LES APPLICATIONS DE L’IDEE D’ALLIANCE
Quel est celui qui peut prétendre connaître l’être de l’homme
et les pensées de Dieu ? Certainement pas « l’homme indifféren-
cié » qu’est « l’homme religieux ». Celui-ci, d’une part, prête
trop souvent à Dieu les idées, les projets et les conduites que
réclame sa psychologie tout humaine et tout empirique et d’autre
part, il prend pour vérités de l’être de l’homme certaines qualités
qu’il ne peut observer que dans les choses. Seul le philosophe
doublé d’un croyant, ou un croyant doublé d’un philosophe peut
tenter de sortir de l’indifférenciation de la « pensée religieuse ».
Encore faut-il qu’il ne se trompe pas dans cette tâche ! Au moins
la crainte de l’erreur et l’insatisfaction de ne pas bien
comprendre lui seront salutaires dans sa recherche de vérité !
1 Les insatisfactions du chrétien
Le chrétien, s’il réfléchit philosophiquement avec rigueur sur
ses croyances, ne peut manquer d’être troublé. Il y a des
désaccords graves entre certaines affirmations traditionnelles de
la raison classique et certains articles de foi qui lui sont proposés
comme révélation divine. Il constate aussi diverses oppositions
doctrinales, aux conséquences souvent tragiques, entre sa
religion : telle ou telle « confession » du christianisme et le
judaïsme dont les formes sont également assez diverses.
2 Fidélité du judaïsme moderne au judaïsme ancien
Nous entendons par judaïsme la religion et la pratique de vie
de ceux qui ont rassemblé, après que les romains l’eurent dévasté
par deux fois, l’héritage culturel et religieux du peuple juif. Prati-
quant par méthode la mise entre parenthèses du contingent et de
l’accessoire pour analyser ce qui est nécessaire et constitutif en
l’existence, le philosophe ne peut nier que, pour l’essentiel et
par-delà les divergences des historiens, ce judaïsme qui chemine
à côté du christianisme, prolonge, dans sa fidélité à la Torah et
aux Prophètes, la religion et la pratique de vie du peuple juif en
lequel Dieu s’est, selon la foi chrétienne, révélé en Personne en
l’homme Jésus, homme virginalement au foyer de Joseph et
de Marie en Galilée.
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3 Raison chrétienne de la valeur du judaïsme
Si le chrétien s’estimait le disciple d’un homme simplement
homme, il apprécierait le judaïsme d’un simple point de vue hu-
main et il aurait à lui reconnaître une valeur culturelle éminente.
Mais pour le chrétien, l’homme Jésus n’est pas seulement
homme. Sa réalité personnelle, c’est-à-dire ce qui le
« personnalise » en son être, même en sa nature d’homme, ce
n’est autre qu’une des Personnes de Dieu même, la personne
dénommée « Parole ou Verbe » issue distinctivement et
éternellement du Père, et de laquelle éternellement, sous l’action
éternelle de ce Père et aussi de par son vouloir éternel propre,
procède conjointement et de toute éternité la personne tierce de
l’Esprit Saint.
Aussi le judaïsme qui a forgé et construit « l’humanité » de
Jésus, c’est-à-dire son peuple, sa terre, sa culture, sa religion, son
éthique, reçoit, en raison de cette « dimension divine » de sa
personne, une consécration qu’aucune grandeur ou qualité
humaine ne pourrait lui accorder. Pour le chrétien, il y a de droit
il aurait dû..., il devrait y avoir de fait... une conscience
vive et assurée que l’incarnation du Verbe de Dieu en l’homme
Jésus implique une ratification divine, originelle et irréversible,
de cette existence de foi en laquelle le peuple juif exprimait les
valeurs idéales de la vie humaine, tout particulièrement les
valeurs éthiques liées à une compréhension tout exceptionnelle
de sa relation à Dieu. Cette ratification divine ne pouvait être
remise en cause par le fait humain de la condamnation à mort de
Jésus par les autorités politico-religieuses de l’époque. La
manière dont Jésus a supporté les tortures et a vécu sa mort
témoigne de sa fidélité à la Torah autant qu’à sa mission
personnelle. Les deux fidélités sont d’ailleurs inséparables
ontologiquement. Faillir à l’une eût été faillir à l’autre. Ce qui lui
était impossible.
4 Regrets sur l’aveuglement du christianisme
historique
Il est regrettable que les chrétiens dans l’histoire se soient
laissés influencer, dans leur psychologie, leurs comportements
religieux et leurs doctrines, plus par cette condamnation à mort
et par les sentiments ambigus et hostiles qu’elle éveillait en eux
que par la signification divine de l’incarnation du Verbe de Dieu
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envers la réalité existentielle de foi du peuple juif. Ce faisant, et
pour d’autres raisons encore, l’incarnation du Verbe de Dieu en
Jésus fut comprise comme la continuation et l’achèvement d’un
processus historique événementiel. L’incarnation et la révélation
de Dieu en Jésus, une fois interprétée comme la dernière étape de
ce processus et comme le couronnement d’une pédagogie divine
dans le temps, ne pouvait manquer d’occulter les étapes
précédentes et de se présenter comme l’inauguration d’un ordre
nouveau de la vie humaine destiné à se substituer à l’ancien.
Cette interprétation de l’histoire humaine et de l’histoire de Dieu
avec l’homme est une lourde erreur, source de bien d’autres
erreurs. Mettons-les ici entre parenthèses ce qui ne veut pas
dire les passer sous silence et les ignorer, mais les avouer ,
pour ne pas nous laisser paralyser par elles et reprenons notre
réflexion à partir du cœur de la révélation évangélique.
5 Les raisons des errements : l’anthropomorphisme
religieux lié psychologiquement aux philosophies
de l’Un
Comme Dieu ne peut se contredire dans ses œuvres de créa-
tion et de révélation ou autre encore, le chrétien qui réfléchit en
philosophe ne peut attribuer les causes de l’opposition entre la
raison et la foi d’une part et entre le christianisme et le judaïsme
d’autre part qu’à des défaillances humaines en chacun des systè-
mes d’idées et de croyances qui s’opposent. Avant de vouloir
faire un quelconque diagnostic pour apprécier les défaillances de
chacun de ces systèmes, il convient de s’interroger sur la nature
de ces défaillances.
Or nous avons constaté et cela sur le plan strict de la
rationalité philosophique que les philosophies de l’Un sont
dans l’incapacité de donner une intelligibilité correcte de la
relation de Dieu aux hommes. Nous pensons donc que les
défaillances de nos conceptions de la raison, de la foi, de la
révélation évangélique et de l’éthique biblique, sont formées par
les postulats, pour ne pas dire les préjugés, des philosophies de
l’Un, liés à des démarches objectivistes de la pensée en
lesquelles la conscience humaine s’aliène et s’égare. Nous
entendons par « philosophies de l’Un » toutes les conceptions de
l’existence du monde, de l’homme et de Dieu qui identifient la
perfection dans l’être avec l’Unité seule et qui excluent de cette
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perfection toute forme de distinction et de relation entre
plusieurs êtres.
6 La rectification de la conscience
Pour rejoindre, sur le plan de l’être, l’accord de la raison et
de la foi, dont les significations se seront alors rapprochées l’une
et l’autre de leur véritable réalité, et pour que le judaïsme et le
christianisme puissent faire de même, se rapprocher de leur
essence véritable et témoigner ensemble, en des différences
accordées, de l’unité du dessein de Dieu, il faut donc élaborer sur
des bases rationnelles plus rigoureuses une autre philosophie,
contradictoire des précédentes.
Cette philosophie ne sera plus de type unitaire la perfec-
tion est de subsister « un en soi » seulement, selon l’idéal du
Logos grec, mais de type relationnel, selon la pensée d’alliance,
considérant que la perfection d’un être qui subsiste en soi impli-
que le « pouvoir de faire être ». Être soi pour un « Je », c’est
vouloir que l’Autre soit et soit distinct de moi, comme un
« Tu », et que ce soit dans la distinction d’avec moi qu’il soit
comme moi vouloir d’un autre, c’est-à-dire vouloir d’un
Tiers dont je veux l’existence, tel un « Lui », en voulant que
l’Autre soit et soit en perfection lui-même relationnel et
distinct comme tel de moi.
L’unité qui existe, ce n’est pas l’unité de solitude, l’unité
arithmétique qui ne serait pas suivie d’une deuxième, mais
l’unité de communion, l’unité d’unités qui implique en elle la
distinction, l’unité propre à une structure d’alliance qui implique
la pluralité des êtres. Berith dit tout à la fois « alliance, relation et
séparation ». Ce terme n’est pas seulement une donnée de
l’histoire, une analogie juridique ; il est le concept par excellence
de l’intelligibilité du Réel et de sa réalisation éthique. Il faut
donc interpréter à nouveau le judaïsme et le christianisme, en
eux-mêmes et dans leurs rapports, non plus à partir d’une
philosophie incomplète en elle-même et étrangère à leur réalité
respective, mais à partir d’une philosophie fondée en rigueur et
qui leur est intérieure.
7 Herméneutique nouvelle du judaïsme
et du christianisme
Toute l’existentialité d’Israël à travers les siècles est une
ontologie relationnelle vécue au quotidien. Alliance de l’homme
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et de la femme d’abord. Pour avoir été le premier peuple à
comprendre la noblesse de l’amour humain et l’avoir perçu
comme placé à la racine de l’idéal moral, le peuple d’Israël a pu
concevoir une Alliance entre Dieu et lui-même. Israël fiancée et
épouse de l’Éternel ! Telle une civilisation comprend la relation
de l’homme à la femme, telle elle comprend la relation de Dieu à
l’homme. Si la femme est pensée comme inférieure à l’homme,
voire comme esclave de l’homme, son dieu n’est alors qu’une
puissance hautaine, voire un despote souverain devant qui on se
prosterne ! Enfin troisième alliance : l’alliance entre Israël et sa
terre.
A ces réalités d’alliance est attachée l’exigence éthique qui
en procède. C’est parce que ce qui est esprit, conscience et
liberté existe en structure d’alliance qu’il y a exigence éthique
d’amour, d’un amour entièrement libéré d’une condition
d’amabilité préalable de l’être aimé, d’un amour donc capable,
dès son premier jaillissement, de fidélité sans faille et de pardon
sans relâche, si besoin.
Sur la base de ces trois premières formes d’alliances, œuvre
de Dieu dans la création, et intelligibilité que la conscience hu-
maine se donne en l’histoire, il est possible de reconnaître
d’autres formes d’alliances encore, qui sont également œuvre de
Dieu, mais qui transcendent toute expérimentalité humaine.
L’existentialité d’alliance, d’engagement révélateur et
d’engagement de foi, existentialité d’essence « fiduciale » donc,
est en même temps le principe d’intelligibilité et le principe
éthique de l’existence humaine, ainsi que le peuple d’Israël en a
fait, et fait l’expérience. Cette existentialité fiduciale d’alliance a
rendu possible et réelle en l’histoire humaine l’incarnation d’une
Personne du Dieu Éternel, qui lui-même subsiste selon une
structure d’alliance en lui-même. Toute cette existentialité
d’Israël a été et elle reste ainsi la condition première de
l’intelligibilité de cette incarnation et de l’intelligibilité de la
révélation transcendante que Dieu réalise en cette « incar-
nation ». Il est inutile de substituer au terme noble et interper-
sonnel d’alliance les termes de « médiation » ou « médiateur » ou
autres encore tirés d’une philosophie objectiviste ou chosiste ou
d’une religiosité sacrificielle. Dans sa réalité humaine et par la
conscience qu’il en a, au travers de son concept d’alliance, le
peuple juif garde vivant le principe d’intelligibilité de la
révélation de Dieu en Jésus, même s’il n’adhère pas à cette
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