Science et athéisme
par Bertrand Saint-Sernin
Introduction
L’athéisme comme rationalisme scientifique
On a appelé « scientisme » l’idéologie selon laquelle la science est la source
unique de la vérité et des valeurs. Comme le mot a mauvaise presse, on ne
l’emploie guère, mais l’attitude subsiste : une de ses expressions majeures est
l’athéisme, c’est-à-dire la conviction que la rationalité scientifique implique
logiquement une vision du monde dont Dieu est radicalement absent et même
chassé. Cet athéisme militant se présente comme la seule attitude compatible
avec la science : il affirme que, si l’on est rationaliste, on ne peut qu’être
athée. Quels sont les arguments de cet athéisme qui s’appuie sur la science ?
Nous ne traitons que de l’athéisme européen qui apparaît en réaction contre
le christianisme. Cet athéisme est un « athéisme chrétien », au sens que donne
Sartre à cette expression à la fin de L’Idiot de la famille, son dernier livre,
consacré à Flaubert. La science moderne étant née en Europe, l’athéisme qui
s’appuie sur elle mérite une attention particulière.
Nous laissons de côté les autres formes d’athéisme comme, par exemple, la
question générale que pose Durkheim à propos de la religion : l’universalité
du phénomène religieux prouve-t-elle que la croyance en un « autre monde »
est plausible et même assurée ? N’y a-t-il pas au contraire dans la psyché
humaine une inclination irrépressible à l’illusion ? Nous nous limitons à
l’athéisme qui, contemporain de la science « moderne », déclare fonder sur
celle-ci ses justifications.
Pour éclairer l’athéisme contemporain, nous nous référons aussi aux formes
d’athéisme reliées à la science qu’évoque Platon dans le Timée, car la « source
grecque » est toujours présente dans la métaphysique contemporaine.
Corpus scientifique de l’athéisme
On peut, sans schématisation excessive, circonscrire le corpus scientifique
auquel cet athéisme emprunte ses justifications, en fixant sa naissance aux
années 1859-1872, marquées par trois événements scientifiques majeurs : 1) la
publication de L’Origine des espèces de Darwin en 1859 ; 2) la naissance de la
Mécanique statistique (Maxwell et Boltzmann) et 3) la prise de conscience de
la révolution que la chimie de synthèse est en train de produire (La Synthèse
chimique de Marcellin Berthelot paraît en 1860).
De fait, dans l’athéisme contemporain qui se réclame du rationalisme
scientifique, les idées d’évolution et de hasard tiennent un place importante.
La première fait apparaître que la vie, à partir de débuts modestes, acquiert
une complexité croissante, sans intervention de causes extrascientifiques ; la
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deuxième met en évidence que l’ordre résulte d’un désordre originaire.
Marche vers la complexiet instauration de l’ordre ne nécessitent donc pas,
dans cette perspective, l’intervention d’un Créateur. Enfin, un troisième
ensemble d’événements joue un rôle essentiel dans cet athéisme qui
revendique une base scientifique, c’est la chimie de synthèse, puis la biologie
de synthèse, c’est-à-dire des disciplines qui apportent la preuve que des esprits
humains finis sont capables de restituer et d’étendre les processus que suit la
nature. Il est inutile de recourir à un Dieu créateur, puisque l’intelligence
humaine suffit à la tâche !
Nous examinerons donc le rôle que jouent les idées d’évolution, de hasard
et d’artifice dans l’athéisme qui est ou prétend être le seul rationalisme
compatible avec la science.
Deux philosophies des sciences : positivisme et réalisme
Il faut, auparavant, considérer que la science moderne a donné lieu à deux
interprétations distinctes et, par-là, à deux rationalismes, l’un, positiviste, pour
lequel la science ne donne accès qu’aux lois des phénomènes, non à leurs
causes ; et l’autre, réaliste, pour lequel la science donne accès non seulement
aux lois mais aux causes des processus naturels (au moins fragmentairement).
Le premier courant naît en France à la fin du XVIIe siècle, avec
l’« occasionnalisme » de Malebranche (1638-1715), membre de l’Académie
des sciences et prêtre de l’Oratoire ; il se poursuit avec Auguste Comte, Ernst
Mach, Maurice Blondel, Pierre Duhem, le Cercle de Vienne, etc.
Le second courant a eu en France, au XIXe siècle, comme représentant
principal, Antoine Augustin Cournot (1801-1877), mathématicien et
philosophe ; il se poursuit au XXe siècle avec des penseurs comme Alfred
North Whitehaed (1861-1947), lui aussi mathématicien et philosophe ; et, en
France, par Gilbert Simondon.
La tradition chrétienne, dès le IVe siècle, avec les Pères cappadociens
(Basile de Césarée et Grégoire de Nysse, notamment), prend parti pour le
réalisme en se fondant sur un argument religieux : puisque Dieu a créé
l’homme « à son image » (Genèse, I, 27), Il lui donne les moyens de
comprendre la « raison industrieuse (logos entechnos) », à l’œuvre dans la
Création.
Cournot laïcise ce réalisme d’essence religieuse, en observant que la chimie
de synthèse permet de reproduire des substances naturelles et d’introduire
dans la nature des corps et des processus chimiques que la nature n’avait pas
spontanément produits.
Ce qui est vrai dans l’ordre physico-chimiques depuis près de deux siècles,
le devient de l’ordre vivant, depuis le milieu du XXe siècle, avec le
développement des biotechnologies et la naissance d’une biologie de synthèse.
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Il est important de discerner de quel rationalisme nous nous réclamons du
positivisme ou du réalisme pour éclairer les sources scientifiques de
l’athéisme contemporain. En effet, pour les positivistes, la description
scientifique du monde laisse indéterminés les processus causals. En revanche,
une conception réaliste de la science engage davantage, puisqu’elle prétend
découvrir non seulement les lois mais les causes des phénomènes.
La question qui se pose est donc : un rationalisme réaliste conduit-il ? À
l’athéisme ? À l’affirmation qu’une Puissance intelligente crée ou organise
l’univers ? Ou à la distinction entre science et religion ?
I. Athéisme et évolution
L’hypothèse de l’évolution des espèces, formulée par Lamarck au début du
XIXe siècle et, plus encore, l’exposition par Darwin en 1859 de son
mécanisme principal, la « sélection naturelle », constituent pour l’athéisme
contemporain une source majeure : en effet, l’idée d’évolution présente
comme des conjectures scientifiques deux aspects essentiels de l’histoire
naturelle : 1) l’émergence d’êtres vivants d’une complexité croissante à partir
d’êtres vivants plus simples apparus sur Terre il y a un peu plus de 3,5 MM
d’années ; 2) le fait que tous les vivants existant sur Terre descendent de ces
premiers êtres apparus dans un lointain passé. En d’autres termes, l’idée
d’évolution permettrait le maintien la notion de « création organique » sans
qu’il soit nécessaire de faire appel à un Créateur.
L’idée d’évolution et l’hypothèse de la sélection naturelle sont-elles
nécessairement solidaires d’un athéisme métaphysique ? La réponse doit
prendre successivement deux formes, la première historique (ex datis) et la
seconde théorique (ex principiis). Elle doit aussi décider si la théorie de
l’évolution est conçue dans une perspective positiviste ou réaliste.
Historiquement, l’idée d’évolution et le mécanisme de la sélection naturelle
ont été acceptés par des penseurs croyants : ainsi, à la fin du XIXe siècle et au
début du XXe, un petit groupe de penseurs chrétiens (Maurice Blondel, l’abbé
Breuil, Teilhard de Chardin, etc.), admirateurs de l’œuvre scientifique de
Darwin, insistent auprès du Vatican pour que la théorie de l’évolution ne soit
pas condamnée et que l’on reconnaisse que son insistance sur le
développement de la vie à travers le temps est conforme à la vision chrétienne
de l’histoire. De fait, l’ Église catholique n’a pas condamné la théorie de
l’évolution et le pape Jean-Paul II a eu ce mot : « C’est plus qu’une
hypothèse ». Il n’en a pas été de même dans certaines Églises protestantes, aux
Etats-Unis notamment. Ainsi, historiquement, la théorie de l’évolution s’est
montrée compatible avec la pensée chrétienne. Mais cette compatibilité
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historique peut être mise sur le compte de malentendus. Il faut donc examiner
ce qu’il en est sur le plan théorique.
Théoriquement, l’hypothèse d’une « création évolutive » (Henri Begouën,
1879) ou d’une « évolution créatrice » (Bergson, 1907) est-elle logiquement
contradictoire avec l’existence d’un Dieu créateur ? On raconte que Darwin
balançait entre le oui et le non. Plusieurs de ses disciples ont jugé que sa
théorie excluait la vision chrétienne du monde et réfutait, notamment, les
notions de Dieu créateur et d’immortalité de l’âme. Ce courant est toujours
vivace, comme en témoignent des auteurs comme Richard Dawkins.
Pourtant, on peut et on doit dissocier l’étude des phénomènes et des
mécanismes de l’évolution, tels que l’expérience les révèle, et l’interprétation
de l’évolution, qui n’est pas entièrement déterminée par les faits empiriques.
La science met en évidence le phénomène de la créativité dans la nature
(Whitehead), mais ne fournit pas une métaphysique unique qui rende compte
de cette créativi. (Cf. L’Évolution créatrice).
Historiquement et théoriquement, l’idée d’évolution et le mécanisme de la
sélection naturelle (Darwin) ne paraissent donc pas liés logiquement avec un
athéisme doctrinal, même si, historiquement, ce lien existe et s’exprime
fortement, déclenchant en retour un repli vers un créationnisme idéologique.
En résumé, l’histoire nous livre plusieurs interprétations de l’œuvre de
Darwin ; et la réflexion métaphysique fait apparaître que la théorie de
l’évolution n’est pas nécessairement liée à un athéisme doctrinal.
L’athéisme méthodologique des sciences de la nature
En revanche, les sciences de la nature sont solidaires de ce que l’on pourrait
appeler un « athéisme méthodologique », à savoir l’exigence de ne faire entrer
dans la science que des expériences répétables et des hypothèses testables et,
si possible, réfutables (Popper). Reste à examiner si un tel « athéisme
méthodologique » conduit logiquement ou non à un « athéisme doctrinal ».
Athéisme méthodologique et athéisme doctrinal
Pour l’abbé Lemaître (l’homme du Big Bang), il y a discontinuité entre la
science et la théologie : le Pape Pie XI ayant voulu identifier l’hypothèse
scientifique d’un début dans le temps de l’univers physique à la création par
Dieu de l’univers, l’éminent physicien fit savoir au Vatican que, de ses
hypothèses scientifiques (appuyées sur des constats empiriques), il était
impossible de passer à une conjecture métaphysique et théologique sur la
création du monde. Il fut entendu.
Pourtant, une difficulté subsiste : comme les positivistes (Auguste Comte,
Mach, Duhem, les membres du Cercle de Vienne) jugent que la science ne
donne pas accès aux causes des phénomènes, leurs divergences métaphysiques
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sont explicables et ne sont pas gênantes. De fait, ils se partagent entre
incroyants et croyants. Qu’en est-il des réalistes pour lesquels la science donne
accès aux processus naturels et à leurs causes ?
On trouve parmi eux des croyants (les Pères cappadociens au IVe siècle) qui
justifient leur réalisme par des motifs religieux : si Dieu nous a faits « à son
image », il n’est pas absurde de penser qu’il nous donne aussi une
compréhension de sa « raison industrieuse » qui est à l’œuvre dans la nature.
Au XIXe siècle, Cournot et au XXe siècle, Whitehead, par exemple, ne
considèrent pas que leur réalisme est en contradiction avec l’idée d’un Dieu
créateur. Mais d’autres philosophes de la biologie considèrent que la théorie
de l’évolution est incompatible avec la religion et se déclarent athées parce
que réalistes. Autrement dit, l’idée d’évolution ne permet d’asseoir
logiquement ni l’athéisme ni la croyance en un Dieu créateur.
II. L’idée de hasard et l’athéisme
Une deuxième source du rationalisme scientifique athée, c’est la réflexion
sur le hasard. En effet, si le hasard joue un rôle dans l’univers, cela signifie
que le principe organisateur de la réalité n’est pas l’Intelligence (noûs) mais
un mécanisme sans finalité.
L’affirmation de l’existence du hasard dans le monde induit-elle un
athéisme doctrinal ? Pour répondre, il faut distinguer deux aspects de la
question : 1) Avons-nous des indices d’ordre scientifique de la réalité du
hasard ? 2) Si oui, l’existence du hasard a-t-elle pour conséquence logique de
nous contraindre à nier Dieu ?
Deux interprétations du hasard
Pour analyser la notion de hasard, le guide le plus sûr me paraît être
Cournot : il a enseigné le calcul des probabilités et pense que les bases
mathématiques de ce calcul sont solides. En revanche, il estime que ce calcul
est susceptible de deux interprétations opposées : 1) le hasard n’existe pas : il
exprime notre ignorance ; 2) l’idée de hasard représente fidèlement la réalité.
Il opte pour la seconde interprétation et affirme, contrairement à Laplace,
que, pour un démon qui connaîtrait parfaitement le cours des choses,
l’existence du hasard serait une évidence. Il montre de plus que si, dans la
nature, il existe au moins deux systèmes indépendants de lois, la rencontre de
lignées causales issues de ces systèmes indépendants produit des événements
imprévisibles. De tels événements, loin d’être sans causes, ont au contraire
une hérédité causale double ou multiple : ainsi, pour reprendre un exemple
ancien, le vent arrache une tuile d’un toit ; un passant sort de sa maison à
l’instant où la tuile tombe ; il la reçoit sur la tête.
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