L'explication sociologique ne rend pas complètement compte du vote ouvrier pour l'extrême-droite. Savoir que le
groupe socioprofessionnel en soi n'influe pas ce vote lorsqu'on contrôle le diplôme, l'âge et le genre ne suffit pas,
dans la mesure où le groupe ouvrier est majoritairement peu diplômé et masculin. L'analyse toutes choses égales par
ailleurs peut s'avérer artificielle, puisqu'elle isole des propriétés sociales qui font système. Le raisonnement
statistique se prête ici à la critique que lui portait F. Simiand, pour qui la dissociation des caractéristiques sociales
des individus par l'explication revenait à se demander « comment vivrait un chameau, si, restant chameau, il était
transporté dans les régions polaires, et comment vivrait un renne si, restant renne, il était transporté dans le Sahara »
. De même elle ne peut seule rendre compte du glissement du vote ouvrier du PCF vers le FN. L'enquête de terrain
supplée ces insuffisances : la fréquentation prolongée d'un quartier instaure une confiance envers les sociologues qui
permet parfois d'abaisser les barrières d'auto-protection dressées par des électeurs d'extrême-droite intériorisant la
stigmatisation dont leur choix électoral fait l'objet; des entretiens répétés donnent accès à des trajectoires électorales
complexes et à des discours d'auto-justification. Le vote pour l'extrême-droite prend alors sens : l'identification aux
"Français" paraît comme un palliatif au désarroi identitaire d'un groupe en déclin, la déstructuration de la sociabilité
de voisinage et des réseaux militants de gauche par la mobilité résidentielle joue un rôle majeur, et ce vote peut aussi
s'interpréter comme une stratégie inconsciente et par défaut au vu d'un contexte local marqué par les atermoiements
municipaux vis à vis des minorités immigrées (cf. O. Masclet).
C) L'analyse sociologique est aussi une auto-analyse :
Comprendre, c'est se familiariser avec le point de vue "indigène", ce qui implique une confrontation riche et
problématique entre l'enquêteur et l(es) enquêté-e-s. Weber insistait sur le "rapport aux valeurs" conditionnant les
objets d'intérêt et la démarche du chercheur, et lui recommandait non de passer outre sa propre subjectivité, effort
forcément voué à l'échec, mais de rendre explicite et d'intégrer à son objet d'étude son rapport à l'objet. Les
sociologues de terrain ayant choisi pour objet le F.N. (Bizeul) ou conduits à s'intéresser au vote d'extrême-droite par
la logique propre au déroulement de leur enquête (Masclet; Cartier, Coutant, Masclet et Siblot) sont confrontés de
façon particulièrement aïgue à ce paradoxe du sociologue : comprendre, n'est-ce pas commencer à justifier ce qu'il
est prédisposé, de par son milieu d'origine et sa trajectoire, à considérer comme injustifiable ? Le sociologue de
terrain n'est pas extérieur à son objet, et pris entre la sympathie (au sens étymologique) et la mise à distance produite
par la description objectivante. Mais cette tension qui se manifeste avec force dans l'enquête de terrain traverse de
façon larvée le travail sociologique dans son ensemble, notamment sur un thème aussi sensible que les choix
électoraux, tout particulièrement lors de la construction de catégories d'analyse : parler d'abstentionnisme "dans le
jeu" et "hors jeu" redouble ainsi d'emblée la norme civique dont l'analyse vise justement à appréhender les écarts, au
risque de l'ethnocentrisme de l'intellectuel politisé.
III) Compréhension et explication apparaissent finalement indissociables.Après avoir présenté l'étude de
Michelat et Simon qui a marqué l'analyse sociologique du vote ouvrier en alternant au cours de la recherche
compréhension et explication, nous verrons que cette association est constitutive de la sociologie en général et de la
sociologie électorale en particulier, parce qu'elle permet au sociologue de rendre compte de logiques sociales du
vote sans faire de l'électeur un homo politicus ou un "idiot culturel", et définit les critères de scientificité de son
travail.
A) Le vote de classe s'éclaire en combinant compréhension et explication
L'étude du rapport ouvrier à la politique par Michelat et Simon est exemplaire en ce qu'elle donne à voir le
déroulement complet d'une investigation combinant compréhension et explication. Les entretiens semi-directifs font
émerger des discours, dont l'analyse permet d'identifier des profils. L'accès aux trajectoires sociales des enquêtés
suggère la construction d'un indice d'attachement à la classe ouvrière servant pas la suite de variable explicative pour
rendre compte de l'orientation du vote.
B) Rendre raison des raisons de l'électeur
La sociologie électorale rencontre nécessairement la question de la rationalité de l'électeur. Lorsqu'on suit une
démarche strictement explicative, soit on est conduit à minorer cette rationalité par le jeu inductif des corrélations
macrosociales, soit on est conduit à la majorer lorsqu'on applique de façon hypothético-déductive le modèle de
l'homo politicus. Le déterminisme holiste et l'individualisme rationalisateur ont en commun de négliger les raisons
singulières que l'électeur donne à son choix, soit parce que ses raisons sont considérées comme masquant les
déterminations sociales véritablement à l'œuvre, soit parce qu'on postule a priori qu'une rationalité substantielle et
universelle, pondérant coûts et avantages, s'exprime dans ce choix. Combiner l'explication et la compréhension
ouvre une voie médiane vers la raison pratique de l'électeur, dont les décisions apparaissent logiques et cohérentes
au regard d'un contexte spécifique. Ainsi les comportements les plus suspects d'irrationalité (l'abstention, les votes
extrêmes) acquièrent sous le regard sociologique sinon une légitimité, au moins la considération.
C) La démarche composite en sociologie, à propos du vote comme d'autres pratiques sociales, est une
exigence scientifique.La combinaison des démarches fonde finalement la sociologie comme science. J.-C.