Expliquer et comprendre les comportements électoraux Expliquer : rattacher un fait social à des faits sociaux antécédents, ou à un ensemble de faits sociaux dont il est une composanteComprendre : saisir le sens de l'action humaine et l'interpréter. Rendre compte des actions sociales qui sont orientées subjectivement. Faire appel à l'introspection. Pbmatique : L'explication et la compréhension en sociologie sont souvent vues comme des démarches divergents, attachées respectivement à Durkheim et Weber, ce dernier définissant pourtant la sociologie comme "une science qui se propose de comprendre par interprétation l’activité sociale et par là d’expliquer causalement son déroulement et ses effets". S'agit-il d'approches alternatives ou complémentaires ? I) La sociologie électorale s'est autonomisée par la démarche explicative... A) L'objectivation statistique permet de rompre avec les prénotions sur la participation électorale. Le vote prête plus encore que d'autres pratiques aux discours de sociologie spontanée, les résultats électoraux donnent lieu à des lectures globalisantes, tendant souvent vers la surinterprétation : une augmentation de quelques points du taux d'abstention peut ainsi conduire à stigmatiser "l'indifférence" ou "le manque de civisme" des électeurs, tandis que la faiblesse du score des partis de gouvernement suscite des inquiétudes concernant "la santé de nos institutions". Ces commentaires présupposent qu'on peut lire dans l'addition des voix l'expression d'une volonté générale. Cette thèse peut être infirmée à propos des élections comme à propos des sondages d'opinion. Ainsi, les séries statistiques longues montrent que l'abstention est un comportement aussi ancien que le suffrage universel, connaissant une nette augmentation à partir des années 1980 : difficile alors d'y voir alors le simple symptôme de la "lassitude" des électeurs. La corrélation entre l'abstention et les variables sociologiques "lourdes" mène par ailleurs à une explication par les logiques sociales de l'exclusion (A. Lancelot) ou de la domination (D. Gaxie). L'abstention n'est pas transparente, elle n'est pas le simple reflet d'un désintérêt pour la politique, et doit être expliquée par d'autres faits sociaux : tel est l'apport des méthodes quantitatives. B) La sociologie explicative établit des lois falsifiables à propos des affiliations partisanes. Dépassant également la représentation commune qui envisage le vote comme émanant d'une délibération intime à partir de convictions idéologiques personnelles, la sociologie électorale exploite les enquêtes pré et post-électorales et affine progressivement l'explication des affiliations partisanes. La comparaison de ces enquêtes a d'abord révélé le faible impact des campagnes électorales et la stabilité des comportements électoraux, relativement prédictibles par quelques variables sociologiques "lourdes" (cf. Lazarsfeld et l'école de Columbia), mobilisant la méthode durkheimienne des "variations concomitantes". Le croisement des variables a permis par la suite d'approfondir l'analyse, dissociant d'une part des variables intermédiaires comme le genre et l'âge qui synthétisent un faisceau de déterminations et d'autre part des variables elles-même plus déterminantes comme la religion ou le patrimoine. Plus récemment, l'analyse multivariée permet de mesurer l'effet d'une variable "toutes choses égales par ailleurs" : ainsi si l'âge n'a pas eu d'effet propre décisif dans les consultations électorales les plus récentes en France, le croisement de l'âge et du diplôme a un effet fortement significatif (cf. N. Mayer). De même, le vote ouvrier pour l'extrême-droite mis fréquemment en exergue, qu'un examen attentif des donnés brutes relativise dès lors qu'est prise en compte la forte abstention des ouvriers, ne résiste pas à l'analyse multivariée, si on prend en compte le diplôme, l'âge et le genre. L'analyse statistique a ainsi permis un approfondissement de l'explication du vote, la sociologie électorale progressant par hypothèses et réfutations. C) La sociologie explicative dégage les mécanismes sociaux inconscients du vote. L'extériorité et la contrainte des faits sociaux délimitent depuis Durkheim le champ d'investigation sociologique. La sociologie électorale a pu alors s'appuyer sur l'analyse écologique du vote développée par A. Siegfried. Cette étude originelle marque une rupture : parce que la nature du terrain est indiscutablement "extérieure" aux individus, la mise en évidence par la cartographie de la contrainte qu'elle exerce sur le vote a établi l'existence de mécanismes non-conscients à l'œuvre dans l'isoloir. La sociologie électorale n'a cessé de reproduire la démarche explicative d'A. Siegfried, confrontant des hypothèses aux données objectives pour dégager les lois sociales du vote. II) ...et s'est enrichie par la démarche compréhensive A) La démarche compréhensive permet de contextualiser les logiques sociales du vote. Le caractère social des lois régissant le vote circonscrit le pouvoir explicatif de la sociologie électorale. En dépit de la stabilité de la géographie électorale, l'analyse écologique doit intégrer la genèse des orientations partisanes des territoires. L'exploitation d'archives historiques et notamment des cahiers de doléance a ainsi non seulement permis à P. Bois d'affiner et de nuancer l'analyse écologique dans le cas de la Sarthe, mais atteste de façon plus générale que les chaînes causales établies par les méthodes explicatives ne sont pas universelles. Les lois dégagées par la sociologie valent pour un contexte socio-historique donné, ceci se vérifie également à propos des comportements électoraux. B) Le vote F.N. : une pratique mal expliquée et mieux comprise ? L'explication sociologique ne rend pas complètement compte du vote ouvrier pour l'extrême-droite. Savoir que le groupe socioprofessionnel en soi n'influe pas ce vote lorsqu'on contrôle le diplôme, l'âge et le genre ne suffit pas, dans la mesure où le groupe ouvrier est majoritairement peu diplômé et masculin. L'analyse toutes choses égales par ailleurs peut s'avérer artificielle, puisqu'elle isole des propriétés sociales qui font système. Le raisonnement statistique se prête ici à la critique que lui portait F. Simiand, pour qui la dissociation des caractéristiques sociales des individus par l'explication revenait à se demander « comment vivrait un chameau, si, restant chameau, il était transporté dans les régions polaires, et comment vivrait un renne si, restant renne, il était transporté dans le Sahara » . De même elle ne peut seule rendre compte du glissement du vote ouvrier du PCF vers le FN. L'enquête de terrain supplée ces insuffisances : la fréquentation prolongée d'un quartier instaure une confiance envers les sociologues qui permet parfois d'abaisser les barrières d'auto-protection dressées par des électeurs d'extrême-droite intériorisant la stigmatisation dont leur choix électoral fait l'objet; des entretiens répétés donnent accès à des trajectoires électorales complexes et à des discours d'auto-justification. Le vote pour l'extrême-droite prend alors sens : l'identification aux "Français" paraît comme un palliatif au désarroi identitaire d'un groupe en déclin, la déstructuration de la sociabilité de voisinage et des réseaux militants de gauche par la mobilité résidentielle joue un rôle majeur, et ce vote peut aussi s'interpréter comme une stratégie inconsciente et par défaut au vu d'un contexte local marqué par les atermoiements municipaux vis à vis des minorités immigrées (cf. O. Masclet). C) L'analyse sociologique est aussi une auto-analyse : Comprendre, c'est se familiariser avec le point de vue "indigène", ce qui implique une confrontation riche et problématique entre l'enquêteur et l(es) enquêté-e-s. Weber insistait sur le "rapport aux valeurs" conditionnant les objets d'intérêt et la démarche du chercheur, et lui recommandait non de passer outre sa propre subjectivité, effort forcément voué à l'échec, mais de rendre explicite et d'intégrer à son objet d'étude son rapport à l'objet. Les sociologues de terrain ayant choisi pour objet le F.N. (Bizeul) ou conduits à s'intéresser au vote d'extrême-droite par la logique propre au déroulement de leur enquête (Masclet; Cartier, Coutant, Masclet et Siblot) sont confrontés de façon particulièrement aïgue à ce paradoxe du sociologue : comprendre, n'est-ce pas commencer à justifier ce qu'il est prédisposé, de par son milieu d'origine et sa trajectoire, à considérer comme injustifiable ? Le sociologue de terrain n'est pas extérieur à son objet, et pris entre la sympathie (au sens étymologique) et la mise à distance produite par la description objectivante. Mais cette tension qui se manifeste avec force dans l'enquête de terrain traverse de façon larvée le travail sociologique dans son ensemble, notamment sur un thème aussi sensible que les choix électoraux, tout particulièrement lors de la construction de catégories d'analyse : parler d'abstentionnisme "dans le jeu" et "hors jeu" redouble ainsi d'emblée la norme civique dont l'analyse vise justement à appréhender les écarts, au risque de l'ethnocentrisme de l'intellectuel politisé. III) Compréhension et explication apparaissent finalement indissociables.Après avoir présenté l'étude de Michelat et Simon qui a marqué l'analyse sociologique du vote ouvrier en alternant au cours de la recherche compréhension et explication, nous verrons que cette association est constitutive de la sociologie en général et de la sociologie électorale en particulier, parce qu'elle permet au sociologue de rendre compte de logiques sociales du vote sans faire de l'électeur un homo politicus ou un "idiot culturel", et définit les critères de scientificité de son travail. A) Le vote de classe s'éclaire en combinant compréhension et explication L'étude du rapport ouvrier à la politique par Michelat et Simon est exemplaire en ce qu'elle donne à voir le déroulement complet d'une investigation combinant compréhension et explication. Les entretiens semi-directifs font émerger des discours, dont l'analyse permet d'identifier des profils. L'accès aux trajectoires sociales des enquêtés suggère la construction d'un indice d'attachement à la classe ouvrière servant pas la suite de variable explicative pour rendre compte de l'orientation du vote. B) Rendre raison des raisons de l'électeur La sociologie électorale rencontre nécessairement la question de la rationalité de l'électeur. Lorsqu'on suit une démarche strictement explicative, soit on est conduit à minorer cette rationalité par le jeu inductif des corrélations macrosociales, soit on est conduit à la majorer lorsqu'on applique de façon hypothético-déductive le modèle de l'homo politicus. Le déterminisme holiste et l'individualisme rationalisateur ont en commun de négliger les raisons singulières que l'électeur donne à son choix, soit parce que ses raisons sont considérées comme masquant les déterminations sociales véritablement à l'œuvre, soit parce qu'on postule a priori qu'une rationalité substantielle et universelle, pondérant coûts et avantages, s'exprime dans ce choix. Combiner l'explication et la compréhension ouvre une voie médiane vers la raison pratique de l'électeur, dont les décisions apparaissent logiques et cohérentes au regard d'un contexte spécifique. Ainsi les comportements les plus suspects d'irrationalité (l'abstention, les votes extrêmes) acquièrent sous le regard sociologique sinon une légitimité, au moins la considération. C) La démarche composite en sociologie, à propos du vote comme d'autres pratiques sociales, est une exigence scientifique.La combinaison des démarches fonde finalement la sociologie comme science. J.-C. Passeron caractérise ainsi le raisonnement sociologique comme un "raisonnement de l'entre-deux" : il y a bien un progrès de la connaissance sociologique, mais il ne se fait pas par réfutation, par disqualification de savoirs antérieurs, dans la mesure où la validité des propositions sociologiques (Passeron évite le terme de "lois") est circonscrite à leur contexte socio-historique d'énonciation. Pour faire émerger ces propositions et définir leur domaine de validité, compréhension et explication sont absolument complémentaires. Ainsi, C. Braconnier & J.-Y. Dormagen ont mis l'accent à l'occasion de leur enquête sur l'abstention dans la cité des Cosmonautes sur la malinscription et sur les dispositifs informels de mobilisation électorale, notamment au sein de la famille et de l'environnement immédiat. Suggérée par l'observation répétée de scrutins, cette proposition est raffermie par le repérage statistique, en comptant systématiquement les mal-inscrits par rapprochement des listes électorales et des lieux de résidence réels et les votes "en groupe" lors d'un scrutin, et son domaine de validité se précise à l'analyse dans les entretiens de récits de trajectoires politiques permettant de pointer la déstructuration de la socialisation politique par le militantisme au travail et dans le quartier.