La bioéthique: UN enjeu international

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United Nations Educational, Scientific and Cultural Organisation
Organisation des Nations Unies pour l’éducation, la science et la culture
International Bioethics
Committee (IBC)
Comité international
de bioéthique (CIB)
1, rue Miollis
75732 Paris Cedex 15
France
Téléphone / Tel.: + 33 (0) 1 45 68 38 14
Télécopie / Fax : + 33 (0) 1 45 68 55 15
Site Internet: http://www.unesco.org/ibc
23 janvier 2001
LA BIOETHIQUE: UN ENJEU INTERNATIONAL
Georges Kutukdjian
Directeur
Division des sciences humaines, de la philosophie
et de l’éthique des sciences et des technologies
La prise de conscience des implications humaines et sociales des progrès, réalisés dans
les sciences de la vie et de la santé, est l’un des faits marquants de cette seconde moitié du
e
XX siècle. Le monde de la recherche scientifique considère désormais que la réflexion
éthique fait partie intégrante du développement de ce domaine.
L'être humain accède, pour la première fois, grâce aux découvertes en génétique, en
neurobiologie et en embryologie, à la connaissance de ses mécanismes vitaux. Il s’est de plus
doté, au-delà de ces savoirs, du pouvoir de transformer les processus du développement du
vivant, de toutes les espèces, y compris la sienne. Les décideurs publics et privés ne peuvent
plus ignorer l’impact potentiel de ce nouveau pouvoir. Dans le monde entier, ils ressentent la
nécessité d'une réflexion éthique pour accompagner les recherches scientifiques et anticiper
sur leurs applications.
La bioéthique est née, dans ce contexte, d’une double exigence:
-
s'assurer que les progrès issus de ce nouveau pouvoir bénéficient à chaque homme et
chaque femme et à l'humanité entière;
-2-
-
identifier, avec sérénité et responsabilité, les enjeux sociaux et culturels des avancées
des sciences biologiques, qui intéressent aussi bien la santé, l’agriculture,
l’alimentation, que le développement ou l’environnement.
La bioéthique va en effet au-delà de la déontologie propre aux diverses pratiques
professionnelles concernées. Elle implique une réflexion sur les évolutions de la société,
voire les équilibres mondiaux. Elle alimente ainsi un large débat public sur les choix pour
l’avenir, induits par les développements scientifiques, et sur la manière de garantir la
participation éclairée des citoyens.
La bioéthique, il faut le reconnaître, s'est affirmée dans un contexte de remise en cause
globale du progrès scientifique et technologique, comme source en soi de bienfaits.
Néanmoins, cette préoccupation doit être conciliée avec l’impératif de la liberté de la
recherche. Reflet des inquiétudes d'un monde qui recherche l'équilibre entre la nature et le
développement, l'harmonie entre les individus et la société ainsi que la sauvegarde de l'espèce
humaine, elle est aussi l’expression des formidables attentes suscitées par la science.
C'est sur le socle des valeurs proclamées par la Déclaration universelle des droits de
l'homme de 1948 que la bioéthique se fonde. Les principes fondamentaux qui l'inspirent sont
ceux de dignité, d'intégrité et de liberté de la personne humaine.
Le mouvement bioéthique franchit aujourd’hui toutes les frontières, tant les
préoccupations qu'il exprime ont une dimension nécessairement internationale. Force est de
constater le nombre croissant de pratiques qui dépassent les frontières nationales. Pour ne
citer que deux exemples: les greffes d’organes, de tissus et de cellules, et les projets de
recherches ou les expérimentations biomédicales, se déroulant en même temps dans plusieurs
pays.
Ce constat a conduit l'UNESCO, à l'initiative de son Directeur général, M. Federico
Mayor, à créer en 1993 le Comité international de bioéthique. Le mandat de ce Comité,
composé de trente-six personnalités des milieux éducatifs, scientifiques et culturels, siégeant
intuitu personae, a été défini par le Conseil exécutif de l'UNESCO. Il couvre essentiellement
la recherche dans les sciences de la vie et leurs applications.
I.
ACTION DE L'UNESCO
L'UNESCO se trouve impliquée dans le mouvement bioéthique. En effet, en
réunissant, aux termes de son Acte constitutif, dans ses objectifs la promotion de l'éducation,
de la science et de la culture, l'Organisation conjugue les termes essentiels du débat éthique. Il
entre dans la vocation universelle et transculturelle de l'Organisation d'associer tous les pays à
ce débat. Il est, enfin, dans la mission de l'Organisation de sensibiliser l'opinion internationale
aux nécessités de la reconnaissance de l'espèce humaine, comme valeur à protéger dans sa
dignité et sa singularité.
S'il est vrai que la bioéthique recouvre un champ de préoccupations très large, qui va
des questions touchant à la fin de la vie humaine aux transformations du vivant, le présent
texte se bornera à traiter de quelques uns des problèmes les plus aigus à l'heure actuelle.
II.
RESPECT DU CORPS HUMAIN
-3-
Le corps humain, depuis les débuts de l'humanité, fait l'objet d'une déférence et d'un
respect particulier. Les interdits frappant le corps humain recoupent sa sacralisation, tous
deux se prolongeant au-delà de la mort. L'anthropologie sociale et l'archéologie ont mis en
évidence les représentations complexes et les rituels qui accompagnent toute empreinte
marquée sur le corps. Ces empreintes ont d'ailleurs pour but de soustraire, pour ainsi dire, le
corps humain à "l'ordre naturel" pour le rendre ou le restituer à "l'ordre culturel". Ces
empreintes peuvent être éphémères, comme les peintures corporelles, ou indélébiles, comme
les scarifications, y compris la circoncision, lors de certains rites d'initiation ou de cerémonies
renouant avec les ancêtres.
Des interdits entourent également les organes, les produits et les éléments du corps
humain: au premier chef le sang, qui a fait l'objet de prescriptions particulières dans de
nombreuses sociétés. Les éléments renouvelables du corps humain, comme les cheveux ou
les ongles, sont eux-mêmes entourés d'interdits, surtout quand il s'agit de nouveaux-nés ou de
morts.
Pour autant, ces représentations symboliques ne disparaissent pas au contact de la
connaissance que les sciences ont apportée du fonctionnement biologique du vivant: des
couches successives de représentations se sédimentent et intéragissent entre elles. Certes, la
science a modifié la perception du corps humain. Eléments et produits de ce corps sont même
parfois devenus des moyens thérapeutiques. Comment, dès lors, concilier différentes
représentations qui investissent le corps et cohabitent dans les sociétés aujourd'hui? Comment
assurer la dignité de la personne humaine afin qu'elle ne soit pas considérée comme une
carcasse de pièces détachables (organes, tissus ou cellules) qui peuvent être prélevées?
Greffes d'organes et de tissus
En l'an 2000, les projections statistiques semblent indiquer qu'une intervention
chirurgicale sur deux sera une greffe d'organe ou de tissu. Les techniques, tant chirurgicales
que de conservation d'organes et de tissus, permettent à l'heure actuelle des polygreffes.
Cependant, le potentiel de donneurs d'organes par an, dans les pays développés, est estimé de
50 à 300 par million d'habitants. La demande, par rapport au potentiel de dons d'organes, suit
une courbe exponentielle. Par exemple, uniquement pour les greffes de rein, elle est dix fois
supérieure.
Sur recommandation de l'Organisation mondiale de la santé (OMS), une soixantaine de
pays dans le monde ont adopté des législations interdisant le commerce d'organes et de tissus.
Toutefois, les systèmes juridiques peuvent être contournés - et de fait le sont quelquefois notamment en s'adressant à des pays où la législation est moins rigoureuse ou mal appliquée.
Si une action, au niveau international, avec la participation de tous les acteurs concernés
(institutions hospitalières, médecins, services de douanes, etc.) n'est pas engagée, le commerce
d'organes et de tissus peut devenir une des plaies de cette fin de siècle.
Les législations d’un nombre croissant de pays prévoient des dispositions concernant
le don d'organes et de tissus à finalités thérapeutiques provenant de personnes: majeures,
majeures mais incapables juridiquement, mineures, décédées.
En fait, c'est le consentement des donneurs d'organes et de tissus, lié au principe de
l'autonomie de la personne humaine, qui soulève des questions, de nature éthique, culturelle et
juridique. La question est d'autant plus difficile que souvent les prélèvement d'organes se
situent dans des situations humainement tragiques. Comment garantir ce consentement? Ce
-4-
consentement peut-il s'inscrire dans le cadre de limites culturelles? Faut-il définir la portée de
ce consentement dans certaines circonstances? Faut-il toujours exiger un consentement donné
par écrit? Peut-on se contenter d’un consentement présumé? Quelle peut être la portée du
consentement donné par la famille ou les proches?
Quel statut juridique pour le corps humain?
La législation de certains pays prévoit expressément que les dons d'organes, de tissus
et de produits du corps humain (sang, sperme, ovule, etc.) doivent être gratuits, tandis que
d’autres pays autorisent une compensation monétaire au bénéfice du donneur, sans tolérer
pour autant, en règle générale, que le corps humain fasse l'objet d'un commerce. Quels sont
les principes qui doivent guider les sociétés modernes dans un domaine à l'intersection d'un
service technologique disponible, à savoir la transplantation, et une valeur universelle, à
savoir la dignité de la personne humaine?
La distinction parfois opérée entre les tissus et les cellules renouvelables (sang,
sperme, ovule, etc.) et les organes non renouvelables est-elle pertinente? Le corps doit-il se
voir dénier tout caractère de patrimonialité? Les infractions à la loi en la matière doivent-elles
relever du droit pénal? Les sanctions doivent-elles s'appliquer avec la même rigueur aux
institutions et aux personnes qui tirent profit d’un éventuel commerce et à celles qui en sont
“victimes”?
III.
PROTECTION
DES
BIOMEDICALES
PERSONNES
DANS
LES
RECHERCHES
L'expérimentation biomédicale sur des sujets humains est nécessaire au stade de mise
au point d'un médicament ou d'une thérapeutique, afin d'en mesurer la qualité, l'efficacité, la
tolérance et les éventuels effets secondaires. Pour assurer à ces recherches une validité
scientifique incontestable, il est souvent procédé en "double aveugle" - ou en double insu puisque ni le médecin ni le patient ne sait si le produit qui est administré est un placebo ou le
médicament expérimenté.
Ces recherches sont conduites suivant des protocoles, qui sont soumis tant à un scrutin
scientifique - pour s'assurer de l'objectivité et de la fiabilité des recherches - qu’à un scrutin
éthique - pour veiller aux conditions nécessaires à la protection des personnes qui seront
amenées à participer aux dites recherches.
Recherches biomédicales et dignité de la personne humaine
Le Code de Nuremberg en 1947 a fixé les premières règles de protection des personnes
en cas de recherches biomédicales. L'Association médicale mondiale (AMM) par la
Déclaration d'Helsinki de 1964, précisée sous certains aspects par les Déclarations de Tokyo
(1975), de Venise (1983), et de Hong Kong (1989), a défini les principes qui doivent guider
tout essai clinique sur des sujets humains. Plus récemment, en 1992, le Conseil des
organisations internationales des sciences médicales (CIOMS) a adopté des "Principes
directeurs internationaux d'éthique de la recherche biomédicale concernant les sujets
humains".
Il est évident que cette question essentielle revêt une acuité accrue de nos jours.
Plusieurs facteurs y contribuent. D'une part, les scientifiques reconnaissent que le modèle
"animal" présente certaines limites dans la recherche de nouvelles thérapeutiques. D'autre
-5-
part, la nécessité de mener des essais cliniques pour des traitements concernant certaines
maladies, surtout répandues dans des régions précises du monde, conduit à une délocalisation
des expérimentations sur des sujets humains.
S'assurer que les critères scientifiques pour des essais cliniques sont réunis et que les
précautions éthiques sont respectées semble reposer sur deux conditions: d'une part, la
capacité à encourager la recherche et à la maîtriser; et, d'autre part, l'existence de comités
multidisciplinaires d’éthique, à l’autorité reconnue. Dans de nombreux pays, ces deux
conditions sont encore loin d’être réunies. A cet égard, il est nécessaire que des recherches
sur des sujets humains, menées par une équipe scientifique dans un pays tiers, fassent l'objet
d'une participation des chercheurs nationaux, afin qu'ils contribuent à la définition des
objectifs, à la conduite des expérimentations, ainsi qu’à la gestion et à l'analyse des résultats
de la recherche. De plus, il est également souhaitable que les pays qui ne sont pas encore
dotés de comités nationaux d'éthique les créent afin de s'assurer que les expérimentations sont
menées avec toutes les garanties de protection des droits et libertés des personnes.
Les principes éthiques qui devraient guider l'expérimentation sur des sujets humains
sont:
-
le respect de l'intégrité des personnes participant aux recherches;
-
le consentement libre (c'est-à-dire, en dehors de toute contrainte), éclairé (sur la base
d'une information aussi complète que possible), et explicite (en connaissance du but
poursuivi par les recherches) des participants;
-
l’évaluation des risques pour éviter tout incident ou effet indésirable;
-
le devoir de réparation en cas d'accident.
Comment garantir la confidentialité des données nominatives?
La confidentialité des donnés nominatives des recherches biomédicales est un élément
essentiel de la protection de la vie privée. De même, en matière de recherches, les participants
aux essais cliniques ou à des recherches biomédicales doivent avoir des garanties quant au
respect de l'anonymat.
Si de nombreux pays ont adopté des mesures législatives de protection des données
nominatives, une telle protection ne s'est pas étendue dans le monde entier. De plus, ces
législations ne sont pas toujours pleinement adaptées aux impératifs de la protection du secret
médical, dont la portée diffère selon les cultures et les systèmes de droit.
Dans ces conditions comment protéger la confidentialité des données médicales ou
génétiques intéressant les individus? Quelles précautions faut-il prendre pour sauvegarder les
banques de données à partir de recherches génétiques qui auront été constituées sur une
famille ou sur un groupe de population? A qui doit être confiée la gestion de ces banques?
Ces questions sont d'autant plus d'actualité qu'il paraît de plus en plus évident que les
données génétiques pour des raisons scientifiques et épidémiologiques doivent être conservées
sur plusieurs générations au moins. Même si elles sont rendues anonymes, quelle instance en
conservera le transcodage? Qui pourra accéder aux données génétiques que d'aucuns tiennent
pour des données familiales et non individuelles? Le secret des données est-il absolu? Les
descendants d'une personne, bien après son décès, pourront-ils revendiquer le droit de
-6-
consulter ces archives génétiques, comme l'on consulte des documents intéressant une
famille?
IV.
DEBUTS DE LA VIE ET ETHIQUE
L'embryologie permet de mieux connaître les différentes étapes du développement
humain, depuis la conception jusqu'à la fin de la gestation. Ce champ de recherches a par
ailleurs conduit à la mise au point des techniques de l'assistance médicale à la procréation.
Embryologie et nouvelles techniques de procréation
L’embryologie trouve ainsi son prolongement dans des applications utiles au
traitement de l'infertilité ou à la prévention de maladies génétiques, mais qui soulèvent par
ailleurs des interrogations éthiques. En effet, ces applications peuvent heurter des traditions
culturelles et des convictions religieuses. Le questionnement éthique porte tant sur la
légitimité que sur les modalités éventuelles des recherches. Les réponses sont très contrastées
d'une communauté à l'autre, d'un pays à l'autre. Quoi qu’il en soit, les positions exprimées se
fondent sur l’idée de protection de la dignité de la personne humaine et de préservation de sa
spécificité et de sa singularité.
Il ne faudrait pas pour autant que les services offerts par ces nouvelles technologies de
la procréation soient détournés de leur objectif thérapeutique et servent à des fins de sélection
eugénique. Or, certains tests prénataux - comme l'amniocentèse préconisée notamment pour
déceler des affections comme les trisomies - sont utilisés, quelquefois ouvertement, pour
déterminer le sexe du fœtus en vue d’éliminer les fœtus de sexe féminin, en raison de la
préférence, dans certains pays, pour les enfants mâles.
Plus que tout autre discipline, l'embryologie laisse entrevoir des perspectives de
dérives eugéniques. Elle invite donc à prendre parti sur des pratiques auxquelles elle conduit
et à fixer les limites de l'infranchissable.
Comment concilier liberté individuelle, protection de la famille et droits de l'enfant?
Dans ce domaine, le législateur ne doit-il pas se laisser guider par les droits de l'enfant
qu'il faut protéger? L'intérêt de l'enfant ne doit-il pas primer la volonté ou l'intérêt de la
famille? L'enfant est par définition un être vulnérable, fragile, dont la santé physique et
mentale et l'épanouissement de la personnalité dépendent du rôle responsable des adultes et de
la société tout entière. Le désir d’enfant légitime-t-il toutes les pratiques? Pourquoi
rechercher à tout prix la parenté génétique? Comment, en bref, trouver un équilibre entre les
droits de l'enfant, les droits de la famille, la liberté de la femme, en évitant que le désir d'avoir
un enfant soit celui de l'enfant-objet?
V.
GENETIQUE HUMAINE ET DROITS DE L'HOMME
Les progrès spectaculaires de la biologie moléculaire et de la génétique permettent à
l'homme de pénétrer au cœur même du vivant et de mieux connaître les processus de sa
programmation, de sa différenciation, de sa réparation, de son renouvellement et de son
dépérissement, sans pouvoir encore en maîtriser entièrement les mécanismes.
-7-
Les recherches en génétique ont franchi un cap important grâce aux efforts conjugués
de la biologie moléculaire, de l'informatique et de la robotique. Cette rencontre permet de
pratiquer sur une vaste échelle depuis plus de 6 ans la cartographie physique et génétique du
génome. Le séquençage du génome demeure l'outil indispensable de la localisation et de
l'identification des gènes qui sont impliqués dans les maladies ayant une composante
génétique, comme les maladies monogéniques ou, par exemple, les maladies cardiovasculaires ou certains cancers.
Les recherches sur le génome humain soulèvent-elles des questions inédites?
La question éthique la plus importante porte sur le statut du génome humain. Doit-on
pouvoir désormais breveter de simples découvertes alors qu'en principe seules sont, en droit,
brevetables les véritables inventions dotées d'une utilité ou susceptibles d'application
industrielle? Qui est le propriétaire de l'information génétique? La personne qui a offert une
partie de son matériel génétique? Le chercheur qui a mis en évidence les applications d'une
découverte? L'entreprise qui a financé ces applications? Cette problématique juridique
n'épuise cependant pas la question posée, car celle-ci a une portée économique et éthique, les
deux aspects étant en l'occurrence liés.
En outre, le débat en cours sur cette question a mis en lumière les contraintes
auxquelles se heurte la recherche en génétique de nos jours. Celle-ci requiert en effet des
investissements coûteux, faisant naître des impératifs économiques. Dans le même temps,
toute rentabilisation économique prématurée des résultats de la recherche sur le génome
risquerait de restreindre la liberté d'échanges d'informations qui fait partie traditionnellement
de l'éthique de la communauté scientifique internationale.
Le dépistage et les tests génétiques au regard des principes de liberté et de non discrimination
Après l'identification du gène et de la mutation génétique responsable d'une maladie, le
test génétique, qui permet d'en déceler la présence chez un individu, est mis au point. Dans ce
domaine, les questions éthiques suscitent de nombreuses discussions. Il en est ainsi du
diagnostic génétique prénatal qui connaît notamment un développement accéléré dans
plusieurs pays.
Le diagnostic génétique renouvelle les conceptions relatives à la prévention médicale.
Il est de nature à lui conférer l'efficacité dont elle est, dans l'ensemble, dépourvue. Mais il
apparaît en lui-même ambivalent. Certes, en matière de prévention individuelle, la
connaissance de ses prédispositions génétiques responsabilise l'individu. Elle peut l'inciter à
adopter un comportement qui évite l'avènement de la maladie.
Quant à la prévention collective, elle soulève la question générale de la légitimité du
dépistage génétique. Pourquoi et quand doit-il être proposé ou rendu obligatoire pour les
familles ou les populations "à risque"? Quelle est la valeur en santé publique du dépistage de
maladies qu'on demeure encore incapable de soigner, ce qui est le cas aujourd'hui le plus
fréquent?
Faut-il, par exemple, proposer des tests génétiques pour des maladies prévalentes dans
certaines régions du monde, à l'instar des tests introduits à Chypre dans les examens
prénuptiaux, s'agissant de la thalassémie? Doit-on envisager de dresser une liste des maladies
pour lesquelles des tests sont conseillés ou imposés, en fonction de considérations
économiques ou sociales? Quel degré d'interventionnisme médical de l'Etat apparaît, de nos
-8-
jours, acceptable? Au niveau des rapports sociaux, enfin, dans quelle mesure les employeurs,
les compagnies d'assurance, les mutuelles sociales, etc., peuvent-ils prétendre accéder aux
résultats des tests génétiques?
Il est évident que les dépistages et les tests génétiques posent des questions cruciales
en termes de liberté de choix de la personne dans ses décisions de reproduction et en termes
de non-discrimination d'une personne en raison de ses caractéristiques génétiques.
La thérapie génique humaine au regard des principes de finalité et de responsabilité
Plus récente encore que les tests génétiques, la thérapie génique n'en provoque pas
moins de la même façon émerveillement et inquiétude. La thérapie génique, somatique ou
germinale, consiste à introduire dans la cellule malade un gène fonctionnel, c'est-à-dire
capable de s'exprimer à la place d'un gène déficient ou d'expression anarchique.
La thérapie génique somatique vise à traiter l’ADN des cellules différenciées du corps,
c’est-à-dire des cellules qui n’ont pas la capacité de transmettre du matériel génétique aux
descendants, tandis que la thérapie génique germinale viserait à modifier l’ADN des cellules
reproductrices.
La thérapie génique est expérimentée à l'heure actuelle sur les cellules somatiques,
pour des maladies rares du système immunitaire comme l'adénosine désaminase (ADA), la
mucoviscidose, et certains cancers comme le mélanome malin ou le cancer du poumon. A la
mi-année 95, environ 100 protocoles d'expérimentations avaient été approuvés dans le monde,
tandis qu'à la mi-année 94 le chiffre était de 74 protocoles. Si ces essais avaient lieu, il y a
quelques années, dans des pays hautement industrialisés, de nos jours ils se déroulent dans des
pays moins industrialisés, comme par exemple en Chine ou en Pologne. Les recherches
semblent indiquer que cette tendance se confirmera dans les années à venir.
Selon les dernières données disponibles, 140 protocoles de thérapie génique sont en
cours dans le monde. Ces expérimentations concernent 700 malades. Sur les 140 protocoles,
environ 50% portent sur des cancers, tandis que 20% ont trait à des maladies monogéniques.
Mais ces pourcentages ne s'étendent pas au nombre de malades concernés. En effet, alors que
6% des protocoles concernent le virus HIV, en fait 230 malades du SIDA sont engagés dans
ces expérimentations, c'est-à-dire 30% de la population totale de 700 personnes.
De la controverse d'ordre éthique provoquée par les expériences de thérapie génique,
plusieurs questions ressortent nettement.
Des précautions sont à prendre en matière de thérapie génique somatique, car le
traitement est tout à fait expérimental et comporte des risques encore insuffisamment mesurés.
Que penser d'essais pratiqués sur des individus sans que ceux-ci aient à en attendre des
bénéfices directs? Quel est le niveau de risque acceptable pour le patient? De plus, tout
mécanisme mis en place pour examiner le bien-fondé d'une thérapie génique somatique, en
vue de traiter une maladie grave, doit s'appuyer sur une analyse des bénéfices escomptés par
rapport aux risques que présente une telle thérapie, non seulement pour le patient mais
également pour les autres êtres humains et pour l'environnement.
Un autre sujet important de controverse a trait à la thérapie germinale. La
communauté scientifique et médicale reste divisée sur sa légitimité. Néanmoins, un accord,
au moins provisoire, semble s'être fait sur la nécessité de prohiber le recours à cette
-9-
thérapeutique, tant que les données de la science ne permettent pas de la maîtriser et tant
qu'elle comporte en conséquence des risques d'altération incontrôlés du capital génétique
humain.
Une dernière piste de réflexion concerne les retombées thérapeutiques actuelles et
potentielles de la recherche en génétique, dans une perspective mondiale. Il ne serait pas
conforme à l'éthique de réserver le bénéfice des apports de la génétique aux seuls pays
industrialisés. C'est pourquoi, il y a urgence à déterminer les orientations d'une politique de
promotion de ces thérapeutiques au profit des pays en développement. Or, les difficultés
d'une telle politique ne sont pas négligeables. La thérapie génique peut-elle être
raisonnablement mise en oeuvre dans les pays en développement? Comment faire profiter les
pays en développement de l'apport des médicaments issus du génie génétique, dont le
potentiel paraît gigantesque? Quant aux vaccins produits par le génie génétique, s'ils sont
susceptibles d'apporter la réponse thérapeutique adéquate pour toute une série de maladies
répandues sur la surface du globe, comme le paludisme ou le SIDA, encore faut-il que les
moyens de leur fabrication et de leur diffusion existent.
Il est difficile de ne pas faire allusion ici à la fabrication d'aliments par des procédés
biotechnologiques. Leur rôle pour combattre le fléau de la malnutrition dans nombre de pays
pourrait être décisif dans l'avenir.
La génétique des populations
Cette branche de la génétique consiste à étudier la variation de fréquences de
caractéristiques génétiques au sein d'une population, et entre populations. Elle s'appuie sur
l'existence du polymorphisme génétique humain. De telles recherches poursuivent des
objectifs scientifiques intéressant aussi bien la génétique que l'anthropologie. Menées souvent
par des équipes pluridisciplinaires (généticiens, médecins, anthropologues, linguistes,
démographes, géographes, etc.), des échantillons, par exemple de sang ou de salive, sont
prélevés sur des personnes volontaires, de divers groupes de populations, en vue d'études
comparatives. Les échantillons sont alors stockés sous forme de collections de cellules et les
données sont introduites dans des banques de données génétiques.
Sur le plan anthropologique, les enquêtes de génétique de population peuvent, en effet
mettre en évidence, par exemple, les vagues successives de migration dans une zone
géographique donnée, avec de précieuses indications sur les groupes de population qui ont
immigrés. Des études de génétique des populations, par exemple ont confirmé le peuplement
des Amériques par migrations de populations asiatiques, à travers le détroit de Behring.
D'autres études menées en Mélanésie ont fourni des informations utiles sur des échanges
linguistiques. Dans le bassin méditerranéen, elles ont révélé une fréquence significative d'un
trait génétique commun dans les populations du Liban et de la Tunisie, corroborant ainsi la
thèse des migrations de Phéniciens vers la Tunisie.
Sur le plan scientifique, ces études peuvent éclairer sous un nouvel angle de
nombreuses questions concernant, notamment, les relations entre les mutations génétiques et
l'environnement. Elles peuvent également mettre en évidence la prévalence d'une maladie
dans une population donnée ou l'existence d'une résistance génétique à telle ou telle maladie
dans une communauté. Ces travaux peuvent, à long terme, conduire à des applications
thérapeutiques dont la portée ne serait pas négligeable.
- 10 -
Les questions éthiques posées par les enquêtes de génétique de populations sont de
plusieurs ordres. Le consentement libre et éclairé paraît quelque fois difficile à recueillir
auprès de certaines personnes, d'autant plus que les objectifs de la recherche à laquelle elles
acceptent de participer ne sont pas immédiatement appréhendables. Il faudrait, en outre,
s'assurer que les résultats de ces enquêtes soient communiqués aux personnes participant aux
recherches dans un double but. D'une part, afin qu'elles puissent en bénéficier, notamment en
matière de santé. D'autre part, il faudrait veiller à ce que les résultats de ces recherches ne
puissent pas leur nuire, que ce soit à titre individuel ou au titre du groupe de population auquel
elles appartiennent. Enfin, les éventuelles retombées économiques des résultats de telles
recherches, que ce soit en raison de la commercialisation des banques de données génétiques
ou de l'exploitation de certaines propriétés génétiques, individuelles ou collectives, nécessitent
peut-être la mise en place un système de protection juridique sui generis.
VI.
CONCLUSIONS
Les progrès des sciences de la vie et de la santé débouchent sur des applications qui
touchent à tous les aspects de la vie des individus:
-
la vie privée (décisions personnelles responsables, confidentialité des données
individuelles, médicales et génétiques);
-
la vie familiale (projet de couple, choix de reproduction, relations avec les autres
membres de la famille);
-
la vie publique, avec les avantages que celle-ci procure, mais aussi avec les obligations
qu'elle implique, notamment le devoir de solidarité avec les personnes les plus
vulnérables;
-
la vie économique et sociale, en ce qui concerne, d'une part, la protection de la santé et
l'accès aux soins, et, d'autre part, les applications des biotechnologies à l’agriculture et
à l’environnement.
Pour la première fois peut-être, l'humanité a la possibilité, grâce à ses connaissances et
à ses techniques, d'accompagner par une réflexion de pointe les défis qu'elle doit relever plutôt
que de constater, après coup, le mal déjà accompli. Les relations entre la science et l'avenir de
l'humanité sont intimement liées et c'est d'elles que dépendront dans une large mesure les
équilibres mondiaux.
Au seuil du troisième millénaire, il convient d'engager l'action dans le domaine de la
bioéthique en comptant sur deux concepts majeurs: la responsabilité et la solidarité,
requises de chacun vis-à-vis de soi, de sa famille, de sa communauté; celles de la société visà-vis des individus; celles des individus et de la société vis-à-vis des générations futures.
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