Introduction à la philosophie de Fichte

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HISTOIRE DE LA PHILOSOPHIE
DES TEMPS MODERNES
(FILO 1470)
Notes de Marc Maesschalck
(2003-2004)
Introduction à la philosophie de Fichte
Fichte comme post-kantien
Parmi les grands idéalistes, c'est Fichte qui gardera le plus
fidèlement l'idée d'une tension constitutive de l'homme. Le point
de vue adopté par sa méthode bouleverse considérablement les
cadres de la philosophie critique, mais, à l'intérieur d'une
méditation trinitaire (que refusait Kant), il retrouve, avec une
nécessité absolue (plus proche, dans ce sens, du monisme
spinoziste) cette fois, l'idée d'une eschatologie, tension indéfinie
du Moi fini vers le Moi absolu, fin dernière de l'Histoire. En tant
que finalité active1, la finalité fichtéenne est nécessairement
historique; c'est l'exigence interne de la conscience, le Verbe, le
Moi pur, qui est le principe actuel du monde. La réalité n'est
pensable que comme actuation de la puissance interne de la
conscience, le Verbe, qui préside à sa destinée comme virtualité
créatrice et fin ultime. "S'il est vrai que rien n'existe, pour nous, en
1
c'est-à-dire définie selon l'activité de la conscience, selon l'infini devenir
de la conscience.
Notes de cours, M. Maesschalck
163
dehors de la conscience, le système de Fichte nous fournit
l'explication totale de la réalité2.
Un tel système n'est possible que par une réflexion de la
conscience sur l'acte originaire qui la fonde, sur la puissance
créatrice. Qu'une réflexion pareille soit possible, c'est déjà
impensable en termes kantiens. Pourtant, il s'agit du point de
départ de Fichte. Avant d'esquisser le développement de cette
réflexion, il nous faut mettre en lumière l'a priori méthodologique
qui permet une réflexion de cet ordre.
1. Esquisse du premier système (1794-1795)
Prendre pour objet de réflexion le Moi pur suppose, en
l'homme, une intuition capable de correspondre à un tel objet, qui,
comme virtualité ou comme fin transcendante, n'est jamais donné
comme tel dans l'existence sensible. Il faut donc reconnaître à
l'homme une intuition intellectuelle. Ceci ne signifie pas que
Fichte accorde, au sens kantien, sans autre justification, une
intuition capable de correspondre à des objets métacatégoriaux.
L'intuition intellectuelle, au sens où il l'entend, est plutôt sans
cesse présupposée par Kant: c'est la saisie de l'acte indissociable
de la saisie de la forme. On pourrait parler d'une sorte de
dynamisme intensif, qui perçoit d'emblée l'unité qui le fonde, ou,
comme dit Maréchal, d'une "intuition dynamique"3. Cette
intuition, Fichte la trouve, à son sens, partout à l'oeuvre chez
2
3
Cf. MARECHAL, op. cit., Cahier IV, p. 405.
Cf. MARECHAL, op. cit., Cahier IV, p. 348.
Notes de cours, M. Maesschalck
164
Kant4: dans l'auto-nomie morale de la raison pratique, dans l'action
régulatrice de la raison théorique (Dialectique), comme dans
l'unité aperceptive de l'Analytique. Kant a raison de rejeter une
intuition intellectuelle isolée, sans rapport à l'intuition sensible,
perdue dans un monde purement imaginaire. Mais il ne voit pas
comment l'intuition intellectuelle accompagne toujours l'intuition
sensible. En chaque acte, le Moi s'atteint lui-même comme
agissant. Mais "cette intuition de l'activité ne s'exerce jamais
isolément dans notre connaissance: elle n'est qu'une intuition pure
et par soi inconsciente"5. C'est le rôle du philosophe transcendantal
de réfléchir ce fait premier de conscience pour y découvrir le
principe même de sa réflexion, la position active du Moi6.
Fichte part donc, à la manière de Kant, d'un fait premier de
conscience. Seulement, ce fait premier n'est pas un donné brut, un
matériau, un apport exogène, mais la donnée endogène par
excellence, puisqu'elle est le moteur de toute la genèse de la
conscience. Fichte atteint analytiquement, ce point de départ,
comme présent dans toute activité de conscience, puis il produit
(synthétiquement) l'entièreté de l'expérience. En articulant la
construction synthétique à la régression analytique, Fichte prétend
donc, "une fois découvert le principe qui est le fondement de
l'expérience ou plus exactement de la conscience, - car
l'expérience n'est que le contenu même de la conscience, - déduire
4
Cf. LEON Xavier, La philosophie de Fichte, Ses rapports avec la
conscience contemporaine, Félix Alcan, Paris, 1902, pp. 14 à 18.
5
Cf. MARECHAL, op. cit., Cahier IV, p. 349.
6
Cf. ibid. En soi-même, le principe premier n'est pas un fait (Tatsache) de
conscience, mais une action (Tathandlung) originaire. Cf. GUEROULT M.,
L'évolution et la structure de la Doctrine de la science chez Fichte, op. cit., p. 185.
Notes de cours, M. Maesschalck
165
de ce principe par voie de construction et sans égard à l'expérience
même tout ce qu'il y a de nécessaire dans l'expérience"7. Ce tout
réductible à un principe absolument premier est un système. La
construction couvre toutes les étapes entre le premier principe et
l'ensemble de l'expérience, réfléchissant ainsi, pour nous
(philosophiquement), l'unité systématique de l'expérience. La
diversité originaire, les formes a priori du temps et de l'espace,
aussi bien que les catégories, sont déduites du principe premier.
"Là où Kant s'accommode d'un dualisme irréductible, Fichte pose
un dualisme dont il postule d'avance la réduction (...) postulat
idéaliste exigeant la réduction intégrale des contenus de
conscience à l'unité du Moi"8. "L'erreur de Kant, dit-il, celle du
moins qui s'exprime par la lettre de ses ouvrages, en dépit de
l'esprit qui les inspire, consiste uniquement à prétendre que l'objet
doive être autre chose qu'un produit de l'imagination"9. Mais Kant
n'est pas à rejeter. Il faut simplement le rejoindre là où il
commence, c'est-à-dire déduire son point de départ. Kant peut
donc être intégré; c'est le sens de la remarque conclusive du
Grundriß des Eigentümlichen der Wissenschaftslehre: "Kant part,
dans la Critique de la raison pure, du point de réflexion où le
temps, l'espace et le multiple de l'intuition sont donnés, sont déjà
présents dans le Moi et pour le Moi. Nous avons maintenant déduit
ceux-ci a priori et ils sont désormais présents dans le Moi"10. Cette
réflexion est la seule manière de soustraire le point de départ
kantien à son apparence arbitraire. Rien n'apparaît dans le champ
7
8
Cf. LEON Xavier, La philosophie de Fichte, op. cit., p. 7.
Cf. MARECHAL, op. cit., Cahier IV, p. 385.
9
Cf. Grundriß des Eigentümlichen der Wissenschaftslehre, in J.G.
Fichteswerke, op. cit., p. 580. Cité par Maréchal, op. cit., p. 390.
10
Cf. J.G. Fichteswerke, op. cit., p. 603.
Notes de cours, M. Maesschalck
166
de la conscience qu'elle ne l'ait d'abord produit. Nous "assistons"
sans cesse au travail renouvelé de la conscience qui se produit
dans ce qui paraît d'abord s'opposer à elle. "Le concept d'action
n'est possible que par cette intuition intellectuelle du Moi comme
auto-activité"11. "Chaque concept particulier, chaque proposition
particulière de la Doctrine de la science ne reçoit sa pleine
signification que si on les considère comme un moment
particulier, téléologiquement nécessaire à l'intérieur de cette
articulation globale"12. Il ne s'agit pas d'atteindre l'être, de le poser,
de le produire, de prétendre à une adéquation comme les
métaphysiques dogmatiques - et là Fichte se sent en plein accord
avec les exigences critiques - mais d'atteindre, dans la forme
déterminée de notre savoir, le dynamisme qui parcourt, qui
organise la réalité présente à notre conscience, la raison comme
pure conscience de soi.
Il s'agit donc, pour Fichte, d'étendre le jugement
réfléchissant de la Critique de la faculté de juger à la totalité de
l'expérience, non comme une surdétermination appelée par l'effort
moral, mais comme la détermination première de tout le champ de
la conscience en acte d'aperception, c'est-à-dire tendue vers la pure
lumière de la conscience de soi. L'opacité d'un donné quelconque
n'est qu'un moment intermédiaire dans la production imaginative
11
Cf. CASSIRER Ernst, Le problème de la connaissance dans la
philosophie et la Science des temps modernes, t. III Les systèmes postkantiens,
trad. à l'initiative du Collège de Philosophie, Presses Universitaires de Lille, Lille,
1983, p. 113.
12
Cf. CASSIRER Ernst, Le problème de la connaissance dans la
philosophie et la Science des temps modernes, t. III Les systèmes postkantiens,
trad. à l'initiative du Collège de Philosophie, Presses Universitaires de Lille, Lille,
1983, p. 113.
Notes de cours, M. Maesschalck
167
de la connaissance, un moment qui, à son tour, peut être réfléchi,
éclairé, dépassé. Fichte vise la transparence13 subjective du réel.
Ce qui n'est d'abord qu'un tout indifférencié, informe, multiple, est
susceptible de différenciation puis de recomposition. Aucune
donnée de conscience n'est irréductible. Elle appartient à la
conscience et, comme telle, peut être réfléchie, analysée,
reconstruite. Ce mouvement de la conscience constitue l'essence
de tout savoir scientifique, la genèse de notre savoir de l'être.
1.1. La synthèse fondatrice
Toutes nos connaissances particulières portent en elle l'acte
fondamental de la conscience de soi, l'actualise. Pour réfléchir cet
acte, nous devons donc nous orienter vers le plus général, c'est-àdire vers ce que contient d'universel chaque connaissance
particulière, ce qu'elle partage avec toutes les autres connaissances,
ce qu'à sa manière, elle répète. Ce principe formel, Wolf l'avait
déjà dénoncé; c'est le principe d'identité. Toute affirmation pose
l'identité de son objet, A = A. Elle ne pose pas par là l'existence de
A; mais l'exigence de cohérence qui lui est inhérente, "si A est,
alors A est. Le principe qui s'exprime ainsi ne repose donc pas sur
l'adéquation à l'être de la chose posée, sur une réalité empirique
(particulière) visée, mais sur la cohérence interne de tout acte de
connaissance; autrement dit: A posé dans le Moi = A posé dans le
Moi. C'est l'identité de la conscience de soi, Moi = Moi, qui fonde
toute affirmation. En tout acte de connaissance, le sujet
connaissant se pose soi-même, se manifeste.
13
Cf. CASSIRER E., Les systèmes post-kantiens, op. cit., p. 114.
Notes de cours, M. Maesschalck
168
Corrélativement à l'unité de tout objet possible, exprimée
par la relation d'identité, se fait jour un principe de distinction des
objets entre eux. Chaque objet appartient de manière unique à la
conscience dans la mesure où il coïncide à soi-même (identité) et
où on peut le distinguer absolument de tous les autres objets
possibles. Ce second principe porte, sur le contenu identique (A)
au premier principe, une exigence nouvelle, irréductible à la
première, qui s'exprime sous une forme négative: Non-A n'est pas
A. Rapporté au Moi, comme exigence interne de cohérence, ce
principe signifie que dans tout acte de connaissance, dans le
mouvement où il se pose, le Moi s'oppose à soi-même; il pose en
soi-même une différence. En effet, pour séparer A de Non-A, le
Moi ne s'appuie pas sur la réalité de A, sur l'adéquation de son
jugement aux choses "extérieures", mais il détient, dans son acte
même de connaissance, la condition de possibilité de cette
distinction. Dès lors, le principe négatif peut s'énoncer: Non-A
[pourtant] posé dans le Moi =/ A posé dans le Moi. L'identité
(Moi=Moi; A posé dans le Moi = A posé dans le Moi) n'est donc
pas suffisante pour exprimer l'acte de connaissance. Il faut encore
qu'une distinction soit possible au sein du Moi lui-même, c'est-àdire que le Moi puisse s'opposer à soi-même comme Non-moi. Ce
qui revient à dire: Non-A comme Non-moi, posé dans le Moi =/ A
posé dans le Moi. Nous posons ainsi comme second principe
nécessaire que le Moi dans l'acte même où il connaît se réfléchit,
fait retour sur soi, s'impose un mouvement contraire et simultané
au premier mouvement (la position). Il ne peut connaître qu'à
condition de se poser (sujet) tout en s'opposant à soi-même comme
Non-moi (objet), en "objectivant" son propre mouvement, en le
réfléchissant. La connaissance est position et réflexion tout à la
fois, expansion et attraction.
Notes de cours, M. Maesschalck
169
Position et opposition simultanées nous conduisent à un
troisième principe d'ordre synthétique, qui puisse lever la
contradiction apparente de la connaissance. En effet, si le Moi et le
Non-moi tendent purement et simplement à se poser absolument,
l'un doit supprimer l'autre. Tout acte de connaissance serait dès
lors en soi paradoxal. Il nous faut donc reconnaître, comme un
troisième principe, la limitation réciproque du Moi et du Non-moi,
pour rendre compte entièrement de l'acte de connaissance. Le Moi
et le Non-moi peuvent être limités partiellement, ils sont
divisibles. La limitation réciproque du Moi et du Non-moi définit
la conscience. Celle-ci est l'unité réalisée (actuelle) du Moi et du
Non-moi, la synthèse du Sujet et de l'Objet dans l'unité du Moi14.
La divisibilité du Moi et du Non-moi n'est qu'une
expression encore purement formelle de la synthèse fondamentale
de la conscience. Le premier principe, inconditionné quant à la
forme et au contenu, fonde la catégorie de réalité. Le second
principe, inconditionné seulement quant à la forme (négative),
fonde la catégorie de négation. Le troisième principe fournit, dans
l'unité des deux premiers, la forme générale de toutes les
propositions possibles du système, la synthèse. L'exposition totale
du troisième principe revient à exposer le système de la Doctrine
de la science15. Nous avons, en effet, par le dernier principe,
définit le lieu de toute déduction possible, la conscience, c'est-àdire que nous avons posé la limitation comme condition de
conciliation du Moi et du Non-moi, les rapportant ainsi comme
14
Cf. MARECHAL, op. cit., Cahier IV, p. 367.
15
Cf. GUEROULT M., L'évolution et la structure de la Doctrine de la
Science chez Fichte, op. cit., p. 217. Cf. aussi LEON X., La philosophie de Fichte,
op. cit., p. 61.
Notes de cours, M. Maesschalck
170
des accidents à une substance. "Dès que nous posons un Moi
limité et un Non-moi limité, nous ne concevons ces éléments
opposés qu'étroitement corrélatifs, chacun, à l'élément limitant qui
détermine leurs configurations respectives"16. Le Moi et le Nonmoi ainsi déterminés se rapportent au substrat de la divisibilité, la
substance, comme les attributs de la substance spinoziste, la
pensée et l'étendue17. Mais la substance définie répond à la
question qui ouvrait la Critique de la raison pure: comment des
jugements synthétiques a priori sont-ils possibles? Par la synthèse
du Moi et du Non-moi, selon leur divisibilité, dans l'unité actuelle
de la conscience18.
Il nous faut suivre maintenant le principe de la divisibilité,
posé de manière encore extérieure, mais qui nous fournit le fil
conducteur de toute la déduction.
1.2. Déduction des parties pratique et théorique
Du principe de limitation réciproque du Moi et du Nonmoi, nous pouvons déduire immédiatement deux propositions: le
16
Cf. MARECHAL, op. cit., Cahier IV, p. 370.
17
Cf. Grundlage der gesamten Wissenschaftslehre, J.G. Fichteswerke, op.
cit., p. 316.
18
Cf. Grundlage der gesamten Wissenschaftslehre, J.G. Fichteswerke, op.
cit., p. 308.
Notes de cours, M. Maesschalck
171
Moi pose le Non-moi comme limité par le Moi et le Moi se pose
soi-même comme limité par le Non-moi.
La première proposition contient l'idée d'une action du Moi
sur le Non-moi et détermine ainsi le Non-moi comme une réalité
subissant l'action du Moi. Le double rapport toujours présent
(limitation réciproque) de causalité du Non-moi sur le Moi et du
Moi sur Non-moi est envisagée uniquement au point de vue de la
causalité du Moi, "actif et libre"19. C'est le fondement de l'action,
de l'activité pratique du Moi.
La seconde proposition contient l'idée d'une détermination
par un objet. Elle envisage la double causalité au point de vue de
la causalité du Non-moi. C'est le fondement de la connaissance, de
l'activité théorique du Moi. Cette proposition définit l'attitude du
Moi connaissant comme "activement passive"20. D'une part, le
Moi se pose soi-même (activement) comme déterminé. D'autre
part, il est (passivement) déterminé par le Non-moi. Au total, il est
actif en subissant la détermination et passif en se donnant cette
détermination. Cette réciprocité d'activité correspond à la catégorie
kantienne de la relation.
En déduisant les deux grandes parties, pratique et
théorique, de la Grundlage, nous avons fait appel aussi à la
catégorie de causalité, précontenue dans la notion de limitation
réciproque. En effet, pour que l'activité totale du Moi soit
conservée, une limitation du Moi par le Non-moi signifie un
19
20
Cf. GUEROULT M., op. cit., p. 272.
Cf. MARECHAL, op. cit., Cahier IV, p. 372.
Notes de cours, M. Maesschalck
172
transfert proportionnel d'une partie de l'activité du Moi dans le
Non-moi, c'est-à-dire que le Moi se rend passif à l'égard du Nonmoi, à la mesure de l'activité transmise, il se laisse déterminer par
lui. Cette catégorie exige, cependant, que les différents transferts
ne modifient pas le Moi total, mais n'en soient que des
déterminations accidentelles, une "variabilité de déterminations
particulières"21. Nous sommes ainsi amenés à déduire aussi la
catégorie de substance, qui exprime la permanence de l'activité
totale,
"sous
des
déterminations
internes
purement
22
accidentelles" .
Le Non-moi reçoit à travers ces deux dernières déductions
des déterminations différentes. Dans la causalité, le transfert
d'activité le rend qualitativement différent du Moi et le pose
comme fondement réel de la limitation. Dans la substantialité, il
n'apparaît plus que comme quantitativement différent (transfert
interne à la somme totale d'activité) et n'est plus qu'un fondement
idéal de limitation. L'un et l'autre rapport sont cependant
nécessaires pour déterminer le Moi activement passif de la
connaissance. La conciliation ne peut venir que par synthèse des
deux dans une relation réciproque. C'est l'imagination, par laquelle
"le Moi se détermine comme déterminé par un Non-Moi"23. Le
Moi se pose idéalement comme indéfiniment limité par l'activité
du Non-Moi, qu'il pose, lui-même, réellement et par là, en la
posant, dépasse déjà la limite. Autrement dit: le Moi se pose
comme infini parce qu'il se représente indéfiniment limité et le
21
22
23
Cf. MARECHAL, op. cit., Cahier IV, p. 375.
Cf. ibid.
Cf. GUEROULT M., op. cit., p. 225.
Notes de cours, M. Maesschalck
173
Moi se pose comme limité parce que comme infini, il se représente
limitant. La limite "est rendue possible par l'activité du Moi sur
laquelle il se produit (...). D'autre part, sans la [limite] pas
d'activité du Moi par laquelle il se limite"24.
A ce point de la déduction commence la réflexion du
chemin parcouru par le Moi. Ce que nous avons déduit, pour nous,
à propos du Moi (divisibilité, relation, causalité, substantialité,
imagination), le Moi doit maintenant se l'approprier. Nous avons
déduit "l'activité inconsciente de l'imagination, provoquant la
réflexion primitive et incessante, mais partielle, du Moi sur soimême, d'où naît la représentation"25. Ce fait primitif de conscience
correspond bien à l'idée d'un moi activement passif dans la
connaissance, dont nous étions partis. L'imagination est une
activité productrice, indépendante, qui pose la limitation
permettant l'application limitée (mutuelle) du Moi et du Nonmoi26. Cette activité supérieure produit la détermination
réciproque du sujet et de l'objet27. Elle domine l'opposition et
permet ainsi de poser, relativement l'une à l'autre, une réalité
indépendante et une liberté - c'est-à-dire un Non-Moi indépendant
du Moi et un Moi indépendant du Non-moi - non comme deux
principes absolus s'opposant éternellement, mais comme la
représentation d'une virtualité absolue, d'une productivité
indéfinie, toujours actuellement limitée28. Cette représentation
24
26
27
28
Cf. ibid., p. 224.
25 Cf. MARECHAL, op. cit., Cahier IV, p. 383.
Cf. GUEROULT M., op. cit., p. 221.
Cf. MARECHAL, op. cit., Cahier IV, p. 378.
Cf. ibid., p. 379.
Notes de cours, M. Maesschalck
174
constitue, dans l'exercice concret de la connaissance, comme un
"choc (Anstoß) que se donne le Moi pour se réfléchir, [un]
obstacle qu'il se crée activement pour faire refluer une part de son
activité"29. C'est à ce point seulement de la déduction, condition
dernière de la formule du Moi théorique, qu'est déduite la nécessité
de la réflexion du Moi sur lui-même. Le retour sur les étapes
précédentes constitue l'histoire pragmatique de l'esprit. Le Moi va
réintégrer les différents degrés de sa production inconsciente.
Le choc originaire, l'Anstoß constitue maintenant notre
point de départ. La production d'un obstacle, passivité originaire
(matière) provoque la première réflexion du Moi. Cette première
"réappropriation" du Moi à partir de la Matière, comme passivité
produite, est la simple sensation.
La sensation constitue à son tour un obstacle, une
résistance au Moi connaissant qui le provoque à la réflexion. La
limite sentie est intuitionnée dans l'activité qu'elle contient.
L'intuition vise l'activité comme totalement objective. Le Moi est
encore purement passif.La troisième réflexion est appropriation de
l'objet, qui s'imposait activement à l'intuition. Le sujet se découvre,
pour la première fois, capable d'activité. Il peut reproduire l'image
de l'objet dans son imagination, faire dépendre l'objet uniquement
d'une activité subjective. Il n'est plus dépendant du modèle
(Vorbild) de l'objet immédiat, "agissant", mais il peut reproduire
son image (Nachbild) à sa guise. L'objet réel, la chose (Ding) est le
produit de l'intuition. L'objet idéal, l'image est ce qui appartient en
propre à l'activité subjective. C'est la chose que le sujet s'est
29
Cf. ibid., p. 383.
Notes de cours, M. Maesschalck
175
consciemment réappropriée. L'imagination est le premier degré du
Moi agissant. Son activité est encore purement spontanée, fluente,
indécise. Elle suit les impressions objectives et les reproduit
subjectivement. Les images de l'imagination sont liées directement
à la succession temporelle. Il faut une nouvelle réflexion pour les
fixer, pour y reconnaître une permanence, une activité
indépendante du temps, l'entendement (qui conceptualise).
L'image fixée par l'entendement semble encore s'imposer
au Moi. Il doit encore s'approprier l'activité même de son
entendement, s'y reconnaître comme acte libre, poser l'acte de
l'entendement c'est-à-dire juger.
Mais même le jugement demeure dépendant de l'objet. Il
faudrait, pour le poser librement, pouvoir faire abstraction de tout
objet, c'est-à-dire réfléchir l'acte judicatif comme tel. C'est la
dernière réflexion, où le Moi s'atteint comme pure autodétermination, conscience de soi. Dans l'acte de raison, le Moi se
pose soi-même comme déterminé par un Non-moi. Nous avons
ainsi rejoint à partir du fait primitif de conscience, l'Anstoß, le
principe du Moi théorique.
Le noeud de la déduction de l'activité théorique, l'Anstoß,
fournit le passage à l'activité pratique. Il faut en effet rendre
compte de l'autolimitation du Moi que nous avons acceptée
comme une sorte d'hypothèse nécessaire pour expliquer la
limitation réciproque de la "chose-en-soi" (Non-moi réel,
qualitativement différent du Moi, exerçant une causalité) et de la
liberté (Moi substance, englobant le Non-moi comme simple
différence quantitative interne et accidentelle, exerçant une
Notes de cours, M. Maesschalck
176
limitation idéale). Les rapports de causalité n'ont d'ailleurs encore
été envisagés qu'au point de vue de la causalité du Non-moi
(réintégration progressive de l'Anstoß, pour la bonne raison qu'on
ne pouvait aborder le domaine pratique sans savoir comment le
Non-moi est susceptible d'être agi par le Moi. A la fois, le
problème théorique appelle le passage au problème pratique et
permet de le poser, car il a transformé "le Non-Moi - vide et
abstrait - avant toute analyse, en un objet réel. C'est le problème
théorique qui fournit la représentation de ce Monde, sur lequel doit
s'exercer notre action"30.
Dans la partie pratique, Fichte omet la déduction
strictement philosophique (pour nous) du fait primitif de la
moralité, l'effort. Cette omission se justifie, de toute manière,
puisque les synthèses réelles (la réflexion du Moi) répètent les
synthèses philosophiques.
L'effort est l'exigence originaire contenue dans la formule
du Moi pratique. "Le Moi se pose comme déterminant le Nonmoi" exprime un Sollen, un devoir être infini de la causalité
pratique, irreprésentable donc comme causalité effective. "Cette
causalité n'est réalisée qu'avec l'achèvement du progrès à l'infini;
cet achèvement est lui-même inconcevable, et reste un Idéal"31.
L'effort ainsi défini est à la fois fini (car il n'est jamais posé
absolument) et infini car il se dépasse sans cesse (progrès
30
31
Cf. LEON X., La philosophie de Fichte, op. cit., p. 62.
Cf. GUEROULT M., op. cit., p. 239.
Notes de cours, M. Maesschalck
177
indéfini). C'est "la synthèse du Moi intelligent et du Moi absolu"32:
une exigence infinie.
Comme la réflexion théorique, la réflexion pratique
traverse cinq synthèses successives, de la pure opposition, la
résistance matérielle (inertie) jusqu'à la tendance absolue où le
Moi se sait en recherche de soi, en effort vers soi-même, dans tout
le procès pratique.
L'antithèse, qui détermine tout le mouvement des
réflexions successives, oppose la pure liberté du Moi absolu,
infinie, illimitée, à l'activité exigée par le Moi conscient (la
position du Non-moi par le Moi, le Moi pratique) finie, limitée.
L'union de ces deux activités n'est possible que si l'activité du Moi
pur pose l'infini dans le Moi comme une fin à réaliser et si
l'activité limitante pose sa limite dans le Moi comme "provisoire",
dépassable (et non absolue), c'est-à-dire comme une étape actuelle
vers la fin. L'union de ces deux activités constitue une tendance
indéfinie. L'idée que poursuit ainsi l'activité du Moi est l'actualité
absolue de la conscience, un Moi qui "se pose pour lui-même et
par lui-même (...) et se réalise par lui-même"33. "Le Moi pratique
(...) se "réalise" dans et par le Moi théorique, en faisant franchir à
celui-ci les étapes sans fin qui l'acheminent à la conscience
absolue"34. L'effort posé au départ, le devoir-être, tend donc vers
son remplissement; le principe initial vers sa réalisation absolue.
La conscience se manifeste comme tendance infinie d'intégration;
32
33
34
Cf. ibid.
Cf. GUEROULT M., op. cit., p. 244.
Cf. MARECHAL, op. cit., Cahier IV, p. 405.
Notes de cours, M. Maesschalck
178
tendance assimilatrice. La puissance qui la meut est à elle-même
sa propre fin, la conscience veut se connaître, elle veut s'étreindre
dans la totalité de ses possibles, coïncider pleinement à l'Absolu
qui préside à son origine. Elle veut posséder son idéal. "La
"tendance indéfinie", seule forme concevable de l'activité du Moi
conscient, consiste donc dans l'effort indéfini pour substituer le
Réel à l'Idéal, pour transformer l'Absolu "en soi" en un Absolu
"pour soi", le Moi pur en une Conscience totale, la Liberté en
Intelligence"35.
1.3. Conclusion
Nous avons ainsi déduit la tension constitutive de notre
expérience actuelle. Cette déduction, totalement interne à la
conscience comme tendance assimilatrice (qui vise, tout en la
produisant indéfiniment - partiellement - l'intelligibilité totale du
monde, sa transparence subjective, a donné un statut précis au
particulier, à l'empirique, par la position du Non-moi et la
déduction complète de sa fonction. Fichte opère, par là, la
réduction du dualisme foncier de la philosophie critique.
L'opposition du divers a priori et du sujet sensible a priori est
posée, comme opposition relative "dans l'unité absolue d'un Moi
supérieur au plan humain"36.
Fichte reprend donc l'essentiel du dualisme kantien et, à
travers lui, le donné originel et les exigences premières des
"Critiques". Mais il s'élève à un plan que Kant refusait
35
36
Cf. MARECHAL, op. cit., Cahier IV, p. 402.
Cf. ibid., p. 414.
Notes de cours, M. Maesschalck
179
obstinément à la raison, sous peine de tomber dans le vieux
dogmatisme. Le Savoir du savoir, celui qui pose, par réflexion, la
transparence subjective du réel, peut seul parvenir à relativiser
l'opposition originaire du savoir. Lui seul peut poser son
insuffisance radicale. "S'il se connaît comme "forme" de réflexion,
il se connaît par le fait même comme forme de quelque chose qui
n'est pas purement formel, en d'autres termes, comme forme d'un
Principe ou d'un Etre (Seyn); et puisque le Savoir, comme tel, est
"forme pure", l'Etre de cette forme ne saurait être que principe pur,
Etre absolu"37.
Nous trouvons donc ici, corrélativement au statut de la
réalité empirique, l'affirmation d'une transcendance réelle et non la
simple position logique d'une hypothèse nécessaire, mais tout à
fait problématique. L'absolu doit ici, en tant que transcendant, être
posé comme objet de croyance, car il est non seulement fin
problématique de notre agir, mais son origine. Notre tension même
n'a de sens qu'en Lui. Nous "grandissons" en Lui; de l'Absolu "en
soi" à l'Absolu "pour soi", nous cherchons à réaliser le principe qui
est en nous, à coïncider le mieux possible à l'exigence qui nous
habite. Le Dieu de Fichte, bien que postulé moralement, est un
principe immanent à toute notre activité, qui engage une tension
unitive, absente chez Kant. "Le Dieu de Fichte est à la fois un Dieu
obscurément immanent en nous, comme principe de notre vie, et
un Dieu de plus en plus "possédé" par nous, "uni" à nous, selon sa
"forme" propre, dans la clarté de la conscience"38. Cette
37
38
Cf. MARECHAL, op. cit., Cahier IV, p. 417.
Cf. ibid., p. 422.
Notes de cours, M. Maesschalck
180
"réalisation consciente du principe universel"39 est la tâche
essentielle de l'effort quotidien de l'homme, une réalisation
progressive. Le progrès de la conscience finie, dans la voie unitive,
est réel, chez Fichte, (et n'est pas seulement l'espérance intime de
la conscience agissante), parce que la nature n'oppose pas ses lois à
l'intention morale; pour Fichte, l'intention morale ne s'abandonne
pas au règne naturel, mais elle s'y réalise. Il y a, chez Fichte, un
principe "déjà là" en tension vers une plénitude, alors que, chez
Kant, le seul "déjà là" était l'homme en tension vers une fin
présentement inaccessible et inconnaissable. "La Nature devient
l'acte concret de la Liberté, sa "réalisation"40; là où se réalise, pour
nous, le Devenir de l'Esprit41.
2. Vers une nouvelle anthropologie pragmatique
Cette intuition théorétique, Fichte va la redéfinir au point
de vue de l’anthropologie, dans la critique de la forme vécue de
39
40
Cf. ibid., p. 422.
Cf. MARECHAL, op. cit., Cahier IV, p. 421.
41
On peut donc défendre, à la manière de Maréchal, une transcendance
réelle chez Fichte, qui échappe aux accusations de panthéisme. L'acte créateur
peut, en effet, être considéré comme contingent en Dieu (c'est-à-dire parfaitement
libre) et la Nature comme une sorte d'épicycle, par rapport au cycle nécessaire de
la vie intradivine (cf. Cahier IV, op. cit., pp. 429 à 433). "Avec une souveraine
liberté, le Verbe transcendant, coéternel au Père, s'extérioriserait comme Verbe
créé, immanent au monde (logos spermatikos)" (p. 435). C'est l'Esprit, donné par le
Christ, qui briserait le cycle naturel pour le "greffer sur le cycle absolu de la vie
divine" (p. 436), parce qu'il cherche dans le Verbe immanent le Verbe éternel; il
"prie en nous". C'est ce surhaussement qui reste proprement incompréhensible,
chez Fichte, dans la mesure où il n'apparaît que comme "conscience de la tendance
radicale de notre vouloir". En l'absence de toute révélation, c'est le surnaturel qui
devient hypothèse nécessaire.
Notes de cours, M. Maesschalck
181
l’égoïté. Rappelons à ce propos que pour Fichte, la question de
l'anthropologie philosophique pourrait se formuler comme suit:
"montrer comment la collecte des parties du
phénomène qu'est le corps humain comme forme
spatiale m'amène nécessairement à le considérer
comme le corps d'un être raisonnable" (42).
Le problème central de l'anthropologie serait ainsi le
passage du corps-objet (Körper) de la physique au corps vécu
(Leib) de l'être doué de liberté. Cette question constitue en fait la
toile de fond de la réplique de Fichte au désenchantement de la
conscience moderne.
2.1. Fichte et la conscience moderne
Pour éclairer la réaction de Fichte à la situation de la
conscience moderne, je partirai de son célèbre texte de 1793 sur la
Révolution française que je mettrai en parallèlle avec un texte
moins connu de 1805 sur les Traits caractéritiques du temps
présent.
Dès ses Considérations sur la Révolution française, en
1793, Fichte insiste sur cet aspect différenciant l'éthique et l'action
politique. L'éthique définit le champ du licite en accord avec une
réflexion sur l'essence de la liberté (éidétique), mais à l'intérieur de
ce champ, une multiplicité d'actions restent possibles (poïétique)
42
F.W. III 77.
Notes de cours, M. Maesschalck
182
(43). Si on se contente alors d'utiliser la distinction d'origine
aristotélicienne (44) entre les principes et la sagesse (45), on
assimilera le défi de la poïétique à celui de l'antique phronésis. En
vérité, l'origine aristotélisienne de cette distinction est lointaine,
bien entendu, car Ficthe s'affronte alors non à Aristote, mais à
l'école allemande du droit naturel et des gens dont Rehberg se fait
le porte parole dans l'ombre d'Achenwal, dont les maîtres ne sont
autres que Wolff, Pufendorf et Grotius. A ce refus du rationalisme
français s'allient avec les théoriciens allemands du droit les
penseurs anglais du pragmatisme en la personne d'Edmund Burke.
Fichte s'oppose à leur lecture de l'ordre politique et de ses raisons:
la sagesse ne peut dispenser de la question des principes au niveau
de l'action, c'est-à-dire dans la réalisation concrète de la liberté. La
prudence met en avant l'intérêt de l'acteur, son bonheur, sa
réussite. Agir prudemment, c'est préserver ses intérêts, prendre un
minimum de risque, rester dans les limites du "bon sens". Contre
une morale héroïque, contre une morale du sacrifice, la prudence
rappelle la valeur de la voie moyenne.
Cependant, les limites sont difficiles à définir dans le
champ de l'action. La restriction de la poïétique au seul critère de
la phronésis amène à identifier, en pratique, prudent et licite ainsi
que imprudent et illicite (46). Dès lors, la morale doit, dans les
faits, s'adapter à l'impératif de préservation des intérêts et exclure
les actes qui mettent en péril cette pratique conservatrice. On
43
Cf. F.W. VI 75.
44
Voir GOYARD-FABRE S., Philosophie politique XVIe-XXe siècle,
P.U.F., Paris, 1987, pp. 183, 184, 256 à 259, 361, 362 et 391 à 396.
45
46
Cf. F.W. VI 48.
Cf. F.W. VI 74.
Notes de cours, M. Maesschalck
183
pourrait alors se demander au nom de quel principe l'imprudence
devrait être interdite, sinon celui de la poursuite du bonheur. Mais
qui peut déterminer cette fin pour autrui? On peut sans doute
assigner formellement à la liberté la fin de se réaliser pleinement
dans l'existence, mais on ne peut imposer la marche à suivre pour
parvenir à cette fin (47). La norme éthique exclut a priori tous les
actes qui contredisent la liberté. En pratique, cependant, plusieurs
actes restent possibles dont certains, sans contredire la liberté, sont
imprudents ou paraissent tels, alors que d'autres, admis comme
prudents, sont à la limite du licite (48). La phronésis érigée en
critère absolu de l'action favorisera toujours les seconds, aux
dépens des premiers. C'est la limite et même la carence essentielle
de la sagesse érigée en principe de l'action. Elle finit par établir
l'égoïsme rationnel comme norme de l'agir et à légitimer le
conservatisme social à l'encontre de toutes les formes de
changement.
Fichte propose une autre manière d'approcher la question
de l'action concrète. Alors que l'éthique définit le champ des actes
possibles de liberté, l'engagement concret doit sélectionner parmi
les actes possibles ceux qui favorisent une plus grande liberté pour
tous, ceux qui permettent au vouloir personnel de disposer d'un
pouvoir réel dans la communauté des personnes. Il faut donc
concrètement privilégier l'action en faveur d'un ordre collectif,
viser un libre accord de tous, s'engager pour la reconnaissance
d'autrui. La formule de l'éthique est celle d'un vouloir personnel, la
47
Cf. F.W. VI 76: "(...) tu ne peux rendre personne heureux contre son
droit, car cela est injuste".
48
Cf. F.W. VI 74.
Notes de cours, M. Maesschalck
184
formule de l'action politique est celle d'une "composition" (49) dont
la réalisation dépend de l'engagement des personnes eu égard à un
monde perçu comme tâche commune des libertés (50).
Par rapport à ce principe d'action, qui rapporte la volonté
éthique à la destinée collective dans l'action, la sagesse est
seconde. Le problème de la phronésis devient, pour Fichte, un
problème d'utilité (51), portant sur les moyens à mettre en oeuvre
dans la structuration de la vie collective. Les questions d'utilité
sont toujours circonstanciées, elles touchent les options révocables
et de toute manière provisoires.
On s'interrogera, par exemple, sur l'utilité de créer un corps
de fonctionnaires d'élite qui formerait une réserve pour assurer une
continuité dans la gestion de l'État (52). Selon le principe de base, il
est immédiatement clair que ce corps de fonctionnaires devra être
conçu de manière à mettre à la disposition d'un mieux-être de tous
les potentialités particulières de certains. Il ne s'agira donc pas de
privilégier des groupes arbitrairement dans la société. De plus, dès
que la formule choisie s'avérerait produire un effet pervers, il
faudrait l'éliminer.
Ainsi formulée, la question de l'utilité peut se poser à
l'égard de toutes les formes d'institutionnalisation de la vie sociale
49
Pour l'origine spinoziste de cette idée, voir MUGNIER-POLLET L., La
philosophie politique de Spinoza, Vrin, Paris, 1976, p. 96.
50
51
52
Cf. F.W. VI 101, note a.
Cf. F.W. VI 221 et 241.
Cf. F.W. VI 234 et 235.
Notes de cours, M. Maesschalck
185
et, même, à propos de l'État. L'État n'a pas de valeur absolue dans
une quelconque de ses formes sociales actuelles. Sa valeur est
relative au progrès de la liberté dans la destinée collective (53).
L'État n'est qu'un moyen au service du développement social de la
liberté, c'est-à-dire de la culture (54). Et le point sensible de cette
fonction de la puissance publique est dans sa politique éducative et
sa conformité au progrès social.
Ces thèses de 1793 resteront des lignes de fond de la
pensée politique de Fichte jusqu'en 1813. La critique du rôle
accordé à la phronésis va se préciser grâce aux critiques adressées
à la mentalité utilitariste de l'Aufklärung (55). L'éthique des
Lumières consiste à faire du Moi la mesure de toutes choses (56):
les choses n'ont d'intérêt que pour autant qu'elles apparaissent en
relation à un besoin du Moi. La morale de l'intérêt trouve ainsi un
fondement épistémologique dans une sorte d'égoïsme
systématique. Le Moi ne peut s'intéresser qu'à soi-même et cet
intérêt est la forme même de sa conscience. Formule vide, selon
Fichte, qui entraîne seulement dans une recherche indéfinie pour la
satisfaction des désirs, réduisant la liberté à une course pour
l'avoir, à un pouvoir d'appropriation des choses, dans une
existence suspendue entièrement à cette activité d'appropriation
53
54
55
Cf. F.W. VI 103.
Cf. F.W. VI 135.
Cf. F.W. VII 21 à 26 (Les Traits caractéristiques du temps présent de
1805)
56
Cf. F.W. VII 40 et 80.
Notes de cours, M. Maesschalck
186
des choses, dans une existence suspendue entièrement à cette
activité d'appropriation, d'accaparement (57).
La philosophie moderne s'est tellement laissée emprisonner
dans cette vision des choses articulée autour de l'activité d'une
conscience solitaire, définie par sa propriété privée, humaine parce
que propriétaire, que la seule issue qu'elle put trouver à cette
situation fut dans la sublimation légaliste de l'égoïsme
systématique (58). Pour sauvegarder le point de vue de la
subjectivité mesure du monde, tout en supprimant l'esclavage de la
propriété, Kant a imaginé l'individualisme transcendantal: être
humain c'est s'affirmer comme volonté pure, comme centre
autodéterminé, en s'élevant au-dessus de toutes les inclinations
sensibles, grâce à l'amour du devoir pour le devoir. La liberté
imaginée par Kant s'identifiait donc à la pure légalité. Même s'il
était impossible de jamais acquérir la certitude d'avoir agi
concrètement en conformité absolue avec la loi, il fallait continuer
à lutter pour se déterminer comme s'il pouvait effectivement en
être ainsi et, donc, espérer fidèlement, la liberté comme notre
possible le plus possible, sans attendre autre chose de ce combat
que la reconnaissance de notre liberté, sa justification.
La philosophie transcendantale n'est donc parvenue à
vaincre l'utilitarisme éclairé qu'"en donnant à son principe
épistémologique une portée insoupçonnée par lui, celle de fonder
une morale de conviction, là même où il ne concevait qu'une
morale de responsabilité. Avec Kant, le Moi acquiert une valeur
57
58
Cf. F.W. VII 90; voir aussi F.W. V 407 à 410 (L'Anweisung de 1806).
Cf. F.W. V 500 et 501.
Notes de cours, M. Maesschalck
187
pour soi absolue: sa vie n'est pas définie par son avoir, elle est une
fin en soi, capable d'être poursuivie exclusivement pour soi. Toute
la subtilité de cette position, selon Fichte, est de traduire
l'empirisme moral des Lumières dans un spiritualisme de l'action
(59), selon lequel le seul bien qui en vaille la peine est le Moi, la
liberté qu'il faut sauvegarder à tout prix et qu'en aucun cas on ne
doit traiter comme un moyen.
Pour Fichte, cette solution n'est pas satisfaisante. On a
vaincu la "mentalité de propriétaire" en détournant son énergie
vers soi-même, par une sorte d'introversion (60): on ne veut plus
gagner le monde, mais soi-même. On abandonne les biens
terrestres pour un bien supérieur, spirituel, mais avec la même
fougue d'appropriation. De ce point de vue, Kant garde une
inspiration profondément religieuse, dans cette façon de détourner
du monde pour tourner vers les biens surnaturels. L'attitude a-t-elle
réellement changé, parce qu'on se donne des objectifs différents?
Ou a-t-on transféré l'ancienne mentalité dans un autre registre? On
pourrait dire qu'on a gagné en forme ce qu'on a perdu en contenu.
Kant enseigne l'autonomie de la loi, l'indépendance possible de la
raison à l'égard des déterminations sensibles, la capacité pour le
Moi de transcender ses conditionnements et de s'imposer une ligne
de conduite dans les vicissitudes de l'existence. Mais sa morale est
dominée par un retrait à l'égard du monde, par un mépris
(contemptus) et même par une défiance à l'égard de l'existence
59
60
Cf. F.W. V 504 et 505.
Cf. F.W. V 516.
Notes de cours, M. Maesschalck
188
empirique (61). Kant revient, dans l'horizon moderne, à l'apathie
des stoïciens (62).
La seule tentative pour éviter cette séparation entre l'unité
transcendantale de la liberté et la multiplicité du monde sensible
où elle doit pourtant se réaliser fut produite par le romantisme et,
plus particulièrement, par la Naturphilosophie (63). Ces jeunes
penseurs ont essayé de conjurer l'égoïsme de la philosophie
moderne en privilégiant l'organon de l'Art. C'est la quête répétée
de l'un dans le multiple, la perpétuelle reconstruction de l'unité à
tous les niveaux de la vie, dont l'exubérance relance la créativité
de l'un, figure imprenable du Tout (64). L'éducation esthétique, qui
initie à cette magie de l'un et tout, considère la conscience-artiste
comme plongée dans l'éternelle refiguration de la totalité (65),
tendue vers l'union béatifique à l'âme du monde, mais soumise par
l'existence à l'incessante diffusion de l'être, constamment déportée
vers d'autres créations, à l'image du buisson de l'exode renaissant
sans cesse du feu qui le consume. Totalement engagée dans cette
quête infinie du Tout en elle, la conscience romantique est tension
permanente, sans certitude de soi, alarmée par la fuite du temps et
pourtant déjà saisie par le salut qui s'annonce, la renaissance du
Tout que recèle la fuite de l'unité chèrement acquise. Existence
61
62
63
64
65
Cf. F.W. V 503.
Cf. F.W. V 506 et 516.
Cf. F.W. VII 116 à 118.
Cf. F.W. VII 120.
Cf. F.W. V 529; voir aussi F.W. VII 94 à 96.
Notes de cours, M. Maesschalck
189
fragile, l'homme-poète est livré aux coups du sort qu'il transforme
en autant de traits d'un Royaume en devenir (66).
Fichte n'a jamais caché ses réticences devant les tendances
romantiques de son temps (67). Mais il n'a pas dénié à ces rêveurs
un certain génie, même s'il craignait d'abord l'obscurantisme de la
Naturphilosophie et son mysticisme (68). Contrairement au
rationaliste, le romantique ne craint pas le monde et ne nourrit
aucun mépris à son égard. La nostalgie est un sentiment noble,
pour Fichte, dans la mesure où il maintient vive la conscience
d'une insatisfaction quant à la manière même d'exister, d'être-aumonde. Le génie romantique est incertain, son existence est
trouble et difficile. Schelling aimait rappeler cette parole de
Boehme disant qu'un voile de tristesse recouvre la nature (69). Ce
sentiment de "pesanteur de l'être", la Schwermuth qui habite le
Gemüth (70), Fichte le comprend comme le signe d'un malaise à
l'égard de l'existence, une sorte d'étrangèreté vis-à-vis de soimême, que la conscience esthétique tente de guérir dans une fuite
en avant. L'écriture romantique a une valeur explicitement
thérapeutique (71).
66
Cf. F.W. V 528. On songera aussi aux expressions de Caroline Schlegel
pour désigner la philosophie de Schelling. Cf. TILLIETTE X., Schelling, Une
philosophie en devenir, 2 tomes, Vrin, Paris, 1970, t. 1, pp. 310 et 311.
67
Cf. PELZER B., L'idéalisme ambigu des romantiques d'Iena, Schlegel et
Novalis dans leurs rapports à Fichte, Thèse U.C.L., 1974.
68
Cf. F.W. VII 120.
69
Voir les Recherches sur la liberté humaine de Schelling, Sämtliche
Werke, Augsburg-Stuttgart, 1856-1861, Bd. VII, p. 399 (sigle "S.W.").
70
71
Voir les Conférences de Stuttgart de Schelling, S.W. VII 465 et 466.
Cf. GUSDORF G., L'homme romantique, Payot, Paris, 1984, p. 141.
Notes de cours, M. Maesschalck
190
Ainsi, même si Fichte combat, comme néfastes pour la
pensée, les rêveries de la Naturphilosophie, il reconnaît par ailleurs
que l'esthétique qui s'y exprime est bien un authentique produit du
monde moderne, un pur esprit étranger au corps de la nature, ange
déchu ou demi-dieu (72), cherchant à conjurer la division, à réaliser
l'unité artificiellement, à bâtir des totalités informelles ou
disparates. Cette conscience d'une vie déjetée dans un monde
éclaté est l'aboutissement de l'utilitarisme et du formalisme
modernes.
De ce point de vue, il est étonnant de voir de grands
interprètes de Fichte comme Reinhard Lauth (73) maintenir chez
lui une division radicale entre le destin de l'esprit et la dérive de
l'histoire, sous prétexte que Fichte sépare ses matières et a
poursuivi l'élaboration de sa théorie de la science sans y intégrer
ses considérations sur l'histoire. Il est tout aussi étonnant de voir
des interprètes récents comme A. Renaut et L. Ferry privilégier la
théorie du droit et les oeuvres de la période d'Iena, comme si
l'achèvement du kantisme sous la forme d'un système du droit
n'annonçait pas son dépassement pur et simple dans une
philosophie du destin politique où la théorie de la culture et de
l'éducation joue un rôle décisif (74).
72
Nous pensons aux demi-dieux d'Hölderlin.
73
Cf. LAUTH R., L'action historique d'après la philosophie
transcendantale de Fichte, in Bulletin de la Société française de Philosophie, 71
(1976), Séance du 24.01.76; id., Le véritable enjeu des Discours à la Nation
allemande de Fichte, in Revue de Théologie et de Philosophie, 123 (1991), pp. 249
à 273.
74
Contrairement à l'idée avancée jadis par P.-Ph. Druet, La conversion de
Fichte à la politique kantienne, in Revue de Métaphysique et de Morale, 80
(1974), pp. 54 à 84. L'importance des considérations sur la religion dans la
Notes de cours, M. Maesschalck
191
Fichte refuse la déchirure de la conscience moderne: d'un
côté, sa bonne conscience de propriétaire qui jauge l'existence
sensible avec les yeux d'un arpenteur; de l'autre, son culte de l'âme,
comme d'une chose impalpable, qu'on pourrait aimer pour soi au
mépris de toutes les choses corporelles, signes seulement de notre
contingence, de notre condition. Dès 1794, dans ses Conférences
sur la destination du savant (75), Fichte s'est élevé contre les
conceptions philosophiques qui prétendaient réduire l'existence
humaine au Cogito et cherchaient ensuite à concevoir un monde
pour la pensée.
"Que peut être ce qu'il y a de proprement spirituel
dans l'homme, le Moi pur, - absolument en soi isolé - et en dehors de toute relation à quelque chose
d'extérieur à celui-ci? - cette question est insoluble et prise en toute rigueur elle comporte en elle-même
sa contradiction"(76)
On ne peut mettre entre parenthèse l'existence sensible:
notre être est indissociablement pensée et sensibilité, conscience et
chair, dans un seul acte; j'existe comme conscience de
déterminations empiriques, comme nature vécu, comme
corporéité. Mon corps est "corps vécu", Körper pour l'humain est
Staatslehre suffit déjà à indiquer la fragilité de la thèse d'un rapprochement vers
Kant. De plus, l'Anweisung a aussi une portée spécifiquement politique, qui
rappelle le rôle joué par Spinoza dans ce domaine pour saisir l'évolution du
"dernier Fichte". Pour une mise au point plus complète, VERWEYEN H., Recht
und Sittlichkeit in J.G. Fichtes Gesellschaftslehre, Karl Alber, Freiburg/München,
1975, notamment pp. 341 et 342.
75
76
Cf. la Première Conférence, F.W. VI 293 à 301.
F.W. VI 294; trad. citée, p. 37.
Notes de cours, M. Maesschalck
192
Leib (77), un Erlebnis. Et précisément cette notion de Leib désigne
une singularité distinguable, isolable, identifiable pour soi-même,
en tant que personne, présence vivante avec sa forme particulière,
son visage et toute cette physionomie propre à l'être humain (78).
Le point de départ pour Fichte est cette existence concrète qu'il
nomme sphère d'activité (79). Il serait erroné de chercher à partir
des relations entre sphères pour comprendre le dynamisme
possible de la vie humaine. L'autre est déjà compris dans le monde
qui nous constitue à titre biologique et à titre psychique, il est
partie intégrante des déterminations empiriques remplissant ma
sensibilité, mais les libres relations, celles qui relèvent des choix
de vie et qui construisent le destin collectif, ces relations ne
s'éclaireront qu'à partir de l'unité retrouvée de l'existence
singulière, selon la genèse de la liberté.
"Considérer l'homme en soi et isolé, ce n'est pas le
considérer ni ici ni nulle part: simplement comme
Moi pur sans aucune relation à quoi que ce soit en
dehors de son Moi pur; mais c'est au contraire le
penser uniquement en dehors de toute relation à des
êtres raisonnables de son espèce" (80).
77
Cf. F.W. III 61. La Rechtslehre définit le "corps (Körper) matériel"
comme "ce qui englobe toutes les actions libres possibles de la personne" (F.W. III
59; trad. de A. Renaut, p. 74).
78
Cf. F.W. III 82. Pour un commentaire de ce passage, voir RENAUT A.,
Le système du droit, op. cit., pp. 211 à 221.
79
80
Cf. F.W. III 56.
Cf. F.W. VI 295; trad. citée, p. 37.
Notes de cours, M. Maesschalck
193
On peut imaginer un être humain solitaire, isolé, mais non
un être humain sans corps ou sans horizon, sans sa présence au
monde, sans son insertion dans l'espace, dans une situation, sur un
horizon. Quand on imagine un être humain, c'est l'évidence du
monde qui est première, le quelque chose hors du Moi, l'être-aumonde comme milieu. On ne peut penser la "transcendance
d'autrui" (81) en posant son visage dans "l'absolu de l'espace
homogène" (82).
2.2. Le tournant d'Iena et sa portée politique
Pour Fichte, la corporéité comme présence au monde est
tellement importante qu'elle apparaît dès 1796 au centre de la
question de l'applicabilité de la théorie du droit (83). Le principe
d'une communauté d'autolimitation des sphères d'activité
n'acquiert de pertinence qu'en lien à une philosophie du corps. Le
corps humain, comme présence au monde, est aussi un signe, une
manifestation: dans la nature environnante, il manifeste d'abord sa
faiblesse, son dénuement, sa détresse (Hülflosigkeit) (84). Comme
être naturel, l'être humain n'apparaît pas comme un dominateur; il
81
On pourrait comparer l'approche du "visage" proposée par Fichte avec
celle proposée par E. Levinas (Totalité et infini, Martinus Nijhoff, La Haye, 1980).
Chez Fichte, le visage renvoie à toute une philosophie du corps. Voir
SCHÖNDORF H., Der Leib im Denken Schopenhauers und Fichtes, JohannesBerchmanns Verlag, München, 1982.
82
Cf. LEVINAS E., Heidegger, Gagarine et nous, in Difficile liberté,
Albin Michel, 1976, pp. 299 à 303, p. 302.
83
Cf. GUEROULT M., La doctrine fichtéenne du droit, in Revue de
Théologie et de Philosophie, 21 (1971), pp. 209 à 220, p. 212.
84
F.W. III 82.
Notes de cours, M. Maesschalck
194
semble plutôt démuni et menacé, si on le compare à d'autres
espèces animales (85). Comme un nourrisson, l'être humain
manifeste d'abord sa vulnérabilité dans la nature, quand on le
conçoit selon sa simple constitution, en tant qu'humain au milieu
des autres vivants. Cette seule image suscite d'ailleurs en nous une
certaine sympathie, comme un réflexe de solidarité (86). Le corps
humain dans son milieu de vie est un appel, un signe qui atteint
tout semblable, parce qu'il le renvoie à sa propre humanité.
"L'homme a certes un instinct végétatif, mais il n'a,
dans le sens que l'on a expliqué, aucun instinct
animal. Il a besoin du libre secours des hommes, et,
sans cela, il périrait peu après sa naissance. (...) Par
cette extrême détresse (87), l'humanité est renvoyée
à elle-même, et ici, en premier lieu, l'espèce à
l'espèce. Comme l'arbre conserve son espèce en se
débarrassant de ses fruits, l'homme se conserve luimême comme espèce en donnant soins et éducation
au nouveau-né démuni" (88).
Dès 1793, Fichte écrivait déjà dans ses Considérations (89):
85
86
Cf. F.W. III 81 à 83.
Cf. F.W. III 81.
87
Nous préférons traduire Hülflosigkeit par "détresse" et non par
"déréliction", comme A. Renaut, ce qui, dans le langage technique de la
philosophie contemporaine française risque d'induire une comparaison trop rapide
avec la Geworfenheit d'Heidegger.
88
F.W. III 81 et 82; trad. citée et corrigée, pp. 96 et 97.
89
Pour déterminer la préséance du droit naturel à la vie et à la culture
(indissociablement) sur toute législation civile.
Notes de cours, M. Maesschalck
195
"Mes premiers vagissements annoncent au monde
des esprits qu'un d'eux vient d'entrer dans le monde
des phénomènes, et qu'il veut y faire valoir ses
droits; - c'est une déclaration, une proclamation
solennelle de ces droits pour toute la nature; c'est
une prise solennelle de possession. Je n'avais pas
d'ailleurs d'autre moyen d'en prendre possession que
ces cris impuissants; je ne puis rien de plus. Toi qui
les entends, reconnais en moi tes droits, et
empresse-toi de les protéger jusqu'à ce que je le
puisse moi-même. Ce sont les droits de l'humanité
entière que tu défends en ma personne.
Tel est le principe qui légitime le pouvoir des parents. Si
quelqu'un portant un visage humain est incapable de défendre ses
droits d'homme, l'humanité tout entière a le droit et le devoir de les
exercer à sa place. Ils sont un patrimoine commun, et la défense de
ces droits est le commun devoir de l'espèce entière; y porter
atteinte, c'est porter atteinte à toute l'espèce" (90).
Même si Fichte ne tire pas encore à cette époque toutes les
conséquences contenues par cette philosophie du corps, il
reconnaît déjà que la question même du droit est indissociable de
l'être-au-monde et qu'il serait illusoire d'imaginer des droits sans
rapport avec l'expérience même du corps (91). De la même façon, il
serait aussi illusoire de vouloir reconstituer une généalogie du
droit basée sur une sortie des humains de l'animalité, comme si
90
91
F.W. VI 140 et 141; trad. de J. Barni, Payot, 1974, pp. 154 et 155.
Cf. F.W. VI 262 et 264; voir aussi F.W. III 55.
Notes de cours, M. Maesschalck
196
l'espèce humaine avait connu un "état naturel" où seule aurait
prévalu une "loi de la jungle" (92). L'humanité, dans sa constitution
même, n'est possible que comme espèce vivant une solidarité.
L'histoire des associations humaines est aussi vieille que celle de
l'humanité. On ne peut donc concevoir un "droit naturel" comme
une législation issue d'un monde humain sans "État", sans
association, sans société. "L'État est l'état de nature de l'homme"
(93).
"Il n'y a sans doute pas d'homme qui, apercevant
pour la première fois un homme, prenne, sans plus,
la fuite, comme devant un animal féroce, ou se
prépare à le tuer et à le manger, comme un gibier et qui ne compterait pas plutôt, d'emblée, sur une
communication réciproque" (94).
La seule perception du corps d'autrui - de son regard en
particulier, de sa bouche, etc. (95) - est le moment originaire,
fondateur, de la communauté, par la reconnaissance possible de
92
Cf. F.W. III 112, ainsi que III 138 et 139. Voir le fameux article de
GURWITCH G., Kant et Fichte, interprètes de Rousseau, in Revue de
Métaphysique et de Morale, 76 (1971), pp. 385 à 405.
93
94
F.W. III 148; trad. citée, p. 163.
F.W. III 81; trad. citée, p. 96.
95
On notera aussi l'inspiration maçonnique de ces considérations. Fichte
est persuadé, à cette époque, de la valeur pédagogique de cette symbolique. Voir
sur cette question, LEON X., Fessler, Fichte et la loge royale York à Berlin, in
Revue de Métaphysique et de Morale, 16 (1908), pp. 813 à 843. Voir aussi DEES
DE STERIO A.M., La Franc-maçonnerie en Allemagne, in La pensée et les
hommes, 35 (1991), pp. 27 à 38.
Notes de cours, M. Maesschalck
197
"soi-même comme un autre" (96), la reconnaissance de soi à partir
d'autrui possible, la récursivité. C'est donc en fonction même de
ma présence au monde comme corporéité que je constitue un appel
pour d'autres semblables, un signe de ralliement, une provocation à
l'autolimitation réciproque, à l'échange, à la relation. C'est donc au
niveau élémentaire de mon être-au-monde, dans la forme concrète
de ma sphère d'activité, que je suis ouvert à autrui, c'est-à-dire
interpellable et interpellant , susceptible d'être reconnu par d'autres
humains tout comme d'en reconnaître d'autres aussi. Si une
communauté humaine est possible, c'est, selon Fichte, sur base de
cette intercorporéité, qui est comme une "morale naturelle des
corps", un "langage des corps"!
Une fois reconnue l'origine de la relation - et non sa
primauté -, on peut s'interroger sur sa libre constitution, de
manière à ce que les sphères d'activité s'accordent effectivement
dans une communauté d'autolimitation réciproque et non dans une
société répressive où l'un domine l'autre. Ici encore, l'origine
corporelle de la relation joue un rôle décisif. C'est, en effet, aux
conséquences sensibles d'une relation qu'on pourra juger
exactement de sa portée (97). Seule une force de liaison librement
acceptée est légitime (98). Dès qu'une pression physique, une
coercition s'exerce, on tombe dans la domination. Le respect de
l'intégrité physique, le sens de l'"habeas corpus" est l'élément
capital de la communauté de droit, la forme associative qui ne
laisse libre cours qu'à l'influence positive entre les humains, dans
96
Voir la problématique récente développée par RICOEUR P., Soi-même
comme un autre, Seuil, Paris, 1991.
97
98
Cf. F.W. III 62.
Cf. F.W. III 87.
Notes de cours, M. Maesschalck
198
un climat de libre activité (99). Le seul mode d'agencement
légitime des sphères est alors la culture, le perfectionnement des
rapports grâce à l'éducation et à la communication en général, qui
est la seule manière d'honorer la liberté des corps. Tenter de
convaincre et non battre ou frapper, c'est affirmer l'infini respect
d'autrui comme existence concrète. Même dans les cas limites la
punition éducative est la seule forme acceptable de punition (100),
car la destruction du corps est la négation pure et simple de
l'humanité qui nous est commune, un acte contradictoire et
déstructurant. Le comportement à l'égard des corps dans une
culture et un État est donc un indice décisif de l'état de la liberté
dans la société concernée. Une société où l'on doit détruire son
corps pour vivre est inhumaine, tout simplement (101). Les
pratiques discursives tentent seulement de légitimer un tel état de
fait. Elles ne sont que le reflet d'une situation, comme la culture de
la communication dépend de l'attitude concrète à l'égard des corps
et non l'inverse. La seule manière de démasquer la situation de
domination, c'est de considérer directement les pratiques
répressives sur les corps humains.
2.3. Une philosophie politique du corps humain ?
Cette "philosophie politique du corps humain", Fichte en
donne une fondation générale dans son fameux cycle de
99
Cf. F.W. III 109.
100
Cf. F.W. III 272 ss. Voir à ce propos, ZACZYK R., Das Strafrecht in
der Rechtslehre J.G. Fichtes, Dunker und Humbolt, Berlin, 1981.
101
Cf. F.W. VI 186; voir aussi F.W. III 409 et 419 ( l'État commercial
fermé).
Notes de cours, M. Maesschalck
199
conférences sur l'Initiation à la vie bienheureuse (102). Pour Fichte,
la liberté humaine est une sphère sensible autodéterminée. Cette
autodétermination consiste dans la relation de réflexivité qui
constitue la conscience de soi, relation entre l'idéal et le réel, entre
l'originaire et l'apparent, entre un Daß et un Was, le pouvoir de
détermination et son effectivité. C'est l'existence singulière
rapportée à sa "naturation", à sa source productive ou considérée
comme naturée, comme résultat limité d'une force d'autolimitation.
Dans l'existence singulière, la relation est aussi bien limitation
qu'effectuation; c'est l'effort de réalisation de l'existence singulière
dans ce qui est et à travers son appartenance au monde. Pour
Fichte, cette relation elle-même se reçoit dans l'être humain et est
dérivée par rapport au don originaire qu'est la Vie comme
automanifestation de soi (103), puissance démiurgique de
l'existence, intelligence créatrice. Ainsi, l'être humain se reçoit,
c'est-à-dire est donné à soi-même comme réflexion et comme vie
naturelle (104), comme conscience et comme chair du monde,
comme âme et corps indissociablement: la vie qui se fait monde
selon le point de vue singulier de la raison humaine, elle-même
manifestation de l'Etre éternel comme pensée absolue de l'unité de
la Vie en toutes choses (105).
L'empirisme et le transcendantalisme ont comme défaut
commun de séparer les deux dimensions de l'existence humaine.
L'empirisme ne reconnaît que l'empire des sens, le
102
Que Fichte nomme aussi sa Religionslehre (trad. par M. Rouché,
Aubier Montaigne, Paris, 1944).
103
104
105
Cf. F.W. V 461 et 462.
Cf. F.W. V 402.
Cf. F.W. V 404.
Notes de cours, M. Maesschalck
200
transcendantalisme la Loi comme auto-transcendance de la liberté
capable de se fermer à toute détermination extérieure, à toute
inclination, comme si le sensible était en soi-même le déchu, la
perdition. La philosophie moderne est restée partagée entre le
sensualisme de la connaissance et le formalisme de la raison
législatrice (106).
L'intérêt du génie artistique, tel que le conçoit Kant dans sa
Critique de la faculté de juger ou Schiller dans ses Lettres sur
l'éducation esthétique, voire Schelling dans son Système de
l'Idéalisme transcendantal, puis dans sa Philosophie de l'Art, est le
retour à une relation entre l'instance spirituelle et le monde
concret. Le génie se poursuit soi-même comme désir ou effort à
travers son oeuvre (107): il est guidé par une fin indéterminée dont
le seul impératif est l'effectuation par approximation et répétition.
Par là, le monde retrouve une emprise sur la loi d'auto-effectuation
de la liberté. La conscience de l'artiste est la seule à vivre
réellement, dans son action, le libre accord de l'imagination et de
la liberté. L'apathéia n'est plus la seule issue pour la réalisation de
la liberté, comme dans la philosophie du devoir. La force attractive
retrouve sa nécessaire combinaison avec la force expansive (108).
Cependant, elle n'est pas consciente, dans sa lutte, de se réaliser
pleinement. Elle reste insatisfaite et voudrait encore produire
l'oeuvre totale qui la dispenserait de l'effort en supprimant la
tension propre à la relation (109). Les romantiques ont même
106
107
Cf. F.W. V 425 à 428, 435 et 436, 466 à 468.
Cf. F.W. V 529 et 530.
108
Selon les termes de Schelling, notamment dans le Système de
l'Idéalisme transcendantal (S.W. III 440 à 444).
109
Cf. F.W. V 530.
Notes de cours, M. Maesschalck
201
cherché cette élévation à la totalité dans des voies différentes de la
production esthétique, dans l'hypnose par exemple (110), voire dans
la drogue (111). Ils ont essayé d'abolir le pôle de la conscience
subjective pour retrouver la force originaire du monde (112).
Schelling sondera la mystique à cet effet et explorera les grandes
théogonies de la kabbale et de la théosophie (113). Mais
l'expérience vive de la tension originaire - Schelling s'en rendra
compte aussi (114) - ne parvient pas à formuler positivement cette
tension vécue et s'enferme dans la nostalgie de l'origine et la
Schwärmerei (115).
Dans son Éthique, Fichte présentait déjà les dimensions de
la liberté comme deux tendances indissociables: la tendance
naturelle et la tendance morale (116). La première est la tendance
fondamentale de notre existence finie notre appartenance à la
manifestation infinie de la Vie. Nous gagnons notre liberté par le
frayage d'un chemin à l'intérieur de l'existence naturelle, selon
110
Cf. GUSDORF G., Le savoir romantique de la nature, Payot, Paris,
1985, p. 190.
111
Cf. F.W. VII 123.
112
Cf. S.W. III 628. Voir COURTINE J.-F., Extase de la raison, Éd.
Galilée, Paris, 1990, pp. 108 à 111.
113
C'est la période des Weltalter chez Schelling, celle où prédomine le
schème de la théogonie naturelle dans la méditation des origines de la conscience.
114
115
Cf. S.W. X 184 à 192.
Cf. F.W. V 437; voir aussi F.W. VII 114.
116
Cf. F.W. IV 132 et 133. Il y a action réciproque des tendances dans le
Moi. Voir SOLLER A.K., Trieb und Reflexion in Fichtes Ienaer Philosophie,
Kökningshausen und Neuman, Würzburg, 1984.
Notes de cours, M. Maesschalck
202
l'image que nous nous en donnons (117). D'où l'importance de se
situer face aux images produites par l'empirisme et le
transcendantalisme. La liberté n'est pas plus prisonnière de sa
tendance naturelle qu'extérieure à elle. Elle se réalise en
choisissant un itinéraire parmi les possibles offerts par la nature
(118). Etre autonome, c'est poser des choix dans un monde
déterminé et ouvert, c'est être possibilisé par l'existence,
potentialisé par elle et se réaliser à travers elle.
Mais les conférences de 1806 apportent une idée plus
précise encore de l'action humaine. L'essentiel, pour le Fichte de
l'Anweisung, ce n'est pas l'idéal-type de la liberté s'épanouissant à
travers ses oeuvres, comme si celles-ci pouvaient en fait lui
permettre de se justifier par soi-même et d'espérer ainsi retrouver
son origine, comme dans la religion kantienne de l'espérance (119).
Fichte médite sur l'échec dans la vie humaine (120), sur la violence
infligée à la liberté, sur le refus d'autrui et le non sens possible de
la domination. Malgré cette situation, la liberté ne se réalise pas en
s'arrachant progressivement à ce monde d'apparence en pleine
dérive, véritable course au néant. On retrouverait alors l'apathéia
du sage stoïcien. La liberté ne se réalise qu'en poursuivant sa
course en ce monde avec l'assurance d'être en soi-même confiée à
soi-même par la Vie absolue et de ne pouvoir être que grâce à cette
117
Sur cette question, voir TILLIETTE X., La théorie de l'image chez
Fichte, in Archives de Philosophie, 25 (1962), pp. 541 à 554, ainsi que
DRECHSLER J., Fichtes Lehre vom Bild, W. Kohlhammer, Stuttgart, 1955.
118
119
Cf. F.W. IV 134 et 135, ainsi que 151 et 152.
Cf. RICOEUR P., Le conflit des interprétations, Seuil, Paris, 1969, pp.
401 à 415.
120
Cf. F.W. V 530 à 537.
Notes de cours, M. Maesschalck
203
Vie. Qu'importe si cette Vie se manifeste provisoirement sub
contrario. Il ne m'appartient pas de juger ses voies, mais l'échec
apparent ne peut épuiser la vie en moi, car celle-ci ne dépend pas
de ma réussite: elle est don absolu (121). C'est pourquoi, selon
Fichte, l'être humain devenu conscient de la vie en lui "souhaite
bien sans doute le succès extérieur, et travaille à l'obtenir
inlassablement et de toutes ses forces et parce qu'il ne peut s'en
empêcher et parce que cela constitue le fond véritable de sa vie,
mais il ne le veut pas de façon absolue, pure et simple, et sa paix et
sa béatitude ne sont pas troublées un instant si celui-ci fait quand
même défaut; son amour et sa béatitude réintègrent sa propre vie,
où ils se sentent satisfaits toujours et sans exception" (122).
Ainsi l'être humain n'est créateur dans l'action qu'à
condition de s'être libéré de l'angoisse intérieure liée à la
préoccupation de réussir dans le monde sensible, qu'à condition,
donc, de vivre d'une moralité supérieure, celle qui reconnaît la Vie
active dans le corps humain, l'amour qui seul donne valeur à ses
oeuvres parce qu'il les rattache à l'essence de toute existence (123).
L'exploit est vain (124), seule importe la qualité de présence qui se
traduit dans mon corps et par lui. Créer c'est continuer à donner ce
qu'on est gratuitement, c'est traduire, dans sa patience et sa ténacité
à traverser l'existence, un art de vivre, c'est embrasser l'existence
121
122
123
Cf. F.W. V 533 et 534.
F.W. V 534 et 535; trad. citée, p. 249.
Cf. F.W. V 522 et 536. Lecture luthérienne du rapport entre la foi et les
oeuvres.
124
Au sens de 1 Co 13, 1 et 2 paraphrasé en F.W. V 533.
Notes de cours, M. Maesschalck
204
pour ce qu'elle est et non la mépriser (125). Qu'on songe à la figure
bergsonnienne du saint opposée à celle du sage (126). Le sage
s'élève, par son ascétique, au-dessus des contingences de
l'existence, le saint embrasse le don de la vie par sa mystique: son
action est diaphanique; à aucun moment, il ne refuse l'existence.
La Staatslehre de 1813 reprend cette leçon en opposant le
propriétaire occupé à sauvegarder ses biens et l'homme libre
soucieux de propager l'Amour de la vie (127). Pour le premier,
l'existence empirique égoïque, le sujet propriétaire de soi, est le
seul bien et il faut tout sacrifier à sa conservation. Mais comme
pour en jouir, il faut d'autres "biens annexes", le but premier de
l'existence est dans l'accumulation et la préservation des biens.
Pour le second, le seul bien c'est l'Amour éternel et le seul moyen
d'y accéder c'est la liberté. Dans ce combat pour une vie
absolument transfigurée par l'Amour éternel, il n'y a aucun risque
de perdre l'Absolu qui est don inconditionné. Mais on peut perdre
la liberté qui est le seul moyen de reconnaître la source de la Vie
en nous, de s'élever à l'Amour éternel (128). Dans des cas-limites,
perdre l'existence terrestre peut être la seule façon de sauver sa
liberté et de maintenir son existence dans la Vie absolue. Même
dans cet acte ultime, le corps demeure le signe d'une liberté
victorieuse (129): nié, il nie sa négation; refusant de devenir un
125
On songera ici aux méditations de Michel de Certeau sur la tradition
mystique chrétienne.
126
Cf. BERGSON H., Les deux sources de la morale et de la religion,
P.U.F., Paris, 1932.
127
128
129
Cf. F.W. IV 402 à 411.
Cf. F.W. IV 410.
Ibid.
Notes de cours, M. Maesschalck
205
"corps-objet", il devient "corps doxique", un signe de l'Absolu.
Cependant, une situation qui oblige à l'héroïsme est loin d'être
l'idéal de la vie sociale (130). Le héros n'est pas la mesure moyenne
de la liberté humaine, ni même son idéal. On le devient d'ailleurs
malgré soi, par cohérence avec des options simples et sans
prétention. Tout acte de résistance à la négation de la liberté, tout
effort pour affirmer la liberté dans l'ordre collectif de l'existence
est déjà un signe absolu. L'idéal social n'est pas de former une
aristocratie de héros, une élite morale, mais de poser les conditions
collectives nécessaires à une participation de toutes les libertés à la
tâche infinie de leur réalisation (131). Dans cette perspective, l'État
de droit est un seuil, non une fin en soi, un moyen (132) pour
instaurer le cadre extérieur propice au développement d'une culture
des libertés.
La situation de crise nationale force les exemples et les
expressions de Fichte (133). Mais le patriote pense aussi, tout
simplement, à l'engagement humain pour la liberté qui, sans être
nécessairement
dramatique,
n'en
reste
pas
moins
fondamentalement exigeant. L'action créatrice suppose qu'on ne se
considère plus comme point de référence absolu. L'action prend
son sens de son rattachement à un destin supérieur (134), celui de la
Vie en nous et en toutes choses, celui aussi du progrès de la liberté
130
131
132
133
134
Cf. F.W. VII 275 (Les Discours à la nation allemande).
Cf. F.W. IV 370, 376 et 385.
Cf. F.W. IV 583 et 584.
Cf. le portrait des français en F.W. IV 422.
Cf. F.W. VII 36 et 37. Voir aussi F.W. V 524.
Notes de cours, M. Maesschalck
206
dans l'espèce humaine pour reconnaître cette Vie absolue (135). La
personne qui s'engage pour la liberté vise à devenir un maillon
dans le devenir de l'humanité (136) qui lui survivra avec sa quête de
liberté. S'engager c'est répondre à un avenir, chercher le maintien
d'un futur pour le destin humain.
Notre corps apparaît ainsi comme ouverture sur un destin,
comme prise sur une tâche infinie, comme appartenance à une
espèce. Il est un maillon de la Vie absolue qui tente de se
manifester en toute existence. Chaque corps est, par son action
pour la liberté, figure (137) irremplaçable d'un destin commun de
liberté dans l'humanité et construire une véritable "cité commune",
c'est rendre possible un art de vivre ensemble qui permettra à
chacun de se réaliser comme figure de la Vie absolue. Comme
chez Kant, de ce point de vue, la figure achevée du politique reste,
sans aucun doute, chez Fichte, le "corps mystique" (138), ou ce
qu'il appelle aussi la "théocratie comprise" (139), c'est-à-dire la Vie
absolue intériorisée dans une culture de participation et de
réalisation collectives.
135
136
137
Cf. F.W. VII 8 et 17 (définition d'un Weltplan).
Cf. F.W. VII 297 et 295; voir aussi F.W. VI 146.
Cf. F.W. V 527 (Gestalt).
138
Cf. LADRIERE J., L'articulation du sens, t. II, Les langages de la foi,
Cerf, Paris, 1984, pp. 328 et 329.
139
"Die verstandene Theokratie" (F.W. VII 693).
Notes de cours, M. Maesschalck
207
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