Ce texte voudrait discuter les commentaires émis par Irène Pereira

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Ce texte voudrait discuter les commentaires émis par Irène Pereira au sujet de notre ouvrage
L’Anarchisme aujourd’hui. Son « A propos », loin de s’en tenir à une simple présentation du livre,
questionne certaines des thèses qui y sont développées. Parce que les propos d’Irène Pereira sont à la
fois intéressants et stimulants, nous ne saurions les laisser sans réponse... Même quatre mois après sa
parution.
Parmi les comptes-rendus de L'Anarchisme aujourd'hui jusqu'ici publiés, celui d'Irène Pereira est l'un des
plus éclairants. Il expose avec précision et clarté la structure argumentative de notre ouvrage. Pour autant,
cette description, mais surtout l’ensemble des questions et critiques qui lui succèdent, reposent sur une
compréhension de notre réflexion comme relevant d’une problématique que nous ne reconnaissons pas
nôtre : « où se situe l’anarchisme par rapport aux positions philosophiques issues de la modernité et celles
issues de la postmodernité ? » L’intention fondatrice de notre travail entendait éviter l'écueil que
constitue, de notre point de vue, cette question.
Le léger fléchissement qu'Irène Pereira fait subir à notre problématique n'est cependant pas
incompréhensible. Il a probablement trait à l'importance que prend, pour une bonne part des travaux
actuels traitant de l'anarchisme, le problème sus cité. D'ailleurs, si ce dernier ne constitue pas notre
problématique, il n'en est pas moins omniprésent dans notre livre. C’est autour de lui que se bâtit de part
en part l’entreprise théorique que nous avons choisi de discuter : le postanarchisme. Au-delà de l'horizon
de notre ouvrage, c'est encore sur ce problème que s'ancre une multitude de débats, et ce, parfois
l'on ne saurait s'y attendre. En France, pays le postanarchisme est presque inconnu, on rencontre de
plus en plus de farouches oppositions entre anarchistes « postmodernes » et opposants « modernes ». On
peut en trouver une illustration des plus flagrantes dans le numéro 17 de la revue Réfractions. On y lit
plusieurs articles qui envisagent la thématique du numéro (« Pouvoirs et conflictualités ») sous l'une ou
l'autre des deux perspectives.
Ce contexte précisé, il peut être opportun de revenir sur les raisons qui nous ont amené à choisir de
discuter, en particulier, les thèses postanarchistes. Outre l'importance qu'elles ont pu prendre
(principalement outre-Atlantique), elles offrent l'expression la plus poussée des tenants d'un anarchisme
poststructuraliste et/ou postmoderne. Mais surtout, ces thèses illustrent combien les problèmes qui les
amènent et les conclusions philosophiques qu'elles portent sont propres à une grille de lecture
culturellement marquée. D'où notre insistance pour relier le postanarchisme à ce que l'on appelle French
Theory. On peut, certes, comme semble le faire I. Pereira, comprendre cette expression à la manière d'un
synonyme qui désignerait les positions poststructuralistes ou postmodernes. Mais on peut tout autant, c'est
notre position, choisir d'employer cette expression afin de remettre en contexte un certain nombre de
questionnements. Parler de French Theory ce n'est pas simplement faire référence à des théories d'auteurs
dits poststructuralistes ou postmodernes comme le lecteur français peut les percevoir ; c'est prendre en
compte la réception de ces théories aux Etats-Unis en particulier. Parler de French Theory c'est insinuer
que les questions et les schèmes conceptuels qui émergent de cette posture sont aussi le fruit de
marquages, de réorganisations conceptuelles, d'inventions de corpus de textes.
Discuter les textes postanarchistes impliquait alors de réfléchir à leur sujet en prenant en compte ce
contexte, en ne multipliant pas les allers-retours. Il ne s'agissait pas de défendre une position particulière
concernant l’appartenance ou non de l’anarchisme à des catégories philosophiques -trop succinctement
définies- de modernité et de postmodernité. Plutôt que nous ériger en supporter d’une équipe de cette
sportive rhétorique, nous avons cherché à questionner la pertinence de l'opposition qui l'anime. En
somme, la réflexion que nous avons essayé de mener dans L’Anarchisme aujourd’hui, cherchait à
dépasser les limites du prisme à travers lequel il a été lu par Irène Pereira. Nous voulions nous poser la
question de savoir si la grille de lecture opposant pensée moderne et pensée postmoderne pouvait suffire à
l'endroit d'un objet aussi singulier que l'anarchisme. Dans une certaine mesure, I. Pereira le remarque. Elle
écrit en ce sens qu’il lui semble que nous « tent[ons] de dépasser certaines limites de la dualité entre
modernité et postmodernité »
1
. Permettons-nous alors de mettre en exergue ce qui se joue implicitement
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PEREIRA, I., « A propos de L’Anarchisme aujourd’hui de Vivien García », 2007, [en ligne], Disponible sur
http://raforum.info/article.php3?id_article=4352 [consulté le 23 décembre 2007].
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dans ce décentrement, à savoir : un ensemble de questions « méthodologiques ». Peut-on vraiment,
comme le font les postanarchistes, traiter de l’anarchisme comme d’un courant philosophique parmi
d’autres ? Cette nébuleuse politique ne constitue-t-elle pas un objet d’étude particulier pour qui veut la
penser avec les outils de la philosophie ? Quelle peut être la place de la philosophie face aux pratiques et
pensées qui constituent l'effectivité de l'anarchisme ?
Associer philosophie et anarchisme ne va pas de soi. Il y a encore quelques années, la simple idée de
mener une réflexion philosophique sur l'anarchisme aurait été considérée comme étonnante sinon
aberrante. Et ce pour de mauvaises, mais aussi parfois de bonnes raisons. Peu importent les mauvaises,
elles ne sont que trop souvent liées à des représentations vulgaires considérant l'anarchisme comme
honteux et méprisable. Les bonnes, elles, peuvent être distinguées selon deux catégories s'impliquant
l'une l'autre. La première a trait aux difficultés que peuvent poser les manifestations et traces de
l'anarchisme si elles sont soumises aux cadres classiques de la réflexion philosophique. On peut ainsi
évoquer les importantes contradictions entre les différents courants de l'anarchisme, les différents auteurs,
les différents textes de ces mêmes auteurs ; une multitude de faits interdisant de mettre au jour un corpus
de textes à travers lequel on pourrait se déplacer, guidé par un même ensemble de concepts tiré d'un
prétendu père fondateur. On peut aussi, et surtout, faire allusion aux formes d'écriture particulières de
l'anarchisme. Elles relèvent plus volontiers du texte d'intervention politique que de l'essai philosophique
propre à une activité théorétique extirpée de l'empiricité des politiques effectives. Cet ancrage dans une
praxis se trouve d'ailleurs à la source de la seconde raison qui rend difficile la liaison de l'anarchisme avec
la philosophie : un certain refus anarchiste de la philosophie. On en trouve de nombreuses expressions
chez Malatesta, pour qui la philosophie n'est souvent, dans les mouvements politiques, « qu'un simple jeu
verbal ou un numéro d'illusionnisme »
2
, la volonté politique n'étant pas l'effet d'une réflexion théorique
préalable. Ainsi, l’anarchisme, comme politique, « dans sa genèse, dans ses aspirations, dans ses
méthodes de lutte n’a aucun lien nécessaire avec un quelconque système philosophique »
3
.
Ce que nous voudrions pointer à travers ces propos, ce sont les écueils que rencontre nécessairement une
posture qui cherche à penser l'anarchisme comme étant en-soi une (ou un ensemble de) philosophie(s).
Une telle posture ne peut que conduire à des contradictions, voire à l'oubli de l'objet qu'elle cherche à
penser. Notre volonté de discuter le postanarchisme naît donc en recul de la philosophie à proprement
parler. Elle prend racine les thèses postanarchistes sonnent faux, justement parce que ces
philosophes de la différence ont ignoré (ou pris soin d'ignorer) quelques dissonances des anarchismes
effectifs avec le modèle théorique qu'ils ont bâti. Serait-ce à dire que l'on ne puisse faire usage de la
philosophie que comme un discours à part, secondaire, qu'il faudrait récuser lorsqu’on s’immisce dans le
champ des politiques ? Philosophie et politiques constitueraient-elles des domaines incommensurables.
Devrait-on en revenir à la situation, malheureusement majoritaire au XXe siècle, où le discours historique
semblait être le seul légitime quant à l'étude de l'anarchisme ? Tel n'est pas notre propos, puisque nous
avons fait le choix d'une expression philosophique. Mais ce choix implique d'abandonner les grandes
catégories polaires à l'œuvre dans les cadres réflexifs de la philosophie politique classique : la théorie
contre la pratique, l'inconditionné des concepts contre les variations des discours politiques... On ne
saurait donc, à la manière des postanarchistes, penser l'anarchisme à travers un groupement de textes
dans lequel on s'efforcerait de trouver une quelconque rité. Aucune doctrine ne peut prétendre
représenter l'effectivité sociale et politique des anarchismes. Cependant, cette effectivité n'en est pas
moins porteuse d'une idée. C'est à ce titre que nous employons quelques outils légués par Proudhon,
notamment dans ses analyses ayant trait à la question de la théorie et de la pratique. Toute activité est
porteuse de sens ; de même que dans l'activité sociale toute idée est l'expression d'intérêts ou de conflits,
ou plutôt est ces intérêts et ces conflits dans leur réalité. Théorie et action sont la matière d'une même
expérience sociale. Pour autant cette fusion n'est pas totale. On peut différencier deux usages possibles de
la théorie : l'idéomanie et l'idéofortie. Le premier terme est repoussoir ; il désigne une théorie préliminaire
à la pratique, sur laquelle se règle la pratique. Le second terme joue comme son opposé positif. Il fait
référence à l'idée comme force vivante. C'est ainsi que Proudhon dans De La Capacité politique des
2
MALATESTA, E., in Pensiero e Volontà, 1er juillet 1925, Scritti. Edizioni del Risveglio, Genève, 1936,vol. III.
3
MALATESTA, E., in Pensiero e Volontà, 16 mai 1925, Scritti. Edizioni del Risveglio, Genève, 1936,vol. III.
3
classes ouvrières, s'intéresse à l'idée ouvrière, notion de la propre constitution de la classe ouvrière mais
surtout connaissance des « lois, conditions et formules de son existence »
4
. La che qui peut incomber à
la philosophie est alors de donner une formulation particulière à cette idée. En cela on opère un travail
que l'on peut qualifier de métapolitique. Il s'agit de penser avec les politiques en actes, dans leurs effets
philosophiques. Bien sûr, cela n'implique pas de récuser toute référence à un anarchisme théorique. Au
contraire même. Mais cela nécessite de considérer les écrits qui l'expriment comme ce qu'ils sont : des
textes d'intervention politiques et non des traités de philosophie, même politique. En cette perspective, on
peut lier philosophie et anarchisme. Certains outils philosophiques peuvent servir à exprimer l'anarchisme
d'une manière nouvelle ; l'anarchisme peut traverser la philosophie.
Notre usage de la philosophie nécessite donc de redéfinir les possibilités et les rôles qu'on lui attribue
dans l'étude politique et en particulier en ce qui concerne l'anarchisme. Nous nous inscrivons ainsi en
contradiction avec la tradition de la philosophie politique, qui s'extirpant du vacarme des processus
politiques, cherche toujours à déterminer quels sont les principes de LA bonne politique, à faire, en
spectatrice, la leçon aux politiques effectives. Ce qui importe pour nous, c'est de donner lieu à une
philosophie qui tire sa dimension spéculative de pratiques politiques, en tant qu'elle se fonde sur leurs
effets. Une telle démarche, en retour, implique d'abandonner ensuite la philosophie à la politique, à faire
de la philosophie non une réflexion et une expression sur le politique mais une intervention politique elle-
même.
Ces précisons apportées, il devient possible d'avancer quelques éléments de réponse aux
objections émises par Irène Pereira concernant la question de l’ontologie de l’anarchisme. Ces objections
sont plus que compréhensibles étant donné que dans notre ouvrage, nous faisons référence au débat
qu’elle mena avec Daniel Colson à ce sujet et que nous adoptons une position proche de celle que défend
celui-là. Néanmoins, les propos d’I. Pereira concernant l’option qui est la nôtre ont le mérite de mettre au
jour de nouveaux éléments de réflexion. Ils s'appuient sur l’étymologie du terme « ontologie », rappelant
que ce dernier a trait à un ensemble de discours sur l’Être, et utilisent, comme paradigme des problèmes
alors soulevés, le Thééthète de Platon. Ce qui est alors en jeu, c'est que toute tentative de connaissance de
l'Être présuppose sa fixité - d'où l'opposition farouche entre Platon et les sophistes. S'il nous importe peu
de discuter ce point, nous voudrions par contre souligner qu'Irène Pereira ramène la question ontologique
à ses développements les plus classiques. Le dépassement des deux postures évoquées plus haut lui
paraissant difficilement envisageable, elle se saisit de l'histoire de la philosophie pour montrer combien
l'ontologie est une vieille notion dont la plupart des développements ultérieurs de la discipline se seraient
débarrassé. La pensée moderne impulserait ainsi un décentrement qui permettrait de fonder son discours
non plus sur l’Être, mais sur le sujet. C'est l'exemple de Kant et de son anthropologie philosophique. Un
autre moment se dessinerait avec le structuralisme, dans la mesure celui-ci pousse à concevoir le sujet
non plus comme constituant, mais comme constitué (par l'inconscient ou les structures économico-
politiques ou bien encore des mythes etc.). Le poststructuralisme parachèverait cette histoire en
persévérant dans le rejet du sujet moderne, mais en dissolvant la dichotomie opérant entre sujet et
structure. Cette perspective, s'attache à des réseaux de pratiques contingentes qui visent à penser le
changement, le différent, l’évènement. Pour Irène Pereira, cette approche nécessite pourtant de combler le
vide laissé par l'absence de la notion de sujet. Une possibilité à cet effet, qu'elle attribue à Deleuze (mais
aussi, par extension, à notre travail), est d'en revenir à une ontologie, mais cette fois anti-essentialiste. Cet
engagement implique néanmoins, aux dires d'Irène Pereira, de s'engouffrer dans un problème logique
propre à l'idée même d'ontologie anti-essentialiste. Parler d'ontologie en récusant la fixité des essences,
affirmer que l’Être est en constant changement, implique que l’on ne puisse prédiquer quoi que ce soit de
constant à son sujet. Sans quoi, le serpent se mord la queue et alors que l’on affirme un refus de la
transcendance et de l’Absolu, on réintroduit ce dernier sous la forme d’une pseudo-connaissance de la
totalité.
4
PROUDHON, P.-J., De la capacité politique des classes ouvrières (1865, posthume), Paris, Editions du Monde Libertaire,
1977, P. 54.
4
En outre, Irène Pereira rajoute que la notion d’ontologie suppose que l'on déduit à partir d'elle toute une
philosophie. Connaissance première, à partir d'elle on détermine des conséquences propres à différents
domaines : anthropologie, éthique, politique, épistémologie, esthétique... Pourtant, c’est justement cette
fausse évidence que voulait écarter notre ouvrage. A dessein nous avons insisté, de façon ironique, sur la
présentation que nous menons de l’anarchisme à la manière d’une Somme. En ce sens, on pourrait se
laisser aller à croire que nous présentons l’anarchisme comme un système philosophique (auquel il
manquerait d'ailleurs une esthétique). Ce serait néanmoins faire fi de la méthode qui guide notre analyse
du fait politique et c’est justement ce pourquoi nous avons ici tenu à la rappeler. Car poser que
l’anarchisme est affirmation du devenir, du multiple, ce n’est en aucun cas parler d’une affirmation
discursive explicite, d'une proclamation. De tels propos, bien qu'existant sont néanmoins rares dans la
littérature anarchiste. Les anarchistes, la plupart du temps, n’ont que faire de discuter de ces questions
propres à la tradition philosophique. On peut parler d’ontologie, uniquement si l'on essaye de saisir les
effets philosophiques de l’anarchisme. En ce sens il faut relativiser les faux-semblants avec lesquels nous
nous sommes fortement amusé en rédigeant L’Anarchisme aujourd’hui et ne pas penser que les
anarchistes partagent un même discours ontologique duquel découlerait l’ensemble de leurs faits et
gestes. En fait, l'engagement « ontologique » de l'anarchisme n'est pas simplement exposé dans la partie
que nous consacrons à la thématique. Car ce sont souvent les pratiques anarchistes elles-mêmes qui
dévoilent l'ontologie dont nous parlons, dans la mesure elles peuvent s'affirmer comme des
subversions en actes des discours sur l'Être. L'anarchisme n'opère donc pas de déduction théorique à partir
de l’ontologie. C’est bien plutôt notre approche du fait politique qui nous pousse à débusquer les effets
ontologiques de l’anarchisme. C'est nous-même qui avons bâti un discours ontologique à partir
d'affirmations, souvent pratiques, de l’anarchisme. De cette manière, nous nous accordons en quelque
sorte avec I. Pereira pour ne parler d'« ontologie » de l'anarchisme qu'en termes de « conséquence ». Par
contre, nous refusons de considérer cette « ontologie » comme tributaire d'une philosophie de
l'anarchisme parmi une pluralité d'autres. Nous récusons cette perspective dans la mesure parler de
philosophie(s) anarchiste(s) n'a pour nous aucun sens. L'anarchisme a bien une multitude de déclinaisons,
mais celles-ci ne sont pas des doctrines philosophiques auxquelles on se référerait avant d'agir, mais des
politiques en actes. Elles possèdent leur logique propre, hors la philosophie et son histoire, sans pour
autant n'être pas des pensées. Dans cette mesure, notre expression philosophique ne rencontre pas de
problème à parler d'« ontologie » de l'anarchisme.
Mais attardons-nous un peu plus sur l'idée qu'une ontologie anti-essentialiste serait nécessairement
illogique. Cette idée se fonde sur deux présupposés. Le premier est que tout discours ontologique aurait
une prétention gnoséologique - ce qui est pour le moins une définition restrictive au regard de la
philosophie contemporaine. Le second est que l'on peut se suffire, pour juger des questions ontologiques,
des cadres de la logique, très aristotélicienne, que semble appliquer, plus ou moins consciemment, Irène
Pereira. Il est certain que considérée dans de tels carcans, une pensée comme celle de Deleuze (que vise
particulièrement I.P.) ne saurait s'avérer logique. Et c'est bien normal, puisque la pensée de Deleuze
repose, entre autres choses, sur une critique de la logique classique. Entendons-nous cependant. Si
Deleuze témoigne un violent rejet de la logique, encore faut-il bien comprendre qu'il fait référence à la
logique en tant que discipline institutionnalisée. Cette dernière ne sert, selon lui, qu'à justifier le bon sens ;
elle est « réductionniste, non par accident, mais par essence et nécessairement »
5
. Cette critique
n’implique pas de récuser toute logique, mais de penser dans le cadre d’une « nouvelle logique,
pleinement une logique, mais qui ne nous reconduise pas à la raison »
6
. Partant, l'idée d'une ontologie
anti-essentialiste prend justement toute sa logique dans le paradoxe : elle se dévoile à travers une
subversion de la notion d'ontologie. C'est d'ailleurs en cela que l'ébauche d'histoire de la philosophie
développée par I. Pereira ne saurait nous convenir. Non seulement la philosophie n'a pas attendu Deleuze
pour voir apparaître les questions d'ontologie, mais en plus, la philosophie de celui-ci ne saurait se
comprendre comme un retour à l'ontologie. Elle constitue plutôt un détournement de sa compréhension
classique, et ce, d'une certaine manière, même jusque dans son traitement heideggerien. Elle met en cause
5
DELEUZE, G., et GUATTARI, F., Qu'est-ce que la philosophie ?, Paris, Les Éditions de Minuit, 1991, p. 128.
6
DELEUZE, G., Francis Bacon. Logique de la sensation (1981), Paris, Le Seuil, 2002, p. 55.
5
la pertinence du terme « être » - allant jusqu penser, à un moment donné, lui substituer « l’avoir »
(substitution qui n'est pas sans rappeler Stirner). Si l'on veut comprendre le sens de cette subversion, il
faut alors s'attacher à la reprise Deleuzienne de la thématique de l'univocité de l'être. La philosophie, nous
dit Deleuze, « se confond avec l'ontologie, mais l'ontologie se confond avec l'univocité de l'être »
7
.
Pourtant, l'univocité de l'être ne signifie pas que l'on puisse parler de l'Être, que l'on puisse dire qu'il n'y a
qu'un seul et même Être. L'univocité est plutôt une synthèse immédiate du multiple. Mais, encore,
attention ! Deleuze ne parle pas d'une synthèse dialectique, qui opérerait sous le signe de la totalité,
faisant oeuvre de réconciliation, de résorption du multiple dans l'Être. Il fait référence à une synthèse
disjonctive. Celle-ci ne se ferme pas sur ses termes, mais est au contraire illimitative. Le mouvement
univoque de l’être est un entrecroisement incessant de mouvements, qui partent en des directions
contradictoires, mais dans lequel chaque être implique en droit tous les êtres. Tous ont en commun un
même plan d'immanence sur lequel se tisse une communication non hiérarchique entre différents. La
synthèse disjonctive n'identifie donc pas deux contraires au même, elle affirme leur distance comme ce
qui les rapporte l'un à l'autre en tant que différents. On retrouve alors cette idée importante, que
l'anarchisme n'a eu de cesse d'essayer de démontrer en actes : « le plus petit devient l'égal du plus grand
dès qu'il n'est pas séparé de ce qu'il peut »
8
.
Un autre pan de l’« A propos » d’Irène Pereira porte sur les questions plus proprement
« pratiques » que nous soulevons dans L’Anarchisme aujourd’hui. Passons les points sur lesquels elle
s’accorde avec nous. Revenons par contre sur la courte critique qu’elle mène quant aux allusions à la
pensée nietzschéenne qu'elle cèle dans notre ouvrage. Elle rappelle, et nous ne saurions le contester,
que Nietzsche n'hésita pas à tirer à boulets rouges sur « les anarchistes ». Il les compara même, sous
certains aspects, avec les chrétiens ! Laissons-lui la parole : « Dans d'autres cas, le déshérité ne cherche
pas la raison de son infortune dans sa "faute" comme fait le chrétien, mais dans la société : tels le
socialiste, l'anarchiste, le nihiliste, - en considérant leur existence comme quelque chose dont quelqu'un
doit être la cause, ceux-ci se rapprochent du chrétien qui croit aussi pouvoir mieux supporter son malaise
et sa mauvaise conformation lorsqu'il a trouvé quelqu'un qu'il peut en rendre responsable. L'instinct de la
vengeance et du ressentiment apparaît ici, dans les deux cas, comme un moyen de supporter l'existence,
comme une sorte d'instinct de conservation : de même que la préférence accordée à la théorie et à la
pratique altruistes »
9
. Symptômes d'une vie décroissante, les velléités de vengeances de l'anarchiste
s'exprimeraient par la dévalorisation de la puissance des forts, qui deviendraient les mauvais par rapport
aux faibles qui, eux, deviendraient les bons. Mais à travers ces propos, doit-on conclure à une rupture
irrémédiable entre Nietzsche et l'anarchisme ? Il nous semble que non. Deux raisons (parmi d'autres)
suffisent à le montrer. La première a trait à la représentation que Nietzsche semble avoir de l'anarchisme.
Celle-ci, malgré la part de mystère qu'elle comporte, ne cache pas une connaissance visiblement légère (et
probablement issue d'une pluralité de médiations plus ou moins heureuses) de la mouvance politique qui
nous intéresse. On ajoutera à cela que Nietzsche fait porter l'ensemble de ses critiques (par-delà celle que
nous venons de citer) de « l'anarchisme » sur une figure, sur un personnage conceptuel qu'il appelle
« l'anarchiste », plutôt que sur un quelconque mouvement anarchiste balbutiant. La seconde, plus
pertinente, se fonde sur un simple constat historique : les anarchistes, eux, n’ont pas hésité à s'intéresser à
Nietzsche et même à piller sans vergogne les propos du « philosophe ». Remarquons, d'ailleurs, que dans
notre ouvrage, les références à la pensée de Nietzsche ne sont présentes qu'à travers le biais d'écrits et de
pratiques anarchistes qui reprennent à leur compte certains éléments du nietzschéisme. Mais ces constats,
bien qu'éclairants, ne doivent pas donner lieu à quelques conclusions trop hâtives qui feraient de
Nietzsche un anarchiste ou de l'anarchisme un nietzschéisme. Ils ne font que laisser voie libre pour
déceler des affinités discrètes qui débordent les actes et proclamations qui ont pu émaner et de Nietzsche
7
DELEUZE, G., Logique du sens, Paris, Les Éditions de Minuit, 1969, p. 210.
8
DELEUZE, G., Différence et répétition, Paris, Presses Universitaires de France, 1968, p. 55.
9
NIETZSCHE, F., La Volonté de Puissance, § 227.
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