’influence des
normes sociales et intellectuelles dans la conduite de l’action publique : épistémé (Peter
Haas), systèmes de croyance (Paul Sabatier)…
b) Les critiques apportées à la notion de référentiel
En tant que concept cardinal, l’idée de référentiel a été abondamment commentée (cf.
référence 44). Une première critique de la notion est par exemple apportée par Vincent
Simoulin (référence 170).
- Le caractère opératoire du concept est mis en question : comment repérer concrètement un
référentiel dans une recherche ?9
- Le caractère performatif du concept est également pointé : « au fond, le modèle du
référentiel repose sur deux présupposés implicites qui sont ceux de vérité et de réussite. Le
référentiel s’impose car il dit la (ou une) vérité et son triomphe même est la preuve qu’il
dit la vérité, d’autant qu’il façonne la réalité à son image en la disant ».
Une autre critique du référentiel est apportée par Pierre Lascoume avec la notion de
« transcodage » (références 75 et 76). Selon lui, les politiques publiques procèdent d’un
incrémentalisme :
- il y a bricolage, ravaudage, ré-adaptation, recyclage de programmes déjà constitués et non
pas de « table rase », de solution alternative totalement inédite (un référentiel en chasse un
autre) ;
- la multiplicité des acteurs est trop forte pour les regrouper autour de la notion de
médiateur, basée sur la centralité des monopoles professionnels d’expertise et de
9
Il convient en effet de se méfier de la convivialité d'une telle notion. Celle-ci peut en effet être invoquée pour
toute politique publique, aussi vaut-il mieux insister sur la notion de médiation, comme effort de construction de
ces référentiels. Comme l'écrit P. Muller, « tout le problème est alors (...) de concentrer l'effort de recherche non
pas sur la question de savoir "s'il existe" un référentiel ou non pour telle politique publique ou tel secteur, mais
de déterminer à travers quels processus se déploient, pour un secteur ou une politique, les processus de médiation
(...), que ces processus débouchent ou non sur la production d'un référentiel en bonne et due forme » (Pierre
Muller, «Les politiques publiques comme construction d'un rapport au monde», in Alain Faure, Gilles Pollet,
Philippe Warin, Dir., La construction du sens dans les politiques publiques, Paris, L'Harmattan, 1995, p. 175176).
19
décision : il y a plutôt émiettement de la division du travail cognitif et intellectuel de
construction des problèmes qui concerne des personnes distinctes, voire hétéroclites
(Lascoume parle de « transcodeurs » et non pas de « médiateurs » : cf. section 3).
Comme concept alternatif, Lascoumes part de la notion de « traduction » empruntée à M.
Callon en sociologie des sciences10 et qu’il entend comme « activité de production de sens par
mise en relation d’acteurs autonomes et transaction entre des perspectives hétérogènes » ;
d’où cette définition du transcodage (référence 75, p. 22) : « l’ensemble de ces activités de
regroupement et de transfert d’information dans un code différent. Transcoder, c’est, d’une
part, agréger des informations et des pratiques éparses et les lire comme une totalité ; c’est
aussi les traduire dans un autre registre relevant de logiques différentes, afin d’en assurer la
diffusion à l’intérieur d’un champ social et à l’extérieur de celui-ci ». Il s’agit donc d’un
processus avant d’être un résultat. Et surtout, il s’agit d’un processus instable, marqué par des
controverses, des arrangements constants.
Ainsi Lascoumes étudie ainsi les politiques de l’environnement (référence 75) à travers trois
activités de transcodage : par les médias, par les administrations et par les associations.
Chacun de ces acteurs opère un transcodage interne à son champ d’application des enjeux
environnementaux (en intégrant des données éparses dans un projet d’action) puis un
transcodage externe (dans la mesure où ces acteurs sont interdépendants les uns des autres) –
ce qui lui permet de montrer en quoi les politiques environnementales sont complexes,
hybrides, bricolées, etc.
Conclusion.
Une sociologie politique de l’action publique :
Cette 1ère section peut donc être lue au total comme un plaidoyer pour considérer l’analyse des
politiques publiques non pas comme un sous-ensemble autonome de la science politique mais
comme une approche légitime et utile des politiques publiques saisies à travers les instruments
de la sociologie politique.
Plusieurs aspects des politiques publiques seront ainsi particulièrement mis à contribution
dans ce cours :
L’historicité de l’action publique : la section suivante va ainsi tenter d’apporter des éléments
de compréhension à la façon dont les politiques publiques sont apparues puis se sont
différenciées jusqu’à être organisées selon une logique sectorielle, découpant diverses
catégories d’action publique institutionnalisées (et naturalisées) dans des ministères, des
administrations et des routines.
10
Sur la « traduction » en transcodage du concept de traduction, Lascoumes avance 3 motifs (référence 76, p.
327-s.) : 1) l’action publique est moins délimitable qu’une machine ou qu’une technique ; 2) les données
mobilisées dans l’action publique sont davantage hétéroclites que dans l’activité scientifique ; 3) le concept de
traduction ignore les positions sociales et s’avère placé en situation d’apesanteur sociologique…
20
La question de la compétition politique : l’utilisation de termes trop neutres de
« gouvernance », de « partenariat », de « contrat » ou de « polycentrisme » masquent les luttes
symboliques et les conflits qui existent au sein des politiques publiques, à l’instar des autres
formes de la compétition politique. Il y a plus généralement deux positions concernant
l’articulation entre les politiques publiques et le domaine plus large du politique
(représentation politique, compétition électorale, etc.) :
- une autonomie des deux : selon Jean Leca (référence 85), il y a déconnexion entre la
politique électorale et la « politique des problèmes » ;
- et une mixtion des deux.
A la séance 4, on va creuser le deuxième de ces scénarios pour réintroduire les dimensions
politiques des politiques publiques (relation avec le champ politique, avec la compétition
politique, effets de légitimation attendus de l’action publique, etc.).
La question des acteurs de l’action publique : dans ce cours (et notamment à la section 3), on
s’efforcera d’analyser sociologiquement les acteurs des politiques publiques, c’est-à-dire avec
certains instruments et concepts (carrières, représentation, sociographie, volume de capital ou
de ressources, etc.) et selon certaines problématiques (professionnalisation ou non de l’ordre
politique). A la séance 6 par exemple, on va ainsi analyser les politiques publiques au regard
des évolutions du métier politique local. De même, à la section 4, on verra que l’homme
politique pris individuellement peut agir avec succès dans l’action publique.
La question des modalités concrètes de mise en œuvre : Il s’agit de réintroduire une certaine
dimension processuelle de l’action publique mais en évitant de se focaliser sur la séquence
décisionnelle et en abordant les processus de mise en œuvre (section 5). Cela permettra de
révéler la fragmentation, la singularisation et la territorialisation croissantes de l’action
publique : une même décision prendra des visages différents selon les territoires ou les publics
auxquels elle s’adresse ou selon les acteurs qui la mettent concrètement en œuvre.
L’échange politique : Plutôt que d’un enchaînement de séquences temporelles, l’action
publique se nourrit d’un ensemble d’interactions concrètes entre des acteurs en situation, qui
échangent des coups. Il s’agit donc d’aborder une politique publique dans sa dimension
« configurationnelle », c’est-à-dire par l’économie des relations qu’elle tisse entre les
différents acteurs qui y participent, nombreux et hétérogènes. Pour cela, on peut faire ici appel
à la sociologie de l’action collective car cette discipline n’est pas trop centrée sur l’Etat
(comme la science politique) et permet d’étudier ces jeu d’interdépendance au-delà du seul
périmètre étatique.
On parle alors plus volontiers d’« institutionnalisation de l’action collective » que de
« politiques publiques ». La notion d’« échange politique » est intéressante : l’action publique
y est définie comme la manière dont une société construit et qualifie des problèmes collectifs,
élabore des réponses, des contenus, des processus pour les traiter. C’est à travers des échanges
politiques que se réalisent ces buts : il faut entendre ici les transactions par lesquelles les
groupes d’acteurs représentant divers milieux ou organisations parviennent à négocier leur
présence dans un jeu commun, à le jouer et à en orienter le cours et ce, en mobilisant
différentes ressources. La métaphore du jeu sportif est intéressante à plus d’un titre : elle
permet d’embrasser la règle du jeu, les joueurs, la conception que chacun d’entre eux a du jeu,
et le style de son jeu.
21
-
Cette approche permet de souligner les phénomènes de co-construction des politiques
publiques, à la fois par les autorités gouvernementales et par des acteurs nongouvernementaux : l’Etat n’est pas le seul à faire des politiques publiques. Patrick
Hassenteufel (référence 63) parle d’un « Etat en interaction » pour souligner l’importance
des groupes d’intérêt dans les processus de définition des politiques publiques. Cette
approche vise ainsi à mettre l’accent sur les mécanismes et les contraintes de l’action
politique institutionnelle. Ainsi, l’action de l’Etat est de plus en plus contractualisée et il
gouverne « par contrat » (Gaudin, référence 51) en mettant en relation de nombreux
acteurs. On passerait en effet d’une conception du pouvoir comme imposition à une
conception du pouvoir comme négociation, avec un Etat semi-souverain. Cette
contractualisation se traduit par un éclatement des procédures, sans référence stable et
avec des dénominations multiples : chartes, contrats, pactes, conventions…
-
Pour autant, il s’agit de repérer les acteurs et des groupes dominants, c’est-à-dire ceux qui
arrivent à imposer aux autres leurs propres objectifs en fonction de la détention de
ressources spécifiques qui sont les plus rentables à un moment donné (mais qui peuvent se
démonétiser, perdre de leur valeur, à d’autres moments). Il y a en effet des configurations
précises de leadership, des situations de jeu qui placent tel ou tel joueur au centre. On
verra ainsi que de ce point de vue, l’Etat reste toujours un acteur central des politiques
publiques.
22
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