BENVENISTE_1

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Benveniste : la langue et sa « mise en fonctionnement »
Emile Benveniste est le linguiste auquel la théorie de l’énonciation doit premièrement
son développement, si l’on pense surtout à la richesse des échos, commentaires et applications
qui l’ont suivie. Il est possible de parler aujourd’hui de « règles énonciatives » qui régissent
un « cadre d’énonciation » grâce aux travaux de Benveniste et à sa décision d’avoir défini
l’énonciation comme « la mise en fonctionnement de la langue par un acte individuel
d’énonciation »1 Dorénavant, non sans risques ou tâtonnements, l’objet sur lequel travaille le
linguiste sera non plus la langue, mais le langage, domaine hétérogène, multiforme recouvrant
toutes les formes de réalisation effective de la langue.
Dès ses premiers articles (écrits à partir de 1946), repris ensuite dans les deux tomes
de ses Problèmes de linguistique générale (1966 et 1974), jusqu’aux conclusions tirés dans
« L’appareil formel de l’énonciation » (publie dans le numéro 17 de la revue Langages et
encore dans Problèmes..., Benveniste s’applique à développer sa thèse. Cette élaboration
entretient, on l’a constaté2, un rapport discret, mais explicite, à la philosophie anglo-saxonne
en même temps qu’à la tradition linguistique pragoise, représentée par Jakobson.
Bilan de la théorie de Benveniste. Débats et commentaires
On attribue à juste titre à Benveniste le travail d’exploration des « traces
énonciatives » attestées dans l’activité langagière : le temps, le lieu, les pronoms personnels,
les différentes nuances modales composent l’aspect indiciel du langage. Celui-ci permet au
locuteur de « s’y repérer », de comprendre dans quelles conditions il a prononcé ou entendu
certaines paroles, quelles en sont la visée et la localisation, etc.
L’établissement des formes de la manifestation de la langue dans les instances de
discours est un autre acquis de la théorie de Benveniste, Ce processus est caractérisé par des
indices propres (indicateurs) dont le rôle est de « fournir l’instrument d’une conversion qu’on
peut appeler la conversion du langage en discours »3. A cette conversion, Benveniste donne
le nom d’énonciation.
« Nous lisons d’autre linguistes (il le faut bien) mais nous aimons Benveniste » - disait
Roland Barthes dans un article repris dans Le bruissement de la langue (1974). On trouve
toujours des raisons de s’y rallier.
La première raison pourrait être représentée par le retour du sujet parlant dans
l’analyse linguistique événement qui ouvre une brèche importante dans les fondements
mêmes de la linguistique traditionnelle. On remarque, depuis quelque temps, que l’existence
des indicateurs, leur prise en compte dans la théorie de l’énonciation interdit dorénavant
d’exclure les sujets parlants ordinaires des analyses linguistiques.
On s’avise que les informations véhiculées par ces éléments ne sont pas du tout
marginales, mais, au contraire, leur compréhension est indispensable au déchiffrement du sens
de l’énoncé.
E. Benveniste, « L’appareil formel de l’énonciation », Langages 17/1970, p. 12.
Claudine Normand, « Le sujet dans la langue », Langages 77, p. 7.
3
Problèmes de linguistique générale, 1966, 254.
1
2
Dans :
Si je changeais mes dents, ce serait une insulte à ma nature, à mes parents4
le sens serait incompréhensible en dehors du repérage de l’instance d’énonciation (« je »,
accompagné par les possessifs « mes », « ma »), dans la personne de Laetitia Casta.
Le sujet parlant n’est plus une simple annexe, inutile, dont la langue et le linguiste
pourrait, à la rigueur, se passer. Par conséquent, le locuteur quitte sa position marginale et
s’insère dans une instance de discours centrale. Il gère, dans cette position, la relation je/tu et
ordonne les références de ici et maintenant.
Même s’ils considèrent comme une révolution le passage d’une linguistique de la
langue à une linguistique de l’énonciation, certains linguistes s’avisent des limites de la
théorie benvenistienne. On peut établir, plus précisément, la distinction entre une linguistique
de second type (la linguistique de l’énonciation) à une linguistique de troisième type (la
pragmatique)5
Quand même, la pragmatique a joui, sans conteste, de la richesse des textes de
Benveniste, notamment lorsqu’on avait saisi que les questions du sujet et du sens ne peuvent
plus être tenues hors du champ de la réflexion linguistique.
D’autres s’avisent encore qu’il serait possible de mieux préciser, à la suite de
Benveniste, des notions telles sujet parlant, émetteur ou locuteur6 : la distinction entre le
sujet de l’énoncé et le sujet de l’énonciation en est une première tentative.
A coup sûr, la prise en compte du côté subjectif de la langue vient « dérégler » les jeux
ordonnés de l’objectivité et nous invite à examiner plus attentivement les jeux de la langue,
vue comme fondement des relations intersubjectives mises en oeuvre dans le discours.
Mais la nouveauté ouverte par Benveniste va encore plus loin. Dans sa théorie, on
n’assimile pas tout simplement le discours à la « parole » de Saussure : le discours n’est pas la
langue « exécutée » par les individus. Ce serait un piège de le voir ainsi et de ne pas pouvoir
lui attribuer aucune autonomie ou fonction spécifique. Benveniste montre aussi qu’il ne suffit
pas de voir le discours comme mettant la langue au service de fins intersubjectives : en luimême, il constitue une relation intersubjective7.
Une simple question telle :
Pourrais-te venir demain me voir ?
met en fonction tout un système de relations institutionnelles qu’entretiennent les individus
entre eux et avec le « milieu » où ils interagissent. C’est ici qu’on établisse les positions des
individus, caractérisés par une psychologie complexe (le désir de protéger leur image face au
potentiel agressif de la question). C’est toujours ici qu’il faut identifier les indices de
l’énonciation (tu, me, demain) et la portée de la force illocutionnaire de cet acte de langage
indirect (souhait, prière, incertitude, etc.).
4
Paris Match, mai 1999.
Cf. Roland Eluerd, La pragmatique linguistique, Paris, Nathan, 1985, p. 35.
6
C. Normand, « Le sujet entre langue et parole », Langages, 77/1986, Paris, Larousse.
7
Cf. O. Ducrot, Logique, structure, énonciation, Paris, Minuit, 1989, p. 159.
5
En effet, « je me situe vis-à-vis d’autrui non seulement par ce que je lui dis, mais par
le fait de lui parler, et par le niveau où je situe notre dialogue »8.
A la suite d’Austin et des philosophes anglais de l’école d’Oxford, Benveniste a été
aussi parmi les premiers à avoir dégagé et valorisé la notion de « performativité ». Le fait que
la langue est tributaire de l’activité de discours a été saisi dans le comportement à valeur
rituelle de certaines expression telles : je baptise, je jure, je promets que. Leur énonciation
s’accompagne avec ce qu’ils désignent comme énoncés. Par exemple, l’énoncé :
Je te promets de venir
n’a aucune réalité en dehors de l’acte effectif de prononcer réellement ces mots.
Mais Benveniste met en évidence d’autres unités de langue ayant pour composant
principal une unité de discours et qui démontent l’ancienne conception d’une langue-code :
les verbes délocutifs. Le verbe français remercier, par exemple, n’est pas formé, comme on
pourrait le croire, sur le substantif merci, mais sur la formule merci (comme activité de
parole). Le verbe remercier équivaut ainsi dire merci.
Les délocutifs et les pronoms je et tu ne visent pas les réalités du monde, mais l’acte
de parler. Ils sont une preuve que le discours se trouve au coeur même de la langue.
Finalement, un aspect qui mérite d’être nuancé : à partir de Benveniste, l’énonciation
est associée aux effets de la subjectivité. En introduisant l’opposition, devenue canonique,
entre personne subjective (EGO) et personne non subjective (non-EGO), Benveniste semble
prendre en considération seulement le cas des langues indo-européennes. L’énonciation y est,
vraiment, EGO-centrée. En revanche, dans les langues asiatiques (notamment en japonais)9,
EGO a une place secondaire et il est repéré à partir de la place d’autrui, étant inclus dans une
stratification sociale et symbolique.
Réfléchissons un peu sur ce texte :
« Les pronoms personnels du japonais sont plus descriptifs que déictiques. Ils font
référence non pas directement à celui qui parle, mais à la stratification sociale et la position
respective des partenaires à l’intérieur de cette stratification (...). La première personne
renvoie à la sphère privée, mais non à la subjectivité, au « soi » et non au « moi ». De fait, au
lieu d’être le centre autour duquel s’organise l’instance de discours, grâce, entre autres, à
l’installation de l’allocutaire, elle serait au contraire un lieu de repli, sur les marges d’un
champ social et public, propre à cet univers culturel. Le privé ne se construit qu’en s’opposant
au public, mais les diverses acceptions du mot de première personne (intimité, égoïsme,
partialité, arbitraire) montrent que la spécificité du privé est ici de délimiter une aire où les
règles extérieures ne fonctionnent plus. »10
8
Ibid.
C’est J. Fontanille qui le remarque, à juste titre, en Sémiotique du discours, Presses Universitaires de Limoges, 1998,
p. 261.
10
Ibid., p. 263.
9
On pourrait évoquer aussi à l’appui le cas des textes de fiction où le centre
d’énonciation est embrayé sur TU (symbolique) - dans La Modification de M. Butor, par
exemple, - où sur un IL qui suggère un monde impersonnel.
De surcroît, il y a des études sur le style indirect libre11 qui contredisent l’hypothèse
de Benveniste selon laquelle la première personne serait la seule censée exprimer la
subjectivité dans la langue. Le style indirect libre, employé largement dans les oeuvres
littéraires, n’a pas une structure enchâssée (Paul dit / pense que...), et on y trouve des
constructions syntaxiques qui caractérisent le discours direct ; l’imparfait cohabite avec des
déictiques (maintenant, aujourd’hui). Ce qui est le plus étonnant, le discours indirect libre est
une représentation de la subjectivité à la troisième personne. Dans Madame Bovary on
trouve pas mal d’exemples :
Ce qui l’exaspérait, c’est que Charles n’avait pas l’air de se douter de son supplice.
La conviction où il était de la rendre heureuse lui semblait une insulte imbécile et sa sécurité
là-dessus de l’ingratitude. Pour qui était-elle donc sage ? N’était-il pas, lui, l’obstacle à
toute félicité, la cause de toute misère, et comme l’ardillon pointu de cette courroie
complexe qui la bouclait de tous côtés ?12
Si la subjectivité y est exprimée à la troisième personne, elle peut apparaître aussi, au
style indirect libre, à la première et deuxième personne13.
Il nous reste à remarquer qu’un tel comportement des pronoms suscite des questions
nouvelles qui ne peuvent mettre aucunement en doute le système théorique créé par
Benveniste. Il reste, c’est vrai, à repenser la notion de subjectivité dans sa liaison avec le sujet
de l’énonciation, mais on doit remarquer que le pronom de première personne jouit, même
dans les nouvelles théories, d’une « infaillibilité personnelle ». Cela signifie que celui qui dit
« je » ne peut se tromper qu’accidentellement sur l’identité de ce « je » : « l’infaillibilité
personnelle s’explique par le fait que l’emploi même de la première personne est l’acte par
lequel le locuteur synthétise sa propre subjectivité »14.
On reconnaît toujours Benveniste, qui avait soutenu, on l’a vu, la même idée : « en
disant Je, je ne peux pas ne pas parler de moi ».
A consulter à ce sujet l’étude d’ Anne Banfield, Unspeakable Sentences. Narration and Represantation in the
Language of Fiction, Londres, Routledge&Kegan Paul, 1982.
12
G. Flaubert, Madame Bovary, Bucuresti, 1992, p. 225.
13
Cf. A. Reboul, J. Moeschler, Dictionnaire encyclopédique de pragmatique, Paris, Seuil, 1994, p. 339.
14
Ibid., p. 342, suivant les études de R. Nozick, Philosophical Explanations, Oxford, Clarendon Press, 1981.
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