6 rue du Général Lambert

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Science et athéisme
par Bertrand Saint-Sernin
Introduction
L’athéisme comme rationalisme scientifique
On a appelé « scientisme » l’idéologie selon laquelle la science est la source
unique de la vérité et des valeurs. Comme le mot a mauvaise presse, on ne
l’emploie guère, mais l’attitude subsiste : une de ses expressions majeures est
l’athéisme, c’est-à-dire la conviction que la rationalité scientifique implique
logiquement une vision du monde dont Dieu est radicalement absent et même
chassé. Cet athéisme militant se présente comme la seule attitude compatible
avec la science : il affirme que, si l’on est rationaliste, on ne peut qu’être
athée. Quels sont les arguments de cet athéisme qui s’appuie sur la science ?
Nous ne traitons que de l’athéisme européen qui apparaît en réaction contre
le christianisme. Cet athéisme est un « athéisme chrétien », au sens que donne
Sartre à cette expression à la fin de L’Idiot de la famille, son dernier livre,
consacré à Flaubert. La science moderne étant née en Europe, l’athéisme qui
s’appuie sur elle mérite une attention particulière.
Nous laissons de côté les autres formes d’athéisme comme, par exemple, la
question générale que pose Durkheim à propos de la religion : l’universalité
du phénomène religieux prouve-t-elle que la croyance en un « autre monde »
est plausible et même assurée ? N’y a-t-il pas au contraire dans la psyché
humaine une inclination irrépressible à l’illusion ? Nous nous limitons à
l’athéisme qui, contemporain de la science « moderne », déclare fonder sur
celle-ci ses justifications.
Pour éclairer l’athéisme contemporain, nous nous référons aussi aux formes
d’athéisme reliées à la science qu’évoque Platon dans le Timée, car la « source
grecque » est toujours présente dans la métaphysique contemporaine.
Corpus scientifique de l’athéisme
On peut, sans schématisation excessive, circonscrire le corpus scientifique
auquel cet athéisme emprunte ses justifications, en fixant sa naissance aux
années 1859-1872, marquées par trois événements scientifiques majeurs : 1) la
publication de L’Origine des espèces de Darwin en 1859 ; 2) la naissance de la
Mécanique statistique (Maxwell et Boltzmann) et 3) la prise de conscience de
la révolution que la chimie de synthèse est en train de produire (La Synthèse
chimique de Marcellin Berthelot paraît en 1860).
De fait, dans l’athéisme contemporain qui se réclame du rationalisme
scientifique, les idées d’évolution et de hasard tiennent un place importante.
La première fait apparaître que la vie, à partir de débuts modestes, acquiert
une complexité croissante, sans intervention de causes extrascientifiques ; la
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deuxième met en évidence que l’ordre résulte d’un désordre originaire.
Marche vers la complexité et instauration de l’ordre ne nécessitent donc pas,
dans cette perspective, l’intervention d’un Créateur. Enfin, un troisième
ensemble d’événements joue un rôle essentiel dans cet athéisme qui
revendique une base scientifique, c’est la chimie de synthèse, puis la biologie
de synthèse, c’est-à-dire des disciplines qui apportent la preuve que des esprits
humains finis sont capables de restituer et d’étendre les processus que suit la
nature. Il est inutile de recourir à un Dieu créateur, puisque l’intelligence
humaine suffit à la tâche !
Nous examinerons donc le rôle que jouent les idées d’évolution, de hasard
et d’artifice dans l’athéisme qui est – ou prétend être – le seul rationalisme
compatible avec la science.
Deux philosophies des sciences : positivisme et réalisme
Il faut, auparavant, considérer que la science moderne a donné lieu à deux
interprétations distinctes et, par-là, à deux rationalismes, l’un, positiviste, pour
lequel la science ne donne accès qu’aux lois des phénomènes, non à leurs
causes ; et l’autre, réaliste, pour lequel la science donne accès non seulement
aux lois mais aux causes des processus naturels (au moins fragmentairement).
Le premier courant naît en France à la fin du XVIIe siècle, avec
l’« occasionnalisme » de Malebranche (1638-1715), membre de l’Académie
des sciences et prêtre de l’Oratoire ; il se poursuit avec Auguste Comte, Ernst
Mach, Maurice Blondel, Pierre Duhem, le Cercle de Vienne, etc.
Le second courant a eu en France, au XIXe siècle, comme représentant
principal, Antoine Augustin Cournot (1801-1877), mathématicien et
philosophe ; il se poursuit au XXe siècle avec des penseurs comme Alfred
North Whitehaed (1861-1947), lui aussi mathématicien et philosophe ; et, en
France, par Gilbert Simondon.
La tradition chrétienne, dès le IVe siècle, avec les Pères cappadociens
(Basile de Césarée et Grégoire de Nysse, notamment), prend parti pour le
réalisme en se fondant sur un argument religieux : puisque Dieu a créé
l’homme « à son image » (Genèse, I, 27), Il lui donne les moyens de
comprendre la « raison industrieuse (logos entechnos) », à l’œuvre dans la
Création.
Cournot laïcise ce réalisme d’essence religieuse, en observant que la chimie
de synthèse permet de reproduire des substances naturelles et d’introduire
dans la nature des corps et des processus chimiques que la nature n’avait pas
spontanément produits.
Ce qui est vrai dans l’ordre physico-chimiques depuis près de deux siècles,
le devient de l’ordre vivant, depuis le milieu du XXe siècle, avec le
développement des biotechnologies et la naissance d’une biologie de synthèse.
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Il est important de discerner de quel rationalisme nous nous réclamons – du
positivisme ou du réalisme – pour éclairer les sources scientifiques de
l’athéisme contemporain. En effet, pour les positivistes, la description
scientifique du monde laisse indéterminés les processus causals. En revanche,
une conception réaliste de la science engage davantage, puisqu’elle prétend
découvrir non seulement les lois mais les causes des phénomènes.
La question qui se pose est donc : où un rationalisme réaliste conduit-il ? À
l’athéisme ? À l’affirmation qu’une Puissance intelligente crée ou organise
l’univers ? Ou à la distinction entre science et religion ?
I. Athéisme et évolution
L’hypothèse de l’évolution des espèces, formulée par Lamarck au début du
XIXe siècle et, plus encore, l’exposition par Darwin en 1859 de son
mécanisme principal, la « sélection naturelle », constituent pour l’athéisme
contemporain une source majeure : en effet, l’idée d’évolution présente
comme des conjectures scientifiques deux aspects essentiels de l’histoire
naturelle : 1) l’émergence d’êtres vivants d’une complexité croissante à partir
d’êtres vivants plus simples apparus sur Terre il y a un peu plus de 3,5 MM
d’années ; 2) le fait que tous les vivants existant sur Terre descendent de ces
premiers êtres apparus dans un lointain passé. En d’autres termes, l’idée
d’évolution permettrait le maintien la notion de « création organique » sans
qu’il soit nécessaire de faire appel à un Créateur.
L’idée d’évolution et l’hypothèse de la sélection naturelle sont-elles
nécessairement solidaires d’un athéisme métaphysique ? La réponse doit
prendre successivement deux formes, la première historique (ex datis) et la
seconde théorique (ex principiis). Elle doit aussi décider si la théorie de
l’évolution est conçue dans une perspective positiviste ou réaliste.
Historiquement, l’idée d’évolution et le mécanisme de la sélection naturelle
ont été acceptés par des penseurs croyants : ainsi, à la fin du XIXe siècle et au
début du XXe, un petit groupe de penseurs chrétiens (Maurice Blondel, l’abbé
Breuil, Teilhard de Chardin, etc.), admirateurs de l’œuvre scientifique de
Darwin, insistent auprès du Vatican pour que la théorie de l’évolution ne soit
pas condamnée et que l’on reconnaisse que son insistance sur le
développement de la vie à travers le temps est conforme à la vision chrétienne
de l’histoire. De fait, l’ Église catholique n’a pas condamné la théorie de
l’évolution et le pape Jean-Paul II a eu ce mot : « C’est plus qu’une
hypothèse ». Il n’en a pas été de même dans certaines Églises protestantes, aux
Etats-Unis notamment. Ainsi, historiquement, la théorie de l’évolution s’est
montrée compatible avec la pensée chrétienne. Mais cette compatibilité
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historique peut être mise sur le compte de malentendus. Il faut donc examiner
ce qu’il en est sur le plan théorique.
Théoriquement, l’hypothèse d’une « création évolutive » (Henri Begouën,
1879) ou d’une « évolution créatrice » (Bergson, 1907) est-elle logiquement
contradictoire avec l’existence d’un Dieu créateur ? On raconte que Darwin
balançait entre le oui et le non. Plusieurs de ses disciples ont jugé que sa
théorie excluait la vision chrétienne du monde et réfutait, notamment, les
notions de Dieu créateur et d’immortalité de l’âme. Ce courant est toujours
vivace, comme en témoignent des auteurs comme Richard Dawkins.
Pourtant, on peut – et on doit – dissocier l’étude des phénomènes et des
mécanismes de l’évolution, tels que l’expérience les révèle, et l’interprétation
de l’évolution, qui n’est pas entièrement déterminée par les faits empiriques.
La science met en évidence le phénomène de la créativité dans la nature
(Whitehead), mais ne fournit pas une métaphysique unique qui rende compte
de cette créativité. (Cf. L’Évolution créatrice).
Historiquement et théoriquement, l’idée d’évolution et le mécanisme de la
sélection naturelle (Darwin) ne paraissent donc pas liés logiquement avec un
athéisme doctrinal, même si, historiquement, ce lien existe et s’exprime
fortement, déclenchant en retour un repli vers un créationnisme idéologique.
En résumé, l’histoire nous livre plusieurs interprétations de l’œuvre de
Darwin ; et la réflexion métaphysique fait apparaître que la théorie de
l’évolution n’est pas nécessairement liée à un athéisme doctrinal.
L’athéisme méthodologique des sciences de la nature
En revanche, les sciences de la nature sont solidaires de ce que l’on pourrait
appeler un « athéisme méthodologique », à savoir l’exigence de ne faire entrer
dans la science que des expériences répétables et des hypothèses testables et,
si possible, réfutables (Popper). Reste à examiner si un tel « athéisme
méthodologique » conduit logiquement ou non à un « athéisme doctrinal ».
Athéisme méthodologique et athéisme doctrinal
Pour l’abbé Lemaître (l’homme du Big Bang), il y a discontinuité entre la
science et la théologie : le Pape Pie XI ayant voulu identifier l’hypothèse
scientifique d’un début dans le temps de l’univers physique à la création par
Dieu de l’univers, l’éminent physicien fit savoir au Vatican que, de ses
hypothèses scientifiques (appuyées sur des constats empiriques), il était
impossible de passer à une conjecture métaphysique et théologique sur la
création du monde. Il fut entendu.
Pourtant, une difficulté subsiste : comme les positivistes (Auguste Comte,
Mach, Duhem, les membres du Cercle de Vienne) jugent que la science ne
donne pas accès aux causes des phénomènes, leurs divergences métaphysiques
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sont explicables et ne sont pas gênantes. De fait, ils se partagent entre
incroyants et croyants. Qu’en est-il des réalistes pour lesquels la science donne
accès aux processus naturels et à leurs causes ?
On trouve parmi eux des croyants (les Pères cappadociens au IV e siècle) qui
justifient leur réalisme par des motifs religieux : si Dieu nous a faits « à son
image », il n’est pas absurde de penser qu’il nous donne aussi une
compréhension de sa « raison industrieuse » qui est à l’œuvre dans la nature.
Au XIXe siècle, Cournot et au XXe siècle, Whitehead, par exemple, ne
considèrent pas que leur réalisme est en contradiction avec l’idée d’un Dieu
créateur. Mais d’autres philosophes de la biologie considèrent que la théorie
de l’évolution est incompatible avec la religion et se déclarent athées parce
que réalistes. Autrement dit, l’idée d’évolution ne permet d’asseoir
logiquement ni l’athéisme ni la croyance en un Dieu créateur.
II. L’idée de hasard et l’athéisme
Une deuxième source du rationalisme scientifique athée, c’est la réflexion
sur le hasard. En effet, si le hasard joue un rôle dans l’univers, cela signifie
que le principe organisateur de la réalité n’est pas l’Intelligence (noûs) mais
un mécanisme sans finalité.
L’affirmation de l’existence du hasard dans le monde induit-elle un
athéisme doctrinal ? Pour répondre, il faut distinguer deux aspects de la
question : 1) Avons-nous des indices d’ordre scientifique de la réalité du
hasard ? 2) Si oui, l’existence du hasard a-t-elle pour conséquence logique de
nous contraindre à nier Dieu ?
Deux interprétations du hasard
Pour analyser la notion de hasard, le guide le plus sûr me paraît être
Cournot : il a enseigné le calcul des probabilités et pense que les bases
mathématiques de ce calcul sont solides. En revanche, il estime que ce calcul
est susceptible de deux interprétations opposées : 1) le hasard n’existe pas : il
exprime notre ignorance ; 2) l’idée de hasard représente fidèlement la réalité.
Il opte pour la seconde interprétation et affirme, contrairement à Laplace,
que, pour un démon qui connaîtrait parfaitement le cours des choses,
l’existence du hasard serait une évidence. Il montre de plus que si, dans la
nature, il existe au moins deux systèmes indépendants de lois, la rencontre de
lignées causales issues de ces systèmes indépendants produit des événements
imprévisibles. De tels événements, loin d’être sans causes, ont au contraire
une hérédité causale double ou multiple : ainsi, pour reprendre un exemple
ancien, le vent arrache une tuile d’un toit ; un passant sort de sa maison à
l’instant où la tuile tombe ; il la reçoit sur la tête.
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Cette notion de hasard exprime la conjecture qu’il y a des séries causales
indépendantes et que ces séries peuvent se rencontrer. La « sélection
naturelle » chez Darwin constitue un exemple de rencontre de séries causales
indépendantes. D’un côté, des événements physiologiques provoquent de
petites différences entre les individus ; de l’autre, des circonstances
extérieures confèrent à ces différences un avantage ou un désavantage en
termes de survie. Les causes qui produisent les petites différences
individuelles et celles qui produisent les circonstances extérieures (la
nourriture ou le climat) sont indépendantes ; mais, en interférant, elles opèrent
comme un mécanisme de sélection. Or nous n’avons pas de raison de douter
de la justesse des observations de Darwin. L’univers dans lequel nous sommes
comporte du hasard à la Cournot.
Du hasard à l’athéisme doctrinal
Faut-il en déduire que la structure de l’univers dément l’existence de Dieu ?
Là encore, il faut distinguer le plan historique et le plan théorique.
Historiquement, nous l’avons vu, nous trouvons des chrétiens admirateurs de
Darwin et des chrétiens (surtout protestants) qui refusent la théorie de
l’évolution parce qu’ils la jugent contraire à la Providence divine. Il n’y a
donc pas unité d’interprétation : l’Église catholique, quant à elle, accepte, nous
l’avons vu, la théorie de l’évolution.
Reste à savoir si, sur le plan des principes, l’affirmation du hasard exclut
l’idée de Dieu. Elle n’exclut sûrement pas un Dieu qui ne se préoccupe pas
des affaires humaines ; la question est de savoir si un Dieu d’amour peut avoir
créé un univers où la contingence existe. Pour produire le devenir de l’univers,
un Dieu soucieux de ses créatures peut-il recourir aux mécanismes brutaux de
la sélection naturelle ? Il y a un athéisme qui refuse qu’un Dieu puisse être le
créateur de l’univers, puisque cet univers est brutal et injuste.
L’athéisme serait une protestation morale contre l’injustice et la sauvagerie
d’un univers dont nous ignorons comment il s’est fait, et dans lequel nous ne
nous reconnaissons pas.
On retrouve là un vieux problème métaphysique : qui est responsable du
mal (de la cruauté et de la souffrance) ? La matière (en entendant par-là un
ensemble de causes ou de mécanismes impersonnels) ? Les hommes ? Dieu ou
les dieux ?
Les deux sources de l’athéisme : scientifique et morale
Innocenter Dieu est une préoccupation que l’on trouve dans la philosophie
antique, chez Platon notamment, mais aussi dans le néoplatonisme. De son
côté, à la fin de L’Origine des espèces, Darwin essaie d’innocenter non pas
Dieu mais la nature de la souffrance et de la mort que provoque la guerre dont
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elle est le théâtre. Bref, l’humanité tente de trouver une instance à la fois
puissante et innocente à laquelle elle pourrait confier son sort et qu’elle
pourrait prier.
Dans cette perspective, l’athéisme apparaît à la fois comme la constatation
lucide du mal dans la nature et comme un refus d’imaginer l’existence d’une
puissance consolatrice, innocente du mal. Cet athéisme a une double source,
scientifique et morale : d’un côté, l’observation de la nature vivante ; de
l’autre, le refus de s’illusionner sur le destin de l’homme. L’un des hommes
qui incarnent le mieux, peut-être, cet athéisme, c’est Camus.
Une autre solution, c’est de concevoir que la puissance de Dieu n’est pas
infinie, que Dieu se heurte au mal, qu’il souffre avec ses créatures (c’est le
Dieu de l’Évangile de Jean. C’est aussi la conception philosophique de J. S.
Mill).
Mais faut-il limiter le mal au mal moral, celui dont les hommes peuvent être
considérés comme les auteurs ? La difficulté – que Darwin a bien sentie –,
c’est que ce mal est constitutif de l’ordre vivant. Ce mal, dont les hommes ne
sont pas les auteurs, qui en porte la responsabilité ?
III. Artifice et athéisme
Chimie et biologie de synthèse
Une troisième source de l’athéisme rationaliste, c’est la découverte, à partir
de 1828, que la chimie de synthèse est capable de reproduire par art des
substances naturelles et d’introduire dans la nature des corps et des processus
qui ne s’y trouvaient pas. La chimie de synthèse a fait, en bientôt deux siècles,
des progrès considérables. À partir de la seconde moitié du XXe siècle, elle est
complétée par le développement des biotechnologies et par l’émergence d’une
biologie de synthèse.
Ces deux révolutions, technologique et théorique, de la chimie et de la
biologie, induisent l’idée que l’humanité peut – ou pourra un jour –
reconstituer par art tous les corps et les processus qui constituent la nature.
D’où l’idée que l’organisation de l’univers ne demande pas un Dieu créateur :
sa constitution physico-chimique et biologique est non seulement intelligible
mais reproductible par l’homme.
Intelligence humaine et auto-organisation de la nature
L’artifice révèle ce que fait la nature ; il invente aussi, au-delà d’elle,
substances et processus. L’artifice témoigne du génie humain, mais son
existence ne prouve pas que 1) l’invention humaine ne soit pas une imitation
de la « raison industrieuse » de Dieu ou que 2) l’art humain (inventeur des
artifices) ne soit un cas particulier de l’auto-organisation de la nature.
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L’intelligence humaine, dans cette perspective, est un cas particulier de la
marche spontanée de l’univers vers la complexité et vers la conscience. On
suppose que l’univers est en devenir et qu’émergent en lui progressivement
des capacités qui ne se manifestaient pas initialement. L’auto-organisation de
la nature est une théologie où la matière hérite des pouvoirs antérieurement
dévolus à Dieu. Cette conception ne constitue donc pas un argument en faveur
de l’athéisme doctrinal.
La notion d’auto-organisation est-elle susceptible de s’affranchir de cette
théologie implicite pour se muer en une philosophie de la nature qui fasse
l’économie de Dieu ? C’est Spinoza que l’on charge d’ordinaire de tenir le
rôle d’athée cosmologique, même si le 1er livre de l’Éthique s’intitule De Deo.
C’est que le Dieu de Spinoza est inhérent à la nature : il est créativité de
l’univers (Natura naturans). Il suffit de déclarer Spinoza athée pour que la
créativité de la nature devienne le support de l’athéisme. Dès lors, l’athéisme
ne soulève plus aucune difficulté, sinon que, pour Spinoza, l’intelligence est
un attribut de « Dieu ou de la Nature (Deus sive Natura) » : l’invocation de
Spinoza ne permet pas de fonder un naturalisme athée. Ainsi, je ne crois pas
que l’athéisme doctrinal puisse tirer parti de Spinoza ni non plus de l’idée
d’auto-organisation de la nature. Dans les deux cas, en effet, on pose
implicitement qu’il y a de l’intelligence dans la nature.
Conclusion
La démarche scientifique est solidaire de l’exigence de s’en tenir aux faits
d’observation et d’expérimentation, ainsi qu’aux théories testables, ce qu’on
peut appeler un « athéisme méthodologique ». Une question se pose alors :
pourquoi ne serait-il pas légitime – voire logiquement nécessaire – que cet
athéisme méthodologique se transforme en athéisme doctrinal ?
Dans une conception positiviste de la science, la mutation de l’athéisme
méthodologique en athéisme doctrinal n’a pas de sens, puisque la description
scientifique de l’univers n’inclut pas les processus causals.
Si, en revanche, la science embrasse non seulement les lois mais les causes,
alors, au cas où ces lois et ces causes n’exigeraient pas un Créateur de la
nature, le passage de l’athéisme méthodologique à l’athéisme doctrinal devient
logiquement possible, même si, dans les faits, il n’est pas encore réalisé, parce
que, pour l’instant, on ne sait pas reproduire fidèlement par art tous les
processus naturels.
Admettons donc, à titre d’hypothèse, que l’on parvienne un jour à
reproduire par art la totalité des processus naturels. L’athéisme doctrinal
buterait encore sur un obstacle majeur ; l’auto-organisation de la nature
implique, en effet, en arrière-fond soit l’intelligence humaine soit une
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intelligence inhérente à la nature. Autrement dit, on se donne une conception
(au moins impllicite) de Dieu, non la preuve de sa non-existence.
En revanche, l’athéisme méthodologique opère un partage entre les
domaines qui se prêtent à une exploration scientifique et ceux qui ne s’y
prêtent pas. Il conserve sa validité à la distinction entre savoir et croire. La
réflexion sur la science, sa diversité et son unité, me semble compatible avec
un agnosticisme réfléchi et la croyance en Dieu. Je pense qu’on ne peut établir
aucune consécution logique entre la science et l’athéisme doctrinal ; et adhère
à la critique que fait Rousseau, dans la 3ème promenade des Rêveries du
promeneur solitaire, des « ardents missionnaires de l’athéisme ».
L’équipement de l’esprit
Reste à expliciter pourquoi la raison humaine est mal équipée pour résoudre
les problèmes métaphysiques touchant la mort, la survie de l’individu, la
nature de l’âme, les rapports de l’esprit et du corps, la liberté, etc.
Considérons, par exemple, la question de la liberté : sommes-nous fondés à
nous déclarer croyant, athée, ou agnostique ? Ou bien le destin que nous avons
ici-bas et le sort que nous aurons après la mort s’imposent-ils à nous, parce
qu’ils dépendent de l’ordre du monde ? Un athéisme acosmique doctrinal estil une attitude rationnelle ?
Si, comme la science et le bon sens invitent à le penser, notre être est
modelé par la nature et l’évolution, il est insensé de ne pas tenir compte des
sciences de la nature pour définir ce que nous sommes. Admettons donc notre
statut d’êtres produits par la nature.
S’ensuit-il que les idées de survie et d’immortalité, si présentes dans toutes
les cultures, ne soient que des protections illusoires contre la peur de
disparaître ?
Je ne me sens pas équipé pour prendre parti en me fondant sur la seule
raison ; et me rallie au constat de Platon dans le Timée (41 d) : faute
d’évidences empiriques et d’arguments théoriques déterminants, nous devons
« voter ». Mais notre choix n’a aucun effet sur l’ordre du monde qui, lui,
dépend de la nature.
D’où la question : l’ordre de la nature peut-il être connu par la raison ?
1. Si seules les lois de la nature sont connaissables et que les causes des
processus naturels nous échappent, ce qui est la thèse positiviste, la
philosophie des sciences ne peut se transformer en philosophie de la nature et
le positivisme est compatible avec la foi, l’agnosticisme et l’athéisme.
2. Si, dans les pas de Cournot et de sa méditation sur la chimie de synthèse,
nous professons que, au moins localement, la raison humaine peut saisir les
causes des processus naturels, les reproduire et les étendre, l’interrogation
métaphysique initiale ne prend-elle pas la forme d’une question scientifique ?
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N’est-on pas en droit, par exemple, (comme Monod et Changeux) de passer de
la biologie à la philosophie de la nature et de celle-ci à un athéisme fondé sur
la seule raison ? Le réalisme ne conduit-il pas logiquement à un athéisme
rationnel et scientifique ?
Que certains arguments scientifiques invoqués par Monod ou Changeux
soient aujourd’hui contestés ne suffit pas à disqualifier leur athéisme. En effet,
on peut imaginer que des savants rationalistes et réalistes surmonteront un jour
les obstacles scientifiques auxquels se heurte le rationalisme athée actuel.
Émergera-t-il alors un athéisme doctrinal qui se présentera comme la seule
philosophie de la nature compatible avec la science ? Ou bien la mutation des
évidences scientifiques (empiriques et théoriques) en vérités métaphysiques
est-elle impossible ? En d’autres termes, la position de Platon dans le Timée
reste-t-elle valable aujourd’hui et à jamais ?
Cette interrogation inclut deux questions : 1) le passage du positivisme au
réalisme est-il fondé ? 2) le rationalisme réaliste entraîne-t-il logiquement le
choix de l’athéisme ?
1. Résoudre le premier problème n’est pas difficile, si l’on adopte la
méthode de Cournot : on dira que l’esprit pénètre les processus naturels et les
restitue fidèlement si la science et la technologie reproduisent des entités
naturelles et en créent de nouvelles qui s’introduisent sans mal dans la nature.
Il faut, bien sûr, prouver que les entités obtenues par synthèse sont identiques
aux entités naturelles correspondantes. Ce réalisme reste local. Il ne s’étend
pas à l’univers entier.
2. La résolution du second problème est plus malaisée : il faut démontrer
que la critique de la raison par Platon dans le Timée ou par Kant dans la
Critique de la raison pure est fondée. Or l’argument principal du naturalisme
est que, du temps de Platon et de Kant, des limites à la compréhension
scientifique de la nature existaient, mais qu’elles ont été levées. Est-ce exact ?
La réponse est, me emble-t-il, non : on ne sait toujours pas ce qu’est le
matérialisme, car on sait de moins en moins ce qu’est la matière.
Un tel argument (dont j’ignore s’il est universel ou seulement historique)
suffit à montrer que Platon a raison de dire, dans le Timée, que les choix
métaphysiques ne peuvent pas être déterminés par des évidences empiriques
ou des arguments logiques. Cela ne prouve pas que de tels choix
métaphysiques sont à tout jamais impossibles à fonder sur des évidences
scientifiques ; mais que, même si cela devait un jour arriver, faire comme si,
pour la science, l’essence de l’homme et celle de la nature ne soulevaient plus
d’énigmes, est une décision idéologique, non un choix rationnel.
Je ne suis pas sûr qu’il faille aller plus loin que Platon : on ne peut pas
prouver qu’à l’avenir certains obstacles ne seront pas levés ; mais on ne peut
pas non plus faire comme si, aujourd’hui, il n’existaient pas. On aboutit ainsi à
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un agnosticisme réfléchi que je rattache au Timée, même si, pour Platon, la
thèse du “naturalisme”, qui est déjà bien connue, ne tient pas.
L’argument de Platon, repris par Whitehead 1, est que, dans l’univers,
l’apparition de l’âme précède celle du corps : ils rejettent l’un comme l’autre
la thèse selon laquelle n’esprit n’est qu’une manifestation du corps apparue
postérieurement à la constitution de celui-ci et émanant de lui (thèse de l’autoorganisation, de la marche vers la complexité).
Dans le domaine de l’anthropologie, Platon et Aristote ajoutent un autre
constat : à leurs yeux, la raison n’est pas entendue de notre être tout entier, nos
comportements gardent donc une part de ténèbres. Ce constat, vieux de plus
de deux millénaires, reste vrai, comme en témoignent l’état de la psychiatrie,
l’étude des maladies mentales et le fonctionnement normal de l’esprit. Bref, ni
le pathologique ni le normal ne sont entièrement explicables ; et le normal 2
l’est encore moins que le pathologique.
Foi et savoir
Des penseurs réalistes ont été, comme Cournot, croyants ; ou, comme
Whitehead, attirés par l’Évangile de Jean. Que tirer de cet état de choses
historique ? Peut-être ont-ils pensé que foi et savoir constituaient deux
registres distincts. C’est la thèse que défendit, nous l’avons vu, Georges
Lemaître, prêtre et astrophysicien, en déclarant que, de l’hypothèse
scientifique d’un “commencement” de l’univers visible, on ne pouvait rien
inférer quant à sa “création”.
Les découvertes de la biologie contemporaine ne me semblent pas
susceptibles d’une interprétation univoque qui conduise à professer un
athéisme rationnel. Un tel athéisme reste idéologique. Comprend-on comment
la pensée et les sentiments naissent de la matière ? Comment se dire
« matérialiste » quand on ne sait pas en quoi consiste la matière ?
En un mot, l’athéisme à base scientifique ne me paraît pas « evidence
based » : 1) comment fait-il sortir pensée et émotions de la matière ? 2) quel
sens donne-t-il à la matière ?
Reste une énigme : quelle relation l’agnosticisme réfléchi entretient-il avec
la foi ?
1
Cette reprise n’a rien de surprenant de la part d’un penseur pour qui toute la philosophie
occidentale n’est qu’une suite de notes en bas de page aux dialogues de Platon. La fin de
Process and Reality (1929), intitulée “Dieu et le monde” contient une réfutation
impressionnante, même si elle est implicite, de la thèse “naturaliste”.
2
note Anne Fagot-Largeault.
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