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Il y a aussi cette angoisse d’être détrôné par ce qu’Ibsen appelle un « drapeau nouveau ». 
Quand j’ai monté un extrait de la pièce en 2005, je ressentais surtout l’actualité personnelle 
et française de cette problématique de la place qu’on laisse ou non à la génération qui vient.  
 
Auourd’hui, je sens que cette peur est planétaire. Elle se ressent par exemple vis-à-vis de l’ 
Asie « étrangère », « conquérante », qui ressemble à ce jeune Ragnar qui veut la place de 
Solness, avec la spécificité, la richesse culturelle d’une force nouvelle – mais aussi, le désir 
caricatural  et  désespérant  d’imiter,  de  perpétuer  le  vieux  modèle.  L’angoisse  de  Solness 
d’être submergé résonne, je crois, avec notre inconscient collectif, elle reflète l’expression 
d’un  début  de  lucidité,  un  dégrisement,  un  sentiment  d’immense  vanité  couvé  par  toute 
notre société occidentale, l’ivresse de la course s’essoufflant avec la course elle-même. 
 
Je crois ainsi pouvoir expliquer mon attraction pour les auteurs de la fin du XIXe et le début 
du XXe par certaines similitudes entre nos époques. Comme nous, Maeterlinck, Ibsen ou 
Claudel ont vécu un temps matérialiste de « foi » en la rationnalité, le commerce, le progrès 
technique.  Et  comme beaucoup d’entre  nous,  ils  ont  éprouvé  en  réaction le besoin d’une 
esthétique  du  mystère  humain,  d’œuvres  profondes,  non  simplifiables,  non  élucidables, 
mais stratifiées, foisonnantes, contradictoires comme la vie même. Même s’il se défend de 
toute lien avec le symbolisme de Maeterlinck, Ibsen donne à entendre un monde primordial 
et  silencieux  que  les  spectacles  trop  explicites,  trop  bruyamment  socio-politiques  par 
exemple, ont du mal à laisser émerger. La pièce échappe à tout interprétation réductrice et 
didactique  parce  qu’elle  n’est  pas  seulement  une  construction  raisonnée,  mais  aussi  une 
empreinte de son âme, un feuilletage de lancinantes questions philosophiques, politiques, 
théologiques,  intimement,  organiquement  reliées  en  lui.  C’est  peut-être  cela,  une  œuvre 
symboliste ?  Une  œuvre  qui  produit  des  signes issus  non  de  la  raison,  mais  de  l’intimité 
psychique.  Qui  s’appuie  sur  les  mythes,  leur  ouverture,  leur  polysémie,  pour  établir  un 
dialogue silencieux entre cette intimité de l’auteur celle de chaque spectateur. 
L’ivresse, sans la foi 
A la différence du cinéma commercial, qui exploite souvent les mythes  selon une vision 
platonicienne du bien et du mal, Ibsen ne donne tort à personne. On aime à la fois la vitalité 
de  Solness  faisant  table  rase  pour  construire  l’avenir,  et  l’attachement  d’Aline  au  passé 
détruit. On adhère à la figure libératoire de Hilde, rebelle à l’éducation moraliste, incarnation 
débridée des désirs de Solness, même si on constate la destruction que provoque son élan. 
 
Chacun  va  droit  à  l’échec  et  à  la  mort,  mais  suscite  l’empathie,  laissant  là  le  spectateur 
vacant, avec ses questions ouvertes. L’œuvre n’apporte pas de réponse morale, mais tente 
un équilibre élevé et périlleux entre lucidité et vitalité ivre. Réapprendre à conjurer l’ennui, à 
s’étonner,  à  s’engager,  même  si  la  foi  est  mourante,  le  doute  béant.  Il  faut  que  tout  soit 
« terriblement excitant », comme le répète Hilde inlassablement. Une excitation perpétuelle 
qui fait  de  Hilde  l’incarnation  même  de la  libido qui  a  porté Solness  à  ce  sommet, et  qui 
aujourd’hui  arrive  à  son  épuisement.  L’épuisement  du  désir  qui  a  porté  si  longtemps  la