Le jour où la France a donné un bout de Syrie à la Turquie Par

Le jour où la France a donné un bout de Syrie à la Turquie
Par Ariane Bonzon
m.slate.fr - Publié le 09/11/2012 - Mis à jour le 13/05/2013 à 16h31
Entre les deux guerres, la France mandataire crée de toutes
pièces le Sandjak d’Alexandrette sur le territoire syrien.
Elle l’offrira à la Turquie en 1939. Une amputation que
Damas n’a jamais acceptée. C'est là qu'a eu lieu le double
attentat du 11 mai à Reyhanli.
- Des réfugiés syriens près d'un camp de la région du Hatay, en février 2012. REUTERS/Zohra Bensemra -
Un attentat a eu lieu samedi 11 mai à Reyhanli, ville turque
frontalière avec la Syrie, faisant 48 morts et plus d’une
centaine de blessés. La double-explosion à la voiture piégée,
qui a poussé Ankara à hausser le ton vis-à-vis de la Syrie,
intervient dans une région très particulière, le Hatay. Ariane
Bonzon s'y était intéressée en novembre 2012.
La ville d’Antakya dans la région du Hatay est l’un des points névralgiques
de la guerre à la frontière turco-syrienne. Depuis le début du soulèvement
syrien, réfugiés et déserteurs syriens s’y pressent ainsi que journalistes
étrangers, ONG, agents de services de renseignements et diplomates de tous
pays.
Autrefois, la ville se nommait Antioche et la région était appelée «sandjak
d’Alexandrette». Sous mandat français, le Sandjak est passé sous l’autorité
de la Turquie en 1939. Damas n’a jamais reconnu cette annexion et peut
compter sur l’irrédentisme d’une partie de la population, des alaouites et
des arabes qui ont gardé de forts liens communautaires avec la Syrie.
Flash back. Nous sommes en 1918. La Turquie, alliée à l’Allemagne, est
défaite. Les vainqueurs se partagent les dépouilles de l’empire ottoman.
Dans la continuité des accords Sykes-Picot (1916) puis de San Rémo (1920),
les provinces arabes reviennent à la Grande-Bretagne et à la France
laquelle obtient la Syrie, le Liban et la Cilicie.
Mais depuis 1919, l’armée française affronte les forces du général turc
Mustafa Kemal qui veut récupérer la Cilicie. En 1921 (accord Franklin-
Bouillon), la France cède la Cilicie aux Turcs et redessine la frontière
entre la Turquie et la Syrie. Paris conserve la ville d’Antioche et sa
région, dont les gravures illustrent les timbres sépia barrés d’un
affirmatif «Sandjak d’Alexandrette» après que la France mandataire a créé
de toutes pièces cette entité sur territoire syrien. Au grand dam des
Turcs, qui constituent près de 40% de la population du Sandjak, et auxquels
la France accorde cependant un statut spécial.
Face aux révoltes syriennes, adepte de l’intangible principe du «diviser
pour régner», le haut-commissaire français, le général Gouraud, entreprend
en 1920 de découper le territoire mandataire en cinq petits Etats: l’Etat
du grand Liban, l’Etat de Damas, l’Etat d’Alep auquel est ajouté le sandjak
d’Alexandrette, le Djebel druze, le territoire des Alaouites.
Qui dit grande ville portuaire du Levant dit population mixte. Comme
Salonique, Beyrouth ou Istanbul, Antioche est bigarrée. On y rencontre des
Arméniens bien sûr, puisque c’est à Antioche qu’en 1915, la marine
française a recueilli quatre mille rescapés des massacres, ainsi que des
Grecs, des Assyriens et puis des juifs, des arabes alaouites, et enfin une
majorité (autour de 40%) de Turcs sunnites qui possèdent jusqu’à 90% des
terres. La région est fertile, riche, stratégique.
Dans les rues d’Antioche, le promeneur sait très vite qui est qui: les
nationalistes turcs portent un chapeau (la toute nouvelle république turque
a interdit le fez en 1925) tandis que les nationalistes arabes arborent le
keffieh apporté d’Arabie par les princes Faysal et Abdullah. Le reste de la
population d’Antioche, les minoritaires, arborent toujours un fez rouge.
Les nationalistes syriens combattent le mandat français. Ils veulent la
réunification des territoires et l’indépendance. Alors «les agents français
locaux vont, en réaction, flatter le séparatisme turc dans le Sandjak,
réussissant à le maintenir partiellement à l’écart de l’agitation
nationaliste syrienne», écrit le chercheur Basile Khoury (IFPO) à propos de
«L’éphémère Sandjak d’Alexandrette. Chronique d’une annexion annoncée».
De nombreux Turcs viennent en effet s’installer dans le sandjak
d’Alexandrette, des manifestations pro-kémalistes sont organisées, et sur
ordre de Mustafa Kemal, les grands électeurs turcs des régions voisines
élisent plusieurs fils de grandes familles d’Antioche au titre de députés à
l’Assemblée nationale d’Ankara, chargés de défendre la cause du Sandjak
auprès de l’opinion publique turque.
Eviter une alliance entre l'Allemagne et la Turquie
En 1936, la Grande-Bretagne accorde l’indépendance à l’Irak. La France
négocie la même chose avec la Syrie. Mais la Turquie réclame
l’autodétermination du sandjak d’Alexandrette. «Personne n’est dupe en
vérité: cette autodétermination constituerait évidemment un premier pas
vers une annexion rampante», analyse l’historien turc Ahmet Kuyas.
Léon Blum refuse et renvoie les Turcs vers la Société des Nations (SDN).
L’homme du Front populaire semble ainsi s’en remettre à la SDN.
Juridiquement, ce ne sont effectivement ni la Grande-Bretagne ni la France
qui ont «pris» la Syrie et l’Irak: c’est la SDN qui leur a «donné» en 1922
un mandat sur ces territoires ex-ottomans.
«Mais la SDN fait ce que la France et la Grande-Bretagne leur demandent»,
explique Ahmet Kuyas qui a contribué à la revue Qantara (IMA, n°78)
consacrée aux «Turcs et Arabes, une histoire mouvementée». La guerre
approche, l’Allemagne est le premier partenaire commercial de la Turquie,
il faut éviter que les deux pays s’allient. La SDN donne son feu vert à
l’indépendance du Sandjak en décidant qu’il y s’agit d’une «entité
distincte».
Des listes électorales sont établies, les grands propriétaires fonciers
turcs font pression sur leurs locataires afin qu’ils s’inscrivent en tant
que Turcs. La division n’est plus seulement religieuse mais ethno-
religieuse. Résultat: les Turcs obtiennent 22 des 40 sièges dans la toute
nouvelle Assemblée du Sandjak qui adopte le nom de république du Hatay,
choisit un drapeau très semblable à celui de la Turquie et inscrit le turc
comme langue officielle.
Finalement, l’accord de cession du Sandjak à la Turquie sera signé le
23 juin 1939 par le ministre turc des Affaires étrangères Saracoglu et
l’ambassadeur de France René Massigli. Les troupes françaises quittent le
Sandjak le 23 juillet 1939. «L’annexion est proclamée le même jour. La
France vient de violer de manière flagrante la charte du mandat qui
garantit l’intégrité des territoires placés sous sa tutelle», selon Basile
Khoury qui reproduit les pièces d’identité successives de son grand-père,
médecin d’Antioche, dont le nom Khoury est alors turquifié en Hüri. Le
Sandjak devient province du Hatay intégrée à la République turque.
Le prix à payer
«Dans la situation tendue de l’après Munich (les troupes allemandes entrent
à Prague le 15 mai 1939), la question du Sandjak s’intègre de plus en plus
dans celle, plus vaste, de la sécurité des Balkans et de la Méditerranée
orientale», analyse Anne-Lucie Chaigne-Oudin dans Les clés du Moyen-Orient.
Alexandrette, c’était le prix à payer pour obtenir la neutralité turque en
attendant un pacte d'assistance mutuelle franco-anglo-turc qui sera signé
le 19 octobre pour quinze ans mais qui restera, essentiellement du fait des
Turcs, lettre morte.
«Les Turcs ont très bien joué en vérité. Ils n’avaient aucune envie de
s’engager dans une nouvelle guerre. Le pays était en reconstruction, ses
dirigeants avaient connu la Première Guerre mondiale, en avaient souffert,
ils ne faisaient pas le poids militairement et voulaient à tout prix garder
la guerre au loin. Or une alliance turco-allemande aurait ouvert les champs
pétrolifères du Moyen-Orient au troisième Reich, ils ont donc su monnayer
leur soutien», analyse Ahmet Kuyas.
Mais les minorités chrétiennes du sandjak d’Alexandrette se sentent trahies
par la France. Des dizaines de milliers de maronites, d'Assyriens et
d’Arméniens s’exilent en Syrie. Les mémoires et les lieux sont turquifiés.
La Syrie n’a jamais accepté cette amputation territoriale. Aujourd’hui
encore, les cartes géographiques élaborées par les autorités de Damas
incluent Antioche/Antakya (1,2 million d’habitants) comme partie intégrante
de la république syrienne.
http://m.slate.fr/story/63873/france-antioche-syrie-turquie
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