Helsinki Congress of the International Economic History Association, 21-
25 AUGUST 2006: Session 93
The Perception of American Business Spreading Modernity into France?
Strategies in Equipment Goods and Mass Brands (from the 1940s to the
1980s)
Hubert Bonin, professor of economic history at the Institut d’études politiques de
Bordeaux (Centre Montesquieu d’histoire économique-Bordeaux 4 University)
THIS TEXT IS ONLY THE FIRST DRAFT OF A STUDY WHICH IS DEVELOPED FOR THE HELSINKI
CONFERENCE OF AUGUST 2006, BUT WHICH WILL BE SUPPLEMENTED FOR THE FUTURE
PROCEEDINGS.
Nombre d’études
1
ont bien cerné la fascination exercée par la ’’civilisation du progrès
américaine’’ dès la fin du XIXe siècle, notamment avec l’exposition universelle de
Chicago en 1893, mais aussi grâce à la forte présence des matériels américains aux
expositions universelles de Paris en 1889 et 1900 ; avec leurs concurrents allemands, ils
semblent alors le levier de la seconde révolution industrielle émergente. Cette image de
marque est consolidée pendant chaque étape du développement de cette dernière. Aussi
« l’américanisation » des esprits s’est-elle affirmée au fil des décennies, et le transfert
des techniques, des idées et des mentalités s’est déployé avec force ; pendant le Plan
Marshall, on le sait, les fameuses « missions de productivité » ont conduit plusieurs
milliers de techniciens et ingénieurs dans les usines américaines pour y assimiler la
modernité organisationnelle : les deux premières missions, en octobre 1949, visitent
notamment des sites General Electric, Westinghouse, Budd et MacCormick (à
Philadelphie, Baltimore et Pittsburgh). Mais ce mouvement d’américanisation des
entreprises américaines est désormais bien connu
2
; aussi notre étude vise-t-elle
inversement à scruter le déploiement des sociétés américaines en France, à déterminer
comment le mouvement historique de leur ’’multinationalisation’’
3
a marqué la France.
Il s’agit de préciser ce que des ouvrages pionniers
4
ont déjà esquissé, de repérer « les
1
Cf. Catherine Hodeir, « En route pour le Pavillon américain », in Madeleine Rebérioux &
Pascal Ory (dir.), Le Centenaire de l’Exposition universelle de Paris de 1889, numéro spécial de
la revue Le Mouvement social, Paris, 1989.
2
La préparation du congrès de Buenos Aires de l’Association internationale d’histoire
économique a stimulé ainsi la parution de plusieurs ouvrages, dont : Dominique Barjot (dir.),
xxxxxxx. Matthias Kipping & Ove Bjarnar (dir.), The Americanization of European Business
1948-1960: The Marshall Plan and the transfer of US management models, London,
Routledge, 1998. Cf. aussi : Jonathan Zeitlin & G. Herrigel (dir.), Americanization and its
Limits, Oxford, Oxford University Press, 2000 (particularly: Matthias Kipping, “A slow and
difficult process: The Americanization of the French steel-producing and using industries after
the Second World War”, pp. 209-235). Marie-Laure Djelic, Exporting the American Model. The
Postwar Transformation of European Business, Oxford, Oxford University Press, 1998.
Richard Kuisel, Seducing the French. The Dilemma of Americanization, Berkeley, University of
California Press, 1993.
3
Mira Wilkins, “Defining a firm: history and theory”, in Peter Hertner & Geoffrey Jones,
Multinationals: Theory and History, Aldershot, Gower, 1986.
4
Mira Wilkins, The Emergence of Multinational Enterprise: American Business Abroad from
the Colonial Era to 1914, Cambridge, Mass, 1970. Mira Wilkins, The Maturing of Multinational
Enterprise: American Business Abroad from 1914 to 1970, Cambridge, Mass, Harvard
University Press 1976.
2
secrets des géants américains » : « L’entreprise américaine [...] peut-elle être acclimatée
en France ? »
5
1. As a pre-history: Bridgeheads of technical and commercial advance
(from the 1900s to the 1940s)
L’implantation américaine directe reste relativement rare ; les partenariats (dans le
style d’une ’’joint-venture’’) dominent. C’est le cas dans une branche symbolisant la
supériorité technique américaine, l’électrotechnique
6
: les sociétés françaises recourent
en nombre aux brevets de leurs consoeurs d’outre-Atlantique : en sus des brevets
allemands, les brevets Edison, Thomson Houston ou Westinghouse
7
permettent au pays
de s’équiper de centrales électriques ; le premier transport métropolitain fonctionne à
partir de 1900 à Paris avec une traction Sprague dépendant de brevets General Electric
et avec des moteurs liés à des brevets Thomson Houston. La dépendance française vis-
à-vis de l’étranger pour des gammes importantes de biens d’équipement explique le
recours à des importations de matériels américains ainsi, les Etats-Unis fournissent
17,8 des 21 millions de francs de matériel agricole importé en 1902 et plus encore
l’achat de brevets. Patrick Fridenson a étudié dans un autre chapitre le rôle joué par les
brevets de commutation téléphonique Strowger acquis en 1892 par la société Postel-
Vinay, reprise par Thomson-Houston en 1908, avant la filialisation en 1925 au sein de
la Compagnie des téléphones Thomson-Houston, elle-même insérée désormais au sein
du groupe américain ITT, puis transformée en 1925 en Compagnie générale de
constructions téléphoniques (CGCT) ; le groupe ITT dispose ainsi en France de filiales
industrielles robustes depuis le milieu des années 1920 et jusqu’à la fin des années
1970. Mais la société française CSF a conclu quant à elle un contrat d’échanges de
brevets avec RCA depuis 1910.
Les brevets américains sont déployés également pour la fabrication de certains
matériaux : Eternit (tuyauteries et revêtements en matériau spécialisé notamment
avec de l’amiante) s’est ainsi dotée de deux usines (Paray-le-Monial et Prouvy)
8
parce
que son matériau presque passé dans le vocabulaire courant dans le bâtiment, où l’on
parle d’un élément « en éternit » pour désigner tout élément en matériau similaire
dispose d’une originalité qui en fait son succès ; de son côté, le groupe Corning Glass
monte dès les années 1920 une filiale pour fabriquer des réfractaires en France
(L’Electroréfractaire), tandis que la Bakelite Corporation cède ses brevets de matières
plastiques (« la bakélite », en vocabulaire usuel de l’époque) à des industriels chimistes
du Nord. Plus modestement, nous avons repéré dans l’automobile l’utilisation par
Berliet d’une licence de moteur américaine Ricardo à partir de 1934 (et jusqu’en 1958)
9
,
5
Publicité pour le livre de François Hetman, Les secrets des géants américains, Paris, Seuil,
1969, publiée dans L’Express, 29 septembre 1969, p. 75.
6
Albert Broder, « La multinationalisation de l’industrie électrique française, 1880-1931. Causes
et pratiques d’une dépendance », Annales. Economies, sociétés, civilisations, XXXIX, n°5,
septembre-octobre 1984, pp. 1020-1043.
7
Pierre Lanthier, « Westinghouse en France : histoire d’un échec, 1898-1920 », L’Information
historique, volume 7, n°4, décembre 1985, pp. 212-219.
8
Note Investissements de capitaux privés américains en Afrique française, 24 février 1954,
d’après une note du ministère du Commerce américain de 1953, Archives historiques du Crédit
lyonnais, DEEF 10557/59912. Le solde des 4,4 millions est constitué par des investissements
dans le commerce de gros et, surtout, pour 2 milions, dans les moyens de transport (lignes
d’autocars et de camionnage).
9
Monique Chapelle, Berliet, Brest, Editions Le Télégramme, 2005, p. 26.
3
des accords de représentation technique par la maison de négoce technique Fenwick
10
et un accord de coopération technique dans l’industrie de l’habillement conclu dès les
années 1930 entre la société américaine Jantzen et la société de bonneterie de Troyes,
Poron, pour la licence de fabrication et de vente (France et Belgique) de maillots de
bain... Le grand accord concernant l’industrie textile est celui conclu le 3 octobre 1931
entre Rhône-Poulenc et Dupont de Nemours ; une coopération se déploie par un
échange de licences, avant que, le 30 mars 1939, Rhône-Poulenc obtienne le brevet du
Nylon
11
: il est exploité par une filiale commune à divers pôles d’intérêts lyonnais,
Rhodiaceta, qui construit l’usine de Vaise
12
et livre les premiers fils le 7 mai 1941 ; il faut
attendre la fin de la guerre pour que la cinquantaine de tonnes produite en 1944 soit
suivie par l’essor d’une fabrication de masse
13
dans les années 1950, tandis que la
licence est étendue en 1945 à la RFA et à l’Italie.
La fabrication sur place par des filiales directes est donc quasiment absente dans les
biens d’équipement. Seule la future IBM prend pied France : la Computing Tabulating
Company insère en effet dans sa filiale de commercialisation (1920) un atelier de
production en 1922, afin d’enrayer la puissance d’une autre firme américaine, Powers.
Ces têtes de pont se transforment en 1936 en Compagnie électro-comptable (CEC, avec
650 salariés) qui fabrique (dans son usine de Vincennes, puis aussi, à partir de
septembre 1941, dans celle de Corbeil-Essonnes) et vend une large partie de la gamme
CTR-Hollerith, avec des commandes tant publiques (des ministères) que privées.
Malgré les fortes différences de mode de vie et de niveau de vie entre les Etats-Unis et la
France des premières décennies du XXe siècle, le modèle de l’American way of life
commence à percer dans les mentalités, en particulier par le biais de la publicité, dont
les formes ’’modernes’’ (presse magazine, radio, affiches de rue) prennent corps. Mais
les obstacles dans sa diffusion résident dans les structures même de la distribution des
biens de consommation, fragmentées en raison de la prédominance de la ’’boutique’’
face aux grands magasins installés seulement dans les villes importantes et aux
magasins à prix modéré n’émergeant qu’à partir des années 1930. Par ailleurs, la
fragmentation concerne aussi les structures de production industrielle et les marchés,
cloisonnés entre de multiples marchés régionaux où dominent des marques familiales
traditionnelles. Pourtant, des percées s’effectuent sur le registre des biens de
consommation, grâce à des innovateurs français (Monsavon, etc.) et étrangers (Lever-
Unilever, etc.) : la marche vers la ’’culture de consommation’’ s’esquisse, d’autant plus
que les centrales d’achat des chaînes succursalistes peuvent organiser des commandes
en quantité pour alimenter leurs réseaux de magasins.
10
Fenwick, spécialiste des véhicules électriques de manutention, créée par Noël Fenwick en
1862, importe du matériel étranger depuis les années 1870-1880 ; elle prend la représentation
en France de plusieurs marques américaines : machines-outils (dont fraiseuses) Brown &
Sharpe (1885) ; matériels Gleason, Partaa & Whitney, Ingersoll, produits abrasifs Norton
(1890) ; palan Yale (1904). Fenwick importe le premier chariot élévateur Yale en 1918, avant
d’en obtenir la licence pour la France en 1927 pour une cinquantaine d’années.
11
Une mission aux Etats-Unis négocie un double accord : l’obtention de la licence Nylon et une
commande du matériel nécessaire à sa fabrication. IG Farben obtient cette licence Nylon le 23
mai 1939.
12
Pierre Cayez, Rhône-Poulenc, 1895-1975, Paris, Armand-Colin-Masson, 1988, p. 145.
13
La production de Nylon par Rhodiaceta progresse de 800 tonnes en 1949 au record de
24 000 tonnes en 1964, avant un premier repli à 17 000 tonnes en 1965 et une stabilisation
autour de 20 000 tonnes ensuite.
4
Une société américaine établit ainsi une tête de pont en France dès 1923 quand
Palmolive
14
confie à la société Cadum
15
, alors célèbre pour ses publicités et fort d’une
moitié du marché des savons et produits de toilette, la fabrication de ses propres
produits (dans une usine située à Courbevoie
16
à partir de 1928) puis aussi de ceux de
Colgate en 1930, après la fusion entre Colgate
17
et Palmolive en 1929, afin de résister à
l’offensive de ce qui est devenu en 1929 le géant Unilever. C’est alors la préhistoire du
marketing
18
et la percée des méthodes de publicité et de vente de certaines firmes
américaines qui offrent l’occasion de construire des ’’marques’’ et de susciter des
stratégies de persuasion et d’établissement de modes de perception positive – et la
diffusion du Coca Cola dès 1933 entre-ouvre le marché du ’’prêt-à-boire’’. De même,
Gillette est présent en France dès 1905 (avec une usine de lames à Paris) et y conquiert
un capital de renommée : le directeur parisien offre ainsi un rasoir Gillette à
Lindbergh
19
à son arrivée en 1927...
L’équipement des ménages lui-même n’échappe pas à une première forme de
pénétration de la technique américaine, essentiellement par le biais des machines à
coudre Singer (avec une usine en région parisienne, à Bonnières-sur-Seine) bien que
des gammes françaises résistent à cette emprise
20
: les ventes français de Singer pèsent
5,3 % du total des ventes du groupe en 1912, soit le cinquième débouché mondial
derrière la Russie (24,5 %), les Etats-Unis (17,2 %), l’ensemble Allemagne-Autriche-
Hongrie (12 %° et le Royaume-Uni (5,5 %)
21
. Enfin, Eastman Kodak s’est implantée
dans le pays dès 1891-1897 et y diffuse par exemple son appareil photo de poche pliant
au tournant du siècle puis son Brownie : la France se couvre elle aussi de boutiques à
l’enseigne Kodak, qui distribuent les films négatifs, tandis qu’un accord autorise la
société Pathé à commercialiser les films positifs en France et les films négatifs en
Europe et dans les colonies ; sa rupture en 1909-1912 fait perdre à Kodak un partenaire
utile ; puis le destin de Pathé aboutit en avril 1927 à la création de Kodak-Pathé,
détenue à 51 % par Kodak et 49 % par Pathé (puis à 100 % par Kodak en 1931) : tandis
que Pathé se recentre sur la production cinématographique, Kodak-Pathé gère la
14
L’ancêtre de Palmolive est créée en 1864 et devient Palmolive en 1895.
15
L’association entre l’Omega Chemical Company et un pharmacien français, Louis Nathan, en
1908, permet de lancer le savon Cadum en 1911 vendu dans les pharmacies françaises. Marie-
Emmanuelle Chessel, « Une méthode publicitaire américaine ? Cadum dans la France de
l’entre-deux-guerres », Entreprises & Histoire, n°11, mars 1996, pp. 61-76. Jean-Pierre Bodeux
& Michel Wlassikoff, La fabuleuse et exemplaire histoire du Bébé Cadum, image symbole de la
publicité en France pendant un demi-siècle, Paris, Syros-Alternatives, 1990. Cf. aussi le site
[www.museedelapub.org/virt/mp/cadum].
16
Notre usine, l’espace d’une vie, Colgate-Palmolive France, 1990. Ce livre est sorti à l’occasion
de la fermeture de ce site.
17
Colgate a été créée dès 1806.
18
Marc Meuleau, « De la distribution au marketing (1880-1939) : une réponse à l’évolution du
marché », Entreprises & histoire, n°3, 1993, pp. 61-74.
19
Gordon McKibben, Cutting Edge. Gillette’s Journey to Global Leadership, Boston, Mass.,
Harvard Business School, 1998, p. 24.
20
Monique Peyrière, “L’industrie de la machine à coudre en France, 1830-1914”, in La
révolution des aiguilles. Habiller les Français et les Américains, 19e-20e siècles, Paris, Editions
de l’EHESS, 1996, pp. 95-114. Judith Coffin, ’’Credit, consumption, and images of women’s
desires: Selling the sewing machine in late nineteenth-century France”, French Historical
Studies, n°18-3, 1994, pp. 749-783.
21
Andrew Godley, “Selling the sewing machine around the world: Singer’s international
marketing strategies, 1850-1920”, Enterprise and Society, June 2006, n°7 (2), pp. 266-314
(tableau A2).
5
fabrication et la vente des pellicules, en s’appuyant sur une usine à Vincennes pour
fabriquer les films et assurer leur développement
22
. La civilisation française de
l’automobile attire les investissements américains, de Ford
23
aux pétroliers, tel Caltex
ou Esso Standard
24
.
Essai de chronologie des implantations industrielles de quelques sociétés
nord-américaines
1905
Gillette
Usine de lames dans l’est de
Paris
?
Singer
Usine à Bonnières-sur-
Seine
15 juillet 1914
Ancêtre d’IBM (Computing
Tabulating Company)
Création de la filiale
française
Depuis 1917
Ford
Bordeaux 1917
Asnières 1925
Strasbourg (Matford)
Poissy 1937
1920
Société internationale de
machines comptables
Commercialisation des
machines statistiques à
cartes perforées de la
Computing Tabulating
Company
1921
General Electric
Participation dans la
Compagnie des lampes,
créée avec la Compagnie
générale d’électricité (25 %)
et Thomson-Houston
1923
Palmolive utilise Cadum
comme sous-traitant
Courbevoie (usine en 1928)
1926
Massey-Ferguson
Premières ventes en France
1927
Kodak-Pathé
Eastman Kodak prend le
contrôle de la branche
photographique de Pathé et
crée Kodal-Pathé (usine à
Vincennes)
1929
(décembre)
Caltex (Califonian-Texas
Corporation)
Achète les Raffineries de
pétrole de la Gironde
(raffinerie à Ambès)
1932
Ideal Standard
Usine à Dôle
1937
Caltex
Fusion entre Texas Compay
et les Huiles Galena, et
intégration de son usine du
22
Michel Rémond (et François Sauteron), Histoire d’une aventure. Kodak-Pathé Vincennes,
1896-1927-1986, Kodak, 1986. L’usine de Vincennes ferme en 1986. Jacques Kermabon (dir.),
Pathé, premier empire du cinéma, Paris, Centre Georges Pompidou, 1994. Cf. le site
[www.kodak.com/US/en/corps/kodakHistory]. Un bureau a été établi en France dès 1891,
transformé en filiale en 1896, indique ce site.
23
Cf. le texte de Patrick Fridenson dans ce même ouvrage. Cf. Hubert Bonin, Thierry Grosbois,
Nicolas Hatzfeld & Jean-Louis Loubet, Ford en France et en Belgique, Paris, P.L.A.G.E, 2004.
24
Nous renvoyons au chapitre d’Alain Beltran, dans ce même livre.
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