Les applications de l`idée d`alliance

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LES APPLICATIONS DE L’IDEE D’ALLIANCE
Quel est celui qui peut prétendre connaître l’être de l’homme
et les pensées de Dieu ? Certainement pas « l’homme indifférencié » qu’est « l’homme religieux ». Celui-ci, d’une part, prête
trop souvent à Dieu les idées, les projets et les conduites que
réclame sa psychologie tout humaine et tout empirique et d’autre
part, il prend pour vérités de l’être de l’homme certaines qualités
qu’il ne peut observer que dans les choses. Seul le philosophe
doublé d’un croyant, ou un croyant doublé d’un philosophe peut
tenter de sortir de l’indifférenciation de la « pensée religieuse ».
Encore faut-il qu’il ne se trompe pas dans cette tâche ! Au moins
la crainte de l’erreur et l’insatisfaction de ne pas bien
comprendre lui seront salutaires dans sa recherche de vérité !
1 — Les insatisfactions du chrétien
Le chrétien, s’il réfléchit philosophiquement avec rigueur sur
ses croyances, ne peut manquer d’être troublé. Il y a des
désaccords graves entre certaines affirmations traditionnelles de
la raison classique et certains articles de foi qui lui sont proposés
comme révélation divine. Il constate aussi diverses oppositions
doctrinales, aux conséquences souvent tragiques, entre sa
religion : telle ou telle « confession » du christianisme et le
judaïsme dont les formes sont également assez diverses.
2 — Fidélité du judaïsme moderne au judaïsme ancien
Nous entendons par judaïsme la religion et la pratique de vie
de ceux qui ont rassemblé, après que les romains l’eurent dévasté
par deux fois, l’héritage culturel et religieux du peuple juif. Pratiquant par méthode la mise entre parenthèses du contingent et de
l’accessoire pour analyser ce qui est nécessaire et constitutif en
l’existence, le philosophe ne peut nier que, pour l’essentiel et
par-delà les divergences des historiens, ce judaïsme qui chemine
à côté du christianisme, prolonge, dans sa fidélité à la Torah et
aux Prophètes, la religion et la pratique de vie du peuple juif en
lequel Dieu s’est, selon la foi chrétienne, révélé en Personne en
l’homme Jésus, homme né virginalement au foyer de Joseph et
de Marie en Galilée.
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3 — Raison chrétienne de la valeur du judaïsme
Si le chrétien s’estimait le disciple d’un homme simplement
homme, il apprécierait le judaïsme d’un simple point de vue humain et il aurait à lui reconnaître une valeur culturelle éminente.
Mais pour le chrétien, l’homme Jésus n’est pas seulement
homme. Sa réalité personnelle, c’est-à-dire ce qui le
« personnalise » en son être, même en sa nature d’homme, ce
n’est autre qu’une des Personnes de Dieu même, la personne
dénommée « Parole ou Verbe » issue distinctivement et
éternellement du Père, et de laquelle éternellement, sous l’action
éternelle de ce Père et aussi de par son vouloir éternel propre,
procède conjointement et de toute éternité la personne tierce de
l’Esprit Saint.
Aussi le judaïsme qui a forgé et construit « l’humanité » de
Jésus, c’est-à-dire son peuple, sa terre, sa culture, sa religion, son
éthique, reçoit, en raison de cette « dimension divine » de sa
personne, une consécration qu’aucune grandeur ou qualité
humaine ne pourrait lui accorder. Pour le chrétien, il y a de droit
— il aurait dû..., il devrait y avoir de fait... — une conscience
vive et assurée que l’incarnation du Verbe de Dieu en l’homme
Jésus implique une ratification divine, originelle et irréversible,
de cette existence de foi en laquelle le peuple juif exprimait les
valeurs idéales de la vie humaine, tout particulièrement les
valeurs éthiques liées à une compréhension tout exceptionnelle
de sa relation à Dieu. Cette ratification divine ne pouvait être
remise en cause par le fait humain de la condamnation à mort de
Jésus par les autorités politico-religieuses de l’époque. La
manière dont Jésus a supporté les tortures et a vécu sa mort
témoigne de sa fidélité à la Torah autant qu’à sa mission
personnelle. Les deux fidélités sont d’ailleurs inséparables
ontologiquement. Faillir à l’une eût été faillir à l’autre. Ce qui lui
était impossible.
4 — Regrets sur l’aveuglement du christianisme
historique
Il est regrettable que les chrétiens dans l’histoire se soient
laissés influencer, dans leur psychologie, leurs comportements
religieux et leurs doctrines, plus par cette condamnation à mort
et par les sentiments ambigus et hostiles qu’elle éveillait en eux
que par la signification divine de l’incarnation du Verbe de Dieu
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envers la réalité existentielle de foi du peuple juif. Ce faisant, et
pour d’autres raisons encore, l’incarnation du Verbe de Dieu en
Jésus fut comprise comme la continuation et l’achèvement d’un
processus historique événementiel. L’incarnation et la révélation
de Dieu en Jésus, une fois interprétée comme la dernière étape de
ce processus et comme le couronnement d’une pédagogie divine
dans le temps, ne pouvait manquer d’occulter les étapes
précédentes et de se présenter comme l’inauguration d’un ordre
nouveau de la vie humaine destiné à se substituer à l’ancien.
Cette interprétation de l’histoire humaine et de l’histoire de Dieu
avec l’homme est une lourde erreur, source de bien d’autres
erreurs. Mettons-les ici entre parenthèses — ce qui ne veut pas
dire les passer sous silence et les ignorer, mais les avouer —,
pour ne pas nous laisser paralyser par elles et reprenons notre
réflexion à partir du cœur de la révélation évangélique.
5 — Les raisons des errements : l’anthropomorphisme
religieux lié psychologiquement aux philosophies
de l’Un
Comme Dieu ne peut se contredire dans ses œuvres de création et de révélation ou autre encore, le chrétien qui réfléchit en
philosophe ne peut attribuer les causes de l’opposition entre la
raison et la foi d’une part et entre le christianisme et le judaïsme
d’autre part qu’à des défaillances humaines en chacun des systèmes d’idées et de croyances qui s’opposent. Avant de vouloir
faire un quelconque diagnostic pour apprécier les défaillances de
chacun de ces systèmes, il convient de s’interroger sur la nature
de ces défaillances.
Or nous avons constaté — et cela sur le plan strict de la
rationalité philosophique — que les philosophies de l’Un sont
dans l’incapacité de donner une intelligibilité correcte de la
relation de Dieu aux hommes. Nous pensons donc que les
défaillances de nos conceptions de la raison, de la foi, de la
révélation évangélique et de l’éthique biblique, sont formées par
les postulats, pour ne pas dire les préjugés, des philosophies de
l’Un, liés à des démarches objectivistes de la pensée en
lesquelles la conscience humaine s’aliène et s’égare. Nous
entendons par « philosophies de l’Un » toutes les conceptions de
l’existence du monde, de l’homme et de Dieu qui identifient la
perfection dans l’être avec l’Unité seule et qui excluent de cette
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perfection toute forme de distinction et de relation entre
plusieurs êtres.
6 — La rectification de la conscience
Pour rejoindre, sur le plan de l’être, l’accord de la raison et
de la foi, dont les significations se seront alors rapprochées l’une
et l’autre de leur véritable réalité, et pour que le judaïsme et le
christianisme puissent faire de même, se rapprocher de leur
essence véritable et témoigner ensemble, en des différences
accordées, de l’unité du dessein de Dieu, il faut donc élaborer sur
des bases rationnelles plus rigoureuses une autre philosophie,
contradictoire des précédentes.
Cette philosophie ne sera plus de type unitaire où la perfection est de subsister « un en soi » seulement, selon l’idéal du
Logos grec, mais de type relationnel, selon la pensée d’alliance,
considérant que la perfection d’un être qui subsiste en soi implique le « pouvoir de faire être ». Être soi pour un « Je », c’est
vouloir que l’Autre soit et soit distinct de moi, comme un
« Tu », et que ce soit dans la distinction d’avec moi qu’il soit
comme moi vouloir d’un autre, c’est-à-dire vouloir d’un
Tiers dont je veux l’existence, tel un « Lui », en voulant que
l’Autre soit et soit en perfection lui-même relationnel et
distinct comme tel de moi.
L’unité qui existe, ce n’est pas l’unité de solitude, l’unité
arithmétique qui ne serait pas suivie d’une deuxième, mais
l’unité de communion, l’unité d’unités qui implique en elle la
distinction, l’unité propre à une structure d’alliance qui implique
la pluralité des êtres. Berith dit tout à la fois « alliance, relation et
séparation ». Ce terme n’est pas seulement une donnée de
l’histoire, une analogie juridique ; il est le concept par excellence
de l’intelligibilité du Réel et de sa réalisation éthique. Il faut
donc interpréter à nouveau le judaïsme et le christianisme, en
eux-mêmes et dans leurs rapports, non plus à partir d’une
philosophie incomplète en elle-même et étrangère à leur réalité
respective, mais à partir d’une philosophie fondée en rigueur et
qui leur est intérieure.
7 — Herméneutique nouvelle du judaïsme
et du christianisme
Toute l’existentialité d’Israël à travers les siècles est une
ontologie relationnelle vécue au quotidien. Alliance de l’homme
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et de la femme d’abord. Pour avoir été le premier peuple à
comprendre la noblesse de l’amour humain et l’avoir perçu
comme placé à la racine de l’idéal moral, le peuple d’Israël a pu
concevoir une Alliance entre Dieu et lui-même. Israël fiancée et
épouse de l’Éternel ! Telle une civilisation comprend la relation
de l’homme à la femme, telle elle comprend la relation de Dieu à
l’homme. Si la femme est pensée comme inférieure à l’homme,
voire comme esclave de l’homme, son dieu n’est alors qu’une
puissance hautaine, voire un despote souverain devant qui on se
prosterne ! Enfin troisième alliance : l’alliance entre Israël et sa
terre.
A ces réalités d’alliance est attachée l’exigence éthique qui
en procède. C’est parce que ce qui est esprit, conscience et
liberté existe en structure d’alliance qu’il y a exigence éthique
d’amour, d’un amour entièrement libéré d’une condition
d’amabilité préalable de l’être aimé, d’un amour donc capable,
dès son premier jaillissement, de fidélité sans faille et de pardon
sans relâche, si besoin.
Sur la base de ces trois premières formes d’alliances, œuvre
de Dieu dans la création, et intelligibilité que la conscience humaine se donne en l’histoire, il est possible de reconnaître
d’autres formes d’alliances encore, qui sont également œuvre de
Dieu, mais qui transcendent toute expérimentalité humaine.
L’existentialité d’alliance, d’engagement révélateur et
d’engagement de foi, existentialité d’essence « fiduciale » donc,
est en même temps le principe d’intelligibilité et le principe
éthique de l’existence humaine, ainsi que le peuple d’Israël en a
fait, et fait l’expérience. Cette existentialité fiduciale d’alliance a
rendu possible et réelle en l’histoire humaine l’incarnation d’une
Personne du Dieu Éternel, qui lui-même subsiste selon une
structure d’alliance en lui-même. Toute cette existentialité
d’Israël a été et elle reste ainsi la condition première de
l’intelligibilité de cette incarnation et de l’intelligibilité de la
révélation transcendante que Dieu réalise en cette « incarnation ». Il est inutile de substituer au terme noble et interpersonnel d’alliance les termes de « médiation » ou « médiateur » ou
autres encore tirés d’une philosophie objectiviste ou chosiste ou
d’une religiosité sacrificielle. Dans sa réalité humaine et par la
conscience qu’il en a, au travers de son concept d’alliance, le
peuple juif garde vivant le principe d’intelligibilité de la
révélation de Dieu en Jésus, même s’il n’adhère pas à cette
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révélation, qu’il a pourtant, en étant ce qu’il est, rendue possible
et réelle.
Si nous ne voyons pas Israël adhérer à cette révélation, et s’il
nous dit présentement qu’il n’y adhère pas, la raison en est soit
objective, parce qu’elle ne lui est pas présentée correctement par
ce concept, mais de manière déformée, soit subjective, parce
qu’il ne mesure pas la valeur ontologique absolue des principes
d’alliance qui dirigent pourtant son existence. De plus le christianisme historique, qui a le mérite d’avoir maintenu la mémoire de
l’existence de cette révélation de Jésus avec ses vérités essentielles, — présentées, regrettablement mais presque inévitablement, comme mystères incompréhensibles —, et qui l’a gravement déformée en sa théologie régie conceptuellement par les
philosophies de l’Un, a considérablement aggravé les difficultés
— inévitables au niveau psychologique et politico-religieux —
pour les juifs de comprendre la révélation de Dieu en Jésus. Pour
apprécier le poids de ces difficultés, voyons les choses en sens
inverse. Les autorités des Églises chrétiennes sont-elles prêtes à
considérer que le refus que le judaïsme oppose à leurs théologies
doit les inciter à repenser leur lecture des évangiles et leur
compréhension de la nature de l’œuvre salvatrice de Dieu en
Jésus ?
8 — Fécondité de l’idée d’alliance : l’Alliance en Dieu
Comment apprécier la valeur ontologique de l’existentialité
d’alliance vécue par Israël ? S’il y a alliance entre l’homme et la
femme pour l’existence du Tiers qu’est l’enfant ; s’il y a
l’alliance de l’Éternel et d’une génération en Israël pour
l’existence d’une génération nouvelle d’âge en âge ; et surtout
s’il y a Dieu qui se donne une création distincte de lui, le
philosophe, qui est aussi croyant, est en droit de s’interroger, pardelà les anthropomorphismes psychologiques religieux, sur ce
qui en Dieu rend ontologiquement possible le fait que Dieu
agisse ainsi comme créateur. Il n’y a pas d’autre réponse que
d’affirmer que Dieu en son unité, unique par rapport à nous, est
aussi en lui-même la perfection d’une communication d’être,
c’est-à-dire une Unité d’Alliance. Dieu est une Berith interpersonnelle, féconde d’une promesse personnelle. Autrement dit,
mais en un concept appauvri : Dieu est Trinité de personnes.
Jésus, lui, parlait d’une alliance entre son Père et lui, et du don
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commun qu’ils font de l’Esprit. Parlant ainsi, il parlait en se
plaçant au « lieu » de la Berith éternelle qui est le sien.
Mais le philosophe interpersonnaliste soulève encore une
autre question. Si premièrement Dieu crée le monde, l’univers de
la matière et de la vie et crée ensuite « comme si c’était en
alliance » avec ce monde, traversé de limites et d’imperfections,
une « Humanité », qui est le fruit suréminent de cette « quasialliance » avec le monde en dépassement de ses limites et imperfections, et si deuxièmement Dieu est aussi en relation d’alliance
véritable avec cette humanité, mais à un autre niveau, dans
l’ordre de l’esprit et de la liberté, le philosophe est à nouveau
autorisé à se demander quel sera le fruit personnel « suréminent » de cette alliance de Dieu avec l’humanité.
D’abord ce « fruit » — dans l’ordre des personnes et non
plus des choses — ne peut apparaître qu’au sein d’un peuple qui
prend suffisamment conscience de cette alliance et en saisit la
nature profonde dans l’ordre de la liberté et de l’éthique. Ce
peuple fut Israël.
Quelles sont les autres caractéristiques de ce « fruit suréminent », en tant qu’accomplissement issu, « comme le Tiers » en
la Maison d’Israël, de cette alliance originelle de Dieu et de
l’humanité ? Le monde de la matière et de la vie a en lui, en
quelque sorte, une exigence d’esprit qu’il ne peut produire de
lui-même. La vie ne produit que de la vie, la matière que de la
matière. Dieu y " enfante », y insuffle l’esprit, la conscience et la
liberté. L’homme à son tour est en exigence de divin, mais il ne
peut le produire. Dieu y « enfante » Dieu lui-même, parce que,
comme Esprit absolu, il est en lui-même plusieurs en Alliance et
peut donc être Dieu en sa divinité et Dieu en l’homme.
En effet, il convient de considérer l’exigence éthique qui est
liée à une telle conscience d’être en alliance avec Dieu. C’est
une exigence morale comprise à la mesure de la sainteté de
Dieu : « Soyez saints, car Moi, l’Éternel votre Dieu, Je suis
saint » (Lv. 19, 2). Cette exigence en l’homme selon une relation
d’alliance, parce qu’elle est intérieure à l’humanité comme telle,
sur la base de la relation d’alliance de l’époux et de l’épouse,
doit de nécessité ontologique être accomplie en l’humanité. La
raison impérative de cet accomplissement consiste en ce que
l’exigence éthique est fondée sur la structure d’alliance propre à
l’être de l’homme en image de l’être de Dieu et non sur le désir
individuel, voire individualiste hérité de la philosophie grecque
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de l’Un, d’un objet de valeur, fût-il de valeur infinie, comme
dans le cas d’un « désir de Dieu ». Un tel désir pourrait n’être
que vain, car il n’a rien d’une obligation éthique.
Or l’homme dans ses relations d’alliance à l’autre homme —
relations intérieures à la nature familiale humaine — ne peut
réaliser en perfection cette exigence éthique. Quelle que soit la
vertu d’un homme, il reste capable de faute. La possibilité de
pécher est inhérente à l’existence historique de l’homme. Et
pourtant cette exigence de sainteté doit impérativement être
réalisée, car elle procède de Dieu. Cela est requis, afin que cette
exigence inscrite par l’acte créateur en l’homme soit tenue et que
Dieu soit fidèle à lui-même. En créant l’homme tout en
inscrivant de nécessité absolue cette exigence en lui, Dieu
s’engageait déjà devant lui-même à communiquer à l’homme
une mesure d’être telle qu’elle soit « humainement » accomplie.
Mais il n’est qu’une structure d’alliance parfaite, celle de Dieu.
Donc l’alliance interne en Dieu, et cependant vécue en l’existence d’un homme en Israël sera la voie de l’accomplissement de
l’exigence formulée par la Torah comme absolue et insurpassable. L’acte créateur en raison de l’exigence éthique, dont
Israël a pris conscience, requiert la Manifestation humaine de la
sainteté de Dieu, réalisatrice d’une vie d’homme. Cette vie
d’homme, requise par la loi ontologique de la structure d’alliance
et l’exigence éthique fut celle de Jésus.
Ceci est l’affirmation de ma foi chrétienne. On peut juger
que les conclusions de ma déduction ne sont pas encore réalisées
et attendre un Messie pour le futur. Cela peut être une position
juive. Mais il n’y a pas trahison de la Torah à reconnaître
qu’elles sont accomplies en Jésus. Mais la Torah n’en fait pas
non plus une obligation particulière. Le rejet de l’idée d’alliance,
de l’exigence éthique fondée en une structure d’alliance, de son
caractère absolu surclassant toute volonté humaine, de la finitude
de la liberté de l’homme et de sa faillibilité originelle, avec leurs
implications déduites, nous reporterait à une spiritualité
simplement païenne.
Mais l’exigence éthique explicitée en la Torah doit aussi,
d’absolue nécessité, pouvoir être accomplie par tout homme,
malgré la possibilité de pécher qui lui est inhérente en l’histoire
temporelle, et pas seulement par un seul habité de la plénitude
divine en cette même histoire. C’est pour cela aussi que Dieu qui
se révèle en une existence parfaitement éthique en un homme est
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également un Dieu libérateur du mal et divinisateur de tout
homme par-delà sa mort, sans que la reconnaissance préalable de
son œuvre soit une condition de ce salut libérateur et
divinisateur. S’il fallait croire présentement en Jésus pour être
sauvé, alors Jésus ne serait pas le sauveur transcendant, le
Messie de Dieu. Et cette « divinisation » — qui n’a rien à voir
avec une déification ou une métamorphose divine — qui est une
élévation de notre liberté en dignité ontologique à la mesure de
Dieu, s’accomplit aussi selon une structure d’alliance, structure
d’une alliance nouvelle entre Dieu-Père et sa Parole incarnée en
Jésus dans la gloire de l’éthique accomplie, en possession de la
Sainteté divine communiquée et donc en mesure de faire accéder
toute l’humanité à ce même accomplissement en tant que
promesse ultime transhistorique de l’alliance ultime en l’œuvre
de Dieu.
9 — Fécondité de l’idée d’alliance : alliance avec la terre
L’idée de l’alliance et de sa structure interpersonnelle
ternaire, parce qu’elle nous donne une intelligibilité approfondie
de Dieu, peut aussi éclairer notre rapport au monde et à la terre
où nous vivons, puisque la terre, comme les cieux, sans être à
l’image de Dieu, reflète quand même sa présence et donc
possède quelque aptitude à l’alliance.
Cela est tout particulièrement vrai lorsqu’il s’agit du peuple
d’Israël pour deux raisons. La première c’est qu’Israël a luimême conçu son existence historique comme une alliance avec
Dieu sur une terre associée à la promesse d’une descendance
procédant de cette alliance. La seconde est valable pour le
chrétien. C’est à partir de cette conscience d’alliance impliquant
la présence d’Israël sur sa terre, que Dieu a pu révéler et poser
les conditions de réalisation de notre existence transhistorique
libératrice du mal, selon une structure d’alliance aussi. C’est
pourquoi certains caractères de celle-ci ne sont compris que par
l’analogie du rapport du peuple juif à sa terre.
Développons cette deuxième raison. Comprenons d’abord
que la terre d’un peuple lui est particulièrement liée du fait que
son éthique est une éthique d’alliance et non une éthique de la
finalité.
L’homme « individuel » peut s’accommoder d’être et de se
penser comme un « sautilleur », un voltigeur d’un lieu à un autre.
Une famille et surtout une famille de familles, un « peuple » ne
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LES APPLICATIONS DE L’IDEE D’ALLIANCE
le peut. Son unité communautaire propre lui fait « habiter un
lieu ». Qu’il le parcourt en nomade ou l’occupe en sédentaire,
ces modalités importent peu. Un individu ne « peuple » pas la
terre. Comme tel l’individu est pensé en dehors de toute alliance.
La famille, en structure d’alliance, « peuple » le sol.
De plus une morale du « désir » de l’objet le meilleur est une
morale individualiste. Elle fait « sautiller », s’oppose à l’attachement à « l’autre » : à l’épouse, à l’époux et à l’enfant. Elle préconise même le « détachement », sauf si l’on estime qu’on possède
l’objet parfait : Dieu lui-même. Là on ne sautille plus... on se
cramponne à l’extase... « Mon cœur est sans repos aussi longtemps qu’il ne se repose en Toi, mon Dieu » disait noblement
Augustin de Thagaste, l’évêque d’Hippone, mais dans la plus
pure tradition néoplatonicienne individualiste. Une éthique
d’alliance, une sainteté d’alliance fait qu’on s’attache à ce qui
n’est pas..., à ce qui est presque rien pour le faire exister en
perfection, autant qu’il est possible à celui qui en prend
l’initiative communicatrice d’être. Elle est une éthique
contradictoire de l’éthique du désir individualiste de possession
de ce qu’il y a de mieux.
Parce que l’éthique d’Israël est une éthique d’alliance, une
éthique de structure familiale et non de désir individualiste, elle
s’attache nécessairement à la terre où la famille se développe en
sainteté. En conséquence, refuser à Israël sa terre, c’est s’opposer
à ce qu’il pratique son éthique dans ses conditions adéquates.
Ce faisant, le chrétien se détourne aussi de sa propre éthique
véritable. En effet l’éthique d’alliance d’Israël a une valeur
universelle et insurpassable et c’est pour cela qu’elle fut ratifiée
par Dieu en Jésus et permit la révélation de notre divinisation
par-delà notre mort, laquelle divinisation est requise par cette
éthique même en vertu de la fidélité de Dieu à lui-même. Si donc
le chrétien — je parle du chrétien et pas de n’importe quel
homme — refuse à Israël sa terre ou hésite à la lui reconnaître,
c’est qu’il refuse aussi ou hésite à reconnaître pour lui l’éthique
de l’alliance pour ses propres actions, alors qu’il en reçoit la
conscience en héritage.
De plus en ce refus même, il ne veut pas que l’autre : son
frère juif, soit et soit lui-même pour porter témoignage devant
des Tiers et faire de ces Tiers des témoins aussi de l’œuvre de
Dieu présente et future.
LES APPLICATION DE L’IDEE D’ALLIANCE
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Enfin pour le chrétien refuser l’éthique de l’alliance, c’est
refuser ou hésiter à reconnaître dans sa vérité la révélation de
Dieu en Jésus et l’œuvre de notre divinisation, œuvre accomplie
par Dieu pour la seule raison qu’il est en lui-même Perfection
d’Alliance et que s’il crée l’homme, c’est en vue d’une
communion de vie parfaite.
On ne peut donc être authentiquement chrétien, adorer un
Dieu qui en lui-même est Alliance trinitaire et familiale et ne pas
vouloir ardemment qu’Israël habite sa terre, selon la plénitude de
l’organisation de sa vie, comme peuple de l’alliance sur cette
terre. L’œuvre de Dieu est une. Il n’appartient pas aux hommes
de la diviser.
Il faut ensuite apprécier le rôle d’intelligibilité que joue la
présence d’Israël sur sa terre, pour comprendre « in situ », en son
lieu naturel la révélation de Dieu en Jésus et la suite que Dieu
entend donner à son œuvre de création. Parce que la conscience
d’alliance propre à Israël fut ratifiée par l’incarnation de Dieu, il
est possible au chrétien de dire — ce qui lui serait impossible en
dehors de sa foi au Christ — que toute la terre des hommes est
« sauvée du mal » ou divinisée selon l’Alliance nouvelle et éternelle de Jésus et de son Père, de même que la terre promise à
Abraham est allouée à tout Israël selon l’alliance en laquelle
Abraham s’est placé devant Dieu. De même que Dieu en alliance
avec Abraham, lui promet « en descendance » un peuple sur la
terre qu’il lui montre, ainsi le Père-Dieu en alliance avec sa
Parole incarnée, lui promet « en descendance » une humanité
libérée du mal en une terre de résurrection qu’il lui montre.
L’humanité divinisée en une « terre de résurrection » est la
postérité transhistorique du Christ, comme Israël est la postérité
d’Abraham sur la terre qui lui est montrée.
Par rapport donc à l’œuvre de divinisation libératrice du mal,
dont le chrétien prétend témoigner, la terre d’Israël, c’est-à-dire
la terre en tant que habitée par le peuple juif, et non la simple
contrée géographique, a une triple signification théologique.
La terre d’Israël tire sa première signification théologique de
son rapport à la « terre de Canaan ». Elle est le lieu où se fait le
passage de la méconnaissance de l’éthique à la connaissance de
l’exigence éthique formulée en la Torah. Elle est une terre que la
Torah visite et où la présence divine vient résider. C’est la Pâque
de la terre qu’apporte le peuple libéré d’Égypte. Elle est ainsi le
lieu de passage d’une terre livrée à la loi de l’idolâtre et de l’arbi-
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LES APPLICATIONS DE L’IDEE D’ALLIANCE
traire humain à une terre régie par une loi de sainteté. Terre
d’une démocratie onto-normée, autonome au sens véritable ayant
son idéal en Dieu ou théonome. Elle est l’antithèse positive
d’une terre de démocratie cosmo-normée, hétéronome c’est-àdire soumise à des lois étrangères à la dignité de l’homme et qui
ne la respectent pas et où le droit est dicté par des rapports de
forces, même lorsque ces rapports sont légalisés, et non par les
lois relationnelles de la structure ontologique d’alliance. Par
rapport à la terre de Canaan, la terre d’Israël est l’image du
Royaume de Dieu en résurrection et parfaite sainteté d’alliance
par rapport au royaume de ce monde-ci où l’homme commet
aussi le mal.
La deuxième signification de la terre d’Israël lui vient de son
rapport au peuple des enfants d’Israël. Sous ce rapport elle concrétise, dans le cadre de la conscience biblique, la réalité de l’engagement de Dieu selon l’alliance en Abraham et Moïse. Dieu ne
peut s’engager, pour que le peuple vive, sans lui accorder la terre
qu’il montre à Abraham pour sa descendance. Une éthique
d’alliance requiert le don et la réception de la terre. Dieu ne peut
renier cette éthique. En donnant la terre, Dieu s’engage pour la
descendance d’Abraham. C’est la logique interne de la
conscience biblique. Elle doit être reprise par la conscience
chrétienne puisque cette logique fut ratifiée par l’incarnation du
Verbe de Dieu et que sa réalité temporelle signifie une réalité
transcendante. Les hommes malheureusement la mettent en
échec. De même que Dieu a montré à Abraham la terre de sa
descendance, Dieu aussi s’engageant pour le salut transcendant
de l’homme en son Royaume a montré cette existence céleste en
la résurrection de l’humanité de Jésus. De même qu’en la
conscience juive, Dieu s’est engagé envers Abraham pour la vie
de son peuple, ainsi Dieu s’engage de même en Jésus pour le
Salut — la vie en plénitude — de l’humanité. La terre d’Israël
comme engagement de Dieu est donc selon la mémoire aux « fils
de l’Alliance » et de la Torah, ce que l’humanité ressuscitée du
Christ est à l’humanité des hommes selon l’espérance d’une
existence en parfaite sainteté d’alliance, la marque de
l’engagement de Dieu pour que l’Alliance nouvelle
s’accomplisse. Les enfants d’Israël sur leur terre sont l’image,
l’image première et originelle, des hommes en leur statut
d’enfants de Dieu en l’Esprit, et la pratique de la Torah en terre
d’Israël est l’image, l’image première et originelle, de la
LES APPLICATION DE L’IDEE D’ALLIANCE
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perfection de sainteté dans le Royaume de Dieu. De cette image,
les chrétiens non-juifs héritent, de même qu’ils peuvent avoir
part à l’éthique de l’alliance. Greffés sur la racine, comme le dit
Paul, ils sont nourris de la sève qu’est la spiritualité d’Israël et
cette sève est pour eux la condition indispensable pour recevoir
valablement la révélation de Dieu en Jésus et témoigner du Salut
que Dieu seul accomplit pour l’humanité entière.
Un salut pour l’humanité entière ! Telle est la troisième
signification eschatologique de la terre d’Israël. Elle consiste à
illustrer le lien nécessaire dans l’accomplissement de l’éthique
entre tous les hommes, bons ou mauvais présentement. La
divinisation de l’humanité comme accomplissement parfait de
l’exigence éthique — laquelle se voit par là dépassée en tant que
simple obligation qui peut être trahie par la faute — n’est pas
une « récompense » pour les méritants, récompense
proportionnée à leurs bonnes actions impliquant le corrélatif
d’une punition éternelle pour les méchants. Elle est réalisée en
tout homme, car l’exigence éthique liée à une structure
d’alliance, et donc essentiellement créatrice en sa réalisation
d’une communion sainte — et non d’un salut individualiste où
chacun pourrait être indifférent, dans la jouissance de son Bien
infini, au malheur absolu et éternel de son frère « en enfer » —,
ne peut être mise en échec définitivement même en un seul
homme. Cette universalité développée par une structure
d’alliance se traduit par l’enracinement en une « même terre » et
en une même descendance. Le lien de la terre d’Israël avec le
peuple d’Israël est l’image du lien de la résurrection avec toute
l’humanité divinisée.
L’appartenance de l’homme juif au peuple de la Torah et son
lien à la terre d’Israël sont l’image de l’insertion de tout homme
en une relation de parfaite sainteté dans le Royaume de Dieu.
En effet, le lien à la terre montre le lien de toutes les familles
d’Israël entre elles. L’appartenance au peuple est une appartenance inconditionnelle et non l’objet d’un choix. Tout homme
appartient à l’humanité du fait d’être en ce monde. L’appartenance de tout fils d’Israël à la terre d’Israël en tant que terre de
la Torah et de l’exigence éthique de sainteté est donc l’image —
nonobstant la défaillance éthique en l’histoire — de l’appartenance de tout homme à la Maison du Père en laquelle tout
homme accomplira en perfection et au-delà de toute possibilité
de faillir encore, l’exigence de sainteté parfaite, car sa liberté est
14
LES APPLICATIONS DE L’IDEE D’ALLIANCE
parfaite et n’est plus affectée d’imperfection par la possibilité de
choisir le mal.
Ainsi donc, en la conscience biblique, l’alliance de l’Éternel
et d’Abraham est féconde d’une promesse : un peuple vivant sur
la terre qui lui est montrée, une terre dont la relation à l’homme
sera transformée du fait de la prise en compte de la loi morale,
loi morale fondée sur la relationnalité absolue d’alliance qu’est
Dieu-même. Cette existentialité d’alliance d’Israël et son
intelligibilité propre permet seule de comprendre le sens
véritable de l’alliance nouvelle de Dieu en Jésus pour la
réalisation transhistorique par l’humanité entière de cette
exigence éthique de sainteté. Le lien indissoluble de tout Israël à
sa terre est le support d’intelligibilité de l’universalité du salut
transcendant en lequel Dieu a le projet de faire exister toute
l’humanité.
Conclusion
Le chrétien ne peut donc progresser dans la compréhension
de la révélation de Dieu en Jésus qu’en valorisant proportionnellement la spiritualité d’alliance d’Israël, laquelle réclame sa
présence sur la terre d’Israël. Toute dévalorisation de l’existentialité juive de foi en l’Éternel, entraîne une dévalorisation de
la révélation de Dieu en Jésus. Ainsi les choses et les personnes
qui étaient, sont et seront encore occasions d’opposition entre
juifs et chrétiens selon les philosophies de l’Un-fermé-sur-soi,
deviennent et deviendront principe de complémentarité selon une
philosophie relationnelle de l’Alliance, d’une alliance qui n’est
plus seulement de l’ordre de l’histoire événementielle, mais qui
est principe et structure de perfection en l’être. La particularité
d’Israël est de nous offrir l’authentique modèle de l’universalité
de l’homme. Sinon Dieu n’aurait pas révélé par lui son Salut
pour l’humanité entière, mais par un autre peuple.
Préparé pour les « Nouveaux Cahiers » le 6 janvier 1993
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Joseph Duponcheele : docteur en philosophie
Contact email : <mailto:[email protected]>
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