L’enseignement de Sangharakshita Fondateur du Triratna (l’Ordre Bouddhiste Occidental) Causeries prononcées aux Voies de l’Orient en 2010-2011 par Bernard Stevens Avant-propos Ces causeries sur “l’enseignement de Sangharakshita” ont été prononcées aux Voies de l’Orient, à Bruxelles, lors d’une série de cinq ateliers, étalés sur un an: de mai 2010 à mai 2011. Chaque causerie — d’une durée approximative d’une heure — était suivie d’une séance de méditation selon les méthodes enseignées par Sangharakshita au sein du mouvement qu’il a créé: le Triratna (l’Ordre Bouddhiste Occidental). Il y avait un échange autour d’une tasse de thé, avant et après la méditation. Etant donné le succès de ces ateliers, il fut décidé, à partir du mois d’octobre, de se réunir tous les dimanches à 16 heures pour méditer ensemble. C’est ainsi qu’un petit groupe de méditants Triratna s’est formé à Bruxelles. Pour ce qui est du texte des causeries proprement dites, il reflète le style inégal de ces dernières. Les deux premières sont très libres dans leur expression, m’étant permis de me laisser libre cours à mon inspiration et à ma manière de formuler les choses. A partir de la troisième causerie, je me suis appuyé, de manière toujours plus stricte, sur les textes mêmes de Sangharakshita. Ceci donne à la forme écrite des trois dernières causeries un style un peu plus scolaire, plus académique — que la part d’improvisation de l’exposé oral avait toutefois réussi à alléger. Introduction générale Les Voies de l’Orient, à Bruxelles , le 1er mai 2010 J’aimerais mettre cette causerie dans la continuité d’une courte intervention que j’ai faite le mois dernier, le samedi 13 mars, lors de la journée zen mensuelle, dirigée par Pierre de Bethune à l’Abbaye de Clerlande. Ce jour-là, précisément, Pierre était absent, et 1 il m’avait demandé de dire, à sa place, quelques mots pour tenir lieu d’enseignement. J’ai donc parlé des “cinq qualités spirituelles” du Bouddhisme originel, tels qu’ils sont enseignés par Sangharakshita, fondateur de l’Ordre du Triratna — également nommé Ordre Bouddhiste Occidental (avec sa base élargie: les Amis de l’Ordre Bouddhiste Occidentale: AOBO). L’accueil très favorable qui m’a été réservé ce jour-là m’encourage à récidiver aujourd’hui et à préciser devant vous le contexte d’où est provenu l’enseignement que j’avais modestement tenté de transmettre. Les mouvements bouddhistes sont nombreux en Occident en général et en Belgique en particulier. Ils appartiennent principalement aux diverses écoles tibétaines et aux écoles zen japonaises ou encore vietnamienne. Le bouddhisme est donc bien représenté en Belgique, y compris ici même aux Voies de l’Orient, où la méditation, (surtout zen rinzai), est pratiquée dans un contexte chrétien particulièrement propice. Cependant il existe un mouvement, le Triratna, un des plus importants dans le monde anglo-saxon, et qui est pour ainsi dire ignoré en Belgique — ou du moins en Belgique francophone, car il existe un Centre important à Gand. Or, on gagne à connaître ce mouvement. Personnellement, après avoir fréquenté, des années durant, pratiquement toutes les tendances bouddhiques existant chez nous, et n’étant jamais totalement satisfait par aucune, j’ai découvert le Triratna et, après en avoir éprouvé l’enseignement et la pratique pendant près de deux ans, et après avoir décidé de rejoindre ce mouvement, j’ai pensé qu’il pouvait être souhaitable de vous faire part de ce que j’y ai trouvé de si remarquable. Ce qui me renforce dans ce souhait, c’est le fait que le Triratna est, parmi tous les mouvements bouddhistes présents en Occident, celui qui connaît la progression la plus spectaculaire. Quelles peuvent donc être les raisons de ce succès? Le Triratna a été fondé en 1968, en Angleterre, par Sangharakshita (né à Londres en 1925). Il est basé sur une reformulation de la doctrine bouddhique, soucieuse d’en revivifier l’esprit par un ressourcement aux origines indiennes et animée par la volonté d’appliquer le bouddhisme à la vie et à la société contemporaines, avec leurs problèmes spécifiques. Sangharakshita s’est voulu un traducteur de la spiritualité bouddhiste à l’intention de l’Occident moderne. Ayant étudié le bouddhisme pendant plus de 20 2 ans en Inde et en divers pays d’Asie, il a voulu en prélever la substance et en énoncer clairement les principes. N’étant tenu par aucune tradition particulière, mais s’inspirant de toutes, il porte un regard critique sur certaines étroitesses du traditionalisme, utilisant notamment les données de l’étude philologique moderne. Partant des dimensions fondatrices de la doctrine, il a cherché à éclairer celles-ci à l’aide des diverses traditions plus tardives, mais sans se limiter à aucune d’elles. Ce refus du sectarisme et cet esprit d’ouverture, prenant chaque fois comme critère ultime les paroles mêmes du Bouddha, donnent à l’enseignement du Triratna une richesse, une cohérence et une solidité inégalées — compte tenu, bien évidemment aussi, des dons exceptionnels du fondateur, Sangharakshita, qui a passé toutes son existence à étudier et mettre en pratique la Voie du Bouddha. Le retour aux dimensions fondatrices. Toute tradition bouddhiste reconnaît dans l’expérience de l’éveil — la bodhi, en sanscrit — l’événement principiel de la doctrine (le nom Bouddha signifie “l’éveillé”). Or cet éveil, avant d’être quelqu’expérience mystique ou fusionnelle, béatifique et indicible, est simplement le fait de réveiller l’esprit de sa torpeur ordinaire et voir la réalité telle qu’elle est, dans sa “talité”, son “ainsité” ( tathâta). Le Bouddha est, de ce fait, également nommé le “Tathagâta”: celui qui voit les choses telles qu’elles sont. Et la "talité" des choses, aperçue par le Bouddha lors de l’éveil, est — très schématiquement dit — le fait que tout est régi par ce que l’on nomme la “production conditionnée” ( pratitya samutpada). Cela signifie en gros qu’il n’y a pas de réalité en soi des choses, pas de réalité substantielle première à la base des choses et de nousmêmes, qui en feraient des entités autonomes. Non. Tout est relié. Tout est produit par d’autres choses dans un tissu de conditions réciproques. Tout est dans un réseau d’interrelations où chaque occurrence est dépendante d’une série d’autres et à son tour va en influencer de nouvelles séries — non pas de manière linéaire, mais en une constellation de plus en plus large. Cela vaut pour les choses. Mais cela vaut aussi pour nous, les humains. Nous ne sommes pas simplement, chacun, une âme isolée, permanente, qui aurait, selon son bon vouloir des rapports avec ses semblables: nous sommes d’emblée des êtres relationnels. Ce que nous sommes dépend de notre rapport interactif avec les autres. Et chaque acte que nous 3 produisons a des répercussions, non seulement sur notre propre existence, mais sur celle des autres. En somme, nous sommes responsables de nous -mêmes et des autres. Ce qui a plusieurs conséquences. Je ne vais pas entrer ici dans le détail de la théorie du karma (le fait que chaque acte a une conséquence dans cette vie-ci et dans une possible vie future). Mais simplement, au plan de cette vie-ci, par notre propre action, par notre propre attitude devant la vie, nous créons notre propre enfer et notre propre paradis. Et la manière dont nous pouvons incliner la souffrance de notre condition vers un certain bonheur se fait en interaction avec nos semblables. Si le bouddhisme est bien une doctrine du salut (une sotériologie), il affirme que le salut individuel ne se fait pas sans le salut des autres et, dès lors, il faut développer — outre la sagesse ou connaissance (prâjna) qui nous fait mieux connaître la "talité" des choses — la compassion (karunâ) qui nous fait agir pour le bien d’autrui et de tout être vivant. La deuxième vertu nous donne une saisie affective de ce que la première nous enseigne intellectuellement et, en retour la connaissance nous oriente de manière plus consciente vers la compassion. Pour celui qui adhère à cette vérité et qui, dès lors, veut la mettre en pratique, il y a, traditionnellement, un engagement. Ce dernier consiste en ce que l’on nomme la “prise de refuge” dans les Trois Joyaux (Triratna), que sont le Bouddha, le Dharma et le Sangha. Alors que la prise de refuge a été parfois négligée, surtout dans le Theravâda, cette notion est essentielle à l’Ordre du Triratna. Et c’est le geste, régulièrement répété, qui est destiné à transformer la vie en fonction de la Voie bouddhiste. Ce n’est pas une simple formule, ni une simple formalité. C’est un acte d’engagement existentiel. Ainsi, à la différence de nombreuses formes de bouddhisme en Occident, celui qui se pratique dans le Triratna ne se contente pas d’être une activité occasionnelle, comme la séance de fitness ou de yoga, c’est un engagement destiné à transformer l’existence. Prendre refuge (ou “aller en refuge”) dans le Bouddha est un acte de foi par lequel on témoigne sa confiance dans son exemple et dans son enseignement. On accepte les principes de base de celui-ci: outre la co-production conditionnée, on s’engage dans la voie qu’il a tracée et qui est la Voie du Milieu (Mâdhyamika) entre le jouissance du monde sensible et la mortification ascétique, et on cherche à vivre en perspective de l’éveil et en fonction des quatre Nobles Vérités. 4 Ces dernières nous font entrer dans le deuxième Joyau de la prise de refuge : le Dharma. Le vocable Dharma, intraduisible en un seul mot, signifie l’enseignement, la doctrine, la loi de l’univers, le principe des choses… Vaste programme. Disons ici, pour nous maintenir à l’essentiel, que cela porte sur l’enseignement bouddhique et notamment les quatre Nobles Vérités. Celles que le Bouddha a énoncées lors de son premier sermon à Bénarès, dans le Parc des Gazelles. Rappelons brièvement. La première Vérité dit que toute vie est dukkha : un mot, à nouveau intraduisible, qui signifie à la fois l’impermanence, l’insatisfaction et la souffrance. La souffrance de la maladie, de la vieillesse et de la mort. La souffrance d’être séparé de ce que l’on aime, de ne pas obtenir ce que l’on veut… La deuxième Vérité dit que l’origine de la souffrance réside dans la soif ou l’avidité (trsna). C’est la volonté de fortifier son ego en s’appropriant toujours davantage, en consommant toujours plus, en jouissant toujours plus, en voulant toujours plus, selon une fuite en avant insatiable et finalement désastreuse. La troisième Vérité dit qu’il peut être mis un terme à cet état de choses par le nirvâna, c’est-à-dire par “l’extinction” de l’avidité, l’extinction de la flamme douloureuse du désir insatiable. La quatrième Vérité donne le moyen d’accéder au nirvâna et c’est le Noble Chemin Octuple. Ce dernier est composé d’une série de règles de vie qui peuvent se ramener à trois registres : les préceptes moraux, la méditation et la connaissance. Globalement, la morale et la méditation sont des moyens pour arriver à la connaissance — celle, bien évidemment, que l’on acquiert dans l’état d’éveil. Toutefois ce qui caractérise le Triratna, c’est de mettre l’accent sur le troisième Joyau (qui est précisément le moins mis en évidence traditionnellement) : le Sangha, c’est-à-dire la communauté. Aller en refuge dans le Sangha peut être pris à divers niveaux: cela signifie que l’on entre dans la vaste communauté des pratiquants du bouddhisme, toutes traditions confondues. Mais cela signifie aussi que l’on choisit de s’intégrer dans une communauté précise. Pas seulement le bouddhisme, pas seulement le mouvement du Triratna, mais le Centre ou le groupe spécifique concret que l’on fréquente régulièrement et avec lequel on cherche à tisser des liens étroits. Le Sangha restreint que l’on fréquente n’est pas seulement un groupe de méditation que l’on rencontre occasionnellement pour 5 ensuite poursuivre sa vraie vie ailleurs: il devient une partie intégrante de la vie et, idéalement, le milieu le plus inspirant pour pouvoir vivre selon les valeurs que l’on a choisies. A la différence de la société où l’individu se perd et à laquelle il se conforme, la communauté spirituelle du Sangha est formée d’individus qui cherchent à se fortifier mutuellement en cela qu’ils ont de meilleur. La vertu centrale de la vie communautaire est l’amitié spirituelle (kalyâna mitratâ). Mais alors que, traditionnellement, le bouddhisme a surtout insisté sur l’amitié unissant maître et disciple, le Triratna souligne la nécessité de l’amitié spirituelle entre les personnes membres d’une même communauté. L’importance cruciale accordée à cette amitié est peut-être la caractéristique la plus marquante du Triratna. Sangharakshita va jusqu’à dire qu’il est pratiquement impossible de progresser seul sur la Voie : il y faut l’aide que l’on reçoit des autres et l’aide qu’on leur accorde. Il y a dans l’amitié spirituelle une valorisation mutuelle, une manière d’encouragement mutuel, particulièrement précieux aujourd’hui dans une société où tend à l’emporter le discours critique, dénigrant et dénonciateur. L’amitié spirituelle est un soutien, un échange, une manière de pratiquer la compassion et de suivre, dès maintenant, l’idéal du Boddhisatva (l’être éveillé qui souhaite partager sa rédemption avec tous les autres êtres). L’amitié spirituelle signifie un contact existentiel, un engagement l’un envers l’autre, le fait de payer de sa personne, de s’investir personnellement, de s’entraider. Le Triratna s’en ressent. Il y règne un esprit spécifique de chaleur, d’entente mutuelle, d’entraide — quel que soit le Centre, ou la Communauté particulière. Il y règne aussi une plus grande créativité individuelle, une aptitude plus grande à penser par soimême, contrastant si fort avec le conformisme et la pensée unique, standardisée, de la société ordinaire où médias, modes et publicités dictent la manière dont les gens doivent penser (ou plus exactement: la manière dont ils doivent ne pas penser, afin d’être plus docilement des consommateurs avides, à l’esprit vide…). Et cela rend d’autant plus pénible le retour dans la société ordinaire. Développer une communauté, une société, où puisse se pratiquer l’amitié spirituelle, a été la principale motivation de Sangharakshita dans la création du Triratna ou AOBO (Amis de l’Ordre Bouddhiste Occidental) — où le mot “amis” vient manifestement en premier. Créer un Sangha où règne l’amitié spirituelle, c’est créer un environnement qui favorise la progression spirituelle. C’est pourquoi 6 l’AOBO ne s’arrête pas à la création de Centres de méditation, mais il a vu la création de communautés résidentielles qui cherchent à vivre pleinement les valeurs bouddhiques. Et puis ensuite la création de coopératives écologiques, d’associations humanitaires et de commerce équitable. Alors, en conclusion, j’aimerais faire une série de petites remarques. Etant donné tout ce que je viens d’évoquer, il me semble que le Triratna est une organisation particulièrement apte à intégrer les valeurs bouddhiques et à les mettre en pratique dans la société contemporaine. Il aide ainsi le pratiquant à contribuer à ce que devrait être aujourd’hui le bouddhisme dans le monde — aux côtés du christianisme. A savoir une force spirituelle cohérente et inspirante, capable de contrer les forces de désintégration activement à l’œuvre dans le monde actuel. A une époque où la valeur dominante est l’argent (avec l’avidité crispée qu’il engendre), le bouddhisme cherche à réduire l’avidité et conduit à une manière de serein détachement. A une époque où le renforcement de l’ego collectif se déchaîne dans les affirmations identitaires et les affrontements religieux, ethniques ou linguistiques, il cherche à réduire l’égocentrisme au profit d’un plus grand altruisme. A une époque où l’avidité, précédemment citée, conduit à une société de plus en plus destructrice de la nature, de l’environnement vital de l’homme, le bouddhisme propose une éthique où le premier précepte, le respect de la vie, ne peut que contribuer à créer une attitude de préservation de la nature. A une époque où, après l’effondrement des croyances en Dieu et même dans le progrès, il ne reste plus que le cynisme et l’esprit d’accaparement, le bouddhisme propose des moyens, non seulement pour réaffirmer des valeurs plus authentiques, mais pour les développer activement en soi, par une pratique dont les effets se font sentir sur la durée et en fonction de l’effort fourni. Et il ne s’agit pas simplement de choisir des valeurs plus positives par simple idéalisme ou par mauvaise conscience, mais bien de trouver une voie de délivrance par rapport à la souffrance et un accès plus serein à un bonheur, peut-être plus difficile, mais plus sûr. On a beaucoup parlé, ces dernières années, de la valeur thérapeutique du bouddhisme — laissant entendre que la méditation pouvait avantageusement remplacer la séance chez le psy. C’est sans doute vrai. Mais la thérapie bouddhique ne porte pas seulement sur 7 les difficultés existentielles de l’individu: c’est la maladie de l’époque qui l’appelle et qui explique que tant de personnes se tournent aujourd’hui vers lui. 18 septembre 2010 La Trisiksâ ou les trois entraînements de l’existence bouddhique J’ai déjà expliqué, lors d’une précédente présentation aux Voies de l’Orient qui était Sangharakshita et qu’est-ce qui caractérisait son Ordre. J’aimerais aujourd’hui aller un peu plus dans le détail à propos d’un enseignement précis : la doctrine des trois entraînements (trisiksa) ou la triade de la discipline de vie. Mais tout d’abord quelques remarques introductives. Que signifie « pratiquer la méditation bouddhiste aux Voies de l’Orient » ? C’est, pour moi, pratiquer dans la conviction, non seulement de la compatibilité, mais de la complémentarité entre les deux approches, chrétienne et bouddhique, de la vie spirituelle. Si on peut dire, entre autres choses, que le christianisme encourage la compassion bouddhique par les moyens multiples de la mise en œuvre de la charité, le bouddhisme, lui, peut sans doute aider la spiritualité chrétienne à approfondir son intériorité par les pratiques multiples de la méditation. Les humains désirent la vérité qui (selon le bouddhisme) les affranchit de la souffrance et qui (selon le christianisme) leur donnera la vie bienheureuse. Mais ils ne la veulent pas assez fortement pour pouvoir renoncer aux plaisirs immédiats qui se présentent à eux et qui alourdissent leur élan. Ils aiment tous la vérité qui possède l’éblouissement d’une révélation leur faisant face, mais ils n’aiment pas voir ce que cette vérité leur montre d’eux-mêmes lorsqu’elle se reflète dans leur intériorité. Sans doute l’effort combiné du christianisme et du bouddhisme n’est-il pas de trop pour contrer cet état de chose. Certains chrétiens ont en outre la nostalgie d’une foi qui ne serait pas obscurcie par des siècles de théologie dogmatique et d’institutionnalisation. Peut-être le bouddhisme les aide-t-il à retrouver 8 un esprit décanté d’un appareil conceptuel qui est ressenti comme étranger à l’authenticité des origines. C’est donc dans cet esprit que nous abordons ici l’enseignement de Sangharakshita, fondateur de l’Ordre Bouddhiste Occidental du Triratna. Pratiquer la méditation c’est prendre le chemin du retour, le retour qui s’attarde là où nous sommes toujours déjà foncièrement. C’est sans doute en ce sens qu’il faut comprendre l’expression — parfois placée à l’entrée d’un Centre bouddhiste — l’expression qui nous dit : « je suis arrivé ». Mais quel est donc ce lieu où je me trouve toujours déjà et vers lequel, pourtant, il me faut toujours à nouveau me diriger, car toujours le chemin qui y mène se perd dans l’oubli, se couvre des broussailles de l’affairement quotidien ? C’est cela que l’enseignement de Sangharakashita nous apprend. Cet enseignement n’a, en substance, rien de vraiment original, rien de totalement neuf, mais il nous dit le plus ancien, ce qui est depuis toujours, quoique sur le mode de l’oubli, de l’enfouissement, du recouvrement. L’enseignement de Sangharakshita retire ce qui couvre la vérité que nous possédons en fait déjà, mais sans plus le savoir. Suivre son enseignement c’est, en ce sens, effectuer un dé-couvrement et par conséquent faire une « découverte », car il nous permet de dé-couvrir la vérité la plus ancienne et la plus inamovible. Il nous rappelle qu’il ne faut peut-être pas trop vite s’empresser de trouver des réponses à nos questions : il est déjà important de savoir poser adéquatement les questions. Il nous rappelle que l’essentiel n’est pas d’atteindre le but (pour autant que but il y ait), mais de cheminer. Et ce qui donne au cheminement que propose Sangharakshita une saveur particulière, c’est qu’il nous engage aussi à ne pas cheminer seuls : nous devons nous soutenir mutuellement dans notre quête — selon la vertu (si régulièrement invoquée par lui) de la kalyâna mitratâ , « l’amitié spirituelle » entre les membres du sangha, c’est-à-dire la communauté des pratiquants. Sangharakshita nous rappelle qu’il n’est peut-être pas si essentiel de nous évader de notre condition déchue, et qu’il n’est pas toujours possible d’échapper à la souffrance dont est faite la condition humaine, mais que s’y efforcer, au mieux de notre aptitude, avec 9 l’aide de nos compagnons d’infortune, est déjà une bonne fortune. La pratique de la voie bouddhique ne permet peut-être pas d’empêcher la souffrance existentielle, mais elle permet de changer notre regard sur elle, notre rapport à elle et la manière dont nous sommes touchés par elle. Il y a dans le bouddhisme ce beau symbole du lotus. Le lotus est une splendide fleur qui peut s’épanouir au milieu d’un bourbier. Certes notre condition, notre vie, notre environnement nous donnent parfois l’impression de patauger dans la gadoue…mais l’enseignement bouddhique nous donne les moyens d’épanouir en nous, malgré tout, la splendeur du lotus. En disant tout cela, celui qui parle ici n’est pas plus savant que ceux qui écoutent. Si je m’adresse à vos aujourd’hui, ce n’est pas parce que j’ai des réponses à des questions que vous pourriez vous poser : c’est que j’aimerais partager avec vous mes propres questions, vous faire part de mes propres problèmes et difficultés et solliciter votre soutien pour un effort commun, selon la vertu de la kalyâna mitratâ, l’amitié spirituelle. J’ai personnellement longtemps pratiqué selon le zen japonais, tellement efficace dans l’enseignement de la discipline, de la pureté du geste, de la sobriété des moyens. Mais peu loquace dans l’enseignement éthique et peu élaboré dans la doctrine. Une des choses que Sangharakshita m’a enseignée c’est d’intégrer dans l’apprentissage du bouddhisme l’approche indienne classique, particulièrement enrichissante à cet égard. Autant le zen est remarquable dans la précision du geste, autant la pensée indienne est remarquable dans l’aptitude à mettre des mots sur ce geste. Par-delà le pragmatisme de la pratique méditative, le bouddhisme indien entend expliquer les diverses modalités de cette pratique, ses variétés, ses étapes, les circonstances qui la favorisent, celles qui lui nuisent, les conséquences qu’elle devrait avoir pour la vie quotidienne. Le bouddhisme indien nous apprend beaucoup sur le fonctionnement de la conscience, sur le fonctionnement du psychisme humain et sur les moyens de surmonter les schémas de comportement qui nous empêchent de nous épanouir et de nous réaliser. Il nous apprend beaucoup sur l’intégralité de la doctrine bouddhique originelle où, selon une remarquable cohérence, tous les aspects de la condition humaine et de la quête spirituelle sont exprimés. 10 Sans tomber dans l’aridité et la neutralité des travaux philologiques spécialisés, mais tout en étant informé par eux, Sangharakshita nous donne un enseignement riche, complet, fondé sur le bouddhisme indien des origines, mais englobant, de manière synoptique, les enrichissements des siècles ultérieurs et des civilisations voisines — évitant ainsi de s’enfermer dans aucun sectarisme. D’autant qu’il ne se satisfait pas non plus des simplifications qui envahissent aujourd’hui la vulgarisation du bouddhisme et sa fréquente confusion avec le New Age. L’enseignement de Sangharakshita est comme un juste milieu, une « voie du milieu », entre la scolastique et la vulgarisation. C’est un enseignement qui veut appréhender le bouddhisme de manière synoptique, dans son étendue la plus vaste et dans sa profondeur la plus fondatrice. Et que nous dit-il en substance de la doctrine ? Le point de convergence au sein de la variété des écoles bouddhiques, sectes et autres véhicules réside dans le fait que tous s’orientent en fonction de l’éveil du Bouddha, qui est l’événement central du Dharma, c’est-à-dire de la doctrine bouddhique. Que chacun puisse lui-même viser l’expérience de l’éveil est ce en fonction de quoi chaque école organise sa doctrine, soulignant tantôt un aspect, tantôt un autre parmi les moyens pour y arriver. Et c’est cette insistance sur un aspect plutôt qu’un autre qui fait la diversité des écoles. En simplifiant beaucoup, on peut dire que l’enseignement bouddhique — quelle que soit l’école — présente deux perspectives sur l’existence : l’une descendante et l’autre ascendante. La vision descendante, appelée samsâra, montre comment , dans « la roue de la vie », les humains, sous l’effet de l’ignorance et de l’avidité, développent les émotions négatives comme la colère, la haine, l’accaparement, la violence et aboutissent à la souffrance, au désespoir et au cercle sans fin du recommencement. La vision ascendante, appelée nirvâna, montre comment par « l’extinction » de l’avidité , les passions destructrices peuvent être progressivement surmontées et céder la place à la conscience élevée, la sérénité et la joie. Au seuil de l’éveil. Même si l’expérience de l’éveil est quelque chose de subit, son approche est graduelle. C’est une progression. Et c’est pourquoi la vie spirituelle consiste dans le fait de suivre une « voie » (marga en sanscrit, 道 Dao en chinois, dô ou michi en japonais). Cette voie 11 peut prendre des formes diverses, dont les étapes ont chaque fois été consignées par la tradition. Il y a la Noble Voie Octuple (la quatrième des Nobles Vérités), la Voie des dix Perfections, ou encore la Voie des treize demeures, et cetera… Mais par-delà cette variété, l’architectonique de base reste invariable. Et cette architectonique est exprimée au mieux par la doctrine dite des trois entraînements (trisiksâ) ou triade de la discipline de vie — comportant moralité (sîla), méditation (samâdhi) et connaissance (prajnâ), en interaction mutuelle. On pourrait dire que les trois entraînements sont un condensé de la voie bouddhique dans son effort ascendant vers l’éveil — avec la méditation occupant une place centrale entre la moralité et la connaissance. Sîla, que l’on traduit par « moralité », signifie plus précisément « le comportement ». Or tout comportement est l’expression d’une attitude mentale. Et le mot sîla vise en réalité les actions qui sont associées à des états mentaux karmiquement sains et dissociées d’états mentaux karmiquement malsains. Les attitudes mentalement saines ou bonnes sont celles qui sont liées aux racines de la non-avidité (alobha), de la non-haine (advesa) et de la nonillusion (amoha). C’est ce que soulignera surtout le Theravâda. Le Mahâyâna soulignera en outre l’importance de la bienveillance ( mettâ ou maitri) et de la compassion (karunâ) qu’il faut ressentir envers tous les êtres vivants. Comme les actes corporels et verbaux sont des continuations de nos états mentaux, ces états peuvent être provoqués par la réalisation de certains actes qui sont foncièrement teintés de ces qualités saines, bonnes et altruistes (ou à l’inverse malsaines…). En d’autres mots : en se créant des habitudes bonnes , on développera en soi des états mentaux bons qui, à leur tour, se réaliseront en bonnes actions… Sîla cherche donc à encourager un comportement sain qui purifiera le karma et influencera la santé globale des états mentaux — rendant ceux-ci propices à la pratique de samâdhi. Samâdhi que l’on traduit par « méditation » comprend les exercices par lesquels le pratiquant atteint la concentration mentale et des états de conscience plus élevés. C’est le cœur de la vie spirituelle bouddhiste. Le samâdhi concentre l’esprit sur la vérité bouddhique et cherche à la transformer d’une compréhension abstraite en une réalisation intérieure, libérant des vues fausses et des émotions douloureuses. Il existe des dizaines de techniques différentes de méditation. Dans le Triratna, on pratique surtout deux types de méditation : « la pleine conscience de la respiration » (ânâpâna-sati) ; 12 et « l’entraînement à la bienveillance » (mettâ-bhâvanâ). Mais il existe aussi diverses pratiques de visualisations d’un Bodhisatva ou vertu incarnée, ainsi que la contemplation des 10 étapes de décomposition d’un corps, la réalisation de la vacuité, la récitation de mantras, et cetera… Quel que soit le type de méditation, la finalité est d’atteindre un état de pureté et de limpidité de l’esprit en lequel la vérité peut se refléter. Prajnâ, traduit par « connaissance » ou par « sagesse », est fondé sur l’enseignement, la réflexion propre et la méditation et elle est nourrie par le comportement moral. Prajnâ est une saisie directe, non-conceptuelle de la réalité transcendante. C’est voir les choses et les personnes, par-delà les apparences et les illusions, telles qu’elles sont, selon l’interdépendance des processus qui les constituent et selon la vacuité qui les fonde ultimement. Voir ainsi les choses telles qu’elles sont, dans leur talité, c’est atteindre l’éveil. 16 octobre 2010 La moralité (sîla) Dans la tradition occidentale, d’origine essentiellement judéochrétienne, la morale est conçue en grande partie en termes de loi. Une règle morale est perçue comme une obligation : c’est quelque chose qui est imposé à l’homme par l’autorité d’un Dieu tout-puissant — comme en témoigne l’épisode fondateur des 10 commandements dans l’Ancien Testament. L’homme en somme, pour être moral, doit obéir à une autorité extérieure qui lui dicte sa loi, qui la lui « commande ». Même si l’approche chrétienne a pu quelque peu adoucir le tableau livré par le judaïsme, l’éthique tend souvent à rester une série de règles que l’on suit par obligation et non par inclination. On pourrait presque dire, en exagérant, que l’on doit faire ce que l’on ne veut pas et que l’on ne peut pas faire ce que l’on veut. Et lorsque l’autorité de la religion vole en éclats, comme c’est le cas aujourd’hui, on comprend que la morale n’ait plus rien pour se tenir debout. Dans les traditions extrême-orientales, et en particulier dans le bouddhisme, il en va différemment. Selon le bouddhisme, quelle que soit l’école, une action est morale ou immorale en fonction de l’état d’esprit qui l’a nourrie. Le critère de l’éthique n’est pas théologique mais psychologique. 13 Il y a deux types d’action : kusala et akusala , qui signifient, respectivement, « habile, correcte et favorable » et « malhabile, incorrecte, défavorable », ou encore « propre » et « impropre », plutôt que « bien » ou « mal ». Il y a donc ici un facteur d’intelligence et de discernement : pour agir habilement il faut de l’intelligence, il faut comprendre les réalités du monde et la portée des choses que l’on y fait. Et c’est une intelligence animée d’une intention, bonne ou mauvaise, et d’un sentiment, bienveillant ou malveillant. Les actions incorrectes sont celles qui sont enracinées dans l’avidité ou le désir égoïste, dans la haine ou l’aversion, dans la confusion mentale ou la perplexité, c’est-à-dire qui sont accomplies dans un état d’obscurcissement mental ou d’ignorance. Les actions correctes sont celles qui sont libres d’avidité, libres de haine, libres de confusion mentale et qui sont par contre, positivement, motivées par la bienveillance, par une impulsion à partager ou donner, par l’amour et la compassion, et par le fait de comprendre. Cela change radicalement la moralité de l’acte : cette dernière provient de notre réalité profonde et de ce qu’il y a de mieux en elle. L’action correcte surgit de notre compréhension la plus large, de notre compassion la plus enveloppante, de notre vision la plus pénétrante. C’est la raison pour laquelle les cinq ou les dix « préceptes » (sîlas) ne sont pas à interpréter comme des « commandements » imposés par le Bouddha : ce sont des règles de comportement destinées à faciliter le développement de la compréhension, de la compassion et de la vision qui conduisent à l’éveil. Selon le Bouddha, une personne qui a atteint l’éveil, réalisant ainsi en elle-même la plénitude de la sagesse et de la compassion, va spontanément agir d’une manière morale, parce qu’il découle naturellement de la conscience éveillée de se comporter ainsi. Mais tant que l’on n’est pas encore éveillé, l’observation des préceptes peut favoriser les états d’esprit dont les comportements moraux sont normalement l’expression. Une personne éveillée est libre d’avidité et de désir égoïste. Si nous avons une forte avidité, par exemple, pour les sucreries, tant que l’on cède à ses impulsions avides, on entretiendra celles-ci. Si l’on se restreint et si l’on réduit ou même supprime sa consommation de sucreries et que l’on cesse de penser à elles, après une période de frustration, la non consommation de ces produits sera devenue une habitude et l’avidité pour eux disparaîtra. L’abstention des sucreries ne sera plus une discipline que l’on suit : elle sera devenue notre comportement naturel, l’expression naturelle de notre état d’esprit. 14 Les préceptes ne sont pas des listes d’interdits mais des schémas d’un comportement moral exemplaire, ils sont l’expression naturelle de certains états d’esprit corrects. C’est pourquoi nous pouvons constamment évaluer le degré de plénitude de nos états mentaux en comparant notre comportement habituel à l’aune des préceptes. La forme classique de la morale bouddhique est constituée par la liste des cinq préceptes (les cinq sîlas). Ils sont formulés négativement puisqu’ils nous disent ce qu’il ne faut pas faire. Cependant il en existe chaque fois une contrepartie positive que l’on pourrait nommer les cinq principes éthiques ou cinq dharmas (1). Si l’on examine les deux séries en pair, voici ce que cela donne. 1. Le premier précepte enjoint de s’abstenir de prendre la vie. Cela signifie bien entendu ne pas tuer, mais aussi ne pas faire souffrir, ne pas faire de mal en général, à tout être vivant sensible. Il s’agit donc en premier lieu de s’abstenir de violence (physique, mais aussi morale). La violence est incorrecte parce qu’elle se nourrit d’états mentaux négatifs tels que la haine et l’aversion. Si l’on entretient ceux-ci par des actes de violence, les uns comme les autres augmenteront et domineront toujours davantage notre comportement. La contrepartie positive de l’injonction à ne pas faire de mal aux vivants est la pratique de mettâ (ou maitri) : l’amour ou la bienveillance. C’est l’action bienveillante. Il s’agit de ressentir de la bienveillance envers les vivants, mais aussi de mettre en acte cette bienveillance. L’amour n’est pas vraiment réel tant qu’il reste abstrait : il doit être exprimé, non seulement par des paroles, mais par des actes d’amour. C’est pourquoi, dans le bouddhisme, l’échange des cadeaux et la pratique de l’hospitalité sont si importantes. 2. Le deuxième précepte est l’abstention de prendre ce qui ne nous est pas donné. Ce n’est donc pas simplement le vol qui est visé, mais bien toute forme de malhonnêteté ou d’exploitation d’autrui qui sont chaque fois des expressions de l’avidité ou du désir égoïste. La contrepartie positive est bien évidemment la générosité, le don (dana). Il ne s’agit pas seulement de se sentir généreux, mais de donner effectivement. Et ce sans réserve. 3. Le troisième précepte est l’abstention de méconduite sexuelle. Traditionnellement, ceci vise l’adultère, le viol et le rapt. Qui sont tous en somme des formes d’avidité, de violence et de manque 15 de respect de la personne d’autrui, comme de sa propre personne, réduisant l’un comme l’autre à un objet de consommation. La contrepartie positive est le contentement, soit de son statut marital, ce qui implique la fidélité, soit de son statut de célibat, ce qui implique la chasteté. Et dans tous les cas il s’agit de calmer toute tendance à satisfaire dans le sexe des besoins névrotiques qui auraient peut-être simplement besoin d’être calmés autrement. 4. Le quatrième précepte est l’abstention de discours mensonger ou trompeur. Ce dernier est également enraciné dans l’avidité, la haine et la peur. Si l’on ment c’est parce que l’on veut obtenir quelque chose, ou parce que l’on veut faire du tort à quelqu’un, ou bien parce que, pour une raison ou l’autre, on a peur de dire la vérité. Le mensonge est donc également ancré dans des états mentaux défavorables. La contrepartie positive est la véracité, la communication véritable. 5. Le cinquième précepte est l’abstention de produits intoxicants dont l’effet est de réduire la conscience. Ce précepte est parfois interprété dans le sens d’une abstinence totale, notamment de produits alcoolisés ; il est parfois interprété dans le sens de la modération, afin de simplement éviter toute altération de la conscience. La contrepartie positive du précepte est ici l’attention, la pleine conscience (smrti). C’est la plus constante des vertus spirituelles. Développements (2) —1—S’abstenir de prendre la vie. La non-violence du premier précepte ne se limite pas aux rapports entre individus : elle concerne aussi la violence entre les peuples. Et la problématique aujourd’hui de la suppression des armes nucléaires n’est pas une solution suffisante. La suppression des armes conventionnelles bien évidemment ne suffira pas non plus à établir la paix mondiale. La paix au niveau international sera atteinte lorsque les différends se règleront tous par des moyens non-violents, c’est-à-dire par le dialogue. Il faut pour cela prendre davantage conscience du caractère indivisible de l’humanité. Il va falloir travailler sur nous pour prendre conscience de nous en tant que citoyens du monde et supprimer 16 jusqu’à la moindre trace de nationalisme. Il faudra poursuivre en étant capable de s’identifier avec tout être vivant, éprouver pour chacun une vraie compassion. Et cette voix de la compassion il nous faut la faire entendre, dans un rayon toujours plus large, afin qu’elle devienne la norme dans les rapports entre les individus et entre les groupes. Ce principe de la compassion — contrepôle de la violence — est coextensif à ce que le christianisme nomme agapè, l’amour du prochain. Ce n’est pas un sentiment qui nous éprouvons toujours spontanément : il nous faut l’exercer, le pratiquer. Et il nous faut l’exercer, pas seulement dans le domaine de la violence manifeste mais aussi dans les domaines de la violence indirecte : dans toute forme d’usage de la force, de l’oppression, de l’intimidation, de l’exploitation, du chantage. Le principe de la violence est réactif et finalement destructif, le principe de la non-violence est créatif. L’un est l’obscurité qui règne sur l’histoire depuis des siècles ; le second est la lumière à laquelle nous aspirons. Le danger nucléaire rend notre annihilation possible et même probable (si on poursuit le principe de violence) ; il a donc le mérite de nous avoir appris que l’avenir de l’humanité ne peut résider que dans le développement de la non-violence. —2—S’abstenir de prendre ce qui n’est pas donné. Le principe du vol et de la non exploitation ne se limite pas au champ du socio-économique — même si c’en est l’expression la plus grave. Ce principe a des ramifications dans les domaines psychologique ou encore spirituel. Il peut même être étendu pour couvrir tout le champ des relations interpersonnelles. Cela peut aller jusqu’à toucher les relations avec les plus proches et ce sur des plans très subtils. Lorsque, par exemple, l’on rencontre une personne que l’on apprécie beaucoup et dont on recherche dès lors la compagnie. Les raisons de l’appréciation ne sont pas toujours claires. Et souvent elles sont liées au fait que cette personne satisfait en nous un besoin, plus ou moins névrotique, de reconnaissance, d’attention, d’admiration, de valorisation, de sécurité,…et cetera…. Et la réciproque est généralement aussi le cas. Ainsi la relation se soutient d’une dépendance mutuelle sur un plan plus ou moins inconscient et névrotique, et non pas sur un plan de bienveillance mutuelle, réelle et désintéressée. En vérité la relation se passe sur un plan d’exploitation mutuelle douce, qui alimente le besoin d’admiration ou de valorisation, selon une sorte de pacte implicite. Le résultat est que l’on 17 utilise l’autre pour satisfaire son propre besoin et on n’apprécie pas l’autre personne pour elle-même, dans une réelle liberté mutuelle. Ceci est relativement inévitable dans les relations humaines. Mais il est bon de savoir en prendre conscience pour tâcher de rendre les rapports interpersonnels plus sains. Et certes nous pouvons apprécier la présence d’autrui et apprécier ce qu’autrui peut nous apporter, mais il faut tâcher de soustraire cela à cette sorte de contrat implicite de satisfaction mutuelle, qui est une sorte de chantage aux sentiments : il faut, tant que possible, faire en sorte que la personne se sente parfaitement libre et non obligée à notre égard. Exemple : si des parents s’occupent de leurs enfants parce qu’ils font le calcul qu’un jour les enfants prendront soin d’eux, c’est une sorte d’exploitation. Mais s’ils œuvrent pour le bien de leurs enfants de façon désintéressée, sans espoir de retour, c’est de l’amour compassionnel véritable. —3— S’abstenir de méconduite sexuelle. Le principe du contentement sera mieux compris dans le contexte de la cosmologie bouddhique traditionnelle. L’univers y est divisé en trois domaines hiérarchisés qui déterminent trois niveaux de l’existence mondaine. Ce sont les domaines du désir sensuel (kâmaloka), celui des formes archétypales (rûpaloka) et le domaine du sans formes (arûpaloka). Le domaine du désir sensuel comprend le monde des enfers, celui des animaux, celui des humains, celui des dieux. Le domaine des formes archétypales comprend seize mondes englobant celui des dieux supérieurs, ainsi que celui des êtres totalement éveillés et qui ont ainsi rompu les liens qui les rattachent au monde sensuel. Le domaine du sans forme englobe des mondes habités par des Brahmas, des divinités supérieures même aux dieux. Cette cosmologie, même si elle est mythologique, est riche d’enseignements. Tenons-nous en ici au fait que le domaine des formes archétypales est dénué du dimorphisme propre au monde du désir sensuel, c’est-à-dire qu’il n’y pas de distinction des sexes : les esprits sont androgynes et libres de tout désir sexuel. Comme le développement spirituel est sensé gravir les degrés de ces trois mondes sur un plan subjectif ou psychologique, la progression le long de la voie nous conduit d’un monde biologique et sexué vers un monde de plus en plus purement spirituel. Il n’y a plus là les tensions résultant de la bipolarisation sexuelle, mais il y a au contraire un état d’harmonie entre les êtres, un état de détente et de contentement. 18 Observer le troisième précepte ne signifie donc pas simplement l’abstention des diverses formes d’inconduite sexuelle, mais cela signifie positivement un comportement de contentement et d’amour libéré de la tension sexuelle. Dans la méditation, en pratiquant la pacification de l’esprit, on s’exerce aussi à transcender sa condition sexuée pour développer sa dimension asexuée, androgyne, mieux : angélique. Ce qui est le sens profond du mot sanscrit pour la chasteté, le brahmacarya : qui signifie « vivre comme un Brahma », c’est-à-dire un être asexué. C’est pourquoi le principal centre de méditation du Triratna en Angleterre, Vajraloka, est aussi consacré au célibat. La méditation et le célibat se renforcent mutuellement. Et toutes ces raisons font que le Triratna encourage les retraites et autres activités spirituelles de groupe selon le principe de la séparation des sexes, afin d’éviter les tensions qui naissent de cette polarisation. Ce genre de situation aide à cesser de se penser seulement comme une femme ou comme un homme et à davantage prendre conscience de soi dans ses qualités spécifiquement humaines, voire angéliques, et en développer la plénitude. Non pas en niant les différences et en les raplatissant, mais en les dépassant, en les transmuant sur un plus haut plan. —4—S’abstenir de parole fausse. La parole correcte. Ici comme pour toute chose, il vaut mieux la qualité (une parole pleine de sens et qui pacifie) que la quantité (un millier de paroles dénuées de sens) — ainsi que le dit le Bouddha dans un chapitre du Dhammapada. Dans le bouddhisme, la place accordée au discours correct (la troisième des huit Nobles Vérités) est considérable. Mais de quoi s’agit-il ?.. Généralement le bouddhisme décrit le discours correct comme étant le discours qui dit la vérité, le discours qui est aimable, le discours qui est secourable, et le discours qui promeut la concorde. A l’opposé, le discours incorrect est celui qui est mensonger, dur, inutile et qui promeut la discorde. Ces qualités de vérité, amabilité, promotion d’aide et de concorde ne sont pas simplement des attributs accolés à un discours préexistant. Il s’agit davantage d’étapes successives du discours, chacune allant un pas de plus que l’autre dans l’approfondissement de la communication authentique. 19 a. Le discours qui dit la vérité. Est-ce tellement évident ? La première qualité ici est de s’en tenir à l’exactitude des faits. Ce qui est déjà très difficile : nous avons toujours tendance à mettre un accent sur certains aspects des choses, les présenter avec une arrièrepensée, exagérant ou minimisant leur portée. Souvent l’intention est simplement de mettre en valeur notre propre discours, voire seulement notre propre personne. Mais le résultat est que nous voilons la vérité. Maintenant, à l’exactitude factuelle doivent être ajoutées l’exactitude psychologique et spirituelle : nous devons parler avec honnêteté et sincérité. Nous devons dire ce que nous pensons vraiment et ce que nous savons vraiment. Mais savons-nous véritablement ce que nous pensons ? Nous sommes souvent dans une certaine confusion quant à nos pensées et arrière-pensées. Ce que nous disons au niveau factuel cherche parfois à exprimer une émotion profonde qui le contredit et notre discours devient alors double, avec des sous-entendus. Et par ailleurs, souvent nous répétons des choses que nous avons entendues ou lues mais que nous n’avons pas vraiment faites nôtres. Pour dire la vérité nous devons d’abord la connaître en nous-mêmes. Et nous devons pour cela nous connaître nous-mêmes, être honnêtes avec nous-mêmes, afin de clarifier ce qui se passe dans nos pensées et nos émotions. La méditation est un des outils qui servent à cette fin. Mais à supposer que l’on sache la vérité en soi, il est des personnes à qui nous sommes incapables de la dire. Et ce sont parfois nos plus proches amis, souvent les membres de notre propre famille. Quelque chose nous retient : l’image que nous voulons donner de nous-mêmes, la peur de heurter la sensibilité de l’autre… Alors nous retenons la vérité en nous, nous la ruminons parfois, pendant longtemps, et elle devient un poids… Dire la vérité est en fait un événement rare. Et lorsque cela se produit enfin, c’est un grand soulagement. Dire la vérité pleine et entière, sans fard, et sans intention de nuire à autrui, est un événement libérateur qui allège l’esprit, le clarifie, le purifie. Quelque chose de notre véritable soi s’est dégagé sous l’amoncellement des apparences. b. La seconde qualité du discours correct est d’être aimable et aimant. Ce qui constitue un pas de plus. A supposé que l’on réussisse à isoler le vrai dans notre discours, il reste l’émotion, l’état affectif en rapport avec la ou les personnes à qui l’on s’adresse. Il ne s’agit pas 20 de tenir un discours plein d’effusion et de développer une sensiblerie inconsidérée. Il s’agit d’avoir vis-à-vis des personnes à qui l’on s’adresse, de l’amour au sens bouddhique, c’est-à-dire une attitude de compassion et de réelle bienveillance. Cela commence par le fait d’être conscient de la personne à qui l’on s’adresse, le plus pleinement possible. Cela signifie qu’il faut au minimum regarder dans les yeux la personne à qui l’on parle car notre regard nous révèle les uns aux autres une part de nous-mêmes. Cela signifie qu’il faut tenter de sonder la personne plus loin que l’agrément de la politesse superficielle et plus loin que la réaction de surface suscitée chez nous par l’apparence de cette personne. Nous devons, dans la mesure du possible, être conscients de la personne elle-même, et nous exercer à éprouver de la bienveillance pour elle, telle qu’elle est — même si elle ne correspond pas à la projection que nous nous faisons de l’interlocuteur que nous aimerions avoir. c. Le discours utile ou secourable. Si nous sommes pleinement conscients de la personne à qui nous parlons, si nous la connaissons à un niveau suffisamment profond, alors nous savons dans une certaine mesure ce dont elle a besoin au plus profond d’elle-même. Et alors notre discours peut lui être secourable. Etre utile ou secourable signifie ici contribuer à la croissance spirituelle de la personne à qui nous nous adressons. Cela signifie l’aider à devenir plus sereine, plus pacifiée et elle-même plus bienveillante. Cela ne signifie pas qu’il faille lui faire, en toute occasion, un enseignement sur le Dharma et lui expliquer les Quatre Nobles Vérités, ou le nirvâna... Le sujet de conversation importe peu, mais il faut s’efforcer d’aborder ce sujet d’une manière qui puisse toucher l’autre au niveau de sa spiritualité, de ce qui en elle peut croître à ce niveau. Il s’agit de stimuler en elle les états d’esprit positifs. Si c’est là une tâche qui nous semble pour l’instant au-delà de notre pouvoir, on peut se contenter de parler positivement. C’est-àdire avoir des propos positifs, appréciatifs et non pas négatifs, critiques et désapprobateurs. En présence d’une attitude dépréciative ou dépressive, souligner l’aspect constructif des choses, même face aux situations les plus difficiles. d. Enfin, le discours harmonieux est celui qui promeut la concorde. Si nous sommes pleinement conscients d’une autre personne, si nous nous soucions de son bien-être et de sa croissance 21 spirituels, c’est que nous sommes en bonne voie de nous décentrer de nous-mêmes et de nous centrer sur le bien d’autrui. Il s’agit alors d’affermir cette dimension. Il s’agit de promouvoir la concorde avec l’autre. Cela ne signifie pas simplement partager les mêmes idées ou la même philosophie ou religion. Cela signifie que nous nous sentons concernés par la même promotion mutuelle de notre croissance spirituelle, de notre amélioration morale, de notre pénétration accrue de la vérité des choses. La concorde, c’est lorsque vous pensez au bien de l’autre personne et qu’elle pense à votre bien, chacun s’oubliant soi-même. Promouvoir la concorde, c’est donc rapprocher les gens, les encourager à transcender leur égocentrisme et développer leur aide et bienveillance mutuelles. —5—S’abstenir de prendre des intoxicants. Nous avons tendance à penser à la vie spirituelle en termes de croissance, de progression, d’évolution lente et constante, régulière, à proportion de l’effort fourni. C’est correct, mais ce n’est qu’un aspect des choses. La vie spirituelle peut aussi avoir quelque chose de plus subit, de plus explosif : comme une percée, une transition abrupte d’une dimension de l’expérience à une autre, d’une manière d’exister à une autre. Et de ce fait elle n’implique pas seulement l’effort, mais la violence. Pas la violence faite à autrui, mais la violence faite à soimême : il s’agit de vaincre certains aspects de nous-mêmes qui constituent des obstacles à la croissance. Et ce qui permet cette croissance, cette transition d’un état à l’autre, c’est essentiellement la pleine conscience. C’est la pleine conscience qui, en conjonction avec les quatre autres qualités, permet de dissoudre les émotions négatives, les conditionnements psychologiques. Il n’y a pas de vie spirituelle sans cette pleine conscience, qui est en somme une lucidité de tous les instants et de tous les aspects de notre existence. Une action, une parole, une pensée sont spirituelles dans la mesure où elles sont accomplies avec pleine conscience — à l’opposé de l’esprit enivré ou intoxiqué. Si nous faisons quoi que ce soit avec pleine conscience, cette conscience finira par dissoudre tous les aspects négatifs qui freinent la qualité de ce que nous faisons. La vie spirituelle s’articule autour de cette pleine conscience. Celle-ci nous permet d’effectuer le breaking through, la percée. 22 30 avril 2011 La discipline mentale (samâdhi) Lors de mes précédentes interventions ici nous avons évoqué plusieurs thématiques, notamment celle des Quatre Nobles Vérités. Je rappelle à ce sujet que les deux premières Vérités épousent en somme la perspective descendante sur l’existence qui est contenue dans la doctrine du samsâra, la « roue de la vie ». Celle-ci montre comment les humains, sous l’effet conjoint de l’ignorance et de l’avidité, développent les émotions négatives de la colère, de la haine et de la cruauté (ou violence) et aboutissent à la souffrance, au désespoir et au cercle sans fin du recommencement. C’est pourquoi, la première Noble Vérité énonce que toute existence est insatisfaction, impermanence et souffrance. Et la deuxième Vérité souligne que la source de cette souffrance réside dans l’avidité, dans la flamme brûlante du désir insatiable. Les troisième et quatrième Nobles Vérités épousent alors la perspective ascendante sur l’existence qui est contenue dans la doctrine du nirvâna. Elles disent, en effet, respectivement : la cessation de la souffrance réside dans le nirvâna, c’est-à-dire « l’extinction » de la flamme brûlante du désir, et la voie qui conduit à cette cessation est le Noble Chemin octuple. En cheminant sur celui-ci, le retrait du voile de l’ignorance, l’apaisement de l’avidité, la suppression des passions destructrices peuvent céder la place à la conscience élevée, la sérénité et la joie — au seuil de l’éveil. Le Noble Chemin octuple, la noble voie aux huit membres, est en somme une série de règles de vie qui peuvent être réductibles à 3 registres complémentaires (la trisiksa): les trois entraînements ou la triade de la discipline de vie : (1) la connaissance (prâjna), (2) la morale (sîla), et (3) la discipline mentale (samâdhi). Les deux premiers membres de la noble voie sont la vision juste et l’intention juste : ensemble ils composent la connaissance ou sagesse ( prâjna). Les trois suivants sont la parole juste, l’action juste et les moyens d’existence justes qui, ensemble, composent la moralité ou l’éthique 23 (sîla). Et les trois derniers sont l’effort juste, l’attention juste et la concentration juste qui composent ensemble la discipline mentale (samâdhi). Lors de notre dernière rencontre, nos avions parlé de la moralité. Sîla, ou « moralité », est le comportement correct en tant qu’expression ou reflet d’une attitude mentale correcte ou « karmiquement saine ». Un état mental est karmiquement sain lorsqu’il est associé à des états mentaux positifs comme la nonavidité, la non-haine, la non-ignorance, ou encore la bienveillance et la compassion. Ces états mentaux, on cherche à les alimenter, notamment par la méditation. Plus ils sont développés en nous, plus ils suscitent des actes appropriés, « bons », dans le comportement existentiel. Mais en retour, si l’on s’exerce à un comportement correct, celui-ci suscitera en nous un état mental karmiquement sain. C’est pourquoi le bouddhisme énonce des préceptes de comportement qui peuvent nous aider à purifier notre esprit. Ces préceptes portent sur la correction de la parole, de l’action et des moyens d’existence. C’est notamment ce que proposent les cinq préceptes qui sont une présentation plus détaillée de ce que signifient parole juste, action juste et moyen d’existence juste : (1) respecter la vie et agir avec bienveillance ; (2) s’abstenir de prendre ce qui n’est pas donné et soimême développer la générosité ; (3) s’abstenir de méconduite sexuelle et s’orienter vers la continence ; (4) s’abstenir de parole mensongère ou dure et pratiquer la véracité et la parole aimable; (5) éviter l’intoxication de l’esprit et s’exercer à la pleine conscience. S’exercer à la pleine conscience, c’est ce que l’on pratique dans la discipline mentale, dont nous aimerions parler aujourd’hui. C’est par la discipline mentale et le développement de la pleine conscience que l’on réussit à lever le voile de l’ignorance et que l’on contribue à se libérer des émotions négatives (avidité, haine, colère) au profit des émotions positives (bienveillance, compassion, réjouissance du bonheur d’autrui, équanimité, générosité, dévotion). La discipline mentale, telle qu’elle est présentée dans la Noble Voie octuple, contient donc trois éléments : l’effort juste, l’attention juste et la concentration juste. L’effort juste ou parfait, c’est en somme la persévérance dans la voie, le fait de poursuivre avec régularité et application, même 24 lorsque l’enthousiasme retombe : l’inspiration n’est pas toujours présente, c’est alors l’effort qui prend le relais. Pour que l’effort soit bien dirigé, il est indispensable de se bien connaître : savoir où est notre faiblesse et notre force, et pour cela pratiquer l’attention et la concentration. L’effort peut s’orienter plus spécifiquement en quatre directions : prévenir, éradiquer, développer et maintenir. 1. La prévention concerne les forces de l’inertie qui nous retiennent en arrière, elle concerne les états mentaux défavorables (avidité, désir égoïste, haine, illusion, confusion mentale, perplexité, manque de perspective), lesquels sont toujours partiellement alimentés par les sens. Ne laissez pas vos sens vous émouvoir à la moindre excitation : comme lorsque la vue d’une vitrine alléchante de magasin vous donne envie d’acquérir de nouvelles choses. L’organe de l’œil peut être la porte d’entrée au désir avide. C’est pourquoi il faut garder cette porte avec vigilance et ne pas se laisser emporter par la moindre tentation. 2. L’éradication concerne les états mentaux défavorables apparus : la convoitise des choses matérielles, la malveillance, l’agitation et l’anxiété (la précipitation affairée omniprésente dans notre société en est le signe), la paresse et la torpeur (la stagnation de celui qui réagit maladroitement à l’agitation), le doute et l’indécision (le refus d’adopter une ligne claire). Les méthodes de l’éradication sont l’observation de soi et la prise de conscience des effets des états mentaux sur la clarté de notre esprit, le fait de laisser glisser les états défavorables et cultiver les états mentaux opposés c’est-à-dire favorables (comme la mettâ). 3. Développer les états mentaux favorables non encore apparus à l’aide de la méditation comme entraînement ( bhâvanâ) et l’ascension des divers dhyânas : états mentaux de plus en plus désencombrés, purifiés, débouchant sur l’ouverture de l’esprit à la sphère de l’espace infini , de la conscience infinie, de la non distinction des choses, du dépassement de la dualité sujet–objet. 4 . Maintenir des états mentaux favorables ainsi apparus. L’effort juste est animé par l’énergie. Cette énergie permet d’éprouver une aspiration pour ce qui est bon et sain. La pratique spirituelle toute entière a besoin de cette énergie pour connaître une réelle progression. Mais en retour cette énergie, afin d’éviter de verser dans l’agitation ou l’impétuosité, doit être équilibrée par la méditation. Un bon terrain pour cultiver cette énergie est la santé du corps. Sangharakshita, outre l’importance accordée à un régime 25 alimentaire sain, encourage les activités sportives ordinaires, accordant toutefois une attention particulière à la pratique des arts martiaux orientaux, le Tai Chi Chu’an et le hatha yoga. Mais mieux encore que l’exercice physique, le travail physique, manuel est un excellent catalyseur et canaliseur d’énergie, surtout lorsqu’il est pratiqué en groupe, dans le contexte de la communauté spirituelle. Sangharakshita considère toutes ces activités corporelles comme des méthodes “indirectes” de la progression spirituelle, aux côtés de la méthode directe qui consiste en la méditation. Tout ceci va à l’encontre d’une tendance, présente notamment dans le Theravâda, à voir la vie spirituelle comme étant de l’ordre de la contemplation purement inactive, contraire au travail manuel. Selon d’autres traditions monastiques (zen, bénédictine), le travail, bien au contraire, contribue à la croissance spirituelle, équilibrée et saine. L’énergie ne stagne pas : elle est mise dans quelque chose de positif. Sangharakshita dit du travail que c’est le “guru tantrique” — c’est-à-dire une sorte de principe de réalité qui confronte le pratiquant à ses propres limites et aux contraintes du réel, cela contribue à harmoniser notre vision spirituelle avec la réalité pratique. Par ailleurs lorsque le travail, au sens professionnel, est orienté vers le bien d’autrui — l’aide aux défavorisés, la transmission du Dharma, l’organisation d’un Centre — il devient un instrument puissant de sa propre transformation spirituelle, contribuant notamment à décentrer l’attention de soi-même vers les autres. L’effort juste doit également être soutenu par la foi. Afin d’avoir l’énergie pour faire un effort en vue de ce qui est bon et sain, il faut avoir la foi ou la conviction : sraddhâ. C’est l’aptitude à être ému sur le plan émotionnel par quelque chose qui dépasse les sens et même l’esprit rationnel. L’objet premier de la foi est le Bouddha et le fait que cet homme a pu atteindre l’état d’éveil. Cette foi n’est pas aveugle: elle s’appuie sur l’intuition (une résonance harmonique entre le Bouddha et l’état potentiel de bouddhéité en nous), la raison (une compréhension intelligente et informée de l’objet de cette foi) et l’expérience (l’épreuve personnelle de l’avancée sur la voie). La foi procède de l’aptitude à répondre à ce qui est élevé — allant ainsi à l’encontre de l’atmosphère générale de dénigrement de tout ce qui ne se réduit pas à l’intérêt. De cette foi découlent des pratiques dévotionnelles dont le rituel de la pûjâ, pratiquée au Triratna, est l’expression. La vénération 26 du Bouddha n’est pas l’adoration d’une idole mais le fait de soumettre son ego à ce qui est le plus profond en soi: sa propre bouddhéité potentielle. La foi et le rituel dévotionnel permettent d’alimenter la part esthétique et imaginative de l’engagement. Celle-ci en effet ne se contente pas de la raison ni des raisons, mais doit concerner toutes les dimensions de l’esprit, dont certaines, telles que l’imagination, portent plus loin que la pure raison. L’attention juste (ou parfaite) ou encore : la pleine conscience. Cette faculté ou qualité doit accompagner les autres pratiques et elle permet d’établir entre celles-ci une harmonie. La pleine conscience, smriti (sati, en pali, signifiant littéralement “souvenir” ou “mémoire”), plutôt qu’une méthode, est une qualité que l’on tâche d’acquérir. C’est un état de l’esprit rassemblé, sans distraction, concentré, dans la résolution, dans le maintien du cap, dans le développement continu de l’individu. L’attention ou la pleine conscience, qui doivent s’appliquer à tous les mouvements corporels ou psychiques, s’acquièrent progressivement. Au début, quand on agit sans conscience et que l’on s’en rend compte après-coup, on se détermine alors à exercer cette conscience. On prend conscience de l’attention quand on s’est surpris en défaut d’attention, coupable d’inattention ou de non-attention, dont la nature est la distraction et l’oubli (nous sommes occupés à quelque chose et puis notre attention est prise par autre chose et on oublie ce que l’on était occupé à faire initialement). Nous sommes facilement distraits parce que notre concentration est faible. Et notre concentration est faible car nous n’avons pas de continuité d’intention. Et ce manque d’intention soutenue, à son tour, provient de notre manque de projet cohérent dans la gestion de notre vie: nous nous laissons aller à la dérive par des occupations et des projets successifs qui rompent la continuité de notre intention et, partant, de notre attention. Quand on se rend compte de tout cela, on devient conscient dans le présent de sa distraction et, finalement, l’attention présente à tous les faits et gestes commence à pouvoir être mise en pratique: elle est faite de remémoration, de non-distraction, de concentration, d’intention continue et de projet cohérent et résolu de la personnalité. Il y a quatre domaines auxquels nous devons appliquer notre attention ou pleine conscience : les choses, le soi, les gens et la réalité. 27 1. L’attention aux choses signifie que nous apprenons à prendre le temps de les regarder, de les voir, de les goûter, telles qu’elles sont, sans projeter sur elles nos préoccupations. C’est une appréciation esthétique des objets qui nous entourent, une plus grande réceptivité à leur égard et une aptitude à percevoir notre affinité fondamentale avec toutes choses. Cette appréciation est esthétique au sens de la sensation des choses mais aussi au sens artistique de leur contemplation (la peinture chinoise de paysage est basée sur l’union des deux: contempler une peinture, c’est apprendre à voir le paysage). 2. L’attention au soi ou la prise de conscience de soi concerne d’abord son corps et ses mouvements (comme dans la cérémonie japonaise du thé); elle concerne nos sentiments (nos états émotionnels défavorables que nous tâchons d’apaiser); elle concerne nos pensées (cesser de laisser celles-ci flotter dans notre esprit afin d’en prendre conscience, d’en ralentir le flux, d’arrêter le bavardage mental, acquérir le silence mental et ainsi transmuter notre psychisme pour transformer notre être). 3. L’attention aux autres personnes signifie d’abord qu’il nous faut tout d’abord apprendre à les regarder (non seulement telles qu’elles sont, mais avec un élan de sympathie pour elles, pouvant conduire au plaisir de la communication véritable et de l’amitié). 4. La prise de conscience de la réalité peut s’apprendre notamment en tâchant de nous remémorer la personne du Bouddha et de son éveil, afin d’aboutir nous-même au contenu de celui-ci: une contemplation muette de la nature ultime des choses. La méditation juste (samâdhi) Le vocable samâdhi — “placer” (dhi) “ensemble” (sam) — signifie concentration mentale ou recueillement. Il concerne, comme le dhyâna, les exercices de méditation destinés à unifier la pensée en la libérant de tout de qui la distrait. Ce vocable est utilisé, dans un sens large, pour désigner la discipline mentale en général ; et puis, dans un sens strict, pour désigner, plus précisément, la méditation. Percevoir le Dharma comme l’ensemble des moyens par lesquels l’éveil peut être atteint permet de placer comme critère de la validité d’une méthode — parmi les techniques de méditation, cérémonies, rituels et institutions diverses — son aptitude à nous faire avancer sur le chemin qui va vers ce but. L’effectivité d’une méthode ne peut être jugée qu’au sein d’un ensemble plus global de pratique 28 spirituelle dont elle fait partie. Mais aussi: au sein d’un contexte culturel au sein duquel elle s’est précisée. Certaines pratiques, utiles dans un contexte, peuvent être nuisibles dans un autre: Sangharakshita lui-même avait fait l’expérience de l’effet désintégrant qu’avait sur lui la pratique, pourtant hautement considérée, du pranâyâma (le contrôle du souffle) ; il constata également que la pratique, pourtant très répandue, du vipassanâ pouvait également avoir des effets perturbants sur la santé mentale. Par ailleurs, une technique ne peut être utilisée seule, mais avec d’autres et au sein d’une pratique spirituelle plus globale où elle trouve sa place et elle doit être adaptée au contexte socio-culturel des personnes à qui elle est enseignée. On ne peut enseigner par exemple la visualisation de Bodhisattvas à des personnes pour qui les Bodhisattvas ne signifient rien. Il a donc fallu à Sangharakshita élaborer un système de discipline spirituelle et de méditation adapté au monde occidental moderne, tout en retenant l’essentiel du contexte indien duquel sont issues ses méthodes. Le Dharma doit offrir les moyens de l’évolution élevée de l’individu, progressant de la conscience centrée sur le sensible à la conscience transcendante, orientée vers l’éveil. Le principe dynamique ici est la prise de refuge, dont il s’agit d’approfondir l’engagement, de degré en degré. Même si la vie spirituelle comporte une série de méthodes indirectes et qu’elle ne se limite donc pas à la méditation, cette dernière y tient une place centrale. La méditation devrait être considérée comme étant, aux côtés d’autres pratiques, un flux continu d’états mentaux élevés — ce qui peut en vérité se produire lorsqu’on est assis, débout, marchant ou dans toute autre activité. Les états mentaux élevés ou propices sont toutefois cultivés au mieux lorsque l’on s’assied et que l’on cherche à développer le samâdhi — la concentration mentale ou recueillement. En accord avec la tradition bouddhique dominante, Sangharakshita divise la méditation en deux grands groupes: samathâ (la tranquillité) et vipasyana (la vision pénétrante). Samathâ prépare l’esprit en le purifiant, l’intégrant, le rendant plus subtil, concentré et raffiné, tandis que vipasyana vise ensuite l’application de l’esprit à la saisie de la vraie nature de la réalité. Cette saisie est alors l’objet d’un approfondissement sans fin. Sur base de tels principes, Sangharakshita a mis sur pied un système de méditation à destination des pratiquants au sein du Triratna. Il s’agit d’une structure à quatre niveaux. 29 1. Le premier niveau, qui correspond à samathâ, est celui de la tranquillité et de l’intégration. C’est le fondement indispensable à une progression spirituelle: avoir une personnalité parfaitement intégrée qui unifie les composantes parfois contradictoires du caractère. L’intégration horizontale du niveau conscient est donc nécessaire pour qu’un individu cohérent puisse rassembler les tendances multiples au sein de la personnalité. Et l’intégration verticale, qui se produit au plan du premier dhyâna, va aider à progressivement surmonter les aspirations sensuelles constamment renaissantes. Cette double intégration s’obtient par l’attention sur un point unique autour duquel toutes les énergies de l’esprit vont se concentrer. Dans le système de la méditation proposée par Sangharakshita, il s’agira de “l’attention sur le souffle”, puis de “l’entraînement à la bienveillance”. En accord avec la pratique dominante dans l’ensemble des traditions bouddhistes, l’attention sur le souffle est la première technique méditative enseignée dans le Triratna. Cette pratique de “l’attention au souffle” ou de “la pleine conscience de la respiration” se nomme ânâpâna-sati, en langue pâli. C’est une technique qui avait été pratiquée par le Bouddha lui-même. Il s’agit de quatre étapes de concentration progressivement plus intense sur la respiration. Une telle attention sur le souffle rend celui-ci plus calme et induit un état de paix et de contentement. Elle crée une plus vaste conscience de soi, de son corps et de son psychisme, mais aussi du monde autour de soi et des personnes environnantes — bref, de la réalité. Cette approche ne nécessite aucune adhésion au bouddhisme et peut donc être pratiquée par quiconque. 2. Le second type de méditation de type samathâ qui est proposé, complémentaire du précédent, est “le développement de la bienveillance” (mettâ bhâvanâ), une technique souvent décrite dans les écritures canoniques. Après l’étape de “l’intégration”, c’est l’étape des “émotions positives”. Après avoir concentré l’attention, il s’agit de reprendre contact avec ses émotions en tâchant de développer celles qui sont positives, à commencer par la bienveillance, mettâ en pali, maitri en sanscrit. La mettâ est une émotion positive, non passionnelle, envers autrui, lui souhaitant du bien et du bien-être. C’est un sentiment que l’on éprouve spontanément envers un ami, mais intensifié par la concentration méditative. Dans la pratique de la mettâ bhâvanâ, on s’exerce à éprouver ce sentiment pour soi-même, pour un ami proche, pour une personne neutre, pour une personne ennemie et enfin, selon un élargissement du cercle des personnes 30 environnantes des plus proches aux plus lointaines: on cherche à éprouver un sentiment de bienveillance universelle. Mettâ est l’émotion positive fondamentale et le socle à partir duquel peuvent être développées les autres. D’autres émotions positives sont: la compassion envers les personnes souffrantes (karunâ), la sympathie pour le bonheur et la joie d’une autre personne ( mudita), l’équanimité émotionnelle envers tous les êtres (upeksâ) et la dévotion envers tout ce qui correspond à l’idéal spirituel (sraddhâ). Chacune de ces émotions peut devenir l’objet d’une méditation de la tranquillité, contribuant à développer une individualité positive, une personnalité humaine saine. Le développement des émotions positives est important pour maintenir une inspiration dynamique dans la motivation qui nous maintient sur la voie. Mais malgré tout le bénéfice de ce type de méditation, cela n’empêche pas d’en rester à la personnalité mondaine, enchâssée dans les conventions et illusions. Il faut progressivement laisser derrière soi cette personnalité avec son identification au pôle subjectif de l’expérience. Il faut transcender la distinction sujet-objet ellemême et mourir à son individualité mondaine. Il faut donc entrer dans le niveau de vipassanâ, la “vision pénétrante” de la réalité. 3. Ceci nous conduit à l’étape suivante qui est “l’étape de la mort” durant laquelle nous entreprenons des pratiques qui nous aident à déconstruire notre individualité mondaine actuelle. Il s’agit par exemple de rappeler à son souvenir l’impermanence et la mort, diverses méditations sur sûnyatâ, la vacuité, ainsi que des méditations sur les nidanâs, les liens de la chaîne cyclique ou spiralée de la conditionnalité. Il y a également “la pratique des six éléments” : il s’agit d’examiner les six éléments de l’eau, la terre, le feu, l’air, l’espace et la conscience en tant qu’ils sont les composants de l’organisme psycho-physique. On médite sur le fait que chacun d’entre eux est conditionné, impermanent, insubstantiel et ne peut être une source stable d’identification pour le soi. Nous prenons conscience que notre idée de nous-même est limitée et limitative et l’on tâche d’abandonner tout ce avec quoi est liée notre idée de nous-même. On se prépare mentalement à abandonner tout cela comme ce devrait être le cas effectivement à la mort. Et on rend ces éléments à l’univers d’où ils proviennent. On vit ainsi une mort spirituelle, abandonnant en esprit les conditions de l’individualité qui, lorsqu’on s’y attache, nous empêchent de faire l’expérience de la réalité telle 31 qu’elle est, dans son insubstantialité et sa vacuité. L’effroi que peut susciter ce type de méditation est un effroi salutaire. 4. Mais cela ne révèle qu’un versant de vipassanâ (ou vipasyana) : la négation de la personnalité mondaine. Il existe ensuite un versant positif : “la renaissance”. C’est de l’épreuve de la mort du soi mondain que surgit le soi spirituel. Certes, le conditionné et l’inconditionné sont dénués de soi. Il existe cependant des textes anciens qui parlent du “grand soi” (mahâttâ), afin de viser quelque chose comme un “soi authentique”. En un sens absolu, il n’y a pas de soi dans l’inconditionné. Mais l’inconditionné transcende toutes les dualités, également celle du soi et du non-soi. On peut alors user de cette terminologie du “grand soi” ou du “soi authentique”, même si on est conscient qu’elle est inadéquate, que c’est un expédient. Il faut en effet se rendre compte que le transcendant ou l’inconditionné n’est pas totalement impersonnel. Ce serait plutôt une forme plus quintessentielle de la personnalité, par-delà la forme inadéquate de la personnalité mondaine. C’est la pure bouddhéité, représentée par la figure du Bouddha lui-même ou d’un des nombreux Bodhisattvas que l’on visualise lors de la méditation, ainsi que l’enseigne le tantrisme tibétain. Cette visualisation représente notre nature la plus élevée, accessible lorsque nous sommes affranchis de notre nature grossière. Ce type de méditation, tout comme le précédent, celui de la mort, n’est enseigné que lors de l’ordination. Il existe enfin un dernier type de méditation, mais qui ne correspond plus à une étape dans le système. Il s’agit du “simplement s’asseoir”, permettant une assise calme et libérée de l’effort pour atteindre telle ou telle qualité ou degré de méditation. Cette pratique aide à se défaire de tout volontarisme dans la pratique de la méditation. Le samedi 21 mai 2011 La vision (prâjna) L’enseignement de Sangharakshita est vaste. Il porte sur la doctrine bouddhique en sa plus grande rigueur scientifique et sur la 32 manière de la mettre en pratique en sa concrétude la plus existentielle. Son enseignement est en vérité un juste milieu entre les travaux universitaires trop spécialisés et les formulations trop simplificatrices des vulgarisateurs. Il présente le bouddhisme de manière à la fois complète, claire, intelligente, concise et praticable. Sangharakshita ne s’est donc pas contenté d’écrire des ouvrages académiques — dont le Survey of Buddhism reste le classique. Il a enseigné pendant quatre décennies à l’intention des membres d’un nouveau mouvement qu’il a lui-même fondé — l’AOBO, puis tard rebaptisé le Trirata. — dans le but de rendre le bouddhisme accessible au monde moderne. Il a en outre joué un rôle clé dans le renouveau du bouddhisme en Inde grâce à son action auprès d’Ambedkar dans la conversion massive des intouchables au bouddhisme. Après avoir exposé l’enseignement de Sangharakshita sur l’éthique (sîla), puis sur la méditation (samâdhi), dans les précédents exposés, nous aimerions proposer aujourd’hui sa philosophie globale, sa manière d’exposer la vision bouddhique (prâjna). Le but du présent exposé est donc de proposer une vue d’ensemble de cette vision afin d’en avoir une compréhension synthétique et cohérente, par-delà l’aspect parfois éclaté des livres, séminaires et conférences, étalés sur plus de quatre décennies. Pour ce faire, nous allons nous appuyer considérablement sur l’ouvrage de Subhuti : Sangharakshita. A New Voice in the Buddhist Tradition, publié en 1994. Proposer une vue d’ensemble risque bien évidemment de schématiser la vision de Sangharakshita qui, sur la durée de toute une vie, a pu s’exprimer en d‘infinies nuances. Mais il faut voir ceci comme une modeste introduction à une œuvre qui est tout de même immense et une invitation à découvrir par soi-même l’aventure spirituelle à laquelle cet enseignement convie chacun. 1. Un traducteur Dans un monde en crise et où le bouddhisme lui-même traverse une période critique, comment parler de ce dernier en des termes qui puissent répondre à l’état de l’esprit qui est présent au sein de cet crise et non pas en un langage désuet, destiné à des personnes appartenant à des cultures exotiques qui, pour la plupart, ont aujourd’hui disparues? L’effort de Sangharakshita a été de puiser 33 dans la diversité culturelle et doctrinale des expressions bouddhiques afin d’en retenir la substance commune, l’essence intemporelle, ou encore les principes fondateurs et de les rendre audibles au monde contemporain. Il n’a pas voulu “adapter le bouddhisme au monde moderne” mais il a cherché à le traduire à l’intention des personnes vivant actuellement. Le monde étant aujourd’hui en grande partie façonné par la civilisation occidentale et Sangharakshita lui-même s’étant adressé surtout à des Occidentaux — sans jamais perdre de vue la branche indienne de l’Ordre — la question a été de savoir comment rendre le message bouddhique audible, compréhensible et praticable en Occident. Son traditionalisme (le respect des doctrines anciennes) en fait paradoxalement un révolutionnaire (l’auteur d’une nouvelle expression du bouddhisme et le fondateur d’un nouveau mouvement bouddhiste). Le plus ancien retrouve chez lui une nouvelle fraîcheur. L’enseignement de Sangharakshita a réussi à donner une nouvelle vie à d’anciennes vérités, pas seulement au plan de la pensée, mais par la pratique et par la fondation concrète d’un Ordre, et même par son institutionnalisation. Son ambition n’a jamais été d’adapter le bouddhisme au monde moderne: elle serait bien plutôt d’adapter le monde moderne au bouddhisme. Il est en outre arrivé à un moment opportun puisque l’on constate en Occident, depuis l’après-guerre, une réceptivité remarquable au bouddhisme sous toutes ses formes. Comme si le renouveau du bouddhisme se produisait en Occident et comme si l’enseignement de Sangharakshita en était une pièce maîtresse — aux côtés des actions, également admirables, des Thich Nhat Hanh, Deshimaru, Trungpa, Suzuki et combien d’autres encore... Son enseignement ne s’adresse pas seulement aux membres du Triratna, mais à tout bouddhiste désireux de mieux comprendre la doctrine fondamentale, par delà les sectarismes. Mieux: il s’adresse à toute personne voulant trouver un sens, une spiritualité, un repère au sein d’un monde ayant perdu tout repère, tout sens et tout esprit. 2. L’unité du bouddhisme. Très tôt, Sangharakshita — ordonné moine dans le Theravâda, mais se mettant très tôt à l’école du Mahâyâna, du Vajrayâna et du Chan — prit conscience de l’unité du bouddhisme, saisi depuis le point transcendant de la bodhi, l’éveil du Bouddha. C’est le point où les mots se dissolvent dans le paradoxe et où 34 l’intellect rationnel trouve sa limite. Toutes les tentatives de dire cette expérience ne peuvent être que des doigts pointant vers la lune et non pas son expression exhaustive. Et la variété des formes que put prendre le Dharma à travers les différences entre écoles sont chaque fois des tentatives incomplètes pour exprimer la même et unique vérité transcendante et inaccessible aux mots. La première publication de Sangharakshita porte, de manière très significative, sur The Unity of Buddhism (3). Ainsi, très tôt il comprend que l’enseignement — ou Dharma — ne peut s’identifier avec une école ou secte particulière. Ce qui lui donne d’emblée la liberté de se nourrir de chacun des courants conjointement, saisissant en quoi ils sont tous issus de la même source. Le bouddhisme repose sur l’expérience de l’éveil, c’est-à-dire la compréhension directe que le Buddha a eu de la nature des choses. Cette conviction est commune à tous les bouddhistes. La diversité des écoles dérive de la manière dont elles cherchent chacune à rendre le praticien à son tour capable d’un tel éveil. Sangharakshita souligne que la reconnaissance de l’éveil constitue la source et la finalité de l’unité transcendante du bouddhisme. C’est le dénominateur commun, “supra-logique” (4), des diverses écoles et yânas (véhicules). Ensuite, s’il faut trouver un critère pour déterminer ce qui, dans la variété doctrinale ou méthodologique des écoles, correspond à l’enseignement authentique, au Dharma, ce seront les paroles du Bouddha lui-même. Selon la métaphore du radeau, qui permet de passer d’une rive à l’autre du fleuve de l’existence (de l’ignorance à l’éveil), le Dharma est un instrument auquel il n’est pas utile de s’accrocher une fois le but atteint. Et, ajoute Sangharakshita, tout ce qui peut mener adéquatement à l’éveil, en tant qu’il est un tel moyen, peut être inclus dans le Dharma. Ce n’est pas la formulation doctrinale particulière qui en détermine la validité. Le Bouddha lui-même confirme cela en disant que fait partie du Dharma tout ce qui conduit à être dépassionné, détaché, frugal, tout ce qui conduit au contentement, à la satisfaction dans le bien plutôt que dans le mal, à la réduction des avantages mondains et non leur accroissement... 3. Les trois yânas. Que faire alors avec l’immense diversité des écoles et des enseignements? La tendance des plus sectaires parmi les diverses écoles, ordres, et autres véhicules, à travers l’histoire, a généralement 35 été de croire que leur propre enseignement était le seul adéquat, tous les autres n’étant que des déviations à partir de l’orthodoxie. C’est encore particulièrement le cas du Theravâda. Une autre attitude, plus charitable, a été de considérer que toutes les écoles dérivent du Bouddha lui-même, soit qu’elles expriment un aspect particulier de son enseignement complet, soit qu’elles représentent une réponse appropriée du Bouddha à tel ou tel stade de développement spirituel des personnes. C’était l’attitude classique du bouddhisme chinois, notamment le T’ien-t’ai. Le bouddhisme tibétain systématisa cette approche en disant que les trois véhicules ( yânas) correspondent à trois étapes du développement spirituel: le Hînayâna (petit véhicule) représentant la base de l’enseignement, le Mahâyâna (grand véhicule) représentant la maturité et le Vajrayâna (véhicule adamantin) représentant l’aboutissement. Cependant la terminologie des trois yânas peut être plurivoque et conflictuelle : il peut s’agir d’une classification historique, il peut s’agir d’une caractérisation polémique, et il peut s’agit d’une description des étapes dans le développement spirituel. Ce sont les études orientalistes modernes, sur lesquelles s’appuie Sangharakshita, qui soulignent la perspective historique: les trois yânas, plutôt que d’êtres tous issus des paroles du Bouddha adressées à différents stades de développement des esprits, correspondent en fait à des époques successives dans l’évolution historique — beaucoup d’enseignements plus tardifs, notamment dans le Mahâyâna, ayant été attribués au Bouddha pour leur octroyer une plus grande respectabilité. Sangharakshita suggère que chaque yâna incarne un aspect de la doctrine, selon une complémentarité des approches. Le Hînayâna développa la dimension éthique, en insistant sur la vie monastique, pendant qu’il élaborait aussi la doctrine psychologique en classifiant les états mentaux décrits dans l’Abhidharma. (Les héritiers du Hînayâna nomment aujourd’hui leur école “Theravâda”, c’est-à-dire la “doctrine des anciens”). Le Mahâyâna souligna l’importance de l’altruisme et mit en relief l’aspect dévotionnel de la vie spirituelle, avec notamment le culte des Bodhisattvas, pendant que, sur le plan plus spéculatif, il élaborait les implications métaphysiques du Dharma. Enfin le Vajrayâna tibétain s’attacha à l’aspect imaginatif et mythique et développa un langage de rituel et de symbole. L’important pour Sangharakshita est de retourner à l’enseignement originel du Bouddha et de voir les enseignements 36 ultérieurs pour ce qu’ils sont : des développements à partir de prémisses posées par le Bouddha. C’est pourquoi, sans pour autant jouer le rôle parfois dogmatique qu’elles ont dans les religions monothéistes, les écritures du bouddhisme originel, transmises par le Theravâda sont nécessaires pour juger de l’adéquation de doctrines ou d’écrits plus tardifs. Ce que l’on nomme le Canon pâli est au plus proche des sermons et de l’enseignement des origines, prononcés sous l’inspiration de l’expérience de l’éveil et avant l’apparition d’interprétations tendancieuses. C’est ce que développe Sangharakshita dans The Meaning of Orthodoxy in Buddhism. Dans un autre ouvrage déterminant, The Eternal Legacy, il a présenté de manière compréhensive l’ensemble de la littérature canonique du bouddhisme. C’est dans cette optique que lorsque Sangharakshita fonda son nouveau mouvement : il ne pouvait se contenter de suivre telle quelle une tradition déjà constituée, mais il lui fallait tout reconsidérer à l’aune de l’enseignement originel, ramené lui-même à ses principes essentiels. Et c’est à partir d’une compréhension précise de ce qu’est l’éveil et des moyens d’en favoriser l’expérience qu’il a élaboré un enseignement et des pratiques, fondées sur l’enseignement originel, et s’inspirant, dans la mesure de leur utilité, des apports plus tardifs. A priori aucun apport constructif n’est rejeté. Mais il faut toujours garder en vue l’essentiel. Selon le principe du “toujours plus de moins” (more and more of less and less), son enseignement ne devrait pas être exhaustif ni encyclopédique mais “basique”: complet dans sa simplicité même. C’est ainsi qu’il a pu écrire: “Pour ce qui est de la méditation, par exemple, nous enseignons ‘l’attention au souffle’ et la mettâ-bhâvanâ, ‘le développement de la bienveillance’, qui sont issus de la tradition Theravâda. Nous récitons la pûjâ en sept parties — qui vient de la tradition mahâyâna indienne. Nous chantons des mantras qui viennent de la tradition tibétaine. Et puis, bien entendu, il y a une importance considérable accordée au travail au sein de la vie spirituelle, ce qui est une caractéristique zen” (5). 4. La coproduction conditionnée. On convient que l’expérience de l’éveil constitue le point de l’unité transcendante du bouddhisme, par-delà les différences de véhicules ou de sectes. Dans cette expérience, le Bouddha vit les 37 choses telles qu’elles sont. Il vit la nature véritable de la réalité. Cette expérience est foncièrement ineffable et pourtant des volumes entiers de spéculation métaphysique ont été écrits à son propos. Alors, sans verser dans les considérations complexes du “réalisme pluraliste”, de l’”absolutisme” ou de l’”idéalisme”, comment en proposer une description acceptable? Dès 1949, alors qu’il suivait l’enseignement de son premier maître, Kashyapji, Sangharakshita a mis par écrit les fondements de sa compréhension à ce sujet dans un article intitulé Philosophy and Religion in Original and Developed Buddhism (6). Et il n’a fait en somme ultérieurement que mieux élaborer cette première explication. Il constate que l’expression conceptuelle première de l’éveil est la doctrine de pratîtya-samutpâda ou “co-production conditionnée” (ou “conditionnalité universelle”, ou encore “production en dépendance”). Cette doctrine enseigne que tous les phénomènes surgissent de leur dépendance sur des conditions. Chaque aspect de notre existence provient d’un complexe de conditions et disparaît avec celles-ci. Et chacun de ces aspects est à son tour une des conditions d’où surgira d’autres phénomènes, au sein d’une réalité en constant devenir. Ainsi, une plante provient d’une semence et elle donnera à son tour d’autres semences à partir desquelles pousseront de nouvelles plantes. La semence n’est qu’une étape dans la croissance d’une plante et celle-ci n’est qu’une étape vers une nouvelle semence. Il y a simplement un flux de conditions surgissant en dépendance. Et rien n’échappe à cette loi: toute la réalité n’est qu’une vaste toile de conditions, un processus en devenir. Le principe de la co-production conditionnée est résumé dans la formule du Majjhima-Nikâya: “Ceci qui est et devient, surgit de cela qui surgit; si ceci ne devient pas, cela ne devient pas; lorsque ceci cesse, cela cesse” (7). Et loin d’être une affirmation scientifique ou ontologique sur la réalité physique de l’univers, il s’agit d’une intuition spirituelle, ou de la tentative d’exprimer en termes intelligibles une vision supraconceptuelle. Cette formulation quasi-scientifique d’une loi applicable à tous les phénomènes, le Bouddha l’applique en priorité aux expériences de la vie humaine, plus accessibles à notre entendement. Ainsi les célèbres Quatre Nobles Vérités sont une application de la formule à l’expérience humaine de la souffrance. Il y a donc un processus de descente, on pourrait presque dire une émanation : d’une vérité supra-logique à une loi universelle de la conditionnalité, puis à une compréhension de la nature conditionnée de groupes 38 particuliers de phénomènes. Ces phénomènes ont été en priorité la condition humaine souffrante. Cependant, dans la mesure où la vision du monde dominante dans le bouddhisme ancien a souvent été le problème de la libération de la souffrance selon une compréhension limitée des Quatre Nobles Vérités, c’est une compréhension elle aussi limitée de la coproduction conditionnée qui fut retenue. Elle fut en effet progressivement identifiée avec un aspect de la réalité: ce que la vie spirituelle permet de fuir. Mais cette compréhension omettait de mettre en évidence tout ce que la vie spirituelle était destinée à atteindre, positivement. C’est ce qui conduisit à voir la voie bouddhiste en des termes surtout négatifs: il s’agissait en somme de se débarrasser de l’avidité, de la haine et de l’illusion, plutôt que développer le contentement, l’amour et la sagesse. On saisira mieux tout cela en précisant quelques aspects plus précis de la doctrine. On sait que le bouddhisme fait une distinction fondamentale entre le samsâra, la roue douloureuse du devenir existentiel, et le nirvâna, l’extinction de la flamme de l’avidité, de la haine et de l’illusion qui consument le cœur humain. La vie spirituelle est destinée à nous affranchir du samsâra, la pénibilité de la vie mondaine, afin d’atteindre le nirvâna, la sérénité de l’expérience atteinte par le Bouddha. La co-production conditionnée fut identifiée au samsâra ainsi compris et le nirvâna en était la cessation. Cette interprétation unilatérale de la coproduction conditionnée se retrouvait notamment dans la doctrine des douze nidânas ou “liens” qui montre comment l’ignorance et l’avidité produisent l’activité karmique et attachent l’être humain à la roue pénible du devenir, le long du cycle de naissancemort et renaissance: nous y voyons une série de douze conditions, chacune provenant en dépendance d’une précédente, selon la chaîne sans fin du samsâra. Les écritures canoniques décrivent ainsi les douze liens de la chaîne: l’ignorance donne lieu aux actions volontaires, qui donnent lieu à la conscience égotique, puis à l’organisme psycho-physique, aux organes des sens, à la perception, la sensation, l’avidité, l’attachement, la renaissance, les agrégats de la condition humaine, à la souffrance, au déclin et la mort (8). Tout ceci mériterait bien sûr une exégèse séparée. Retenons pour l’instant que cette chaîne descendante du samsâra a pour corollaire la chaîne inverse qui conduit à la cessation successive des liens : la cessation de la naissance conduit à la cessation de la souffrance et de la mort, la cessation du devenir conduit à la cessation de la naissance, et ainsi de suite pour remonter à la 39 cessation de l’ignorance. Il s’agit donc de défaire progressivement les liens et les conditions qui ont induit en nous la frustration et la souffrance. Le nirvâna n’est donc pas présenté comme étant lui aussi dépendant de la coproduction conditionnée, mais plutôt comme étant sa pure et simple cessation. Ainsi le nirvâna fut interprété en des termes négatifs : comme la suppression du samsâra. Et cette présentation, propre surtout au Theravâda, est à l’origine d’une interprétation du bouddhisme en tant qu’aspiration au néant et négation de la vie — que l’on retrouve très fort dans la manière dont le bouddhisme fut compris en Europe au XIXème siècle. Sangharakshita, se basant notamment sur les travaux de Caroline Rhys-Davids et de Beni Madhab Barua, a montré que cette présentation de l’enseignement du Bouddha était incomplète. En effet, Rhys-David décela, sous la tendance négatrice du monde, propre au bouddhisme ancien, un message spirituel éminemment positif, cherchant à transformer l’humanité vers un plus et vers un mieux. Elle mit en relief un passage moins connu des sermons du Bouddha où ce dernier parle d’une séquence de nidânas positifs, conduisant à l’éveil. Cette série des “nidânas positifs” est, non plus inverse de la première, “les nidânas cycliques”, mais successive et symétrique. Elle commence là où la première série termine: la souffrance et le déclin — mais sans parler ici de la mort. Dans cette nouvelle série, dépendant de la souffrance, surgit la foi. De la foi surgit la joie, puis le ravissement, la sérénité et la félicité, puis la concentration, puis la connaissance, puis la vision des choses telles qu’elles sont, puis le retrait, l’absence de passion, la libération et la connaissance de la destruction des poisons — ce qui équivaut au nirvâna. Cette redécouverte de l’enseignement plénier du Bouddha est déterminante. Elle montre comment les nidânas négatifs ou “cycliques” conduisent à nous empêtrer dans le samsâra, et comment les nidânas positifs ouvrent par contre la voie pour atteindre le nirvâna. Ce dernier n’est donc pas une simple cessation de la roue douloureuse du devenir: il a son propre caractère positif. Et lui aussi provient de la coproduction conditionnée. B.M. Barua arriva à des conclusions semblables, mais à partir d’une investigation plus philosophique. Il souligna le fait que vouloir appliquer la coproduction conditionnée de manière exclusive au samsâra, comme c’était le cas dans le Theravâda, n’était pas conforme à l’esprit de la doctrine qui était sensée s’appliquer à toute la réalité et devait par conséquent valoir tant pour le nirvâna que pour le samsâra. Et il renvoya à une formulation du Canon pâli qui est effectivement valable pour les deux (10). Dans ce passage deux types 40 de relations conditionnantes sont exposés. Dans le premier, le facteur conditionnant et ce qu’il conditionne sont sur le même niveau, selon une oscillation de l’un à l’autre, le plaisir cède la place à la douleur, qui en retour cède la place au plaisir. Et c’est ce qui correspond à la condition mondaine du samsâra. Dans le second, ce qui est conditionné est d’un niveau plus élevé que le facteur à partir duquel il se produit. Il y a ici un ordre progressif, chaque condition donnant suite à une condition plus élevée: l’ignorance cède la place au savoir, qui donne lieu à la liberté, qui conduit au nirvâna. Il y a, en d’autres mots, une série positive et progressive de conditions, symétrique des nidânas négatifs. Ainsi, nirvâna et samsâra participent-ils de la même coproduction conditionnée. La coproduction conditionnée régit ainsi les deux grands versants de la réalité totale, comme Sangharakshita y insiste lorsqu’il l’expose lui-même dans A Survey of Buddhism (11). Il souligne qu’il y a, de ce fait, deux approches du nirvâna : l’une statique, celle qui nie le monde, l’autre dynamique, celle qui progresse à partir du monde et s’élève jusqu’à l’affranchissement. Et c’est proprement cela que l’on peut qualifier de vie spirituelle. Cette vision positive, y compris émotionnellement, de la vie spirituelle — l’aspiration à “la grande félicité”, “la sérénité suprême”, plutôt que simplement “supprimer l’ego” ou “nier le désir” — est l’un des apports essentiels de l’enseignement de Sangharakshita et l’une des sources de l’attractivité du Triratna. 5. L’esprit réactif et l’esprit créatif. Dans un cours de 1967, intitulé Mind—Reactive and Creative (“L’esprit: réactif et créatif”), Sangharakshita propose une nouvelle manière de présenter le principe de la co-production conditionnée, en l’appliquant à l’esprit. Le Bouddha expliquait que nos actions trouvent leur source dans l’esprit et nous conduisent soit à la souffrance, soit au bonheur. En fin de compte, c’est notre esprit que nous devons transformer par la pratique spirituelle. Sangharakshita avance que l’esprit peut fonctionner de manière soit “réactive”, soit “créative”. Dans le premier cas, il réagit à des stimuli externes, habituellement dérivés des cinq sens. Il est ainsi conditionné par des objets extérieurs, d’une manière qui est à la fois mécanique, inconsciente, répétitive, programmée et prévisible. Par contraste l’esprit créatif est spontané, créant à partir de sa propre plénitude intérieure. Il produit du neuf, il améliore ce qu’il reçoit, il possède une aptitude à 41 l’optimisme, et ce, même au milieu d’un contexte morose. Il est capable de “construire le ciel dans le désespoir de l’enfer” (12). L’esprit créatif est libre, non-conditionné, et ultimement identique à l’esprit éveillé. Il est lucide et intensément vivant. Et sa créativité n’est pas seulement artistique : elle touche toutes les activités humaines, et notamment les relations humaines, ou la méditation, ou toute action qui manifeste une surabondance intérieure par rapport aux stimuli extérieurs. Au sein du flux du devenir, régi par la coproduction conditionnée, l’esprit réactif correspond à la réaction entre des opposés tandis que l’esprit créatif exemplifie la progression d’un facteur à l’autre, par amélioration. Le premier est cyclique , comme l’est la chaîne des nidânas “cyclique”, comme la roue tibétaine de la vie, tournant en cercle dans la répétition stérile de l’avidité, de la haine et de l’illusion. Le second, correspondant à la chaîne des nidânas positifs, se déroule comme une spirale, qui s’élève toujours plus haut, chaque étape servant de base à une étape plus élevée. Et le tâche de la vie spirituelle est de réussir à nous faire passer de la roue à la spirale. Même si le cyclique-réactif tend à dominer au début, nous avons tous des impulsions créatives en nous, des moments de plus grand élan de l’esprit, que nous pouvons alors développer par les exercices de la pleine conscience et de la méditation. Par ce moyen nous devenons progressivement plus conscients de ce qui se passe dans notre esprit, nous devenons plus conscients des deux tendances en nous, nous arrivons à mieux les distinguer et à favoriser la seconde, tout en nous dégageant de la première. Nous développons alors progressivement la spirale qui, à terme, conduit à la pure créativité de l’éveil. Mais cet éveil, qui est le nirvâna, n’est pas la fin d’une route. La coproduction conditionnée est un processus dynamique et continu qui s’applique tant au nirvâna qu’au samsâra. Au sein du nirvâna se poursuit donc également une progression infinie et qui est peu compréhensible pour l’état non éveillé de notre esprit. L’éveil n’est pas un lieu auquel on arrive et où on peut se reposer une fois pour toute: ce n’est pas un terme lointain à atteindre, ni un objet précieux à conquérir —sinon en un sens métaphorique, voire poétique . C’est une manière d’être. Et cet être n’est pas sans lien avec notre mode d’existence samsârique présent. Le nirvâna est une transformation créatrice de notre être qui commence dès maintenant, si nous le décidons. Samsâra et nirvâna, esprit réactif et créatif, chaîne cyclique et chaîne positive, ne sont pas non plus des entités séparées, mais 42 des tendances contrastées au sein d’un même devenir. Nous n’atteignons pas le nirvâna, dit Sangharakshita, mais nous “nirvanisons”. Durant toute son histoire le bouddhisme a utilisé des termes métaphoriques ou poétiques afin d’exprimer des aspects de la réalité qui sortent de l’empirisme strict. Ce faisant, les penseurs bouddhistes ont utilisé des images parlantes à leur époque et dans leur culture. Le Bouddha utilise notamment l’image de la croissance du lotus dans un étang: certains lotus n’arrivent pas à la surface et restent immergés, d’autres atteignent la surface de l’eau, et d’autres s’élèvent hors de l’eau, sans être souillés par elle. Il en est de même de la maturation spirituelle. L’image du chemin et de la progression de la voie est elle aussi omniprésente dans toute l’Asie orientale. Dans le milieu des années 1960, Sangharakshita lui-même choisit d’utiliser une notion riche de sens dans la pensée moderne: celle d’”évolution”. Ce terme peut être mis en continuité avec la terminologie bouddhiste ancienne de la “croissance”, du “devenir”, du “faire advenir” (bhâvanâ). Il considère que la notion d’évolution exprime très adéquatement le mode spiralé de la coproduction conditionnée. La croissance, comme nous l’avons vu, peut être cyclique : lorsqu’une plante pousse et meurt, donnant lieu à de nouvelles semences qui recommencent le processus. Le devenir de l’évolution des espèces est gouverné par ce rythme. Il y a un mouvement des formes les plus élémentaires aux formes les plus complexes. Mais dans la croissance spiralée, il y a une évolution continue depuis la première étincelle de spiritualité jusqu’à l’éveil. Dans le premier cas (qui est du registre des sciences physiques et biologiques), Sangharakshita parle d’évolution inférieure et dans le second (qui est du registre de la spiritualité), il parle d’évolution supérieure. Dans le premier type d’évolution, les membres d’une espèce subissent celle-ci. Dans le second, il s’agit, non pas d’une espèce entière, mais d’individus qui choisissent consciemment de croître, selon la dynamique de l’esprit créatif. Après la sophistication de la conscience sensible au fil de l’évolution inférieure, il y a la lucidité de la conscience de soi qui se développe en conscience spirituelle puis en conscience éveillée. L’humanité elle-même, lorsqu’elle vit en fonction de l’intérêt du groupe (familial, ethnique, religieux,…), fonctionne encore selon le principe de l’évolution inférieure: la perpétuation de l’espèce, la protection de la collectivité, l’affirmation de l’ego national, l’agression 43 des autres groupes,… A ce stade les individus pensent à l’instar du groupe et n’ont pas véritablement développé leur propre individualité. C’est au niveau de l’évolution supérieure que l’individu peut se différencier du groupe et devenir vraiment lui-même. Ainsi l’évolution supérieure est l’œuvre de l’individu. Mais pas au sens de l’individualisme égocentrique: au sens plutôt d’une transcendance de soi qui rend le soi de plus en plus réceptif à l’altérité. C’est viser un plan où les distinctions égotiques se dissolvent et chacun s’identifie toujours davantage avec les autres : les autres personnes et l’ensemble des choses de l’univers. Les individus qui progressent sur ce même chemin forment une communauté spirituelle. 6. L’ordination et le troisième type de conscience. Pour Sangharakshita, l’ordination doit être l’expression de la prise de refuge “effective” (voir plus bas). Avant cette effectivité de la prise de refuge l’engagement n’est pas assez ferme, et il n’est pas besoin d’autre ordination en plus de cela, car l’acte même de prendre refuge contient en lui-même tous les aspects de la voie spirituelle. En effet il n’est plus besoin de l’ordination du Bodhisattva car la dimension altruiste est implicite à la prise de refuge; et il n’est pas besoin d’initiation tantrique car le prise de refuge effective produit l’activation de son énergie spirituelle. Outre qu’elle est l’expression de la prise de refuge, l’ordination signifie l’acceptation dans la communauté spirituelle par ceux qui ont déjà pratiqué la même prise de refuge effective. La prise de refuge devient ici explicite et publique. Selon Sangharakshita l’expression publique d’un engagement spirituel est fondamentale s’il veut être véritable. L’engagement est exprimé en présence d’un aîné qui l’accepte, confirmant publiquement l’effectivité de la prise de refuge. L’ordination nous fait entrer dans une toute autre relation avec les autres membres de la communauté spirituelle, déterminée par notre participation à un nouveau type de conscience. C’est une conscience communautaire de personnes qui partagent le même idéal spirituel et s’engagent dans les mêmes activités créatives. Par rapport à la conscience de groupe et par rapport à la conscience de l’individu, c’est un “troisième type” de conscience. Pour préciser cela, rappelons que, dans sa vision globale du processus de l’évolution, Sangharakshita voit deux grandes phases: l’évolution inférieure et l’évolution supérieure. Le point de jonction des deux phases est l’individu conscient qui se tient au sommet de 44 l’évolution inférieure, dont il est le point d’aboutissement, et au commencement de l’évolution supérieure, dont il est potentiellement le sujet. Pour ce qui est de l’évolution inférieure, le sujet c’est l’espèce entière dont les individus singuliers ne font que participer. Mais pour ce qui est de l’évolution supérieure, l’individu est à lui seul une espèce et il peut, par son propre effort, parcourir toute l’ampleur de cette phase. L’être humain, pris globalement, est à cheval sur les deux versants de l’évolution. Si quelques individus se soucient de croître davantage, en tant que sujets capables de conscience de soi, au plan de l’évolution supérieure, la plupart des humains sont absorbés par les préoccupations liées à l’évolution inférieure et restent, de ce fait, liés au groupe. Pour distinguer des individus conscients de soi ceux qui restent immergés dans le groupe, Sangharakshita nomme ces derniers des “individus statistiques” ou des “unités sociales”. Le bouddhisme ancien distinguait ceux qui étaient aryas (nobles) de ceux qui étaient prithagjanas (moyens, quelconques). Le groupe est la collectivité humaine qui reste au plan de l’évolution inférieure et qui reste rivée à des préoccupations globalement matérielles. Le groupe au sens large est composé de groupes plus restreints, qui parfois se chevauchent, et qui sont composés des liens de langue, de sang, de sol, d’intérêts économiques et politiques. Les membres du groupe sont unis par des besoins communs, parmi lesquels celui de sécurité face à l’adversaire crée une cohésion particulièrement forte. Les individus sont soumis au groupe qui s’organise pour sa survie collective. Le prix à payer par l’individu statistique pour sa protection par le groupe est sa conformité à ce dernier et donc la suppression de toute véritable individualité. Pour pouvoir se développer véritablement en tant qu’individu personnel, il faut pouvoir penser et agir par soi-même et donc s’affranchir du groupe. C’est à ce moment que peut commencer l’évolution supérieure. La personne individuelle développe alors la conscience de soi, la lucidité, la responsabilité pour soi-même et pour les autres. Il ne fait pas cela de manière “individualiste”, en cherchant à développer son “originalité”, simplement par opposition au groupe dont il resterait ainsi dépendant. Le véritable individu, loin de simplement s’opposer “horizontalement” au groupe, s’en distingue par une aspiration “verticale”. Il ne devient pas plus individualiste, et en ce sens égocentrique, mais au contraire: il devient moins centré sur lui-même et davantage soucieux des autres. Il accorde de ce fait une attention positive au groupe dont il dépend de toute façon pour une part 45 incontournable de son existence: tout ce qui se rapporte à l’évolution inférieure. Cependant, la médiation par l’individu lucide permet à la conscience d’accéder à un troisième niveau, où le groupe est transcendé par la spiritualité. La conscience devient ici celle de la communauté spirituelle. L’individu ne se perd pas ici dans le groupe et dans le conformisme grégaire. La conscience individuelle tend désormais à rejoindre spontanément la conscience communautaire du fait de partager le même engagement pour les Trois Joyaux et ainsi: les mêmes idéaux. Le monde est perçu dans la même perspective et il y a ainsi une coïncidence des volontés, par-delà les différences conditionnées par les appartenances de groupe dont chacun est issu. Cette coïncidence des volontés génère une véritable harmonie et une fraternité entre ses membres. La proximité spirituelle entre les membres tend à faire disparaître la notion d’un soi séparé des autres. Tous appartiennent au même corps spirituel, celui de l’Ordre luimême, qui peut être symbolisé par Avalokiteshvara aux mille bras : chaque membre permet au corps entier de mettre en œuvre sa compassion universelle qui transcende toute égoïté. La communauté spirituelle offre un réseau d’aide et d’orientation pour les individus qui se sont engagés sur le chemin de l’évolution supérieure. Cette aide est précieuse dans le combat que mène l’individu pour se hisser du champ gravitationnel du niveau inférieur (qui se confond avec le groupe, le samsârique, le cyclique et le réactif) vers le champ gravitationnel du niveau supérieur (qui est spiralé, créatif, et qui aspire au nirvâna). Pour que la puissance et la clarté de l’inconditionné soient assez fortes pour nous libérer de l’obscurité et de l’adhérence du conditionné, il faut l’aide, la chaleur amicale et la luminosité de ceux qui sont également engagés sur la même voie. Si l’Ordre du Triratna a été fondé c’est pour donner un cadre à une telle communauté spirituelle, composée de tous ceux qui ont effectivement pris refuge dans les Trois Joyaux. L’ordination du Triratna n’a pas d’autre signification que de solenniser cet engagement. L’Ordre, en tant que sangha, n’est donc pas une simple organisation, mais l’incarnation de cette nouvelle conscience spirituelle communautaire. Cette nouvelle conscience, Sangharakshita aime l’identifier avec la bodhicitta, “la volonté d’éveil”, qui anime l’idéal du Bodhisattva dans son effort au bénéfice de tous les êtres — pratiquement irréalisable par un individu seul, elle devient un horizon possible pour une communauté entière animée d’une même aspiration. 46 7. L’amitié spirituelle. L’amitié spirituelle est une qualité que Sangharakshita valorise beaucoup. Il est plus que probable que cette amitié a de tout temps été mise en valeur dans la tradition bouddhiste. Sangharakshita aime à citer un passage des sûtras dans lequel Ânanda parle de l’amitié, disant qu’elle constitue la moitié de la vie spirituelle, et Bouddha lui répond: “Ne dis pas cela, Ânanda, ne dis pas cela! C’est l’entièreté de la vie spirituelle, pas la moitié”… En lui accordant une telle importance, Sangharakshita en fait clairement un des signes distinctifs de l’Ordre. Sa réflexion à ce sujet s’inspire des écrits platoniciens et aristotéliciens, de poèmes de Dr Johnson et du traité par Al-Ghazâlî sur Les devoirs de la fraternité dans l’Islam . Il souligne le fait que les relations personnelles sont nécessaires pour progresser dans la vie spirituelle. L’expression “ami spirituel”, kalyâna mitra, est composée du mot mitra, qui signifie “ami” et de l’adjectif kalyâna qui exprime des qualités à la fois esthétiques et morales: la beauté, le charme, la bonté morale, le fait d’être secourable. Ces hautes qualités, présentes dans l’amitié spirituelle, sont aussi celles que l’on atteint dans les états profonds de méditation ainsi que dans l’expérience esthétique. L’amitié nous tire ainsi vers la spiritualité, vers des expériences plus élevées, et offre l’inspiration ainsi que la confiance pour avancer plus loin. Avec l’amitié s’épanouissent des états d’esprits positifs, heureux, délicats, une aspiration à l’élévation. Traditionnellement le kalyâna mitra est le maître spirituel, le professeur, le “guru”. L’amitié ici, en somme, est “verticale”: entre l’ancien et le disciple, entre le plus avancé et le mois avancé… Sangharakshita reconnaît l’importance de cette relation verticale, et il ne dénie pas le rôle positif que peut avoir la fréquente idéalisation du maître, en tant que motivation à s’élever vers cet idéal, même si ce n’est pas sans danger, ni parfois sans abus de la part de certains gurus. Du fait de ces abus et dangers, Sangharakshita conseille de placer l’idéalisation des personnages dans des figures du passé, tels que le Bouddha lui-même, les Bodhisattvas ou les grands philosophes. Mais surtout il souligne l’importance de développer un lien “horizontal” de véritable communication avec des amis de niveau égal. La communication, plus qu’un échange d’information, doit être une réactivité chaleureuse, mutuelle, un contact existentiel, une interaction entre des êtres. Un sentiment de préoccupation mutuelle et de fidélité. Cette communication se produira au mieux s’il y a le 47 partage d’une vision commune et un engagement commun. En d’autres mots, la communication la plus profonde et la plus harmonieuse se produira lorsqu’une même prise de refuge unit les personnes. Alors peut se produire une véritable ouverture mutuelle, un partage de l’expérience commune du Dharma, chacun enrichissant l’autre de son éclairage propre et de ses talents propres. Ils prendront plaisir à communiquer. Ils voudront peut-être même sacrifier leur propre soi au bénéfice de l’autre, se mettant entièrement au service de l’autre, ce qui contribue à faire qu’une personne entre dans le courant. Ils s’élèveront ainsi mutuellement vers l’éveil. L’expérience de l’éveil elle-même contient un élément de communication et, de ce fait, d’amitié spirituelle. L’éveillé a besoin de partager son état d’esprit avec les autres. 8. Devenir bouddhiste. Nous savons maintenant quels sont les fondements doctrinaux du bouddhisme. Mais comment devient-on bouddhiste ? Et qu’est-ce que cela signifie d’être un bouddhiste, si cela ne doit pas se réduire à une simple appartenance de groupe ? Sangharakshita confirme ce que la plupart des écoles bouddhiques ont toujours affirmé : c’est l’engagement d’aller en Refuge dans le Bouddha, le Dharma et le Sangha qui est “l’acte central et définitif de la vie bouddhique” et “le principe unificateur du bouddhisme lui-même” (13). Par la prise de refuge (ou “l’allée en refuge”), on devient un disciple du Bouddha. L’importance de cet acte et de sa perpétuation au cours de l’existence a paru telle à Sangharakshita qu’il écrivit en 1988 un livre pour l’expliciter: The History of my Going for Refuge. Prendre refuge dans les Trois Joyaux est ce qui nous fait membre de la communauté spirituelle. La prise de “refuge” dans les Trois Joyaux signifie un acte de confiance en ces derniers, en tant que sources de sécurité et de protection, par rapport à l’insécurité et l’hostilité du monde. Cette insécurité et hostilité ne sont pas à comprendre en un sens littéral, matériel ou psychologique, mais existentiel. Plutôt que de chercher le refuge de la famille, de l’argent et de l’église — qui ne nous offrent qu’une sécurité relative ou passagère —, on prend refuge dans trois joyaux, c’est-à-dire trois idéaux qui transcendent les vicissitudes de l’existence et sont pourtant à la portée de tout individu. Ils nous apportent la sécurité, non pas en nous sauvant de la réalité, mais en nous aidant à lui faire face. Nous 48 trouverons en eux l’état de conscience qui nous permettra de ne plus être affectés de la même manière par les dangers et les difficultés. Nous n’aurons plus besoin de protection et nous serons notre propre refuge. Le premier joyau est la personne du Bouddha. Il n’est pas seulement le fondateur du bouddhisme, mais il représente l’éveil en tant qu’un idéal universel et en tant que réalité ultime. Il est l’exemple de celui qui a atteint ce but et, de ce fait, il représente la finalité de notre vie spirituelle. Le second joyau, le Dharma, est à la fois l’enseignement qui mène à cet idéal et le principe de la vérité indicible que visent les doctrines. Il exprime à la fois l’expérience du Bouddha et le contenu de cette expérience. Il est en somme la voie de l’évolution supérieure, menant de notre existence ignorante et souffrante à la vision sublime de l’éveil. Le troisième joyau, le Sangha, représente, au sens le plus élevé, la communauté de ceux qui ont atteint l’éveil et dont nous cherchons l’inspiration. Mais en un sens plus ordinaire, c’est la communauté des bouddhistes dont nous recherchons la fraternité et l’entraide sur la voie. Sangharakshita insiste sur le fait que la prise de refuge et sa répétition au cours de la vie est ce qui fait de nous des bouddhistes, plutôt que l’ordination monastique, ou celui de la bodhicitta, ou l’initiation à tel ou tel rituel tantrique, ou encore la récitation du nom d’Amitabha — toutes des pratiques qui risquent de reléguer à un niveau subalterne l’acte fondamental de la prise de refuge. La prise de refuge est le geste essentiel et toutes les autres pratiques spirituelles en son dérivées. Sangharakshita insiste aussi sur l’importance de ne pas laisser glisser cet acte vers un formalisme dénué de signification, comme cela tend à être le cas dans certaines communautés bouddhiques de par le monde. La prise de refuge, par laquelle nous nous détournons du mondain au profit du spirituel, doit rester l’acte déterminant d’une existence bouddhiste et elle devient, de ce fait, le principal facteur d’unification au sein du bouddhisme en même temps qu’elle est l’axe autour duquel s’articule la vie d’un individu ayant choisi la voie du Bouddha. La tradition ancienne distingue la prise de refuge spirituelle de la prise de refuge mondaine. Sangharakshita, lui, distingue cinq niveaux dans la prise de refuge. Il y a d’abord la prise de refuge “culturelle”: c’est le conformisme du groupe ethnique religieux qui est ici la motivation, et non pas la conviction intime. Ensuite vient la prise 49 de refuge “provisionnelle”. Sangharakshita pense ici aux personnes qui fréquentent une communauté bouddhiste, connaissent des éléments importants de la doctrine, des valeurs bouddhiques. Ils comprennent la signification de la prise de refuge, mais n’ont pas décidé d’un engagement ferme. Ce n’est qu’avec la prise de refuge “effective” que celle-ci devient authentique et qu’elle implique un engagement destiné à changer son existence. Cet engagement a besoin d’être soutenu du contact et de l’amitié spirituelle avec d’autres. C’est avec la prise de refuge dite “réelle” que commence à se produire la transformation qui place l’individu sur la voie spirituelle. Jusque là, on peut dire que la prise de refuge restait mondaine : quoique attiré par les idéaux bouddhiques, on restait dans un environnement mondain ordinaire, et susceptible de relâcher à tout moment les efforts pour vivre selon le Dharma. Lorsque la compréhension de celui-ci se transforme en une connaissance profonde, avec un aperçu authentique sur la réalité en soi des choses, alors l’esprit devient créatif et, comme emporté par son propre flux, il devient pratiquement impossible de retomber en arrière. L’éveil devient la finalité de l’existence. Dans la tradition ancienne, on parle diversement de cette transition comme du fait d’”entrer dans le flux” ou de “pénétrer le courant”, atteindre la voie de la vision, ouvrir l’œil du Dharma… Enfin la prise de refuge “ultime” ou ‘”absolue” est le stade de l’éveil complet. Il y a ici un déploiement spontané de la tendance spiralée vers la créativité infinie. A ce stade, la prise de refuge elle-même est transcendée puisqu’on est soi-même devenu le refuge. L’existence est désormais dans la dynamique de la créativité, de la compassion et de la connaissance vécue du Dharma. De cette manière, chaque approfondissement de la prise de refuge est une étape sur la progression de la voie. Cette manière de jalonner le cheminement spirituel par des approfondissements de la prise de refuge permet de redonner à cette dernière un rôle central dans l’existence bouddhique et de réintégrer alors le long de cet axe central certains concepts traditionnels qui ne lui étaient pas manifestement liés. Il en est par exemple ainsi de l’idéal du Bodhisattva, spécifique au Mahâyâna, et qui est exprimé en termes de bodhicitta, c’est-à-dire “la volonté d’éveil” au sens d’une puissante impulsion à progresser sur la voie au bénéfice de tous les êtres. Cet idéal met en relief la dimension altruiste de la prise de refuge, mais une telle dimension ne peut pas être considérée comme lui étant séparée: la prise de refuge est intrinsèquement altruiste. L’altruisme n’est pas — comme l’a parfois suggéré le Mahâyâna — quelque chose 50 que l’on ajoute à l’engagement individualiste du Hînayâna. Cependant l’idéal du Bodhisattva est un idéal c’est-à-dire un terme lointain et sans doute inaccessible (la rédemption de tous les êtres), un mythe en quelque sorte, mais qui peut orienter notre prise de refuge. Faire le vœu de Bodhisatva à titre individuel est en vérité s’engager à une entreprise irréalisable et pour cette raison, pense Sangharakshita, le vœu devrait être fait par l’Ordre collectivement. L’esprit de la bodhicitta devrait ainsi souffler sur la vie de l’Ordre et sur toutes ses activités. La prise de refuge n’est pas un geste purement individualiste : il s’inscrit dans un contexte social. Sangharakshita évoque celui-ci dans The History of My Going for Refuge. La prise de refuge peut être accomplie par plusieurs individus qui ainsi entrent dans une relation singulière les uns avec les autres : une harmonie implicite et une conscience commune s’installent entre tous ces pèlerins de la même voie spirituelle. Cette conscience nouvelle caractérise le sangha ou communauté spirituelle. La prise de refuge place l’individu au seuil de l’évolution supérieure où se déploie la chaîne des douze nidânas positifs, selon une avancée spiralée et créatrice. Le premier nidâna est dukkha, la souffrance de l’insatisfaction existentielle, propre au devenir cyclique et réactif, dont la prise de conscience crée l’aspiration à la paix du nirvâna. C’est alors que peut naître sraddhâ, la foi au sens de la confiance, d’abord intuitive, dans les Trois Joyaux. Ce qui conduira à l’engagement de la prise de refuge “effective”. Ensuite, à chaque jalon de la remontée positive des liens, la prise de refuge est confirmée. Elle est, en contexte bouddhique, la dynamique de l’évolution supérieure et le principe du passage du mondain au spirituel, du conditionné à l’inconditionné — propre à toute grande spiritualité. La prise de refuge, aime à dire Sangharakshita, anime toute l’évolution supérieure consciemment, mais déjà inconsciemment toute l’évolution inférieure. Il y a dans l’univers une aspiration à la bodhicitta, “le principe de la transcendance de soi” , qui pousse Sangharakshita à parler d’une “prise de refuge cosmique”. C’est là une métaphore poétique, certes, mais qui sert à exprimer la présence du principe créatif de l’évolution à toutes les étapes de celle-ci. Cela signifie que le cosmos est animé d’un sens. Et c’est pourquoi l’effort individuel vers l’éveil s’inscrit dans une totalité organique orientée selon l’interconnexion des choses, aperçue par le Bouddha lors de son éveil. C’est la raison pour laquelle aller en refuge n’est pas un acte 51 seulement individuel, mais universel: c’est “la clé du mystère de l’existence” (14). Principales références bibliographiques: SANGHARAKSHITA, Vision et transformation, (traduit de l’anglais par Christian Richard), Amis de l’Ordre Bouddhiste Occidental, Paris, 2006. —Poèmes, (traduit de l’anglais par Barbara-Laure Desplats, Christian Richard, Vardakini et Vassika), idem, 2009. —A Survey of Buddhism, Its Doctrine and Methods Through the Ages, Windhorse Publications, 1957,1993. —The History of My Going for Refuge, Windhorse Publications, 1988. —A Guide to the Buddhist Path, Windhorse Publications, 1990. Sites internet: En anglais, le site général : < http://www.fwbo.org/index.php > En français, le site de Paris: <http://www.centrebouddhisteparis.org/> En flamand, le site belge: < http://www.triratna.be/ > Notre site: < http://www.voiesorient.be> (1)Le mot dharma comporte plusieurs significations. Ici il vise un principe éthique. Lorsqu'il est écrit avec une majuscule, Dharma, il signifie la doctrine bouddhique. (2)Inspirés directement du livre de SANGHARAKSHITA, A Guide to the Buddhist Path, Windhorse Publications, Birminghma, 1990. (3)« The Unity of Buddhism », in Buddhism in England, 1944 (repris dans The Middle Way). (4)« A Survey of Buddhism », p. 5. (5)New Currents in Western Buddhism, p. 64. (6)Publié dans The Buddhist, Colombo, 1950. ; réédité dans Dhammamegha, N°9. (7)Majjhima-Nikâya, II.32, Samyutta-Nokâya, II.28. (8)Samyutta-Nikâya ii.3. (9)Samyutta-Nikâya ii, 30 sqq ; Anguttara-Nikâya V, 1-6, 311-15. (10)Cûlavedalla Sutta, Majjhima-Nikâya I, 299. (11)A Survey of Buddhism, p. 141. (12)Mind—Reactive and Creative, p. 7. (13)The History of my Going for Refuge, p. 42. (14)The History of My Going for Refuge, p. 103. 52