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En outre, Irène Pereira rajoute que la notion d’ontologie suppose que l'on déduit à partir d'elle toute une
philosophie. Connaissance première, à partir d'elle on détermine des conséquences propres à différents
domaines : anthropologie, éthique, politique, épistémologie, esthétique... Pourtant, c’est justement cette
fausse évidence que voulait écarter notre ouvrage. A dessein nous avons insisté, de façon ironique, sur la
présentation que nous menons de l’anarchisme à la manière d’une Somme. En ce sens, on pourrait se
laisser aller à croire que nous présentons l’anarchisme comme un système philosophique (auquel il
manquerait d'ailleurs une esthétique). Ce serait néanmoins faire fi de la méthode qui guide notre analyse
du fait politique et c’est justement ce pourquoi nous avons ici tenu à la rappeler. Car poser que
l’anarchisme est affirmation du devenir, du multiple, ce n’est en aucun cas parler d’une affirmation
discursive explicite, d'une proclamation. De tels propos, bien qu'existant sont néanmoins rares dans la
littérature anarchiste. Les anarchistes, la plupart du temps, n’ont que faire de discuter de ces questions
propres à la tradition philosophique. On peut parler d’ontologie, uniquement si l'on essaye de saisir les
effets philosophiques de l’anarchisme. En ce sens il faut relativiser les faux-semblants avec lesquels nous
nous sommes fortement amusé en rédigeant L’Anarchisme aujourd’hui et ne pas penser que les
anarchistes partagent un même discours ontologique duquel découlerait l’ensemble de leurs faits et
gestes. En fait, l'engagement « ontologique » de l'anarchisme n'est pas simplement exposé dans la partie
que nous consacrons à la thématique. Car ce sont souvent les pratiques anarchistes elles-mêmes qui
dévoilent l'ontologie dont nous parlons, dans la mesure où elles peuvent s'affirmer comme des
subversions en actes des discours sur l'Être. L'anarchisme n'opère donc pas de déduction théorique à partir
de l’ontologie. C’est bien plutôt notre approche du fait politique qui nous pousse à débusquer les effets
ontologiques de l’anarchisme. C'est nous-même qui avons bâti un discours ontologique à partir
d'affirmations, souvent pratiques, de l’anarchisme. De cette manière, nous nous accordons en quelque
sorte avec I. Pereira pour ne parler d'« ontologie » de l'anarchisme qu'en termes de « conséquence ». Par
contre, nous refusons de considérer cette « ontologie » comme tributaire d'une philosophie de
l'anarchisme parmi une pluralité d'autres. Nous récusons cette perspective dans la mesure où parler de
philosophie(s) anarchiste(s) n'a pour nous aucun sens. L'anarchisme a bien une multitude de déclinaisons,
mais celles-ci ne sont pas des doctrines philosophiques auxquelles on se référerait avant d'agir, mais des
politiques en actes. Elles possèdent leur logique propre, hors la philosophie et son histoire, sans pour
autant n'être pas des pensées. Dans cette mesure, notre expression philosophique ne rencontre pas de
problème à parler d'« ontologie » de l'anarchisme.
Mais attardons-nous un peu plus sur l'idée qu'une ontologie anti-essentialiste serait nécessairement
illogique. Cette idée se fonde sur deux présupposés. Le premier est que tout discours ontologique aurait
une prétention gnoséologique - ce qui est pour le moins une définition restrictive au regard de la
philosophie contemporaine. Le second est que l'on peut se suffire, pour juger des questions ontologiques,
des cadres de la logique, très aristotélicienne, que semble appliquer, plus ou moins consciemment, Irène
Pereira. Il est certain que considérée dans de tels carcans, une pensée comme celle de Deleuze (que vise
particulièrement I.P.) ne saurait s'avérer logique. Et c'est bien normal, puisque la pensée de Deleuze
repose, entre autres choses, sur une critique de la logique classique. Entendons-nous cependant. Si
Deleuze témoigne un violent rejet de la logique, encore faut-il bien comprendre qu'il fait référence à la
logique en tant que discipline institutionnalisée. Cette dernière ne sert, selon lui, qu'à justifier le bon sens ;
elle est « réductionniste, non par accident, mais par essence et nécessairement »
. Cette critique
n’implique pas de récuser toute logique, mais de penser dans le cadre d’une « nouvelle logique,
pleinement une logique, mais qui ne nous reconduise pas à la raison »
. Partant, l'idée d'une ontologie
anti-essentialiste prend justement toute sa logique dans le paradoxe : elle se dévoile à travers une
subversion de la notion d'ontologie. C'est d'ailleurs en cela que l'ébauche d'histoire de la philosophie
développée par I. Pereira ne saurait nous convenir. Non seulement la philosophie n'a pas attendu Deleuze
pour voir réapparaître les questions d'ontologie, mais en plus, la philosophie de celui-ci ne saurait se
comprendre comme un retour à l'ontologie. Elle constitue plutôt un détournement de sa compréhension
classique, et ce, d'une certaine manière, même jusque dans son traitement heideggerien. Elle met en cause
DELEUZE, G., et GUATTARI, F., Qu'est-ce que la philosophie ?, Paris, Les Éditions de Minuit, 1991, p. 128.
DELEUZE, G., Francis Bacon. Logique de la sensation (1981), Paris, Le Seuil, 2002, p. 55.