L`enseignement de Sangharakshita

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L’enseignement de Sangharakshita
Fondateur du Triratna (l’Ordre Bouddhiste Occidental)
Causeries prononcées aux Voies de l’Orient en 2010-2011
par
Bernard Stevens
Avant-propos
Ces causeries sur “l’enseignement de Sangharakshita” ont été
prononcées aux Voies de l’Orient, à Bruxelles, lors d’une série de cinq
ateliers, étalés sur un an: de mai 2010 à mai 2011. Chaque causerie
— d’une durée approximative d’une heure — était suivie d’une séance
de méditation selon les méthodes enseignées par Sangharakshita au
sein du mouvement qu’il a créé: le Triratna (l’Ordre Bouddhiste
Occidental). Il y avait un échange autour d’une tasse de thé, avant et
après la méditation. Etant donné le succès de ces ateliers, il fut
décidé, à partir du mois d’octobre, de se réunir tous les dimanches à
16 heures pour méditer ensemble. C’est ainsi qu’un petit groupe de
méditants Triratna s’est formé à Bruxelles.
Pour ce qui est du texte des causeries proprement dites, il reflète le
style inégal de ces dernières. Les deux premières sont très libres dans
leur expression, m’étant permis de me laisser libre cours à mon
inspiration et à ma manière de formuler les choses. A partir de la
troisième causerie, je me suis appuyé, de manière toujours plus
stricte, sur les textes mêmes de Sangharakshita. Ceci donne à la
forme écrite des trois dernières causeries un style un peu plus
scolaire, plus académique — que la part d’improvisation de l’exposé
oral avait toutefois réussi à alléger.
Introduction générale
Les Voies de l’Orient, à Bruxelles , le 1er mai 2010
J’aimerais mettre cette causerie dans la continuité d’une
courte intervention que j’ai faite le mois dernier, le samedi 13 mars,
lors de la journée zen mensuelle, dirigée par Pierre de Bethune à
l’Abbaye de Clerlande. Ce jour-là, précisément, Pierre était absent, et
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il m’avait demandé de dire, à sa place, quelques mots pour tenir lieu
d’enseignement. J’ai donc parlé des “cinq qualités spirituelles” du
Bouddhisme originel, tels qu’ils sont enseignés par Sangharakshita,
fondateur de l’Ordre du Triratna — également nommé Ordre
Bouddhiste Occidental (avec sa base élargie: les Amis de l’Ordre
Bouddhiste Occidentale: AOBO). L’accueil très favorable qui m’a été
réservé ce jour-là m’encourage à récidiver aujourd’hui et à préciser
devant vous le contexte d’où est provenu l’enseignement que j’avais
modestement tenté de transmettre.
Les mouvements bouddhistes sont nombreux en Occident en
général et en Belgique en particulier. Ils appartiennent principalement
aux diverses écoles tibétaines et aux écoles zen japonaises ou encore
vietnamienne. Le bouddhisme est donc bien représenté en Belgique, y
compris ici même aux Voies de l’Orient, où la méditation, (surtout zen
rinzai), est pratiquée dans un contexte chrétien particulièrement
propice. Cependant il existe un mouvement, le Triratna, un des plus
importants dans le monde anglo-saxon, et qui est pour ainsi dire
ignoré en Belgique — ou du moins en Belgique francophone, car il
existe un Centre important à Gand.
Or, on gagne à connaître ce mouvement. Personnellement,
après avoir fréquenté, des années durant, pratiquement toutes les
tendances bouddhiques existant chez nous, et n’étant jamais
totalement satisfait par aucune, j’ai découvert le Triratna et, après en
avoir éprouvé l’enseignement et la pratique pendant près de deux
ans, et après avoir décidé de rejoindre ce mouvement, j’ai pensé qu’il
pouvait être souhaitable de vous faire part de ce que j’y ai trouvé de
si remarquable.
Ce qui me renforce dans ce souhait, c’est le fait que le
Triratna est, parmi tous les mouvements bouddhistes présents en
Occident, celui qui connaît la progression la plus spectaculaire. Quelles
peuvent donc être les raisons de ce succès?
Le Triratna a été fondé en 1968, en Angleterre, par
Sangharakshita (né à Londres en 1925). Il est basé sur une
reformulation de la doctrine bouddhique, soucieuse d’en revivifier
l’esprit par un ressourcement aux origines indiennes et animée par la
volonté d’appliquer le bouddhisme à la vie et à la société
contemporaines, avec leurs problèmes spécifiques. Sangharakshita
s’est voulu un traducteur de la spiritualité bouddhiste à l’intention de
l’Occident moderne. Ayant étudié le bouddhisme pendant plus de 20
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ans en Inde et en divers pays d’Asie, il a voulu en prélever la
substance et en énoncer clairement les principes.
N’étant tenu par aucune tradition particulière, mais s’inspirant
de toutes, il porte un regard critique sur certaines étroitesses du
traditionalisme, utilisant notamment les données de l’étude
philologique moderne.
Partant des dimensions fondatrices de la doctrine, il a cherché
à éclairer celles-ci à l’aide des diverses traditions plus tardives, mais
sans se limiter à aucune d’elles. Ce refus du sectarisme et cet esprit
d’ouverture, prenant chaque fois comme critère ultime les paroles
mêmes du Bouddha, donnent à l’enseignement du Triratna une
richesse, une cohérence et une solidité inégalées — compte tenu, bien
évidemment aussi, des dons exceptionnels du fondateur,
Sangharakshita, qui a passé toutes son existence à étudier et mettre
en pratique la Voie du Bouddha.
Le retour aux dimensions fondatrices.
Toute tradition bouddhiste reconnaît dans l’expérience de
l’éveil — la bodhi, en sanscrit — l’événement principiel de la doctrine
(le nom Bouddha signifie “l’éveillé”). Or cet éveil, avant d’être
quelqu’expérience mystique ou fusionnelle, béatifique et indicible, est
simplement le fait de réveiller l’esprit de sa torpeur ordinaire et voir la
réalité telle qu’elle est, dans sa “talité”, son “ainsité” ( tathâta). Le
Bouddha est, de ce fait, également nommé le “Tathagâta”: celui qui
voit les choses telles qu’elles sont.
Et la "talité" des choses, aperçue par le Bouddha lors de
l’éveil, est — très schématiquement dit — le fait que tout est régi par
ce que l’on nomme la “production conditionnée” ( pratitya samutpada).
Cela signifie en gros qu’il n’y a pas de réalité en soi des choses, pas
de réalité substantielle première à la base des choses et de nousmêmes, qui en feraient des entités autonomes. Non. Tout est relié.
Tout est produit par d’autres choses dans un tissu de conditions
réciproques. Tout est dans un réseau d’interrelations où chaque
occurrence est dépendante d’une série d’autres et à son tour va en
influencer de nouvelles séries — non pas de manière linéaire, mais en
une constellation de plus en plus large. Cela vaut pour les choses.
Mais cela vaut aussi pour nous, les humains. Nous ne sommes pas
simplement, chacun, une âme isolée, permanente, qui aurait, selon
son bon vouloir des rapports avec ses semblables: nous sommes
d’emblée des êtres relationnels. Ce que nous sommes dépend de
notre rapport interactif avec les autres. Et chaque acte que nous
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produisons a des répercussions, non seulement sur notre propre
existence, mais sur celle des autres. En somme, nous sommes
responsables de nous -mêmes et des autres. Ce qui a plusieurs
conséquences.
Je ne vais pas entrer ici dans le détail de la théorie du karma
(le fait que chaque acte a une conséquence dans cette vie-ci et dans
une possible vie future). Mais simplement, au plan de cette vie-ci, par
notre propre action, par notre propre attitude devant la vie, nous
créons notre propre enfer et notre propre paradis. Et la manière dont
nous pouvons incliner la souffrance de notre condition vers un certain
bonheur se fait en interaction avec nos semblables. Si le bouddhisme
est bien une doctrine du salut (une sotériologie), il affirme que le salut
individuel ne se fait pas sans le salut des autres et, dès lors, il faut
développer — outre la sagesse ou connaissance (prâjna) qui nous fait
mieux connaître la "talité" des choses — la compassion (karunâ) qui
nous fait agir pour le bien d’autrui et de tout être vivant. La deuxième
vertu nous donne une saisie affective de ce que la première nous
enseigne intellectuellement et, en retour la connaissance nous oriente
de manière plus consciente vers la compassion.
Pour celui qui adhère à cette vérité et qui, dès lors, veut la
mettre en pratique, il y a, traditionnellement, un engagement. Ce
dernier consiste en ce que l’on nomme la “prise de refuge” dans les
Trois Joyaux (Triratna), que sont le Bouddha, le Dharma et le Sangha.
Alors que la prise de refuge a été parfois négligée, surtout dans le
Theravâda, cette notion est essentielle à l’Ordre du Triratna. Et c’est
le geste, régulièrement répété, qui est destiné à transformer la vie en
fonction de la Voie bouddhiste. Ce n’est pas une simple formule, ni
une simple formalité. C’est un acte d’engagement existentiel. Ainsi, à
la différence de nombreuses formes de bouddhisme en Occident, celui
qui se pratique dans le Triratna ne se contente pas d’être une activité
occasionnelle, comme la séance de fitness ou de yoga, c’est un
engagement destiné à transformer l’existence.
Prendre refuge (ou “aller en refuge”) dans le Bouddha est un
acte de foi par lequel on témoigne sa confiance dans son exemple et
dans son enseignement. On accepte les principes de base de celui-ci:
outre la co-production conditionnée, on s’engage dans la voie qu’il a
tracée et qui est la Voie du Milieu (Mâdhyamika) entre le jouissance
du monde sensible et la mortification ascétique, et on cherche à vivre
en perspective de l’éveil et en fonction des quatre Nobles Vérités.
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Ces dernières nous font entrer dans le deuxième Joyau de la
prise de refuge : le Dharma. Le vocable Dharma, intraduisible en un
seul mot, signifie l’enseignement, la doctrine, la loi de l’univers, le
principe des choses… Vaste programme. Disons ici, pour nous
maintenir à l’essentiel, que cela porte sur l’enseignement bouddhique
et notamment les quatre Nobles Vérités. Celles que le Bouddha a
énoncées lors de son premier sermon à Bénarès, dans le Parc des
Gazelles. Rappelons brièvement.
La première Vérité dit que toute vie est dukkha : un mot, à
nouveau intraduisible, qui signifie à la fois l’impermanence,
l’insatisfaction et la souffrance. La souffrance de la maladie, de la
vieillesse et de la mort. La souffrance d’être séparé de ce que l’on
aime, de ne pas obtenir ce que l’on veut…
La deuxième Vérité dit que l’origine de la souffrance réside
dans la soif ou l’avidité (trsna). C’est la volonté de fortifier son ego en
s’appropriant toujours davantage, en consommant toujours plus, en
jouissant toujours plus, en voulant toujours plus, selon une fuite en
avant insatiable et finalement désastreuse.
La troisième Vérité dit qu’il peut être mis un terme à cet état
de choses par le nirvâna, c’est-à-dire par “l’extinction” de l’avidité,
l’extinction de la flamme douloureuse du désir insatiable.
La quatrième Vérité donne le moyen d’accéder au nirvâna et c’est le
Noble Chemin Octuple. Ce dernier est composé d’une série de règles
de vie qui peuvent se ramener à trois registres : les préceptes
moraux, la méditation et la connaissance. Globalement, la morale et la
méditation sont des moyens pour arriver à la connaissance — celle,
bien évidemment, que l’on acquiert dans l’état d’éveil.
Toutefois ce qui caractérise le Triratna, c’est de mettre
l’accent sur le troisième Joyau (qui est précisément le moins mis en
évidence traditionnellement) : le Sangha, c’est-à-dire la communauté.
Aller en refuge dans le Sangha peut être pris à divers niveaux:
cela signifie que l’on entre dans la vaste communauté des pratiquants
du bouddhisme, toutes traditions confondues. Mais cela signifie aussi
que l’on choisit de s’intégrer dans une communauté précise. Pas
seulement le bouddhisme, pas seulement le mouvement du Triratna,
mais le Centre ou le groupe spécifique concret que l’on fréquente
régulièrement et avec lequel on cherche à tisser des liens étroits.
Le Sangha restreint que l’on fréquente n’est pas seulement un
groupe de méditation que l’on rencontre occasionnellement pour
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ensuite poursuivre sa vraie vie ailleurs: il devient une partie intégrante
de la vie et, idéalement, le milieu le plus inspirant pour pouvoir vivre
selon les valeurs que l’on a choisies. A la différence de la société où
l’individu se perd et à laquelle il se conforme, la communauté
spirituelle du Sangha est formée d’individus qui cherchent à se fortifier
mutuellement en cela qu’ils ont de meilleur.
La vertu centrale de la vie communautaire est l’amitié
spirituelle (kalyâna mitratâ). Mais alors que, traditionnellement, le
bouddhisme a surtout insisté sur l’amitié unissant maître et disciple, le
Triratna souligne la nécessité de l’amitié spirituelle entre les personnes
membres d’une même communauté.
L’importance cruciale accordée à cette amitié est peut-être la
caractéristique la plus marquante du Triratna. Sangharakshita va
jusqu’à dire qu’il est pratiquement impossible de progresser seul sur la
Voie : il y faut l’aide que l’on reçoit des autres et l’aide qu’on leur
accorde. Il y a dans l’amitié spirituelle une valorisation mutuelle, une
manière d’encouragement mutuel, particulièrement précieux aujourd’hui dans une société où tend à l’emporter le discours critique,
dénigrant et dénonciateur. L’amitié spirituelle est un soutien, un
échange, une manière de pratiquer la compassion et de suivre, dès
maintenant, l’idéal du Boddhisatva (l’être éveillé qui souhaite partager
sa rédemption avec tous les autres êtres). L’amitié spirituelle signifie
un contact existentiel, un engagement l’un envers l’autre, le fait de
payer de sa personne, de s’investir personnellement, de s’entraider.
Le Triratna s’en ressent. Il y règne un esprit spécifique de
chaleur, d’entente mutuelle, d’entraide — quel que soit le Centre, ou
la Communauté particulière. Il y règne aussi une plus grande
créativité individuelle, une aptitude plus grande à penser par soimême, contrastant si fort avec le conformisme et la pensée unique,
standardisée, de la société ordinaire où médias, modes et publicités
dictent la manière dont les gens doivent penser (ou plus exactement:
la manière dont ils doivent ne pas penser, afin d’être plus docilement
des consommateurs avides, à l’esprit vide…).
Et cela rend d’autant plus pénible le retour dans la société ordinaire.
Développer une communauté, une société, où puisse se
pratiquer l’amitié spirituelle, a été la principale motivation de
Sangharakshita dans la création du Triratna ou AOBO (Amis de l’Ordre
Bouddhiste Occidental) — où le mot “amis” vient manifestement en
premier. Créer un Sangha où règne l’amitié spirituelle, c’est créer un
environnement qui favorise la progression spirituelle. C’est pourquoi
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l’AOBO ne s’arrête pas à la création de Centres de méditation, mais il
a vu la création de communautés résidentielles qui cherchent à vivre
pleinement les valeurs bouddhiques. Et puis ensuite la création de
coopératives écologiques, d’associations humanitaires et de commerce
équitable.
Alors, en conclusion, j’aimerais faire une série de petites
remarques. Etant donné tout ce que je viens d’évoquer, il me semble
que le Triratna est une organisation particulièrement apte à intégrer
les valeurs bouddhiques et à les mettre en pratique dans la société
contemporaine. Il aide ainsi le pratiquant à contribuer à ce que
devrait être aujourd’hui le bouddhisme dans le monde — aux côtés du
christianisme. A savoir une force spirituelle cohérente et inspirante,
capable de contrer les forces de désintégration activement à l’œuvre
dans le monde actuel.
A une époque où la valeur dominante est l’argent (avec
l’avidité crispée qu’il engendre), le bouddhisme cherche à réduire
l’avidité et conduit à une manière de serein détachement.
A une époque où le renforcement de l’ego collectif se
déchaîne dans les affirmations identitaires et les affrontements
religieux, ethniques ou linguistiques, il cherche à réduire
l’égocentrisme au profit d’un plus grand altruisme.
A une époque où l’avidité, précédemment citée, conduit à une
société de plus en plus destructrice de la nature, de l’environnement
vital de l’homme, le bouddhisme propose une éthique où le premier
précepte, le respect de la vie, ne peut que contribuer à créer une
attitude de préservation de la nature.
A une époque où, après l’effondrement des croyances en Dieu
et même dans le progrès, il ne reste plus que le cynisme et l’esprit
d’accaparement, le bouddhisme propose des moyens, non seulement
pour réaffirmer des valeurs plus authentiques, mais pour les
développer activement en soi, par une pratique dont les effets se font
sentir sur la durée et en fonction de l’effort fourni. Et il ne s’agit pas
simplement de choisir des valeurs plus positives par simple idéalisme
ou par mauvaise conscience, mais bien de trouver une voie de
délivrance par rapport à la souffrance et un accès plus serein à un
bonheur, peut-être plus difficile, mais plus sûr.
On a beaucoup parlé, ces dernières années, de la valeur
thérapeutique du bouddhisme — laissant entendre que la méditation
pouvait avantageusement remplacer la séance chez le psy. C’est sans
doute vrai. Mais la thérapie bouddhique ne porte pas seulement sur
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les difficultés existentielles de l’individu: c’est la maladie de l’époque
qui l’appelle et qui explique que tant de personnes se tournent
aujourd’hui vers lui.
18 septembre 2010
La Trisiksâ
ou les trois entraînements de l’existence bouddhique
J’ai déjà expliqué, lors d’une précédente présentation aux
Voies de l’Orient qui était Sangharakshita et qu’est-ce qui caractérisait
son Ordre. J’aimerais aujourd’hui aller un peu plus dans le détail à
propos d’un enseignement précis : la doctrine des trois entraînements
(trisiksa) ou la triade de la discipline de vie.
Mais tout d’abord quelques remarques introductives.
Que signifie « pratiquer la méditation bouddhiste aux Voies de
l’Orient » ? C’est, pour moi, pratiquer dans la conviction, non
seulement de la compatibilité, mais de la complémentarité entre les
deux approches, chrétienne et bouddhique, de la vie spirituelle. Si on
peut dire, entre autres choses, que le christianisme encourage la
compassion bouddhique par les moyens multiples de la mise en
œuvre de la charité, le bouddhisme, lui, peut sans doute aider la
spiritualité chrétienne à approfondir son intériorité par les pratiques
multiples de la méditation.
Les humains désirent la vérité qui (selon le bouddhisme) les
affranchit de la souffrance et qui (selon le christianisme) leur donnera
la vie bienheureuse. Mais ils ne la veulent pas assez fortement pour
pouvoir renoncer aux plaisirs immédiats qui se présentent à eux et qui
alourdissent leur élan. Ils aiment tous la vérité qui possède
l’éblouissement d’une révélation leur faisant face, mais ils n’aiment
pas voir ce que cette vérité leur montre d’eux-mêmes lorsqu’elle se
reflète dans leur intériorité. Sans doute l’effort combiné du
christianisme et du bouddhisme n’est-il pas de trop pour contrer cet
état de chose.
Certains chrétiens ont en outre la nostalgie d’une foi qui ne
serait pas obscurcie par des siècles de théologie dogmatique et
d’institutionnalisation. Peut-être le bouddhisme les aide-t-il à retrouver
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un esprit décanté d’un appareil conceptuel qui est ressenti comme
étranger à l’authenticité des origines.
C’est donc dans cet esprit que nous abordons ici
l’enseignement de Sangharakshita, fondateur de l’Ordre Bouddhiste
Occidental du Triratna.
Pratiquer la méditation c’est prendre le chemin du retour, le
retour qui s’attarde là où nous sommes toujours déjà foncièrement.
C’est sans doute en ce sens qu’il faut comprendre l’expression —
parfois placée à l’entrée d’un Centre bouddhiste — l’expression qui
nous dit : « je suis arrivé ». Mais quel est donc ce lieu où je me
trouve toujours déjà et vers lequel, pourtant, il me faut toujours à
nouveau me diriger, car toujours le chemin qui y mène se perd dans
l’oubli, se couvre des broussailles de l’affairement quotidien ?
C’est cela que l’enseignement de Sangharakashita nous
apprend. Cet enseignement n’a, en substance, rien de vraiment
original, rien de totalement neuf, mais il nous dit le plus ancien, ce qui
est depuis toujours, quoique sur le mode de l’oubli, de
l’enfouissement, du recouvrement. L’enseignement de Sangharakshita
retire ce qui couvre la vérité que nous possédons en fait déjà, mais
sans plus le savoir. Suivre son enseignement c’est, en ce sens,
effectuer un dé-couvrement et par conséquent faire une
« découverte », car il nous permet de dé-couvrir la vérité la plus
ancienne et la plus inamovible.
Il nous rappelle qu’il ne faut peut-être pas trop vite
s’empresser de trouver des réponses à nos questions : il est déjà
important de savoir poser adéquatement les questions.
Il nous rappelle que l’essentiel n’est pas d’atteindre le but
(pour autant que but il y ait), mais de cheminer. Et ce qui donne au
cheminement que propose Sangharakshita une saveur particulière,
c’est qu’il nous engage aussi à ne pas cheminer seuls : nous devons
nous soutenir mutuellement dans notre quête — selon la vertu (si
régulièrement invoquée par lui) de la kalyâna mitratâ , « l’amitié
spirituelle » entre les membres du sangha, c’est-à-dire la communauté
des pratiquants.
Sangharakshita nous rappelle qu’il n’est peut-être pas si
essentiel de nous évader de notre condition déchue, et qu’il n’est pas
toujours possible d’échapper à la souffrance dont est faite la condition
humaine, mais que s’y efforcer, au mieux de notre aptitude, avec
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l’aide de nos compagnons d’infortune, est déjà une bonne fortune. La
pratique de la voie bouddhique ne permet peut-être pas d’empêcher
la souffrance existentielle, mais elle permet de changer notre regard
sur elle, notre rapport à elle et la manière dont nous sommes touchés
par elle.
Il y a dans le bouddhisme ce beau symbole du lotus. Le lotus
est une splendide fleur qui peut s’épanouir au milieu d’un bourbier.
Certes notre condition, notre vie, notre environnement nous donnent
parfois l’impression de patauger dans la gadoue…mais l’enseignement
bouddhique nous donne les moyens d’épanouir en nous, malgré tout,
la splendeur du lotus.
En disant tout cela, celui qui parle ici n’est pas plus savant
que ceux qui écoutent. Si je m’adresse à vos aujourd’hui, ce n’est pas
parce que j’ai des réponses à des questions que vous pourriez vous
poser : c’est que j’aimerais partager avec vous mes propres questions,
vous faire part de mes propres problèmes et difficultés et solliciter
votre soutien pour un effort commun, selon la vertu de la kalyâna
mitratâ, l’amitié spirituelle.
J’ai personnellement longtemps pratiqué selon le zen
japonais, tellement efficace dans l’enseignement de la discipline, de la
pureté du geste, de la sobriété des moyens. Mais peu loquace dans
l’enseignement éthique et peu élaboré dans la doctrine. Une des
choses que Sangharakshita m’a enseignée c’est d’intégrer dans
l’apprentissage du bouddhisme l’approche indienne classique,
particulièrement enrichissante à cet égard.
Autant le zen est remarquable dans la précision du geste,
autant la pensée indienne est remarquable dans l’aptitude à mettre
des mots sur ce geste. Par-delà le pragmatisme de la pratique
méditative, le bouddhisme indien entend expliquer les diverses
modalités de cette pratique, ses variétés, ses étapes, les circonstances
qui la favorisent, celles qui lui nuisent, les conséquences qu’elle
devrait avoir pour la vie quotidienne. Le bouddhisme indien nous
apprend beaucoup sur le fonctionnement de la conscience, sur le
fonctionnement du psychisme humain et sur les moyens de surmonter
les schémas de comportement qui nous empêchent de nous épanouir
et de nous réaliser. Il nous apprend beaucoup sur l’intégralité de la
doctrine bouddhique originelle où, selon une remarquable cohérence,
tous les aspects de la condition humaine et de la quête spirituelle sont
exprimés.
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Sans tomber dans l’aridité et la neutralité des travaux
philologiques spécialisés, mais tout en étant informé par eux,
Sangharakshita nous donne un enseignement riche, complet, fondé
sur le bouddhisme indien des origines, mais englobant, de manière
synoptique, les enrichissements des siècles ultérieurs et des
civilisations voisines — évitant ainsi de s’enfermer dans aucun
sectarisme. D’autant qu’il ne se satisfait pas non plus des
simplifications qui envahissent aujourd’hui la vulgarisation du
bouddhisme et sa fréquente confusion avec le New Age.
L’enseignement de Sangharakshita est comme un juste milieu, une
« voie du milieu », entre la scolastique et la vulgarisation. C’est un
enseignement qui veut appréhender le bouddhisme de manière
synoptique, dans son étendue la plus vaste et dans sa profondeur la
plus fondatrice. Et que nous dit-il en substance de la doctrine ?
Le point de convergence au sein de la variété des écoles
bouddhiques, sectes et autres véhicules réside dans le fait que tous
s’orientent en fonction de l’éveil du Bouddha, qui est l’événement
central du Dharma, c’est-à-dire de la doctrine bouddhique. Que
chacun puisse lui-même viser l’expérience de l’éveil est ce en fonction
de quoi chaque école organise sa doctrine, soulignant tantôt un
aspect, tantôt un autre parmi les moyens pour y arriver. Et c’est cette
insistance sur un aspect plutôt qu’un autre qui fait la diversité des
écoles.
En simplifiant beaucoup, on peut dire que l’enseignement
bouddhique — quelle que soit l’école — présente deux perspectives
sur l’existence : l’une descendante et l’autre ascendante. La vision
descendante, appelée samsâra, montre comment , dans « la roue de
la vie », les humains, sous l’effet de l’ignorance et de l’avidité,
développent les émotions négatives comme la colère, la haine,
l’accaparement, la violence et aboutissent à la souffrance, au
désespoir et au cercle sans fin du recommencement. La vision
ascendante, appelée nirvâna, montre comment par « l’extinction » de
l’avidité , les passions destructrices peuvent être progressivement
surmontées et céder la place à la conscience élevée, la sérénité et la
joie. Au seuil de l’éveil.
Même si l’expérience de l’éveil est quelque chose de subit, son
approche est graduelle. C’est une progression. Et c’est pourquoi la vie
spirituelle consiste dans le fait de suivre une « voie » (marga en
sanscrit, 道 Dao en chinois, dô ou michi en japonais). Cette voie
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peut prendre des formes diverses, dont les étapes ont chaque fois été
consignées par la tradition. Il y a la Noble Voie Octuple (la quatrième
des Nobles Vérités), la Voie des dix Perfections, ou encore la Voie des
treize demeures, et cetera… Mais par-delà cette variété,
l’architectonique de base reste invariable. Et cette architectonique est
exprimée au mieux par la doctrine dite des trois entraînements
(trisiksâ) ou triade de la discipline de vie — comportant moralité (sîla),
méditation (samâdhi) et connaissance (prajnâ), en interaction
mutuelle. On pourrait dire que les trois entraînements sont un
condensé de la voie bouddhique dans son effort ascendant vers l’éveil
— avec la méditation occupant une place centrale entre la moralité et
la connaissance.
Sîla, que l’on traduit par « moralité », signifie plus
précisément « le comportement ». Or tout comportement est
l’expression d’une attitude mentale. Et le mot sîla vise en réalité les
actions qui sont associées à des états mentaux karmiquement sains et
dissociées d’états mentaux karmiquement malsains. Les attitudes
mentalement saines ou bonnes sont celles qui sont liées aux racines
de la non-avidité (alobha), de la non-haine (advesa) et de la nonillusion (amoha). C’est ce que soulignera surtout le Theravâda. Le
Mahâyâna soulignera en outre l’importance de la bienveillance ( mettâ
ou maitri) et de la compassion (karunâ) qu’il faut ressentir envers tous
les êtres vivants.
Comme les actes corporels et verbaux sont des continuations
de nos états mentaux, ces états peuvent être provoqués par la
réalisation de certains actes qui sont foncièrement teintés de ces
qualités saines, bonnes et altruistes (ou à l’inverse malsaines…). En
d’autres mots : en se créant des habitudes bonnes , on développera
en soi des états mentaux bons qui, à leur tour, se réaliseront en
bonnes actions… Sîla cherche donc à encourager un comportement
sain qui purifiera le karma et influencera la santé globale des états
mentaux — rendant ceux-ci propices à la pratique de samâdhi.
Samâdhi que l’on traduit par « méditation » comprend les
exercices par lesquels le pratiquant atteint la concentration mentale et
des états de conscience plus élevés. C’est le cœur de la vie spirituelle
bouddhiste. Le samâdhi concentre l’esprit sur la vérité bouddhique et
cherche à la transformer d’une compréhension abstraite en une
réalisation intérieure, libérant des vues fausses et des émotions
douloureuses. Il existe des dizaines de techniques différentes de
méditation. Dans le Triratna, on pratique surtout deux types de
méditation : « la pleine conscience de la respiration » (ânâpâna-sati) ;
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et « l’entraînement à la bienveillance » (mettâ-bhâvanâ). Mais il existe
aussi diverses pratiques de visualisations d’un Bodhisatva ou vertu
incarnée, ainsi que la contemplation des 10 étapes de décomposition
d’un corps, la réalisation de la vacuité, la récitation de mantras, et
cetera… Quel que soit le type de méditation, la finalité est d’atteindre
un état de pureté et de limpidité de l’esprit en lequel la vérité peut se
refléter.
Prajnâ, traduit par « connaissance » ou par « sagesse », est
fondé sur l’enseignement, la réflexion propre et la méditation et elle
est nourrie par le comportement moral. Prajnâ est une saisie directe,
non-conceptuelle de la réalité transcendante. C’est voir les choses et
les personnes, par-delà les apparences et les illusions, telles qu’elles
sont, selon l’interdépendance des processus qui les constituent et
selon la vacuité qui les fonde ultimement. Voir ainsi les choses telles
qu’elles sont, dans leur talité, c’est atteindre l’éveil.
16 octobre 2010
La moralité (sîla)
Dans la tradition occidentale, d’origine essentiellement judéochrétienne, la morale est conçue en grande partie en termes de loi.
Une règle morale est perçue comme une obligation : c’est quelque
chose qui est imposé à l’homme par l’autorité d’un Dieu tout-puissant
— comme en témoigne l’épisode fondateur des 10 commandements
dans l’Ancien Testament. L’homme en somme, pour être moral, doit
obéir à une autorité extérieure qui lui dicte sa loi, qui la lui
« commande ». Même si l’approche chrétienne a pu quelque peu
adoucir le tableau livré par le judaïsme, l’éthique tend souvent à
rester une série de règles que l’on suit par obligation et non par
inclination. On pourrait presque dire, en exagérant, que l’on doit faire
ce que l’on ne veut pas et que l’on ne peut pas faire ce que l’on veut.
Et lorsque l’autorité de la religion vole en éclats, comme c’est le cas
aujourd’hui, on comprend que la morale n’ait plus rien pour se tenir
debout.
Dans les traditions extrême-orientales, et en particulier dans
le bouddhisme, il en va différemment. Selon le bouddhisme, quelle
que soit l’école, une action est morale ou immorale en fonction de
l’état d’esprit qui l’a nourrie. Le critère de l’éthique n’est pas
théologique mais psychologique.
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Il y a deux types d’action : kusala et akusala , qui signifient,
respectivement, « habile, correcte et favorable » et « malhabile,
incorrecte, défavorable », ou encore « propre » et « impropre »,
plutôt que « bien » ou « mal ». Il y a donc ici un facteur d’intelligence
et de discernement : pour agir habilement il faut de l’intelligence, il
faut comprendre les réalités du monde et la portée des choses que
l’on y fait. Et c’est une intelligence animée d’une intention, bonne ou
mauvaise, et d’un sentiment, bienveillant ou malveillant.
Les actions incorrectes sont celles qui sont enracinées dans
l’avidité ou le désir égoïste, dans la haine ou l’aversion, dans la
confusion mentale ou la perplexité, c’est-à-dire qui sont accomplies
dans un état d’obscurcissement mental ou d’ignorance. Les actions
correctes sont celles qui sont libres d’avidité, libres de haine, libres de
confusion mentale et qui sont par contre, positivement, motivées par
la bienveillance, par une impulsion à partager ou donner, par l’amour
et la compassion, et par le fait de comprendre.
Cela change radicalement la moralité de l’acte : cette dernière
provient de notre réalité profonde et de ce qu’il y a de mieux en elle.
L’action correcte surgit de notre compréhension la plus large, de notre
compassion la plus enveloppante, de notre vision la plus pénétrante.
C’est la raison pour laquelle les cinq ou les dix « préceptes »
(sîlas) ne sont pas à interpréter comme des « commandements »
imposés par le Bouddha : ce sont des règles de comportement
destinées à faciliter le développement de la compréhension, de la
compassion et de la vision qui conduisent à l’éveil. Selon le Bouddha,
une personne qui a atteint l’éveil, réalisant ainsi en elle-même la
plénitude de la sagesse et de la compassion, va spontanément agir
d’une manière morale, parce qu’il découle naturellement de la
conscience éveillée de se comporter ainsi. Mais tant que l’on n’est pas
encore éveillé, l’observation des préceptes peut favoriser les états
d’esprit dont les comportements moraux sont normalement
l’expression.
Une personne éveillée est libre d’avidité et de désir égoïste. Si
nous avons une forte avidité, par exemple, pour les sucreries, tant
que l’on cède à ses impulsions avides, on entretiendra celles-ci. Si l’on
se restreint et si l’on réduit ou même supprime sa consommation de
sucreries et que l’on cesse de penser à elles, après une période de
frustration, la non consommation de ces produits sera devenue une
habitude et l’avidité pour eux disparaîtra. L’abstention des sucreries
ne sera plus une discipline que l’on suit : elle sera devenue notre
comportement naturel, l’expression naturelle de notre état d’esprit.
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Les préceptes ne sont pas des listes d’interdits mais des
schémas d’un comportement moral exemplaire, ils sont l’expression
naturelle de certains états d’esprit corrects. C’est pourquoi nous
pouvons constamment évaluer le degré de plénitude de nos états
mentaux en comparant notre comportement habituel à l’aune des
préceptes.
La forme classique de la morale bouddhique est constituée
par la liste des cinq préceptes (les cinq sîlas). Ils sont formulés
négativement puisqu’ils nous disent ce qu’il ne faut pas faire.
Cependant il en existe chaque fois une contrepartie positive que l’on
pourrait nommer les cinq principes éthiques ou cinq dharmas (1).
Si l’on examine les deux séries en pair, voici ce que cela donne.
1. Le premier précepte enjoint de s’abstenir de prendre la vie.
Cela signifie bien entendu ne pas tuer, mais aussi ne pas faire souffrir,
ne pas faire de mal en général, à tout être vivant sensible. Il s’agit
donc en premier lieu de s’abstenir de violence (physique, mais aussi
morale). La violence est incorrecte parce qu’elle se nourrit d’états
mentaux négatifs tels que la haine et l’aversion. Si l’on entretient
ceux-ci par des actes de violence, les uns comme les autres
augmenteront
et
domineront
toujours
davantage
notre
comportement.
La contrepartie positive de l’injonction à ne pas faire de mal
aux vivants est la pratique de mettâ (ou maitri) : l’amour ou la
bienveillance. C’est l’action bienveillante. Il s’agit de ressentir de la
bienveillance envers les vivants, mais aussi de mettre en acte cette
bienveillance. L’amour n’est pas vraiment réel tant qu’il reste abstrait :
il doit être exprimé, non seulement par des paroles, mais par des
actes d’amour. C’est pourquoi, dans le bouddhisme, l’échange des
cadeaux et la pratique de l’hospitalité sont si importantes.
2. Le deuxième précepte est l’abstention de prendre ce qui
ne nous est pas donné. Ce n’est donc pas simplement le vol qui est
visé, mais bien toute forme de malhonnêteté ou d’exploitation d’autrui
qui sont chaque fois des expressions de l’avidité ou du désir égoïste.
La contrepartie positive est bien évidemment la générosité, le
don (dana). Il ne s’agit pas seulement de se sentir généreux, mais de
donner effectivement. Et ce sans réserve.
3. Le troisième précepte est l’abstention de méconduite
sexuelle. Traditionnellement, ceci vise l’adultère, le viol et le rapt. Qui
sont tous en somme des formes d’avidité, de violence et de manque
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de respect de la personne d’autrui, comme de sa propre personne,
réduisant l’un comme l’autre à un objet de consommation.
La contrepartie positive est le contentement, soit de son
statut marital, ce qui implique la fidélité, soit de son statut de célibat,
ce qui implique la chasteté. Et dans tous les cas il s’agit de calmer
toute tendance à satisfaire dans le sexe des besoins névrotiques qui
auraient peut-être simplement besoin d’être calmés autrement.
4. Le quatrième précepte est l’abstention de discours
mensonger ou trompeur. Ce dernier est également enraciné dans
l’avidité, la haine et la peur. Si l’on ment c’est parce que l’on veut
obtenir quelque chose, ou parce que l’on veut faire du tort à
quelqu’un, ou bien parce que, pour une raison ou l’autre, on a peur de
dire la vérité. Le mensonge est donc également ancré dans des états
mentaux défavorables.
La contrepartie positive est la véracité, la communication
véritable.
5. Le cinquième précepte est l’abstention de produits
intoxicants dont l’effet est de réduire la conscience. Ce précepte est
parfois interprété dans le sens d’une abstinence totale, notamment de
produits alcoolisés ; il est parfois interprété dans le sens de la
modération, afin de simplement éviter toute altération de la
conscience.
La contrepartie positive du précepte est ici l’attention, la
pleine conscience (smrti). C’est la plus constante des vertus
spirituelles.
Développements (2)
—1—S’abstenir de prendre la vie.
La non-violence du premier précepte ne se limite pas aux
rapports entre individus : elle concerne aussi la violence entre les
peuples. Et la problématique aujourd’hui de la suppression des armes
nucléaires n’est pas une solution suffisante. La suppression des armes
conventionnelles bien évidemment ne suffira pas non plus à établir la
paix mondiale. La paix au niveau international sera atteinte lorsque les
différends se règleront tous par des moyens non-violents, c’est-à-dire
par le dialogue.
Il faut pour cela prendre davantage conscience du caractère
indivisible de l’humanité. Il va falloir travailler sur nous pour prendre
conscience de nous en tant que citoyens du monde et supprimer
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jusqu’à la moindre trace de nationalisme. Il faudra poursuivre en
étant capable de s’identifier avec tout être vivant, éprouver pour
chacun une vraie compassion. Et cette voix de la compassion il nous
faut la faire entendre, dans un rayon toujours plus large, afin qu’elle
devienne la norme dans les rapports entre les individus et entre les
groupes. Ce principe de la compassion — contrepôle de la violence —
est coextensif à ce que le christianisme nomme agapè, l’amour du
prochain. Ce n’est pas un sentiment qui nous éprouvons toujours
spontanément : il nous faut l’exercer, le pratiquer. Et il nous faut
l’exercer, pas seulement dans le domaine de la violence manifeste
mais aussi dans les domaines de la violence indirecte : dans toute
forme d’usage de la force, de l’oppression, de l’intimidation, de
l’exploitation, du chantage.
Le principe de la violence est réactif et finalement destructif,
le principe de la non-violence est créatif. L’un est l’obscurité qui règne
sur l’histoire depuis des siècles ; le second est la lumière à laquelle
nous aspirons. Le danger nucléaire rend notre annihilation possible et
même probable (si on poursuit le principe de violence) ; il a donc le
mérite de nous avoir appris que l’avenir de l’humanité ne peut résider
que dans le développement de la non-violence.
—2—S’abstenir de prendre ce qui n’est pas donné.
Le principe du vol et de la non exploitation ne se limite pas au
champ du socio-économique — même si c’en est l’expression la plus
grave. Ce principe a des ramifications dans les domaines
psychologique ou encore spirituel. Il peut même être étendu pour
couvrir tout le champ des relations interpersonnelles. Cela peut aller
jusqu’à toucher les relations avec les plus proches et ce sur des plans
très subtils.
Lorsque, par exemple, l’on rencontre une personne que l’on
apprécie beaucoup et dont on recherche dès lors la compagnie. Les
raisons de l’appréciation ne sont pas toujours claires. Et souvent elles
sont liées au fait que cette personne satisfait en nous un besoin, plus
ou moins névrotique, de reconnaissance, d’attention, d’admiration, de
valorisation, de sécurité,…et cetera…. Et la réciproque est
généralement aussi le cas. Ainsi la relation se soutient d’une
dépendance mutuelle sur un plan plus ou moins inconscient et
névrotique, et non pas sur un plan de bienveillance mutuelle, réelle et
désintéressée. En vérité la relation se passe sur un plan d’exploitation
mutuelle douce, qui alimente le besoin d’admiration ou de
valorisation, selon une sorte de pacte implicite. Le résultat est que l’on
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utilise l’autre pour satisfaire son propre besoin et on n’apprécie pas
l’autre personne pour elle-même, dans une réelle liberté mutuelle.
Ceci est relativement inévitable dans les relations humaines. Mais il
est bon de savoir en prendre conscience pour tâcher de rendre les
rapports interpersonnels plus sains. Et certes nous pouvons apprécier
la présence d’autrui et apprécier ce qu’autrui peut nous apporter, mais
il faut tâcher de soustraire cela à cette sorte de contrat implicite de
satisfaction mutuelle, qui est une sorte de chantage aux sentiments :
il faut, tant que possible, faire en sorte que la personne se sente
parfaitement libre et non obligée à notre égard.
Exemple : si des parents s’occupent de leurs enfants parce
qu’ils font le calcul qu’un jour les enfants prendront soin d’eux, c’est
une sorte d’exploitation. Mais s’ils œuvrent pour le bien de leurs
enfants de façon désintéressée, sans espoir de retour, c’est de
l’amour compassionnel véritable.
—3— S’abstenir de méconduite sexuelle.
Le principe du contentement sera mieux compris dans le
contexte de la cosmologie bouddhique traditionnelle. L’univers y est
divisé en trois domaines hiérarchisés qui déterminent trois niveaux de
l’existence mondaine. Ce sont les domaines du désir sensuel
(kâmaloka), celui des formes archétypales (rûpaloka) et le domaine
du sans formes (arûpaloka).
Le domaine du désir sensuel comprend le monde des enfers,
celui des animaux, celui des humains, celui des dieux. Le domaine des
formes archétypales comprend seize mondes englobant celui des
dieux supérieurs, ainsi que celui des êtres totalement éveillés et qui
ont ainsi rompu les liens qui les rattachent au monde sensuel. Le
domaine du sans forme englobe des mondes habités par des
Brahmas, des divinités supérieures même aux dieux.
Cette cosmologie, même si elle est mythologique, est riche
d’enseignements. Tenons-nous en ici au fait que le domaine des
formes archétypales est dénué du dimorphisme propre au monde du
désir sensuel, c’est-à-dire qu’il n’y pas de distinction des sexes : les
esprits sont androgynes et libres de tout désir sexuel. Comme le
développement spirituel est sensé gravir les degrés de ces trois
mondes sur un plan subjectif ou psychologique, la progression le long
de la voie nous conduit d’un monde biologique et sexué vers un
monde de plus en plus purement spirituel. Il n’y a plus là les tensions
résultant de la bipolarisation sexuelle, mais il y a au contraire un état
d’harmonie entre les êtres, un état de détente et de contentement.
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Observer le troisième précepte ne signifie donc pas simplement
l’abstention des diverses formes d’inconduite sexuelle, mais cela
signifie positivement un comportement de contentement et d’amour
libéré de la tension sexuelle.
Dans la méditation, en pratiquant la pacification de l’esprit, on
s’exerce aussi à transcender sa condition sexuée pour développer sa
dimension asexuée, androgyne, mieux : angélique. Ce qui est le sens
profond du mot sanscrit pour la chasteté, le brahmacarya : qui signifie
« vivre comme un Brahma », c’est-à-dire un être asexué.
C’est pourquoi le principal centre de méditation du Triratna en
Angleterre, Vajraloka, est aussi consacré au célibat. La méditation et
le célibat se renforcent mutuellement. Et toutes ces raisons font que
le Triratna encourage les retraites et autres activités spirituelles de
groupe selon le principe de la séparation des sexes, afin d’éviter les
tensions qui naissent de cette polarisation. Ce genre de situation aide
à cesser de se penser seulement comme une femme ou comme un
homme et à davantage prendre conscience de soi dans ses qualités
spécifiquement humaines, voire angéliques, et en développer la
plénitude. Non pas en niant les différences et en les raplatissant, mais
en les dépassant, en les transmuant sur un plus haut plan.
—4—S’abstenir de parole fausse.
La parole correcte.
Ici comme pour toute chose, il vaut mieux la qualité (une
parole pleine de sens et qui pacifie) que la quantité (un millier de
paroles dénuées de sens) — ainsi que le dit le Bouddha dans un
chapitre du Dhammapada.
Dans le bouddhisme, la place accordée au discours correct (la
troisième des huit Nobles Vérités) est considérable. Mais de quoi
s’agit-il ?..
Généralement le bouddhisme décrit le discours correct comme
étant le discours qui dit la vérité, le discours qui est aimable, le
discours qui est secourable, et le discours qui promeut la concorde. A
l’opposé, le discours incorrect est celui qui est mensonger, dur, inutile
et qui promeut la discorde.
Ces qualités de vérité, amabilité, promotion d’aide et de
concorde ne sont pas simplement des attributs accolés à un discours
préexistant. Il s’agit davantage d’étapes successives du discours,
chacune allant un pas de plus que l’autre dans l’approfondissement de
la communication authentique.
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a. Le discours qui dit la vérité. Est-ce tellement évident ? La
première qualité ici est de s’en tenir à l’exactitude des faits. Ce qui est
déjà très difficile : nous avons toujours tendance à mettre un accent
sur certains aspects des choses, les présenter avec une arrièrepensée, exagérant ou minimisant leur portée. Souvent l’intention est
simplement de mettre en valeur notre propre discours, voire
seulement notre propre personne. Mais le résultat est que nous
voilons la vérité.
Maintenant, à l’exactitude factuelle doivent être ajoutées
l’exactitude psychologique et spirituelle : nous devons parler avec
honnêteté et sincérité. Nous devons dire ce que nous pensons
vraiment et ce que nous savons vraiment. Mais savons-nous
véritablement ce que nous pensons ? Nous sommes souvent dans une
certaine confusion quant à nos pensées et arrière-pensées. Ce que
nous disons au niveau factuel cherche parfois à exprimer une émotion
profonde qui le contredit et notre discours devient alors double, avec
des sous-entendus. Et par ailleurs, souvent nous répétons des choses
que nous avons entendues ou lues mais que nous n’avons pas
vraiment faites nôtres. Pour dire la vérité nous devons d’abord la
connaître en nous-mêmes. Et nous devons pour cela nous connaître
nous-mêmes, être honnêtes avec nous-mêmes, afin de clarifier ce qui
se passe dans nos pensées et nos émotions. La méditation est un des
outils qui servent à cette fin.
Mais à supposer que l’on sache la vérité en soi, il est des
personnes à qui nous sommes incapables de la dire. Et ce sont parfois
nos plus proches amis, souvent les membres de notre propre famille.
Quelque chose nous retient : l’image que nous voulons donner de
nous-mêmes, la peur de heurter la sensibilité de l’autre… Alors nous
retenons la vérité en nous, nous la ruminons parfois, pendant
longtemps, et elle devient un poids…
Dire la vérité est en fait un événement rare. Et lorsque cela se
produit enfin, c’est un grand soulagement. Dire la vérité pleine et
entière, sans fard, et sans intention de nuire à autrui, est un
événement libérateur qui allège l’esprit, le clarifie, le purifie. Quelque
chose de notre véritable soi s’est dégagé sous l’amoncellement des
apparences.
b. La seconde qualité du discours correct est d’être aimable et
aimant. Ce qui constitue un pas de plus. A supposé que l’on réussisse
à isoler le vrai dans notre discours, il reste l’émotion, l’état affectif en
rapport avec la ou les personnes à qui l’on s’adresse. Il ne s’agit pas
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de tenir un discours plein d’effusion et de développer une sensiblerie
inconsidérée. Il s’agit d’avoir vis-à-vis des personnes à qui l’on
s’adresse, de l’amour au sens bouddhique, c’est-à-dire une attitude de
compassion et de réelle bienveillance. Cela commence par le fait
d’être conscient de la personne à qui l’on s’adresse, le plus pleinement
possible.
Cela signifie qu’il faut au minimum regarder dans les yeux la
personne à qui l’on parle car notre regard nous révèle les uns aux
autres une part de nous-mêmes. Cela signifie qu’il faut tenter de
sonder la personne plus loin que l’agrément de la politesse
superficielle et plus loin que la réaction de surface suscitée chez nous
par l’apparence de cette personne. Nous devons, dans la mesure du
possible, être conscients de la personne elle-même, et nous exercer à
éprouver de la bienveillance pour elle, telle qu’elle est — même si elle
ne correspond pas à la projection que nous nous faisons de
l’interlocuteur que nous aimerions avoir.
c. Le discours utile ou secourable. Si nous sommes pleinement
conscients de la personne à qui nous parlons, si nous la connaissons à
un niveau suffisamment profond, alors nous savons dans une certaine
mesure ce dont elle a besoin au plus profond d’elle-même. Et alors
notre discours peut lui être secourable. Etre utile ou secourable
signifie ici contribuer à la croissance spirituelle de la personne à qui
nous nous adressons. Cela signifie l’aider à devenir plus sereine, plus
pacifiée et elle-même plus bienveillante.
Cela ne signifie pas qu’il faille lui faire, en toute occasion, un
enseignement sur le Dharma et lui expliquer les Quatre Nobles
Vérités, ou le nirvâna... Le sujet de conversation importe peu, mais il
faut s’efforcer d’aborder ce sujet d’une manière qui puisse toucher
l’autre au niveau de sa spiritualité, de ce qui en elle peut croître à ce
niveau. Il s’agit de stimuler en elle les états d’esprit positifs.
Si c’est là une tâche qui nous semble pour l’instant au-delà de
notre pouvoir, on peut se contenter de parler positivement. C’est-àdire avoir des propos positifs, appréciatifs et non pas négatifs,
critiques et désapprobateurs. En présence d’une attitude dépréciative
ou dépressive, souligner l’aspect constructif des choses, même face
aux situations les plus difficiles.
d. Enfin, le discours harmonieux est celui qui promeut la
concorde.
Si nous sommes pleinement conscients d’une autre
personne, si nous nous soucions de son bien-être et de sa croissance
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spirituels, c’est que nous sommes en bonne voie de nous décentrer de
nous-mêmes et de nous centrer sur le bien d’autrui. Il s’agit alors
d’affermir cette dimension. Il s’agit de promouvoir la concorde avec
l’autre. Cela ne signifie pas simplement partager les mêmes idées ou
la même philosophie ou religion. Cela signifie que nous nous sentons
concernés par la même promotion mutuelle de notre croissance
spirituelle, de notre amélioration morale, de notre pénétration accrue
de la vérité des choses.
La concorde, c’est lorsque vous pensez au bien de l’autre
personne et qu’elle pense à votre bien, chacun s’oubliant soi-même.
Promouvoir la concorde, c’est donc rapprocher les gens, les
encourager à transcender leur égocentrisme et développer leur aide
et bienveillance mutuelles.
—5—S’abstenir de prendre des intoxicants.
Nous avons tendance à penser à la vie spirituelle en termes
de croissance, de progression, d’évolution lente et constante,
régulière, à proportion de l’effort fourni. C’est correct, mais ce n’est
qu’un aspect des choses.
La vie spirituelle peut aussi avoir quelque chose de plus subit,
de plus explosif : comme une percée, une transition abrupte d’une
dimension de l’expérience à une autre, d’une manière d’exister à une
autre. Et de ce fait elle n’implique pas seulement l’effort, mais la
violence. Pas la violence faite à autrui, mais la violence faite à soimême : il s’agit de vaincre certains aspects de nous-mêmes qui
constituent des obstacles à la croissance.
Et ce qui permet cette croissance, cette transition d’un état à
l’autre, c’est essentiellement la pleine conscience. C’est la pleine
conscience qui, en conjonction avec les quatre autres qualités, permet
de dissoudre les émotions négatives, les conditionnements
psychologiques. Il n’y a pas de vie spirituelle sans cette pleine
conscience, qui est en somme une lucidité de tous les instants et de
tous les aspects de notre existence. Une action, une parole, une
pensée sont spirituelles dans la mesure où elles sont accomplies avec
pleine conscience — à l’opposé de l’esprit enivré ou intoxiqué. Si nous
faisons quoi que ce soit avec pleine conscience, cette conscience finira
par dissoudre tous les aspects négatifs qui freinent la qualité de ce
que nous faisons. La vie spirituelle s’articule autour de cette pleine
conscience. Celle-ci nous permet d’effectuer le breaking through, la
percée.
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30 avril 2011
La discipline mentale (samâdhi)
Lors de mes précédentes interventions ici nous avons évoqué
plusieurs thématiques, notamment celle des Quatre Nobles Vérités.
Je rappelle à ce sujet que les deux premières Vérités épousent en
somme la perspective descendante sur l’existence qui est contenue
dans la doctrine du samsâra, la « roue de la vie ». Celle-ci montre
comment les humains, sous l’effet conjoint de l’ignorance et de
l’avidité, développent les émotions négatives de la colère, de la haine
et de la cruauté (ou violence) et aboutissent à la souffrance, au
désespoir et au cercle sans fin du recommencement. C’est pourquoi,
la première Noble Vérité énonce que toute existence est insatisfaction,
impermanence et souffrance. Et la deuxième Vérité souligne que la
source de cette souffrance réside dans l’avidité, dans la flamme
brûlante du désir insatiable. Les troisième et quatrième Nobles Vérités
épousent alors la perspective ascendante sur l’existence qui est
contenue dans la doctrine du nirvâna. Elles disent, en effet,
respectivement : la cessation de la souffrance réside dans le nirvâna,
c’est-à-dire « l’extinction » de la flamme brûlante du désir, et la voie
qui conduit à cette cessation est le Noble Chemin octuple. En
cheminant sur celui-ci, le retrait du voile de l’ignorance, l’apaisement
de l’avidité, la suppression des passions destructrices peuvent céder la
place à la conscience élevée, la sérénité et la joie — au seuil de l’éveil.
Le Noble Chemin octuple, la noble voie aux huit membres,
est en somme une série de règles de vie qui peuvent être réductibles
à 3 registres complémentaires (la trisiksa): les trois entraînements ou
la triade de la discipline de vie : (1) la connaissance (prâjna), (2) la
morale (sîla), et (3) la discipline mentale (samâdhi). Les deux
premiers membres de la noble voie sont la vision juste et l’intention
juste : ensemble ils composent la connaissance ou sagesse ( prâjna).
Les trois suivants sont la parole juste, l’action juste et les moyens
d’existence justes qui, ensemble, composent la moralité ou l’éthique
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(sîla). Et les trois derniers sont l’effort juste, l’attention juste et la
concentration juste qui composent ensemble la discipline mentale
(samâdhi).
Lors de notre dernière rencontre, nos avions parlé de la
moralité.
Sîla, ou « moralité », est le comportement correct en tant
qu’expression ou reflet d’une attitude mentale correcte ou
« karmiquement saine ». Un état mental est karmiquement sain
lorsqu’il est associé à des états mentaux positifs comme la nonavidité, la non-haine, la non-ignorance, ou encore la bienveillance et
la compassion. Ces états mentaux, on cherche à les alimenter,
notamment par la méditation. Plus ils sont développés en nous, plus
ils suscitent des actes appropriés, « bons », dans le comportement
existentiel. Mais en retour, si l’on s’exerce à un comportement correct,
celui-ci suscitera en nous un état mental karmiquement sain. C’est
pourquoi le bouddhisme énonce des préceptes de comportement qui
peuvent nous aider à purifier notre esprit. Ces préceptes portent sur
la correction de la parole, de l’action et des moyens d’existence. C’est
notamment ce que proposent les cinq préceptes qui sont une
présentation plus détaillée de ce que signifient parole juste, action
juste et moyen d’existence juste : (1) respecter la vie et agir avec
bienveillance ; (2) s’abstenir de prendre ce qui n’est pas donné et soimême développer la générosité ; (3) s’abstenir de méconduite
sexuelle et s’orienter vers la continence ; (4) s’abstenir de parole
mensongère ou dure et pratiquer la véracité et la parole aimable; (5)
éviter l’intoxication de l’esprit et s’exercer à la pleine conscience.
S’exercer à la pleine conscience, c’est ce que l’on pratique dans la
discipline mentale, dont nous aimerions parler aujourd’hui. C’est
par la discipline mentale et le développement de la pleine conscience
que l’on réussit à lever le voile de l’ignorance et que l’on contribue à
se libérer des émotions négatives (avidité, haine, colère) au profit des
émotions positives (bienveillance, compassion, réjouissance du
bonheur d’autrui, équanimité, générosité, dévotion).
La discipline mentale, telle qu’elle est présentée dans la Noble
Voie octuple, contient donc trois éléments : l’effort juste, l’attention
juste et la concentration juste.
L’effort juste ou parfait, c’est en somme la persévérance
dans la voie, le fait de poursuivre avec régularité et application, même
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lorsque l’enthousiasme retombe : l’inspiration n’est pas toujours
présente, c’est alors l’effort qui prend le relais. Pour que l’effort soit
bien dirigé, il est indispensable de se bien connaître : savoir où est
notre faiblesse et notre force, et pour cela pratiquer l’attention et la
concentration. L’effort peut s’orienter plus spécifiquement en quatre
directions : prévenir, éradiquer, développer et maintenir.
1. La prévention concerne les forces de l’inertie qui nous
retiennent en arrière, elle concerne les états mentaux défavorables
(avidité, désir égoïste, haine, illusion, confusion mentale, perplexité,
manque de perspective), lesquels sont toujours partiellement
alimentés par les sens. Ne laissez pas vos sens vous émouvoir à la
moindre excitation : comme lorsque la vue d’une vitrine alléchante de
magasin vous donne envie d’acquérir de nouvelles choses. L’organe
de l’œil peut être la porte d’entrée au désir avide. C’est pourquoi il
faut garder cette porte avec vigilance et ne pas se laisser emporter
par la moindre tentation.
2. L’éradication concerne les états mentaux défavorables
apparus : la convoitise des choses matérielles, la malveillance,
l’agitation et l’anxiété (la précipitation affairée omniprésente dans
notre société en est le signe), la paresse et la torpeur (la stagnation
de celui qui réagit maladroitement à l’agitation), le doute et
l’indécision (le refus d’adopter une ligne claire). Les méthodes de
l’éradication sont l’observation de soi et la prise de conscience des
effets des états mentaux sur la clarté de notre esprit, le fait de laisser
glisser les états défavorables et cultiver les états mentaux opposés
c’est-à-dire favorables (comme la mettâ).
3. Développer les états mentaux favorables non encore apparus à
l’aide de la méditation comme entraînement ( bhâvanâ) et l’ascension
des divers dhyânas : états mentaux de plus en plus désencombrés,
purifiés, débouchant sur l’ouverture de l’esprit à la sphère de l’espace
infini , de la conscience infinie, de la non distinction des choses, du
dépassement de la dualité sujet–objet.
4 . Maintenir des états mentaux favorables ainsi apparus.
L’effort juste est animé par l’énergie.
Cette énergie permet d’éprouver une aspiration pour ce qui
est bon et sain. La pratique spirituelle toute entière a besoin de cette
énergie pour connaître une réelle progression. Mais en retour cette
énergie, afin d’éviter de verser dans l’agitation ou l’impétuosité, doit
être équilibrée par la méditation.
Un bon terrain pour cultiver cette énergie est la santé du
corps. Sangharakshita, outre l’importance accordée à un régime
25
alimentaire sain, encourage les activités sportives ordinaires,
accordant toutefois une attention particulière à la pratique des arts
martiaux orientaux, le Tai Chi Chu’an et le hatha yoga. Mais mieux
encore que l’exercice physique, le travail physique, manuel est un
excellent catalyseur et canaliseur d’énergie, surtout lorsqu’il est
pratiqué en groupe, dans le contexte de la communauté spirituelle.
Sangharakshita considère toutes ces activités corporelles comme des
méthodes “indirectes” de la progression spirituelle, aux côtés de la
méthode directe qui consiste en la méditation.
Tout ceci va à l’encontre d’une tendance, présente
notamment dans le Theravâda, à voir la vie spirituelle comme étant
de l’ordre de la contemplation purement inactive, contraire au travail
manuel. Selon d’autres traditions monastiques (zen, bénédictine), le
travail, bien au contraire, contribue à la croissance spirituelle,
équilibrée et saine. L’énergie ne stagne pas : elle est mise dans
quelque chose de positif. Sangharakshita dit du travail que c’est le
“guru tantrique” — c’est-à-dire une sorte de principe de réalité qui
confronte le pratiquant à ses propres limites et aux contraintes du
réel, cela contribue à harmoniser notre vision spirituelle avec la réalité
pratique.
Par ailleurs lorsque le travail, au sens professionnel, est
orienté vers le bien d’autrui — l’aide aux défavorisés, la transmission
du Dharma, l’organisation d’un Centre — il devient un instrument
puissant de sa propre transformation spirituelle, contribuant
notamment à décentrer l’attention de soi-même vers les autres.
L’effort juste doit également être soutenu par la foi.
Afin d’avoir l’énergie pour faire un effort en vue de ce qui est
bon et sain, il faut avoir la foi ou la conviction : sraddhâ. C’est
l’aptitude à être ému sur le plan émotionnel par quelque chose qui
dépasse les sens et même l’esprit rationnel. L’objet premier de la foi
est le Bouddha et le fait que cet homme a pu atteindre l’état d’éveil.
Cette foi n’est pas aveugle: elle s’appuie sur l’intuition (une résonance
harmonique entre le Bouddha et l’état potentiel de bouddhéité en
nous), la raison (une compréhension intelligente et informée de l’objet
de cette foi) et l’expérience (l’épreuve personnelle de l’avancée sur la
voie). La foi procède de l’aptitude à répondre à ce qui est élevé —
allant ainsi à l’encontre de l’atmosphère générale de dénigrement de
tout ce qui ne se réduit pas à l’intérêt.
De cette foi découlent des pratiques dévotionnelles dont le
rituel de la pûjâ, pratiquée au Triratna, est l’expression. La vénération
26
du Bouddha n’est pas l’adoration d’une idole mais le fait de soumettre
son ego à ce qui est le plus profond en soi: sa propre bouddhéité
potentielle.
La foi et le rituel dévotionnel permettent d’alimenter la part
esthétique et imaginative de l’engagement. Celle-ci en effet ne se
contente pas de la raison ni des raisons, mais doit concerner toutes
les dimensions de l’esprit, dont certaines, telles que l’imagination,
portent plus loin que la pure raison.
L’attention juste (ou parfaite) ou encore : la pleine conscience.
Cette faculté ou qualité doit accompagner les autres pratiques
et elle permet d’établir entre celles-ci une harmonie. La pleine
conscience, smriti (sati, en pali, signifiant littéralement “souvenir” ou
“mémoire”), plutôt qu’une méthode, est une qualité que l’on tâche
d’acquérir. C’est un état de l’esprit rassemblé, sans distraction,
concentré, dans la résolution, dans le maintien du cap, dans le
développement continu de l’individu.
L’attention ou la pleine conscience, qui doivent s’appliquer à
tous les mouvements corporels ou psychiques, s’acquièrent
progressivement. Au début, quand on agit sans conscience et que l’on
s’en rend compte après-coup, on se détermine alors à exercer cette
conscience. On prend conscience de l’attention quand on s’est surpris
en défaut d’attention, coupable d’inattention ou de non-attention,
dont la nature est la distraction et l’oubli (nous sommes occupés à
quelque chose et puis notre attention est prise par autre chose et on
oublie ce que l’on était occupé à faire initialement). Nous sommes
facilement distraits parce que notre concentration est faible. Et notre
concentration est faible car nous n’avons pas de continuité d’intention.
Et ce manque d’intention soutenue, à son tour, provient de notre
manque de projet cohérent dans la gestion de notre vie: nous nous
laissons aller à la dérive par des occupations et des projets successifs
qui rompent la continuité de notre intention et, partant, de notre
attention. Quand on se rend compte de tout cela, on devient
conscient dans le présent de sa distraction et, finalement, l’attention
présente à tous les faits et gestes commence à pouvoir être mise en
pratique: elle est faite de remémoration, de non-distraction, de
concentration, d’intention continue et de projet cohérent et résolu de
la personnalité.
Il y a quatre domaines auxquels nous devons appliquer notre
attention ou pleine conscience : les choses, le soi, les gens et la
réalité.
27
1. L’attention aux choses signifie que nous apprenons à prendre le
temps de les regarder, de les voir, de les goûter, telles qu’elles sont,
sans projeter sur elles nos préoccupations. C’est une appréciation
esthétique des objets qui nous entourent, une plus grande réceptivité
à leur égard et une aptitude à percevoir notre affinité fondamentale
avec toutes choses. Cette appréciation est esthétique au sens de la
sensation des choses mais aussi au sens artistique de leur
contemplation (la peinture chinoise de paysage est basée sur l’union
des deux: contempler une peinture, c’est apprendre à voir le
paysage).
2. L’attention au soi ou la prise de conscience de soi concerne
d’abord son corps et ses mouvements (comme dans la cérémonie
japonaise du thé); elle concerne nos sentiments (nos états
émotionnels défavorables que nous tâchons d’apaiser); elle concerne
nos pensées (cesser de laisser celles-ci flotter dans notre esprit afin
d’en prendre conscience, d’en ralentir le flux, d’arrêter le bavardage
mental, acquérir le silence mental et ainsi transmuter notre psychisme
pour transformer notre être).
3. L’attention aux autres personnes signifie d’abord qu’il nous faut
tout d’abord apprendre à les regarder (non seulement telles qu’elles
sont, mais avec un élan de sympathie pour elles, pouvant conduire au
plaisir de la communication véritable et de l’amitié).
4. La prise de conscience de la réalité peut s’apprendre
notamment en tâchant de nous remémorer la personne du Bouddha
et de son éveil, afin d’aboutir nous-même au contenu de celui-ci: une
contemplation muette de la nature ultime des choses.
La méditation juste (samâdhi)
Le vocable samâdhi — “placer” (dhi) “ensemble” (sam) —
signifie concentration mentale ou recueillement. Il concerne, comme
le dhyâna, les exercices de méditation destinés à unifier la pensée en
la libérant de tout de qui la distrait. Ce vocable est utilisé, dans un
sens large, pour désigner la discipline mentale en général ; et puis,
dans un sens strict, pour désigner, plus précisément, la méditation.
Percevoir le Dharma comme l’ensemble des moyens par
lesquels l’éveil peut être atteint permet de placer comme critère de la
validité d’une méthode — parmi les techniques de méditation,
cérémonies, rituels et institutions diverses — son aptitude à nous faire
avancer sur le chemin qui va vers ce but. L’effectivité d’une méthode
ne peut être jugée qu’au sein d’un ensemble plus global de pratique
28
spirituelle dont elle fait partie. Mais aussi: au sein d’un contexte
culturel au sein duquel elle s’est précisée. Certaines pratiques, utiles
dans un contexte, peuvent être nuisibles dans un autre:
Sangharakshita lui-même avait fait l’expérience de l’effet désintégrant
qu’avait sur lui la pratique, pourtant hautement considérée, du
pranâyâma (le contrôle du souffle) ; il constata également que la
pratique, pourtant très répandue, du vipassanâ pouvait également
avoir des effets perturbants sur la santé mentale. Par ailleurs, une
technique ne peut être utilisée seule, mais avec d’autres et au sein
d’une pratique spirituelle plus globale où elle trouve sa place et elle
doit être adaptée au contexte socio-culturel des personnes à qui elle
est enseignée. On ne peut enseigner par exemple la visualisation de
Bodhisattvas à des personnes pour qui les Bodhisattvas ne signifient
rien. Il a donc fallu à Sangharakshita élaborer un système de
discipline spirituelle et de méditation adapté au monde occidental
moderne, tout en retenant l’essentiel du contexte indien duquel sont
issues ses méthodes. Le Dharma doit offrir les moyens de l’évolution
élevée de l’individu, progressant de la conscience centrée sur le
sensible à la conscience transcendante, orientée vers l’éveil. Le
principe dynamique ici est la prise de refuge, dont il s’agit
d’approfondir l’engagement, de degré en degré.
Même si la vie spirituelle comporte une série de méthodes
indirectes et qu’elle ne se limite donc pas à la méditation, cette
dernière y tient une place centrale. La méditation devrait être
considérée comme étant, aux côtés d’autres pratiques, un flux continu
d’états mentaux élevés — ce qui peut en vérité se produire lorsqu’on
est assis, débout, marchant ou dans toute autre activité. Les états
mentaux élevés ou propices sont toutefois cultivés au mieux lorsque
l’on s’assied et que l’on cherche à développer le samâdhi — la
concentration mentale ou recueillement.
En accord avec la tradition bouddhique dominante,
Sangharakshita divise la méditation en deux grands groupes: samathâ
(la tranquillité) et vipasyana (la vision pénétrante). Samathâ prépare
l’esprit en le purifiant, l’intégrant, le rendant plus subtil, concentré et
raffiné, tandis que vipasyana vise ensuite l’application de l’esprit à la
saisie de la vraie nature de la réalité. Cette saisie est alors l’objet d’un
approfondissement sans fin.
Sur base de tels principes, Sangharakshita a mis sur pied un
système de méditation à destination des pratiquants au sein du
Triratna. Il s’agit d’une structure à quatre niveaux.
29
1. Le premier niveau, qui correspond à samathâ, est celui de
la tranquillité et de l’intégration. C’est le fondement indispensable à
une progression spirituelle: avoir une personnalité parfaitement
intégrée qui unifie les composantes parfois contradictoires du
caractère. L’intégration horizontale du niveau conscient est donc
nécessaire pour qu’un individu cohérent puisse rassembler les
tendances multiples au sein de la personnalité. Et l’intégration
verticale, qui se produit au plan du premier dhyâna, va aider à
progressivement surmonter les aspirations sensuelles constamment
renaissantes. Cette double intégration s’obtient par l’attention sur un
point unique autour duquel toutes les énergies de l’esprit vont se
concentrer. Dans le système de la méditation proposée par
Sangharakshita, il s’agira de “l’attention sur le souffle”, puis de
“l’entraînement à la bienveillance”.
En accord avec la pratique dominante dans l’ensemble des
traditions bouddhistes, l’attention sur le souffle est la première
technique méditative enseignée dans le Triratna. Cette pratique de
“l’attention au souffle” ou de “la pleine conscience de la respiration”
se nomme ânâpâna-sati, en langue pâli. C’est une technique qui avait
été pratiquée par le Bouddha lui-même. Il s’agit de quatre étapes de
concentration progressivement plus intense sur la respiration. Une
telle attention sur le souffle rend celui-ci plus calme et induit un état
de paix et de contentement. Elle crée une plus vaste conscience de
soi, de son corps et de son psychisme, mais aussi du monde autour
de soi et des personnes environnantes — bref, de la réalité. Cette
approche ne nécessite aucune adhésion au bouddhisme et peut donc
être pratiquée par quiconque.
2. Le second type de méditation de type samathâ qui est
proposé, complémentaire du précédent, est “le développement de la
bienveillance” (mettâ bhâvanâ), une technique souvent décrite dans
les écritures canoniques. Après l’étape de “l’intégration”, c’est l’étape
des “émotions positives”. Après avoir concentré l’attention, il s’agit de
reprendre contact avec ses émotions en tâchant de développer celles
qui sont positives, à commencer par la bienveillance, mettâ en pali,
maitri en sanscrit. La mettâ est une émotion positive, non
passionnelle, envers autrui, lui souhaitant du bien et du bien-être.
C’est un sentiment que l’on éprouve spontanément envers un ami,
mais intensifié par la concentration méditative. Dans la pratique de la
mettâ bhâvanâ, on s’exerce à éprouver ce sentiment pour soi-même,
pour un ami proche, pour une personne neutre, pour une personne
ennemie et enfin, selon un élargissement du cercle des personnes
30
environnantes des plus proches aux plus lointaines: on cherche à
éprouver un sentiment de bienveillance universelle. Mettâ est
l’émotion positive fondamentale et le socle à partir duquel peuvent
être développées les autres. D’autres émotions positives sont: la
compassion envers les personnes souffrantes (karunâ), la sympathie
pour le bonheur et la joie d’une autre personne ( mudita), l’équanimité
émotionnelle envers tous les êtres (upeksâ) et la dévotion envers tout
ce qui correspond à l’idéal spirituel (sraddhâ). Chacune de ces
émotions peut devenir l’objet d’une méditation de la tranquillité,
contribuant à développer une individualité positive, une personnalité
humaine saine. Le développement des émotions positives est
important pour maintenir une inspiration dynamique dans la
motivation qui nous maintient sur la voie.
Mais malgré tout le bénéfice de ce type de méditation, cela
n’empêche pas d’en rester à la personnalité mondaine, enchâssée
dans les conventions et illusions. Il faut progressivement laisser
derrière soi cette personnalité avec son identification au pôle subjectif
de l’expérience. Il faut transcender la distinction sujet-objet ellemême et mourir à son individualité mondaine. Il faut donc entrer dans
le niveau de vipassanâ, la “vision pénétrante” de la réalité.
3. Ceci nous conduit à l’étape suivante qui est “l’étape de la
mort” durant laquelle nous entreprenons des pratiques qui nous
aident à déconstruire notre individualité mondaine actuelle. Il s’agit
par exemple de rappeler à son souvenir l’impermanence et la mort,
diverses méditations sur sûnyatâ, la vacuité, ainsi que des méditations
sur les nidanâs, les liens de la chaîne cyclique ou spiralée de la
conditionnalité. Il y a également “la pratique des six éléments” : il
s’agit d’examiner les six éléments de l’eau, la terre, le feu, l’air,
l’espace et la conscience en tant qu’ils sont les composants de
l’organisme psycho-physique. On médite sur le fait que chacun d’entre
eux est conditionné, impermanent, insubstantiel et ne peut être une
source stable d’identification pour le soi. Nous prenons conscience que
notre idée de nous-même est limitée et limitative et l’on tâche
d’abandonner tout ce avec quoi est liée notre idée de nous-même. On
se prépare mentalement à abandonner tout cela comme ce devrait
être le cas effectivement à la mort. Et on rend ces éléments à
l’univers d’où ils proviennent. On vit ainsi une mort spirituelle,
abandonnant en esprit les conditions de l’individualité qui, lorsqu’on
s’y attache, nous empêchent de faire l’expérience de la réalité telle
31
qu’elle est, dans son insubstantialité et sa vacuité. L’effroi que peut
susciter ce type de méditation est un effroi salutaire.
4. Mais cela ne révèle qu’un versant de vipassanâ (ou
vipasyana) : la négation de la personnalité mondaine. Il existe ensuite
un versant positif : “la renaissance”. C’est de l’épreuve de la mort du
soi mondain que surgit le soi spirituel. Certes, le conditionné et
l’inconditionné sont dénués de soi. Il existe cependant des textes
anciens qui parlent du “grand soi” (mahâttâ), afin de viser quelque
chose comme un “soi authentique”. En un sens absolu, il n’y a pas de
soi dans l’inconditionné. Mais l’inconditionné transcende toutes les
dualités, également celle du soi et du non-soi. On peut alors user de
cette terminologie du “grand soi” ou du “soi authentique”, même si on
est conscient qu’elle est inadéquate, que c’est un expédient. Il faut en
effet se rendre compte que le transcendant ou l’inconditionné n’est
pas totalement impersonnel. Ce serait plutôt une forme plus
quintessentielle de la personnalité, par-delà la forme inadéquate de la
personnalité mondaine. C’est la pure bouddhéité, représentée par la
figure du Bouddha lui-même ou d’un des nombreux Bodhisattvas que
l’on visualise lors de la méditation, ainsi que l’enseigne le tantrisme
tibétain. Cette visualisation représente notre nature la plus élevée,
accessible lorsque nous sommes affranchis de notre nature grossière.
Ce type de méditation, tout comme le précédent, celui de la mort,
n’est enseigné que lors de l’ordination.
Il existe enfin un dernier type de méditation, mais qui ne
correspond plus à une étape dans le système. Il s’agit du “simplement
s’asseoir”, permettant une assise calme et libérée de l’effort pour
atteindre telle ou telle qualité ou degré de méditation. Cette pratique
aide à se défaire de tout volontarisme dans la pratique de la
méditation.
Le samedi 21 mai 2011
La vision (prâjna)
L’enseignement de Sangharakshita est vaste. Il porte sur la
doctrine bouddhique en sa plus grande rigueur scientifique et sur la
32
manière de la mettre en pratique en sa concrétude la plus
existentielle. Son enseignement est en vérité un juste milieu entre les
travaux universitaires trop spécialisés et les formulations trop
simplificatrices des vulgarisateurs. Il présente le bouddhisme de
manière à la fois complète, claire, intelligente, concise et praticable.
Sangharakshita ne s’est donc pas contenté d’écrire des
ouvrages académiques — dont le Survey of Buddhism reste le
classique. Il a enseigné pendant quatre décennies à l’intention des
membres d’un nouveau mouvement qu’il a lui-même fondé — l’AOBO,
puis tard rebaptisé le Trirata. — dans le but de rendre le bouddhisme
accessible au monde moderne. Il a en outre joué un rôle clé dans le
renouveau du bouddhisme en Inde grâce à son action auprès
d’Ambedkar dans la conversion massive des intouchables au
bouddhisme.
Après avoir exposé l’enseignement de Sangharakshita sur
l’éthique (sîla), puis sur la méditation (samâdhi), dans les précédents
exposés, nous aimerions proposer aujourd’hui sa philosophie globale,
sa manière d’exposer la vision bouddhique (prâjna).
Le but du présent exposé est donc de proposer une vue
d’ensemble de cette vision afin d’en avoir une compréhension
synthétique et cohérente, par-delà l’aspect parfois éclaté des livres,
séminaires et conférences, étalés sur plus de quatre décennies.
Pour ce faire, nous allons nous appuyer considérablement sur
l’ouvrage de Subhuti : Sangharakshita. A New Voice in the Buddhist
Tradition, publié en 1994.
Proposer une vue d’ensemble risque bien évidemment de
schématiser la vision de Sangharakshita qui, sur la durée de toute une
vie, a pu s’exprimer en d‘infinies nuances. Mais il faut voir ceci comme
une modeste introduction à une œuvre qui est tout de même
immense et une invitation à découvrir par soi-même l’aventure
spirituelle à laquelle cet enseignement convie chacun.
1. Un traducteur
Dans un monde en crise et où le bouddhisme lui-même
traverse une période critique, comment parler de ce dernier en des
termes qui puissent répondre à l’état de l’esprit qui est présent au
sein de cet crise et non pas en un langage désuet, destiné à des
personnes appartenant à des cultures exotiques qui, pour la plupart,
ont aujourd’hui disparues? L’effort de Sangharakshita a été de puiser
33
dans la diversité culturelle et doctrinale des expressions bouddhiques
afin d’en retenir la substance commune, l’essence intemporelle, ou
encore les principes fondateurs et de les rendre audibles au monde
contemporain. Il n’a pas voulu “adapter le bouddhisme au monde
moderne” mais il a cherché à le traduire à l’intention des personnes
vivant actuellement. Le monde étant aujourd’hui en grande partie
façonné par la civilisation occidentale et Sangharakshita lui-même
s’étant adressé surtout à des Occidentaux — sans jamais perdre de
vue la branche indienne de l’Ordre — la question a été de savoir
comment rendre le message bouddhique audible, compréhensible et
praticable en Occident. Son traditionalisme (le respect des doctrines
anciennes) en fait paradoxalement un révolutionnaire (l’auteur d’une
nouvelle expression du bouddhisme et le fondateur d’un nouveau
mouvement bouddhiste). Le plus ancien retrouve chez lui une
nouvelle fraîcheur. L’enseignement de Sangharakshita a réussi à
donner une nouvelle vie à d’anciennes vérités, pas seulement au plan
de la pensée, mais par la pratique et par la fondation concrète d’un
Ordre, et même par son institutionnalisation. Son ambition n’a jamais
été d’adapter le bouddhisme au monde moderne: elle serait bien
plutôt d’adapter le monde moderne au bouddhisme. Il est en outre
arrivé à un moment opportun puisque l’on constate en Occident,
depuis l’après-guerre, une réceptivité remarquable au bouddhisme
sous toutes ses formes. Comme si le renouveau du bouddhisme se
produisait en Occident et comme si l’enseignement de Sangharakshita
en était une pièce maîtresse — aux côtés des actions, également
admirables, des Thich Nhat Hanh, Deshimaru, Trungpa, Suzuki et
combien d’autres encore...
Son enseignement ne s’adresse pas seulement aux membres
du Triratna, mais à tout bouddhiste désireux de mieux comprendre la
doctrine fondamentale, par delà les sectarismes. Mieux: il s’adresse à
toute personne voulant trouver un sens, une spiritualité, un repère au
sein d’un monde ayant perdu tout repère, tout sens et tout esprit.
2. L’unité du bouddhisme.
Très tôt, Sangharakshita — ordonné moine dans le
Theravâda, mais se mettant très tôt à l’école du Mahâyâna, du
Vajrayâna et du Chan — prit conscience de l’unité du bouddhisme,
saisi depuis le point transcendant de la bodhi, l’éveil du Bouddha.
C’est le point où les mots se dissolvent dans le paradoxe et où
34
l’intellect rationnel trouve sa limite. Toutes les tentatives de dire cette
expérience ne peuvent être que des doigts pointant vers la lune et
non pas son expression exhaustive. Et la variété des formes que put
prendre le Dharma à travers les différences entre écoles sont chaque
fois des tentatives incomplètes pour exprimer la même et unique
vérité transcendante et inaccessible aux mots. La première publication
de Sangharakshita porte, de manière très significative, sur The Unity
of Buddhism (3). Ainsi, très tôt il comprend que l’enseignement — ou
Dharma — ne peut s’identifier avec une école ou secte particulière. Ce
qui lui donne d’emblée la liberté de se nourrir de chacun des courants
conjointement, saisissant en quoi ils sont tous issus de la même
source.
Le bouddhisme repose sur l’expérience de l’éveil, c’est-à-dire
la compréhension directe que le Buddha a eu de la nature des choses.
Cette conviction est commune à tous les bouddhistes. La diversité des
écoles dérive de la manière dont elles cherchent chacune à rendre le
praticien à son tour capable d’un tel éveil. Sangharakshita souligne
que la reconnaissance de l’éveil constitue la source et la finalité de
l’unité transcendante du bouddhisme. C’est le dénominateur commun,
“supra-logique” (4), des diverses écoles et yânas (véhicules).
Ensuite, s’il faut trouver un critère pour déterminer ce qui,
dans la variété doctrinale ou méthodologique des écoles, correspond à
l’enseignement authentique, au Dharma, ce seront les paroles du
Bouddha lui-même.
Selon la métaphore du radeau, qui permet de passer d’une
rive à l’autre du fleuve de l’existence (de l’ignorance à l’éveil), le
Dharma est un instrument auquel il n’est pas utile de s’accrocher une
fois le but atteint. Et, ajoute Sangharakshita, tout ce qui peut mener
adéquatement à l’éveil, en tant qu’il est un tel moyen, peut être inclus
dans le Dharma. Ce n’est pas la formulation doctrinale particulière qui
en détermine la validité. Le Bouddha lui-même confirme cela en disant
que fait partie du Dharma tout ce qui conduit à être dépassionné,
détaché, frugal, tout ce qui conduit au contentement, à la satisfaction
dans le bien plutôt que dans le mal, à la réduction des avantages
mondains et non leur accroissement...
3. Les trois yânas.
Que faire alors avec l’immense diversité des écoles et des
enseignements? La tendance des plus sectaires parmi les diverses
écoles, ordres, et autres véhicules, à travers l’histoire, a généralement
35
été de croire que leur propre enseignement était le seul adéquat, tous
les autres n’étant que des déviations à partir de l’orthodoxie. C’est
encore particulièrement le cas du Theravâda. Une autre attitude, plus
charitable, a été de considérer que toutes les écoles dérivent du
Bouddha lui-même, soit qu’elles expriment un aspect particulier de
son enseignement complet, soit qu’elles représentent une réponse
appropriée du Bouddha à tel ou tel stade de développement spirituel
des personnes. C’était l’attitude classique du bouddhisme chinois,
notamment le T’ien-t’ai. Le bouddhisme tibétain systématisa cette
approche en disant que les trois véhicules ( yânas) correspondent à
trois étapes du développement spirituel: le Hînayâna (petit véhicule)
représentant la base de l’enseignement, le Mahâyâna (grand véhicule)
représentant la maturité et le Vajrayâna (véhicule adamantin)
représentant l’aboutissement. Cependant la terminologie des trois
yânas peut être plurivoque et conflictuelle : il peut s’agir d’une
classification historique, il peut s’agir d’une caractérisation polémique,
et il peut s’agit d’une description des étapes dans le développement
spirituel.
Ce sont les études orientalistes modernes, sur lesquelles
s’appuie Sangharakshita, qui soulignent la perspective historique: les
trois yânas, plutôt que d’êtres tous issus des paroles du Bouddha
adressées à différents stades de développement des esprits,
correspondent en fait à des époques successives dans l’évolution
historique — beaucoup d’enseignements plus tardifs, notamment
dans le Mahâyâna, ayant été attribués au Bouddha pour leur octroyer
une plus grande respectabilité.
Sangharakshita suggère que chaque yâna incarne un aspect de la
doctrine, selon une complémentarité des approches. Le Hînayâna
développa la dimension éthique, en insistant sur la vie monastique,
pendant qu’il élaborait aussi la doctrine psychologique en classifiant
les états mentaux décrits dans l’Abhidharma. (Les héritiers du
Hînayâna nomment aujourd’hui leur école “Theravâda”, c’est-à-dire la
“doctrine des anciens”). Le Mahâyâna souligna l’importance de
l’altruisme et mit en relief l’aspect dévotionnel de la vie spirituelle,
avec notamment le culte des Bodhisattvas, pendant que, sur le plan
plus spéculatif, il élaborait les implications métaphysiques du Dharma.
Enfin le Vajrayâna tibétain s’attacha à l’aspect imaginatif et mythique
et développa un langage de rituel et de symbole.
L’important pour Sangharakshita est de retourner à
l’enseignement originel du Bouddha et de voir les enseignements
36
ultérieurs pour ce qu’ils sont : des développements à partir de
prémisses posées par le Bouddha.
C’est pourquoi, sans pour autant jouer le rôle parfois
dogmatique qu’elles ont dans les religions monothéistes, les écritures
du bouddhisme originel, transmises par le Theravâda sont nécessaires
pour juger de l’adéquation de doctrines ou d’écrits plus tardifs. Ce que
l’on nomme le Canon pâli est au plus proche des sermons et de
l’enseignement des origines, prononcés sous l’inspiration de
l’expérience de l’éveil et avant l’apparition d’interprétations
tendancieuses. C’est ce que développe Sangharakshita dans The
Meaning of Orthodoxy in Buddhism. Dans un autre ouvrage
déterminant, The Eternal Legacy, il a présenté de manière
compréhensive l’ensemble de la littérature canonique du bouddhisme.
C’est dans cette optique que lorsque Sangharakshita fonda
son nouveau mouvement : il ne pouvait se contenter de suivre telle
quelle une tradition déjà constituée, mais il lui fallait tout reconsidérer
à l’aune de l’enseignement originel, ramené lui-même à ses principes
essentiels. Et c’est à partir d’une compréhension précise de ce qu’est
l’éveil et des moyens d’en favoriser l’expérience qu’il a élaboré un
enseignement et des pratiques, fondées sur l’enseignement originel,
et s’inspirant, dans la mesure de leur utilité, des apports plus tardifs.
A priori aucun apport constructif n’est rejeté. Mais il faut toujours
garder en vue l’essentiel. Selon le principe du “toujours plus de
moins” (more and more of less and less), son enseignement ne
devrait pas être exhaustif ni encyclopédique mais “basique”: complet
dans sa simplicité même.
C’est ainsi qu’il a pu écrire:
“Pour ce qui est de la méditation, par exemple, nous
enseignons ‘l’attention au souffle’ et la mettâ-bhâvanâ, ‘le
développement de la bienveillance’, qui sont issus de la tradition
Theravâda. Nous récitons la pûjâ en sept parties — qui vient de la
tradition mahâyâna indienne. Nous chantons des mantras qui
viennent de la tradition tibétaine. Et puis, bien entendu, il y a une
importance considérable accordée au travail au sein de la vie
spirituelle, ce qui est une caractéristique zen” (5).
4. La coproduction conditionnée.
On convient que l’expérience de l’éveil constitue le point de
l’unité transcendante du bouddhisme, par-delà les différences de
véhicules ou de sectes. Dans cette expérience, le Bouddha vit les
37
choses telles qu’elles sont. Il vit la nature véritable de la réalité. Cette
expérience est foncièrement ineffable et pourtant des volumes entiers
de spéculation métaphysique ont été écrits à son propos. Alors, sans
verser dans les considérations complexes du “réalisme pluraliste”, de
l’”absolutisme” ou de l’”idéalisme”, comment en proposer une
description acceptable?
Dès 1949, alors qu’il suivait l’enseignement de son premier
maître, Kashyapji, Sangharakshita a mis par écrit les fondements de
sa compréhension à ce sujet dans un article intitulé Philosophy and
Religion in Original and Developed Buddhism (6). Et il n’a fait en
somme ultérieurement que mieux élaborer cette première explication.
Il constate que l’expression conceptuelle première de l’éveil
est la doctrine de pratîtya-samutpâda ou “co-production conditionnée”
(ou “conditionnalité universelle”, ou encore “production en
dépendance”). Cette doctrine enseigne que tous les phénomènes
surgissent de leur dépendance sur des conditions. Chaque aspect de
notre existence provient d’un complexe de conditions et disparaît avec
celles-ci. Et chacun de ces aspects est à son tour une des conditions
d’où surgira d’autres phénomènes, au sein d’une réalité en constant
devenir. Ainsi, une plante provient d’une semence et elle donnera à
son tour d’autres semences à partir desquelles pousseront de
nouvelles plantes. La semence n’est qu’une étape dans la croissance
d’une plante et celle-ci n’est qu’une étape vers une nouvelle semence.
Il y a simplement un flux de conditions surgissant en dépendance. Et
rien n’échappe à cette loi: toute la réalité n’est qu’une vaste toile de
conditions, un processus en devenir. Le principe de la co-production
conditionnée est résumé dans la formule du Majjhima-Nikâya: “Ceci
qui est et devient, surgit de cela qui surgit; si ceci ne devient pas, cela
ne devient pas; lorsque ceci cesse, cela cesse” (7).
Et loin d’être une affirmation scientifique ou ontologique sur la
réalité physique de l’univers, il s’agit d’une intuition spirituelle, ou de
la tentative d’exprimer en termes intelligibles une vision supraconceptuelle. Cette formulation quasi-scientifique d’une loi applicable
à tous les phénomènes, le Bouddha l’applique en priorité aux
expériences de la vie humaine, plus accessibles à notre entendement.
Ainsi les célèbres Quatre Nobles Vérités sont une application de la
formule à l’expérience humaine de la souffrance. Il y a donc un
processus de descente, on pourrait presque dire une émanation :
d’une vérité supra-logique à une loi universelle de la conditionnalité,
puis à une compréhension de la nature conditionnée de groupes
38
particuliers de phénomènes. Ces phénomènes ont été en priorité la
condition humaine souffrante.
Cependant, dans la mesure où la vision du monde dominante
dans le bouddhisme ancien a souvent été le problème de la libération
de la souffrance selon une compréhension limitée des Quatre Nobles
Vérités, c’est une compréhension elle aussi limitée de la coproduction
conditionnée qui fut retenue. Elle fut en effet progressivement
identifiée avec un aspect de la réalité: ce que la vie spirituelle permet
de fuir. Mais cette compréhension omettait de mettre en évidence
tout ce que la vie spirituelle était destinée à atteindre, positivement.
C’est ce qui conduisit à voir la voie bouddhiste en des termes surtout
négatifs: il s’agissait en somme de se débarrasser de l’avidité, de la
haine et de l’illusion, plutôt que développer le contentement, l’amour
et la sagesse. On saisira mieux tout cela en précisant quelques
aspects plus précis de la doctrine.
On sait que le bouddhisme fait une distinction fondamentale
entre le samsâra, la roue douloureuse du devenir existentiel, et le
nirvâna, l’extinction de la flamme de l’avidité, de la haine et de
l’illusion qui consument le cœur humain. La vie spirituelle est destinée
à nous affranchir du samsâra, la pénibilité de la vie mondaine, afin
d’atteindre le nirvâna, la sérénité de l’expérience atteinte par le
Bouddha. La co-production conditionnée fut identifiée au samsâra
ainsi compris et le nirvâna en était la cessation. Cette interprétation
unilatérale de la coproduction conditionnée se retrouvait notamment
dans la doctrine des douze nidânas ou “liens” qui montre comment
l’ignorance et l’avidité produisent l’activité karmique et attachent l’être
humain à la roue pénible du devenir, le long du cycle de naissancemort et renaissance: nous y voyons une série de douze conditions,
chacune provenant en dépendance d’une précédente, selon la chaîne
sans fin du samsâra. Les écritures canoniques décrivent ainsi les
douze liens de la chaîne: l’ignorance donne lieu aux actions
volontaires, qui donnent lieu à la conscience égotique, puis à
l’organisme psycho-physique, aux organes des sens, à la perception,
la sensation, l’avidité, l’attachement, la renaissance, les agrégats de la
condition humaine, à la souffrance, au déclin et la mort (8).
Tout ceci mériterait bien sûr une exégèse séparée. Retenons
pour l’instant que cette chaîne descendante du samsâra a pour
corollaire la chaîne inverse qui conduit à la cessation successive des
liens : la cessation de la naissance conduit à la cessation de la
souffrance et de la mort, la cessation du devenir conduit à la
cessation de la naissance, et ainsi de suite pour remonter à la
39
cessation de l’ignorance. Il s’agit donc de défaire progressivement les
liens et les conditions qui ont induit en nous la frustration et la
souffrance. Le nirvâna n’est donc pas présenté comme étant lui aussi
dépendant de la coproduction conditionnée, mais plutôt comme étant
sa pure et simple cessation. Ainsi le nirvâna fut interprété en des
termes négatifs : comme la suppression du samsâra. Et cette
présentation, propre surtout au Theravâda, est à l’origine d’une
interprétation du bouddhisme en tant qu’aspiration au néant et
négation de la vie — que l’on retrouve très fort dans la manière dont
le bouddhisme fut compris en Europe au XIXème siècle.
Sangharakshita, se basant notamment sur les travaux de
Caroline Rhys-Davids et de Beni Madhab Barua, a montré que cette
présentation de l’enseignement du Bouddha était incomplète. En effet,
Rhys-David décela, sous la tendance négatrice du monde, propre au
bouddhisme ancien, un message spirituel éminemment positif,
cherchant à transformer l’humanité vers un plus et vers un mieux. Elle
mit en relief un passage moins connu des sermons du Bouddha où ce
dernier parle d’une séquence de nidânas positifs, conduisant à l’éveil.
Cette série des “nidânas positifs” est, non plus inverse de la première,
“les nidânas cycliques”, mais successive et symétrique. Elle commence
là où la première série termine: la souffrance et le déclin — mais sans
parler ici de la mort. Dans cette nouvelle série, dépendant de la
souffrance, surgit la foi. De la foi surgit la joie, puis le ravissement, la
sérénité et la félicité, puis la concentration, puis la connaissance, puis
la vision des choses telles qu’elles sont, puis le retrait, l’absence de
passion, la libération et la connaissance de la destruction des poisons
— ce qui équivaut au nirvâna. Cette redécouverte de l’enseignement
plénier du Bouddha est déterminante. Elle montre comment les
nidânas négatifs ou “cycliques” conduisent à nous empêtrer dans le
samsâra, et comment les nidânas positifs ouvrent par contre la voie
pour atteindre le nirvâna. Ce dernier n’est donc pas une simple
cessation de la roue douloureuse du devenir: il a son propre caractère
positif. Et lui aussi provient de la coproduction conditionnée.
B.M. Barua arriva à des conclusions semblables, mais à partir
d’une investigation plus philosophique. Il souligna le fait que vouloir
appliquer la coproduction conditionnée de manière exclusive au
samsâra, comme c’était le cas dans le Theravâda, n’était pas
conforme à l’esprit de la doctrine qui était sensée s’appliquer à toute
la réalité et devait par conséquent valoir tant pour le nirvâna que pour
le samsâra. Et il renvoya à une formulation du Canon pâli qui est
effectivement valable pour les deux (10). Dans ce passage deux types
40
de relations conditionnantes sont exposés. Dans le premier, le facteur
conditionnant et ce qu’il conditionne sont sur le même niveau, selon
une oscillation de l’un à l’autre, le plaisir cède la place à la douleur,
qui en retour cède la place au plaisir. Et c’est ce qui correspond à la
condition mondaine du samsâra. Dans le second, ce qui est
conditionné est d’un niveau plus élevé que le facteur à partir duquel il
se produit. Il y a ici un ordre progressif, chaque condition donnant
suite à une condition plus élevée: l’ignorance cède la place au savoir,
qui donne lieu à la liberté, qui conduit au nirvâna. Il y a, en d’autres
mots, une série positive et progressive de conditions, symétrique des
nidânas négatifs.
Ainsi, nirvâna et samsâra participent-ils de la même
coproduction conditionnée. La coproduction conditionnée régit ainsi
les deux grands versants de la réalité totale, comme Sangharakshita y
insiste lorsqu’il l’expose lui-même dans A Survey of Buddhism (11). Il
souligne qu’il y a, de ce fait, deux approches du nirvâna : l’une
statique, celle qui nie le monde, l’autre dynamique, celle qui progresse
à partir du monde et s’élève jusqu’à l’affranchissement. Et c’est
proprement cela que l’on peut qualifier de vie spirituelle. Cette vision
positive, y compris émotionnellement, de la vie spirituelle —
l’aspiration à “la grande félicité”, “la sérénité suprême”, plutôt que
simplement “supprimer l’ego” ou “nier le désir” — est l’un des apports
essentiels de l’enseignement de Sangharakshita et l’une des sources
de l’attractivité du Triratna.
5. L’esprit réactif et l’esprit créatif.
Dans un cours de 1967, intitulé Mind—Reactive and Creative
(“L’esprit: réactif et créatif”), Sangharakshita propose une nouvelle
manière de présenter le principe de la co-production conditionnée, en
l’appliquant à l’esprit. Le Bouddha expliquait que nos actions trouvent
leur source dans l’esprit et nous conduisent soit à la souffrance, soit
au bonheur. En fin de compte, c’est notre esprit que nous devons
transformer par la pratique spirituelle. Sangharakshita avance que
l’esprit peut fonctionner de manière soit “réactive”, soit “créative”.
Dans le premier cas, il réagit à des stimuli externes, habituellement
dérivés des cinq sens. Il est ainsi conditionné par des objets
extérieurs, d’une manière qui est à la fois mécanique, inconsciente,
répétitive, programmée et prévisible. Par contraste l’esprit créatif est
spontané, créant à partir de sa propre plénitude intérieure. Il produit
du neuf, il améliore ce qu’il reçoit, il possède une aptitude à
41
l’optimisme, et ce, même au milieu d’un contexte morose. Il est
capable de “construire le ciel dans le désespoir de l’enfer” (12).
L’esprit créatif est libre, non-conditionné, et ultimement identique à
l’esprit éveillé. Il est lucide et intensément vivant. Et sa créativité n’est
pas seulement artistique : elle touche toutes les activités humaines, et
notamment les relations humaines, ou la méditation, ou toute action
qui manifeste une surabondance intérieure par rapport aux stimuli
extérieurs.
Au sein du flux du devenir, régi par la coproduction
conditionnée, l’esprit réactif correspond à la réaction entre des
opposés tandis que l’esprit créatif exemplifie la progression d’un
facteur à l’autre, par amélioration. Le premier est cyclique , comme
l’est la chaîne des nidânas “cyclique”, comme la roue tibétaine de la
vie, tournant en cercle dans la répétition stérile de l’avidité, de la
haine et de l’illusion. Le second, correspondant à la chaîne des
nidânas positifs, se déroule comme une spirale, qui s’élève toujours
plus haut, chaque étape servant de base à une étape plus élevée. Et
le tâche de la vie spirituelle est de réussir à nous faire passer de la
roue à la spirale. Même si le cyclique-réactif tend à dominer au début,
nous avons tous des impulsions créatives en nous, des moments de
plus grand élan de l’esprit, que nous pouvons alors développer par les
exercices de la pleine conscience et de la méditation. Par ce moyen
nous devenons progressivement plus conscients de ce qui se passe
dans notre esprit, nous devenons plus conscients des deux tendances
en nous, nous arrivons à mieux les distinguer et à favoriser la
seconde, tout en nous dégageant de la première. Nous développons
alors progressivement la spirale qui, à terme, conduit à la pure
créativité de l’éveil.
Mais cet éveil, qui est le nirvâna, n’est pas la fin d’une route.
La coproduction conditionnée est un processus dynamique et continu
qui s’applique tant au nirvâna qu’au samsâra. Au sein du nirvâna se
poursuit donc également une progression infinie et qui est peu
compréhensible pour l’état non éveillé de notre esprit. L’éveil n’est
pas un lieu auquel on arrive et où on peut se reposer une fois pour
toute: ce n’est pas un terme lointain à atteindre, ni un objet précieux
à conquérir —sinon en un sens métaphorique, voire poétique . C’est
une manière d’être. Et cet être n’est pas sans lien avec notre mode
d’existence samsârique présent. Le nirvâna est une transformation
créatrice de notre être qui commence dès maintenant, si nous le
décidons. Samsâra et nirvâna, esprit réactif et créatif, chaîne cyclique
et chaîne positive, ne sont pas non plus des entités séparées, mais
42
des tendances contrastées au sein d’un même devenir. Nous
n’atteignons pas le nirvâna, dit Sangharakshita, mais nous
“nirvanisons”.
Durant toute son histoire le bouddhisme a utilisé des termes
métaphoriques ou poétiques afin d’exprimer des aspects de la réalité
qui sortent de l’empirisme strict. Ce faisant, les penseurs bouddhistes
ont utilisé des images parlantes à leur époque et dans leur culture. Le
Bouddha utilise notamment l’image de la croissance du lotus dans un
étang: certains lotus n’arrivent pas à la surface et restent immergés,
d’autres atteignent la surface de l’eau, et d’autres s’élèvent hors de
l’eau, sans être souillés par elle. Il en est de même de la maturation
spirituelle. L’image du chemin et de la progression de la voie est elle
aussi omniprésente dans toute l’Asie orientale.
Dans le milieu des années 1960, Sangharakshita lui-même
choisit d’utiliser une notion riche de sens dans la pensée moderne:
celle d’”évolution”. Ce terme peut être mis en continuité avec la
terminologie bouddhiste ancienne de la “croissance”, du “devenir”, du
“faire advenir” (bhâvanâ). Il considère que la notion d’évolution
exprime très adéquatement le mode spiralé de la coproduction
conditionnée.
La croissance, comme nous l’avons vu, peut être cyclique :
lorsqu’une plante pousse et meurt, donnant lieu à de nouvelles
semences qui recommencent le processus. Le devenir de l’évolution
des espèces est gouverné par ce rythme. Il y a un mouvement des
formes les plus élémentaires aux formes les plus complexes. Mais
dans la croissance spiralée, il y a une évolution continue depuis la
première étincelle de spiritualité jusqu’à l’éveil. Dans le premier cas
(qui est du registre des sciences physiques et biologiques),
Sangharakshita parle d’évolution inférieure et dans le second (qui est
du registre de la spiritualité), il parle d’évolution supérieure. Dans le
premier type d’évolution, les membres d’une espèce subissent celle-ci.
Dans le second, il s’agit, non pas d’une espèce entière, mais
d’individus qui choisissent consciemment de croître, selon la
dynamique de l’esprit créatif. Après la sophistication de la conscience
sensible au fil de l’évolution inférieure, il y a la lucidité de la
conscience de soi qui se développe en conscience spirituelle puis en
conscience éveillée.
L’humanité elle-même, lorsqu’elle vit en fonction de l’intérêt
du groupe (familial, ethnique, religieux,…), fonctionne encore selon le
principe de l’évolution inférieure: la perpétuation de l’espèce, la
protection de la collectivité, l’affirmation de l’ego national, l’agression
43
des autres groupes,… A ce stade les individus pensent à l’instar du
groupe et n’ont pas véritablement développé leur propre individualité.
C’est au niveau de l’évolution supérieure que l’individu peut se
différencier du groupe et devenir vraiment lui-même. Ainsi l’évolution
supérieure est l’œuvre de l’individu. Mais pas au sens de
l’individualisme égocentrique: au sens plutôt d’une transcendance de
soi qui rend le soi de plus en plus réceptif à l’altérité. C’est viser un
plan où les distinctions égotiques se dissolvent et chacun s’identifie
toujours davantage avec les autres : les autres personnes et
l’ensemble des choses de l’univers. Les individus qui progressent sur
ce même chemin forment une communauté spirituelle.
6. L’ordination et le troisième type de conscience.
Pour Sangharakshita, l’ordination doit être l’expression de la prise de
refuge “effective” (voir plus bas). Avant cette effectivité de la prise de
refuge l’engagement n’est pas assez ferme, et il n’est pas besoin
d’autre ordination en plus de cela, car l’acte même de prendre refuge
contient en lui-même tous les aspects de la voie spirituelle. En effet il
n’est plus besoin de l’ordination du Bodhisattva car la dimension
altruiste est implicite à la prise de refuge; et il n’est pas besoin
d’initiation tantrique car le prise de refuge effective produit l’activation
de son énergie spirituelle.
Outre qu’elle est l’expression de la prise de refuge, l’ordination
signifie l’acceptation dans la communauté spirituelle par ceux qui ont
déjà pratiqué la même prise de refuge effective. La prise de refuge
devient ici explicite et publique. Selon Sangharakshita l’expression
publique d’un engagement spirituel est fondamentale s’il veut être
véritable. L’engagement est exprimé en présence d’un aîné qui
l’accepte, confirmant publiquement l’effectivité de la prise de refuge.
L’ordination nous fait entrer dans une toute autre relation
avec les autres membres de la communauté spirituelle, déterminée
par notre participation à un nouveau type de conscience. C’est une
conscience communautaire de personnes qui partagent le même idéal
spirituel et s’engagent dans les mêmes activités créatives. Par rapport
à la conscience de groupe et par rapport à la conscience de l’individu,
c’est un “troisième type” de conscience.
Pour préciser cela, rappelons que, dans sa vision globale du
processus de l’évolution, Sangharakshita voit deux grandes phases:
l’évolution inférieure et l’évolution supérieure. Le point de jonction des
deux phases est l’individu conscient qui se tient au sommet de
44
l’évolution inférieure, dont il est le point d’aboutissement, et au
commencement de l’évolution supérieure, dont il est potentiellement
le sujet. Pour ce qui est de l’évolution inférieure, le sujet c’est l’espèce
entière dont les individus singuliers ne font que participer. Mais pour
ce qui est de l’évolution supérieure, l’individu est à lui seul une espèce
et il peut, par son propre effort, parcourir toute l’ampleur de cette
phase. L’être humain, pris globalement, est à cheval sur les deux
versants de l’évolution. Si quelques individus se soucient de croître
davantage, en tant que sujets capables de conscience de soi, au plan
de l’évolution supérieure, la plupart des humains sont absorbés par
les préoccupations liées à l’évolution inférieure et restent, de ce fait,
liés au groupe. Pour distinguer des individus conscients de soi ceux
qui restent immergés dans le groupe, Sangharakshita nomme ces
derniers des “individus statistiques” ou des “unités sociales”. Le
bouddhisme ancien distinguait ceux qui étaient aryas (nobles) de ceux
qui étaient prithagjanas (moyens, quelconques).
Le groupe est la collectivité humaine qui reste au plan de
l’évolution inférieure et qui reste rivée à des préoccupations
globalement matérielles. Le groupe au sens large est composé de
groupes plus restreints, qui parfois se chevauchent, et qui sont
composés des liens de langue, de sang, de sol, d’intérêts
économiques et politiques. Les membres du groupe sont unis par des
besoins communs, parmi lesquels celui de sécurité face à l’adversaire
crée une cohésion particulièrement forte. Les individus sont soumis au
groupe qui s’organise pour sa survie collective. Le prix à payer par
l’individu statistique pour sa protection par le groupe est sa
conformité à ce dernier et donc la suppression de toute véritable
individualité. Pour pouvoir se développer véritablement en tant
qu’individu personnel, il faut pouvoir penser et agir par soi-même et
donc s’affranchir du groupe.
C’est à ce moment que peut commencer l’évolution
supérieure. La personne individuelle développe alors la conscience de
soi, la lucidité, la responsabilité pour soi-même et pour les autres. Il
ne fait pas cela de manière “individualiste”, en cherchant à développer
son “originalité”, simplement par opposition au groupe dont il resterait
ainsi dépendant. Le véritable individu, loin de simplement s’opposer
“horizontalement” au groupe, s’en distingue par une aspiration
“verticale”. Il ne devient pas plus individualiste, et en ce sens
égocentrique, mais au contraire: il devient moins centré sur lui-même
et davantage soucieux des autres. Il accorde de ce fait une attention
positive au groupe dont il dépend de toute façon pour une part
45
incontournable de son existence: tout ce qui se rapporte à l’évolution
inférieure.
Cependant, la médiation par l’individu lucide permet à la
conscience d’accéder à un troisième niveau, où le groupe est
transcendé par la spiritualité. La conscience devient ici celle de la
communauté spirituelle. L’individu ne se perd pas ici dans le groupe et
dans le conformisme grégaire. La conscience individuelle tend
désormais à rejoindre spontanément la conscience communautaire du
fait de partager le même engagement pour les Trois Joyaux et ainsi:
les mêmes idéaux. Le monde est perçu dans la même perspective et
il y a ainsi une coïncidence des volontés, par-delà les différences
conditionnées par les appartenances de groupe dont chacun est issu.
Cette coïncidence des volontés génère une véritable harmonie et une
fraternité entre ses membres. La proximité spirituelle entre les
membres tend à faire disparaître la notion d’un soi séparé des autres.
Tous appartiennent au même corps spirituel, celui de l’Ordre luimême, qui peut être symbolisé par Avalokiteshvara aux mille bras :
chaque membre permet au corps entier de mettre en œuvre sa
compassion universelle qui transcende toute égoïté. La communauté
spirituelle offre un réseau d’aide et d’orientation pour les individus qui
se sont engagés sur le chemin de l’évolution supérieure. Cette aide
est précieuse dans le combat que mène l’individu pour se hisser du
champ gravitationnel du niveau inférieur (qui se confond avec le
groupe, le samsârique, le cyclique et le réactif) vers le champ
gravitationnel du niveau supérieur (qui est spiralé, créatif, et qui
aspire au nirvâna). Pour que la puissance et la clarté de
l’inconditionné soient assez fortes pour nous libérer de l’obscurité et
de l’adhérence du conditionné, il faut l’aide, la chaleur amicale et la
luminosité de ceux qui sont également engagés sur la même voie.
Si l’Ordre du Triratna a été fondé c’est pour donner un cadre à
une telle communauté spirituelle, composée de tous ceux qui ont
effectivement pris refuge dans les Trois Joyaux. L’ordination du
Triratna n’a pas d’autre signification que de solenniser cet
engagement. L’Ordre, en tant que sangha, n’est donc pas une simple
organisation, mais l’incarnation de cette nouvelle conscience spirituelle
communautaire. Cette nouvelle conscience, Sangharakshita aime
l’identifier avec la bodhicitta, “la volonté d’éveil”, qui anime l’idéal du
Bodhisattva dans son effort au bénéfice de tous les êtres —
pratiquement irréalisable par un individu seul, elle devient un horizon
possible pour une communauté entière animée d’une même
aspiration.
46
7. L’amitié spirituelle.
L’amitié spirituelle est une qualité que Sangharakshita valorise
beaucoup. Il est plus que probable que cette amitié a de tout temps
été mise en valeur dans la tradition bouddhiste. Sangharakshita aime
à citer un passage des sûtras dans lequel Ânanda parle de l’amitié,
disant qu’elle constitue la moitié de la vie spirituelle, et Bouddha lui
répond: “Ne dis pas cela, Ânanda, ne dis pas cela! C’est l’entièreté de
la vie spirituelle, pas la moitié”…
En lui accordant une telle
importance, Sangharakshita en fait clairement un des signes distinctifs
de l’Ordre. Sa réflexion à ce sujet s’inspire des écrits platoniciens et
aristotéliciens, de poèmes de Dr Johnson et du traité par Al-Ghazâlî
sur Les devoirs de la fraternité dans l’Islam . Il souligne le fait que les
relations personnelles sont nécessaires pour progresser dans la vie
spirituelle. L’expression “ami spirituel”, kalyâna mitra, est composée
du mot mitra, qui signifie “ami” et de l’adjectif kalyâna qui exprime
des qualités à la fois esthétiques et morales: la beauté, le charme, la
bonté morale, le fait d’être secourable. Ces hautes qualités, présentes
dans l’amitié spirituelle, sont aussi celles que l’on atteint dans les états
profonds de méditation ainsi que dans l’expérience esthétique.
L’amitié nous tire ainsi vers la spiritualité, vers des expériences plus
élevées, et offre l’inspiration ainsi que la confiance pour avancer plus
loin. Avec l’amitié s’épanouissent des états d’esprits positifs, heureux,
délicats, une aspiration à l’élévation.
Traditionnellement le kalyâna mitra est le maître spirituel, le
professeur, le “guru”. L’amitié ici, en somme, est “verticale”: entre
l’ancien et le disciple, entre le plus avancé et le mois avancé…
Sangharakshita reconnaît l’importance de cette relation verticale, et il
ne dénie pas le rôle positif que peut avoir la fréquente idéalisation du
maître, en tant que motivation à s’élever vers cet idéal, même si ce
n’est pas sans danger, ni parfois sans abus de la part de certains
gurus. Du fait de ces abus et dangers, Sangharakshita conseille de
placer l’idéalisation des personnages dans des figures du passé, tels
que le Bouddha lui-même, les Bodhisattvas ou les grands philosophes.
Mais surtout il souligne l’importance de développer un lien
“horizontal” de véritable communication avec des amis de niveau égal.
La communication, plus qu’un échange d’information, doit être une
réactivité chaleureuse, mutuelle, un contact existentiel, une
interaction entre des êtres. Un sentiment de préoccupation mutuelle
et de fidélité. Cette communication se produira au mieux s’il y a le
47
partage d’une vision commune et un engagement commun. En
d’autres mots, la communication la plus profonde et la plus
harmonieuse se produira lorsqu’une même prise de refuge unit les
personnes. Alors peut se produire une véritable ouverture mutuelle,
un partage de l’expérience commune du Dharma, chacun enrichissant
l’autre de son éclairage propre et de ses talents propres. Ils prendront
plaisir à communiquer. Ils voudront peut-être même sacrifier leur
propre soi au bénéfice de l’autre, se mettant entièrement au service
de l’autre, ce qui contribue à faire qu’une personne entre dans le
courant. Ils s’élèveront ainsi mutuellement vers l’éveil. L’expérience de
l’éveil elle-même contient un élément de communication et, de ce fait,
d’amitié spirituelle. L’éveillé a besoin de partager son état d’esprit
avec les autres.
8. Devenir bouddhiste.
Nous savons maintenant quels sont les fondements doctrinaux
du bouddhisme. Mais comment devient-on bouddhiste ? Et qu’est-ce
que cela signifie d’être un bouddhiste, si cela ne doit pas se réduire à
une simple appartenance de groupe ?
Sangharakshita confirme ce que la plupart des écoles
bouddhiques ont toujours affirmé : c’est l’engagement d’aller en
Refuge dans le Bouddha, le Dharma et le Sangha qui est “l’acte
central et définitif de la vie bouddhique” et “le principe unificateur du
bouddhisme lui-même” (13). Par la prise de refuge (ou “l’allée en
refuge”), on devient un disciple du Bouddha. L’importance de cet acte
et de sa perpétuation au cours de l’existence a paru telle à
Sangharakshita qu’il écrivit en 1988 un livre pour l’expliciter: The
History of my Going for Refuge.
Prendre refuge dans les Trois Joyaux est ce qui nous fait
membre de la communauté spirituelle. La prise de “refuge” dans les
Trois Joyaux signifie un acte de confiance en ces derniers, en tant que
sources de sécurité et de protection, par rapport à l’insécurité et
l’hostilité du monde. Cette insécurité et hostilité ne sont pas à
comprendre en un sens littéral, matériel ou psychologique, mais
existentiel. Plutôt que de chercher le refuge de la famille, de l’argent
et de l’église — qui ne nous offrent qu’une sécurité relative ou
passagère —, on prend refuge dans trois joyaux, c’est-à-dire trois
idéaux qui transcendent les vicissitudes de l’existence et sont pourtant
à la portée de tout individu. Ils nous apportent la sécurité, non pas en
nous sauvant de la réalité, mais en nous aidant à lui faire face. Nous
48
trouverons en eux l’état de conscience qui nous permettra de ne plus
être affectés de la même manière par les dangers et les difficultés.
Nous n’aurons plus besoin de protection et nous serons notre propre
refuge.
Le premier joyau est la personne du Bouddha. Il n’est pas
seulement le fondateur du bouddhisme, mais il représente l’éveil en
tant qu’un idéal universel et en tant que réalité ultime. Il est l’exemple
de celui qui a atteint ce but et, de ce fait, il représente la finalité de
notre vie spirituelle.
Le second joyau, le Dharma, est à la fois l’enseignement qui
mène à cet idéal et le principe de la vérité indicible que visent les
doctrines. Il exprime à la fois l’expérience du Bouddha et le contenu
de cette expérience. Il est en somme la voie de l’évolution supérieure,
menant de notre existence ignorante et souffrante à la vision sublime
de l’éveil.
Le troisième joyau, le Sangha, représente, au sens le plus
élevé, la communauté de ceux qui ont atteint l’éveil et dont nous
cherchons l’inspiration. Mais en un sens plus ordinaire, c’est la
communauté des bouddhistes dont nous recherchons la fraternité et
l’entraide sur la voie.
Sangharakshita insiste sur le fait que la prise de refuge et sa
répétition au cours de la vie est ce qui fait de nous des bouddhistes,
plutôt que l’ordination monastique, ou celui de la bodhicitta, ou
l’initiation à tel ou tel rituel tantrique, ou encore la récitation du nom
d’Amitabha — toutes des pratiques qui risquent de reléguer à un
niveau subalterne l’acte fondamental de la prise de refuge. La prise de
refuge est le geste essentiel et toutes les autres pratiques spirituelles
en son dérivées. Sangharakshita insiste aussi sur l’importance de ne
pas laisser glisser cet acte vers un formalisme dénué de signification,
comme cela tend à être le cas dans certaines communautés
bouddhiques de par le monde. La prise de refuge, par laquelle nous
nous détournons du mondain au profit du spirituel, doit rester l’acte
déterminant d’une existence bouddhiste et elle devient, de ce fait, le
principal facteur d’unification au sein du bouddhisme en même temps
qu’elle est l’axe autour duquel s’articule la vie d’un individu ayant
choisi la voie du Bouddha.
La tradition ancienne distingue la prise de refuge spirituelle de
la prise de refuge mondaine. Sangharakshita, lui, distingue cinq
niveaux dans la prise de refuge. Il y a d’abord la prise de refuge
“culturelle”: c’est le conformisme du groupe ethnique religieux qui est
ici la motivation, et non pas la conviction intime. Ensuite vient la prise
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de refuge “provisionnelle”. Sangharakshita pense ici aux personnes
qui fréquentent une communauté bouddhiste, connaissent des
éléments importants de la doctrine, des valeurs bouddhiques. Ils
comprennent la signification de la prise de refuge, mais n’ont pas
décidé d’un engagement ferme. Ce n’est qu’avec la prise de refuge
“effective” que celle-ci devient authentique et qu’elle implique un
engagement destiné à changer son existence. Cet engagement a
besoin d’être soutenu du contact et de l’amitié spirituelle avec
d’autres. C’est avec la prise de refuge dite “réelle” que commence à
se produire la transformation qui place l’individu sur la voie spirituelle.
Jusque là, on peut dire que la prise de refuge restait mondaine :
quoique attiré par les idéaux bouddhiques, on restait dans un
environnement mondain ordinaire, et susceptible de relâcher à tout
moment les efforts pour vivre selon le Dharma. Lorsque la
compréhension de celui-ci se transforme en une connaissance
profonde, avec un aperçu authentique sur la réalité en soi des choses,
alors l’esprit devient créatif et, comme emporté par son propre flux, il
devient pratiquement impossible de retomber en arrière. L’éveil
devient la finalité de l’existence. Dans la tradition ancienne, on parle
diversement de cette transition comme du fait d’”entrer dans le flux”
ou de “pénétrer le courant”, atteindre la voie de la vision, ouvrir l’œil
du Dharma… Enfin la prise de refuge “ultime” ou ‘”absolue” est le
stade de l’éveil complet. Il y a ici un déploiement spontané de la
tendance spiralée vers la créativité infinie. A ce stade, la prise de
refuge elle-même est transcendée puisqu’on est soi-même devenu le
refuge. L’existence est désormais dans la dynamique de la créativité,
de la compassion et de la connaissance vécue du Dharma.
De cette manière, chaque approfondissement de la prise de
refuge est une étape sur la progression de la voie. Cette manière de
jalonner le cheminement spirituel par des approfondissements de la
prise de refuge permet de redonner à cette dernière un rôle central
dans l’existence bouddhique et de réintégrer alors le long de cet axe
central certains concepts traditionnels qui ne lui étaient pas
manifestement liés. Il en est par exemple ainsi de l’idéal du
Bodhisattva, spécifique au Mahâyâna, et qui est exprimé en termes de
bodhicitta, c’est-à-dire “la volonté d’éveil” au sens d’une puissante
impulsion à progresser sur la voie au bénéfice de tous les êtres. Cet
idéal met en relief la dimension altruiste de la prise de refuge, mais
une telle dimension ne peut pas être considérée comme lui étant
séparée: la prise de refuge est intrinsèquement altruiste. L’altruisme
n’est pas — comme l’a parfois suggéré le Mahâyâna — quelque chose
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que l’on ajoute à l’engagement individualiste du Hînayâna. Cependant
l’idéal du Bodhisattva est un idéal c’est-à-dire un terme lointain et
sans doute inaccessible (la rédemption de tous les êtres), un mythe
en quelque sorte, mais qui peut orienter notre prise de refuge. Faire
le vœu de Bodhisatva à titre individuel est en vérité s’engager à une
entreprise irréalisable et pour cette raison, pense Sangharakshita, le
vœu devrait être fait par l’Ordre collectivement. L’esprit de la
bodhicitta devrait ainsi souffler sur la vie de l’Ordre et sur toutes ses
activités.
La prise de refuge n’est pas un geste purement individualiste :
il s’inscrit dans un contexte social. Sangharakshita évoque celui-ci
dans The History of My Going for Refuge. La prise de refuge peut
être accomplie par plusieurs individus qui ainsi entrent dans une
relation singulière les uns avec les autres : une harmonie implicite et
une conscience commune s’installent entre tous ces pèlerins de la
même voie spirituelle. Cette conscience nouvelle caractérise le sangha
ou communauté spirituelle. La prise de refuge place l’individu au seuil
de l’évolution supérieure où se déploie la chaîne des douze nidânas
positifs, selon une avancée spiralée et créatrice. Le premier nidâna est
dukkha, la souffrance de l’insatisfaction existentielle, propre au
devenir cyclique et réactif, dont la prise de conscience crée l’aspiration
à la paix du nirvâna. C’est alors que peut naître sraddhâ, la foi au
sens de la confiance, d’abord intuitive, dans les Trois Joyaux. Ce qui
conduira à l’engagement de la prise de refuge “effective”. Ensuite, à
chaque jalon de la remontée positive des liens, la prise de refuge est
confirmée. Elle est, en contexte bouddhique, la dynamique de
l’évolution supérieure et le principe du passage du mondain au
spirituel, du conditionné à l’inconditionné — propre à toute grande
spiritualité.
La prise de refuge, aime à dire Sangharakshita, anime toute
l’évolution supérieure consciemment, mais déjà inconsciemment toute
l’évolution inférieure. Il y a dans l’univers une aspiration à la
bodhicitta, “le principe de la transcendance de soi” , qui pousse
Sangharakshita à parler d’une “prise de refuge cosmique”. C’est là une
métaphore poétique, certes, mais qui sert à exprimer la présence du
principe créatif de l’évolution à toutes les étapes de celle-ci. Cela
signifie que le cosmos est animé d’un sens. Et c’est pourquoi l’effort
individuel vers l’éveil s’inscrit dans une totalité organique orientée
selon l’interconnexion des choses, aperçue par le Bouddha lors de son
éveil. C’est la raison pour laquelle aller en refuge n’est pas un acte
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seulement individuel, mais universel: c’est “la clé du mystère de
l’existence” (14).
Principales références bibliographiques:
SANGHARAKSHITA, Vision et transformation, (traduit de l’anglais par Christian
Richard), Amis de l’Ordre Bouddhiste Occidental, Paris, 2006.
—Poèmes, (traduit de l’anglais par Barbara-Laure Desplats, Christian Richard,
Vardakini et Vassika), idem, 2009.
—A Survey of Buddhism, Its Doctrine and Methods Through the Ages,
Windhorse Publications, 1957,1993.
—The History of My Going for Refuge, Windhorse Publications, 1988.
—A Guide to the Buddhist Path, Windhorse Publications, 1990.
Sites internet:
En anglais, le site général : < http://www.fwbo.org/index.php >
En français, le site de Paris: <http://www.centrebouddhisteparis.org/>
En flamand, le site belge: < http://www.triratna.be/ >
Notre site: < http://www.voiesorient.be>
(1)Le mot dharma comporte plusieurs significations. Ici il vise un principe
éthique. Lorsqu'il est écrit avec une majuscule, Dharma, il signifie la doctrine
bouddhique.
(2)Inspirés directement du livre de SANGHARAKSHITA, A Guide to the
Buddhist Path, Windhorse Publications, Birminghma, 1990.
(3)« The Unity of Buddhism », in Buddhism in England, 1944 (repris dans The
Middle Way).
(4)« A Survey of Buddhism », p. 5.
(5)New Currents in Western Buddhism, p. 64.
(6)Publié dans The Buddhist, Colombo, 1950. ; réédité dans Dhammamegha,
N°9.
(7)Majjhima-Nikâya, II.32, Samyutta-Nokâya, II.28.
(8)Samyutta-Nikâya ii.3.
(9)Samyutta-Nikâya ii, 30 sqq ; Anguttara-Nikâya V, 1-6, 311-15.
(10)Cûlavedalla Sutta, Majjhima-Nikâya I, 299.
(11)A Survey of Buddhism, p. 141.
(12)Mind—Reactive and Creative, p. 7.
(13)The History of my Going for Refuge, p. 42.
(14)The History of My Going for Refuge, p. 103.
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