A la différence des sciences dites dures, les sciences sociales en

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« Toute crise économique n’apparaît-elle pas aussi comme une crise de l’analyse
économique ? » (ESSEC 1998)
Eléments de réflexion sur le sujet :
1) Une première suggestion évidente : « Toute crise… » incite à réfléchir sur la
possibilité de répondre : « certaines crise, oui ; d’autres non ». Reste à réfléchir sur ce que
pourrait signifier « Certaines crises » : problématiser selon le type de crise (crises
conjoncturelles, structurelles) et/ou selon une comparaison dans le temps (crises de telle
période, oui ; d’autres périodes, non).
2) Une deuxième question plus délicate : qu’est-ce qu’une « crise de l’analyse
économique » ?
- On peut être tenté de procéder de la même façon que pour les crises économiques et
répondre : « il n’y a pas, ou pas souvent, crise de l’analyse économique mais seulement crise
de certaines analyses économiques ». C’est en fait une démarche à la pertinence limitée, car
elle conduit dans une large mesure à contourner le sujet qui vous impose de réfléchir sur ce
qu’on entend par crise de l’analyse économique.
- A l'inverse, on peut être tenté de procéder par analogie avec la notion de crise
économique et considérer que la crise de l’analyse économique est une torpeur passagère, où
tout s’arrête pour un temps…
Néanmoins, cette idée se heurte à l’hétérogénéité de l’analyse économique, autrement
dit au fait que plusieurs modèles soient le plus souvent en concurrence à un moment donné.
Par conséquent, il est difficile, mais pas impossible, de considérer l’analyse économique
comme un tout, donc de considérer que la crise de l’analyse économique doit se comprendre
comme la crise de toutes les théories économiques.
On peut aussi rejeter cette hétérogénéité et défendre l’idée que l’analyse économique
doit être comprise de manière générale comme l’analyse économique dominante aujourd'hui
(celle que l’on peut résumer par la nouvelle synthèse suggérée par Mankiw). Dès lors,
effectivement, l’analyse économique, comme l’économie de marché, suit un développement
plus ou moins régulier, marqué par certaines crises qui sont autant de destructions créatrices
de cette pensée économique (unique).
- On peut au contraire, reconnaître cette hétérogénéité et entendre crise de l’analyse
économique comme une crise de l’analyse économique qui est dominante à un moment
donné. C’est le choix qui est fait ici. Ce choix, comme tous les choix, devra être justifié, dès
l’introduction, par exemple de la manière suivante :
« A la différence des sciences dites dures, les sciences sociales en général et les
sciences économiques en particulier sont caractérisées en permanence par l’existence
d’écoles, de théories plus ou moins opposées. Ces dernières proposent des analyses
économiques souvent plus substituables que complémentaires. Et, il n’y a pas de crise
économique qui remette en cause simultanément toutes ces analyses dans leur capacité à
expliquer, prévenir et/ou prescrire des solutions à la crise. En conséquence, nous entendrons
par crise de l’analyse économique la remise en cause de la théorie économique dominante à
un moment donné, au sens où elle est dominante au sein de la discipline et dans l’influence
qu’elle possède sur la conduite des politiques économiques. »
Ce choix devra également être réaffirmé au cours du développement.
3) Parmi toutes les problématiques possibles (notamment celles suggérée dans le point
1)), une seule va servir à construire les grandes parties. Mais vous devez être capable de
mobiliser les autres dans le développement, soit pour nuancer vos propos, soit pour structurer
vos parties en sous-parties. L’important étant, comme toujours, d’avoir une idée claire et
simple servant de fil conducteur, tout en montrant, dans le détail de l’argumentation, la
complexité de la question posée.
Plan et développement rédigé
I. Le XIXème siècle : des crises économiques, pas de crise de l’analyse
économique
L’objectif de cette partie est de montrer que les crises économiques au XIXème siècle
ne conduisent jamais à une crise de l’analyse économique. En effet, l’économie politique est
dominée par la théorie classique. Et, les gouvernements mènent des politiques conforment aux
prescriptions de cette théorie. Nous montrons néanmoins la nécessité de distinguer ici les
aspects liés au fonctionnement de l'économie et ceux liés aux rapports sociaux et aux
inégalités.
I.A Les aspects économiques
Les crises mixtes, fréquentes pendant au moins la première moitié du XIXème,
peuvent difficilement remettre en cause la théorie classique. En effet, les facteurs explicatifs
de la crise sont essentiellement exogènes et la reprise est spontanée (ce qui justifie le laisserfaire).
Les crises industrielles ont des conséquences quelque peu différentes sur la théorie
classique. En effet, comme tentent de le montrer les analyses en termes de cycles courts, les
facteurs explicatifs de ces crises sont largement endogènes et sont à l’origine d’une récurrence
de ces crises. Il y aurait donc, dans les économies s’industrialisant au XIXème siècle, une
tendance inéluctable à la reproduction de déséquilibres généralisés, malgré le caractère assez
libéral de ces économies. Cette tendance va évidemment à l’encontre de l’idée centrale de la
théorie classique selon laquelle les crises de surproduction généralisées sont impossibles,
lorsqu’on laisse faire le marché.
Pourtant, l’analyse classique va rester dominante au XIXème et, si elle subit des
attaques, elle ne subit pas de crise. Certes, au sein de la pensée économique, une Critique de
l’Economie Politique (Marx (1857)) existe mais son poids reste faible à côté de celui des
auteurs libéraux, qu’ils soient classiques, puis, vers la fin du siècle, néo-classiques. Surtout,
dans la conduite de la politique économique, si les débats existent, nous pouvons affirmer que
les influences libérales dominent. Sur ce point, il ne faut toutefois pas considérer toutes les
crises du XIXème de la même façon. A la fin du siècle, les crises conjoncturelles s’inscrivent
dans la grande dépression de la XIXème et les écarts à l’égard de la doctrine libérale se
multiplient. Le plan Freycinet (1879) est d’ailleurs considéré par Asselain comme annonçant
les politiques de la relance de la demande que l’on connaîtra au XXème siècle.
I.B. Les aspects sociaux
Bien que cela n’apparaisse pas comme une évidence au premier abord, ce sont en
réalité les aspects sociaux des crises économiques qui remettent sans doute le plus en cause la
théorie classique au XIXème siècle.
Les conséquences sociales des crises (chômage, pauvreté) et le développement du
mouvement ouvrier révèlent les limites des idées libérales dans ce domaine. En effet, si le
laisser-faire est avant défendu par les classiques relativement à des critères d’équilibre et
d’efficacité économiques, il est aussi vu comme condition de justice et d’amélioration des
conditions de vie de tous. La manière de présenter la main invisible dans la Théorie des
Sentiments Moraux ou l’argumentation de Malthus pour critiquer la loi sur les pauvres sont
deux illustrations.
Or, les faits semblent largement nuancer si ce n’est contredire les propos des
classiques. Certes, la question sociale concerne l'ensemble du XIXème et pas seulement les
périodes de crises. Mais, ces dernières sont le moment où s’exacerbent les injustices sociales
et où les pouvoirs publics prennent conscience de la nécessité de prendre des mesures non
libérales.
De même, les crises sont souvent un moment propice à la diffusion des idées
socialistes. Si le socialisme scientifique de Marx prétend d’abord montrer l’inefficacité
économique du mode de production capitaliste, la pensée socialiste en général, celle qui
donnera naissance aux partis socialistes vers la fin du XIXème, à pour fondement premier une
remise en cause du caractère juste, socialement, du laisser-faire. D’ailleurs, au sein même de
la théorie classique, certains admettrons que, contrairement à la production, la répartition n’est
pas régie par des lois naturelles (Mill).
Néanmoins, comme pour les aspects économiques, nous constatons que les aspects
sociaux des crises ne conduisent pas à une crise de la théorie classique c'est-à-dire de
l’analyse économique dominante au XIXème siècle. Une des rares exceptions que nous
pourrions avancer étant la Révolution de 1848 en France.
II. La crise de 1929 : une grande crise de l'analyse économique
Le XXème siècle va être très différent du XIXème à l’égard de la question qui nous
préoccupe. Certes, il y a un certain nombre de petites crises qui restent sans conséquences
notables sur l’analyse économique. Mais, ce siècle est marqué par deux grandes crises
économiques que l’on peut considérer comme étant aussi des crises de l’analyse économique.
Nous montrons cependant que la portée de la crise de 1929 pour l’analyse économique n’est
pas la même que celle de la crise de 1974.
Pour pouvoir parler de crise de l’analyse économique il faut donc se tourner vers des
grandes crises économiques. Parmi les deux grandes crises économiques du XXème siècle,
celle de 1929 apparaît comme étant aussi une grande crise de l’analyse économique.
La crise de 1929 va en effet prendre en défaut la théorie classique et néo-classique
dominante tant dans sa capacité à expliquer la crise que dans son aptitude à fournir des
prescriptions adéquates pour sortir de cette crise.
II.A L'Echec de la théorie (néo)-classique dans l'explication de la crise de 1929 et
les prescriptions pour sortir de la crise
Premièrement, il est difficile d’admettre que les multiples déséquilibres qui
apparaissent dans les années 1920 (déséquilibres monétaires internes et externes, gonflement
de la bulle spéculative, évolution du partage des revenus tendant à créer une contrainte de
débouchés…) ne constituent pas une défaillance généralisée d’une économie de marché assez
largement libéralisée à cette période. Deuxièmement, les politiques déflationnistes
(notamment celle de Hoover aux Etats-Unis) reposant sur la croyance en la loi de l’offre et de
la demande (la baisse des prix permettant de résorber le déséquilibre entre l’offre et la
demande) ont eu tendance à amplifier la chute de la production (la production industrielle est
divisée par près de 2 aux Etats-Unis entre 1929 et 1932) et la hausse du chômage (dépassant
20% de la population active aux Etats-Unis en 1932). Si des erreurs dans la gestion de la
masse monétaire ont pu être commises (thèse de Friedman s’appuyant sur l’interprétation néoclassique de l’équation des échanges), elles semblent ne pas suffire à expliquer l’engrenage
qui a conduit à la contraction de l’activité, selon une ampleur et rythme variables, dans tous
les pays occidentaux et celle du commerce mondial.
Finalement, les politiques de sortie de crise qui vont s’imposer s’écarteront toutes plus
ou moins des principes libéraux des théories classiques et néo-classiques. Sur le plan externe,
les tentations au repli protectionniste vont être nombreuses et vont manifester un rejet de
l’optimisme de la théorie des avantages comparatifs de Ricardo quant aux vertus du libre-
échange. Sur le plan interne, de nombreux pays vont réduire la place du marché dans la
coordination. Certains pays comme l’Allemagne et l’Italie se sont tournés vers le totalitarisme
où la centralisation domine les décisions économiques et autres, rejoignant, d’une certaine
manière, la centralisation de l’économie de pays qui, comme la Russie en 1917, avaient
abandonné l’économie de marché et le capitalisme. D’autres, tout en préservant la liberté
économique, vont mener des programmes de relance budgétaire et monétaire et redéfinir la
place relative de l’Etat et du marché dans la coordination. L’exemple-type est évidemment
donné par le New-Deal de Roosevelt à partir de 1932 aux Etats-Unis.
II.B. L'apparition d'une nouvelle théorie économique dominante
Même si la question de l’influence exacte de la théorie économique sur la politique
économique menée par Roosevelt reste débattue aujourd'hui, il est clair que cette politique
repose sur des principes proches de ceux qui constituent la théorie que Keynes développe à
cette période et qui sera finalisée dans La Théorie générale en 1936. Nous touchons ici à
l’autre aspect de la crise de l’analyse économique : la théorie classique et néo-classique va
voir son influence passer au second plan dans la pensée économique au profit d’une théorie
alternative. Même si rapidement des auteurs vont tenter de relativiser les oppositions et de
mener une ‘synthèse’ entre la théorie keynésienne et la théorie (néo)-classique (Hicks (1937)),
l’apparition des idées keynésiennes peut être vue comme une révolution dans la pensée
économique. Cette révolution est caractérisée principalement par le rejet (à court terme) de la
loi de Say et de la dichotomie entre la sphère monétaire et la sphère réelle et, par conséquent,
par une justification de l’intervention de l’Etat au travers de politiques conjoncturelles
budgétaires et monétaires.
La crise de 1929 est donc bien aussi une crise de l’analyse économique. La théorie
dominante n’est plus la théorie (néo)-classique, une théorie nouvelle émerge dans le contexte
de cette crise économique. Nous pourrions ajouter qu’avec la crise de 1929, la crise de
l’analyse économique va au-delà de ce que nous avons choisi de considérer comme une crise
de l’analyse économique. En effet, des théories qui, d’une part, ne constituent jamais des
théories dominantes et, d’autre part, font de la crise un moment ‘normal’, inévitable de la
dynamique économique, vont également être touchées par la crise de 1929. Il s’agit des
analyses en termes de cycles longs en général et de l’analyse schumpétérienne en particulier
qui vont voir leur place dans l’analyse économique marginalisée par une crise qui s’inscrit
mal dans ces perspectives.
III. Les autres crises du XXème : entre effets négligeables et assez grande crise de
l'analyse économique
Deux catégories peuvent être distinguées parmi les autres crises du XXème siècle.
D'abord, les petites crises qui n'aboutissent pas un changement d'analyse économique
dominante. Ensuite, la crise de 1974 qui constitue une crise de l'analyse économique mais qui,
contrairement à la crise de 1929, d'aboutit pas à l'émergence d'une nouvelle analyse
économique dominante mais à la résurgence de la théorie néo-classique.
III.A Les petites crises du XXème siècle : effets négligeables
Dans l’Entre-deux-guerres, la plus marquée est celle de 1920. Bien qu’apparaissant
dans le contexte particulier de l’époque, cette crise a pu apparaître comme peu différente des
crises classiques du XIXème siècle. Dans tous les cas, cette crise est sans effet sur l’analyse
économique qui reste dominée par la théorie classique et néo-classique, bien que les premiers
écrits de Keynes critiquant le laisser-faire paraissent à cette époque.
La théorie keynésienne est celle qui sera dominante pendant les trente glorieuses. Or
les fluctuations économiques de la période, dont les points hauts constituent le déclenchement
de petites crises, ne remettrons pas en cause la domination de la théorie keynésienne. Si des
voix s’élèvent (Friedman, Hayek) pour souligner les dangers des politiques de régulation
conjoncturelle, elles peu relativement peu d’audience à cette époque, tant parmi les
économistes qu’auprès des gouvernements américains, français ou anglais entre autres.
Plus récemment, la crise de 1990 ainsi que l’éclatement de la bulle Internet au début
des années 2000 n’ont pas conduit à une crise de l’analyse économique néo-classique
redevenue dominante, malgré le fait que la politique monétaire américaine d’Alan Greenspan
s’écarte des préceptes monétaristes et que l’influence de nouveaux keynésiens tels que Stiglitz
(prix Nobel d’économie en 2001 avec Akerlof et Spence) se fasse plus marquée.
III.B La crise de 1974 : une assez grande crise de l’analyse économique.
La deuxième grande crise du XXème siècle est la crise de 1974. Très différente de la
crise de 1929 par son ampleur, le rythme des évolutions observées, le contexte international et
l’apparition de la stagflation, elle constitue néanmoins, comme la crise de 1929, une crise de
l’analyse économique. Alors que les idées de Keynes, complétées notamment par la courbe de
Phillips, dominaient dans la conduite de la politique économique conjoncturelle pendant les
trente glorieuses, ces politiques vont révéler leur inefficacité, conduisant, dans le contexte des
années 1970-1980, à renforcer les déséquilibre externes et internes. Ainsi, la relance Mauroy
de 1981-82 accentue le déficit de la balance commerciale, la dépréciation du franc, les fuites
de capitaux, le déficit budgétaire et les tensions inflationnistes, sans parvenir à relance le
produit intérieur brut et à diminuer le chômage. De manière plus ou moins rapide selon les
pays, les idées keynésiennes perdent leur influence dominante dans la conduite des politiques
conjoncturelles.
Néanmoins, contrairement à la crise de 1929, les politiques économiques qui vont
s’imposer n’apparaissent pas comme réellement nouvelles. Il s’agit en effet de politiques
inspirées de la théorie classique et néo-classique. La rupture la plus marquée se situe au
niveau de la politique monétaire où l’on assiste à une mise en application des thèses
monétaristes, notamment aux Etats-Unis avec l’arrivée de Paul Volcker à la tête de la Fed en
1979. Plus généralement, c’est l'ensemble de la politique économique, conjoncturelle et
structurelle qui va s’appuyer sur les idées (néo)-classiques aux Etats-Unis sous Reagan et, de
manière radicale, en Grande-Bretagne avec Thatcher.
Au même moment, la pensée économique est de plus en plus dominée par les idées
d’auteurs tels que Lucas, qui vont donner naissance à la Nouvelle macroéconomie néoclassique. S’il y a bien quelque chose de ‘nouveau’ dans la science économique dans les
années 1970, cette nouveauté se situe néanmoins plus dans les outils d’analyse que dans la
façon de concevoir le fonctionnement de l'économie de marché. Certes, l’introduction des
anticipations rationnelles peut être vue comme une révolution dans l’analyse économique, de
même que la recherche de fondements microéconomiques de la macroéconomie. Certes, les
nouveaux classiques ont contribué à améliorer la conduite de la politique monétaire face au
problème spécifique de la rupture de 1974 qu’est la stagflation. Néanmoins, ces nouveaux
outils ne conduisent pas à une rupture dans l’analyse économique comparable à celle issue de
la crise de 1929 dans la mesure où ils servent essentiellement à réhabiliter la loi de Say et la
dichotomie entre la sphère monétaire et la sphère réelle.
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