THIRD WORLD NETWORK Document d'information biopiraterie Guiera du Sénégal: Une plante médicinale africaine anticancéreuse accaparée par les universités françaises Par Edward Hammond ([email protected]) Traduit par Centre Africain pour la Biosécurité: www.acbio.org.za Third World Network: www.twn.my Le peuple Dogon du Mali est largement connu pour sa culture unique, qui comprend notamment un système de médecine traditionnelle bien développé. Un groupe de bioprospecteurs français venus d'Auvergne, fortement intéressé depuis au moins 2006 par les connaissances traditionnelles manifestes du peuple Dogon, a porté son attention sur la découverte de médicaments dérivés des plantes médicinales de Dogon. Les efforts des bioprospecteurs ont récemment été couverts de succès, avec la découverte d'un nouveau composé anticancéreux prometteur issu d'une plante utilisée en médecine traditionnelle, non seulement par le peuple Dogon, mais aussi par d'autres peuples à travers le Sahel et les régions avoisinantes. Trois universités françaises ont ensemble déposé des brevets, mais il est peu certain que l'Afrique bénéficiera de cette « découverte française ». Les chercheurs concèdent volontiers que les connaissances traditionnelles du peuple Dogon les ont menés à la découverte de ce médicament, or leurs demandes de brevet font référence à des inventeurs français et sont détenues par des établissements français. L'Université Blaise Pascal à Clermont-Ferrand, un des dépositaires du brevet, fait de la publicité sur le médicament candidat, en quête d'investisseurs du secteur privé.1 Les chercheurs français, qui incluent également le personnel de l'université de Clermont et de l'École Nationale Supérieure de Chimie, aussi à Clermont-Ferrand, sont affiliés à « l'Institut analgesia», un partenariat public-privé entre des 1 Université Blaise Pascal (2014). Substance active anticancéreuse dérivée de Senegalensis de Guiera (Feuille d'offre technologique UBP). URL : http://www.univ-bpclermont.fr/IMG/pdf/UBP_offretechnologique-n12.pdf compagnies pharmaceutiques et le gouvernement français. 2 Les chercheurs travaillant sous la bannière de l'Institut analgesia étaient à l'origine à la recherche de nouveaux médicaments antidouleur issus de plantes médicinales maliennes. Cependant, après avoir collecté des échantillons dans une ville Dogon, les bioprospecteurs se sont rendus compte qu'ils avaient découvert un traitement potentiel contre le cancer, qu'ils ont appelé Guieranon B. La source du composé est le Guiera senegalensis, un arbuste que l'on trouve aisément entre le Sénégal au Soudan. Guiera senegalensis est connu sous une variété de noms3 d'usage donnés par les peuples vivant où se trouve l'arbuste. Parmi ces peuples, nombreux sont ceux qui l'utilisent dans leur médecine traditionnelle. Le nom de l'arbuste dans la langue Hausa, sabara, est le nom d'usage le plus fréquemment utilisé en anglais. En 2011, avant de soumettre le brevet, Pierre Chalard, un des « inventeurs » de Guieranon B, était sans équivoque sur le fait que son groupe de recherche avait été mené au Guiera du Sénégal par les connaissances traditionnelles. Affilié à l'Université Blaise Pascal, Chalard a cherché à susciter de l'intérêt pour les recherches effectuées par son groupe, écrivant : 4 La parfaite connaissance du milieu culturel de la médecine traditionnelle ouest africaine de nos partenaires maliens nous a conduit à sélectionner une plante, le Guiera du Sénégal (Guiera senegalensis) prescrite par les tradipraticiens maliens pour le traitement des douleurs viscérales depuis la nuit des temps, afin d’étudier sa composition chimique et son activité antalgique. Chalard a également spécifié l'origine des échantillons de Guiera du Sénégal utilisés, écrivant que « le matériel végétal a été récolté sur le site de Ségué, village du pays Dogon situé au nord-est de Bamako… » Le passage de médicament antidouleur en traitement contre le cancer suite aux travaux de l'équipe de recherche française n'a pas fait l'objet d'une publication. Néanmoins, un article de 2011 écrit par Chalard mentionne que des extraits de Guiera du Sénégal ont été passés au crible pour leurs vertus anti-cancéreuses, en plus de leur intérêt analgésique. 2 Autrefois connu sous le nom d'"association analgésique". Le site Internet de l'institut est http://www.institut-analgesia.org 3 Une compilation de ces noms peut être trouvée dans une publication de Kew Gardens datant de 1985: http://plants.jstor.org/stable/10.5555/al.ap.upwta.1_789 4 Chalard P (2011). Activiteì antalgique de substances naturelles extraites de plantes utiliseìes dans la pharmacopeìe Malienne traditionnelle. Les sciences d'Auvergne. 16 novembre. URL : http://www.auvergnesciences.com/blog/2011/11/16/112011-activite-antalgique-de-substancesnaturelles-extraites-de-plantes-utilisees-dans-la-pharmacopee-malienne-traditionnelle/ Les bioprospecteurs ont sans doute été inspirés par un article de 2006 rédigé par une équipe de chercheurs français, belges, et burkinabé, identifiant un autre extrait de Guiera du Sénégal, Guieranon A, comme ayant un potentiel anticancéreux.5 Cependant, cette équipe, ainsi que d'autres chercheurs qui ont par la suite étudié Guieranon A, ne semblent pas avoir déposé de brevet. Guiera senegalensis est également lié a la famille du Combretum, une source de combretastatine, une autre substance anticancéreux prometteuse, laquelle, ajoutée à l'utilisation médicinale traditionnelle répandue du Guiera du Sénégal, constitue un autre indicateur de l'activité anticancéreuse potentielle du Guiera du Sénégal. Une lecture des brevets déposés par les universités de Blaise Pascal et de Clermont suggérerait que l'utilisation des extraits de Guiera du Sénégal pour le traitement du cancer est une idée nouvelle, mais tel n'est pas le cas. D'après des chercheurs nigériens (et malaisiens), le Guiera du Sénégal est bien connu pour le traitement du cancer au Nigéria. Selon les chercheurs, la connaissance du potentiel anticancéreux du Guiera du Sénégal provient de son utilisation à cette fin par des peuples Hausa et Kanuri dans le nord du pays, où le Guiera du Sénégal est traditionnellement utilisé pour traiter le cancer du sein, une des mêmes utilisations de Guieranon B dont l'« invention » française se réclame dans les dépôts de brevet :6 [Le Guiera du Sénégal] est couramment utilisé par les tribus Hausa et Kanuri dans les régions du Nord-Est du Nigéria… les pratiques culturelles recommandées pour le traitement du cancer du sein et des lésions inflammatoires du sein associées (telle que la mastite) incluent boire et se baigner de manière régulière dans une décoction de feuilles de G. senegalensis avec de l'eau douce ... on fait parfois des cataplasmes de feuilles fraîches qui sont frottées sur tout le sein affecté. Et ceci est seulement l'un des nombreux rapports associant le Guiera du Sénégal au traitement du cancer dans la médecine traditionnelle africaine. En 1994, des chercheurs soudanais ont rapporté que les feuilles et l'écorce du Guiera du Sénégal étaient utilisées pour le traitement des tumeurs dans la province du Nil blanc de ce pays.7 Aussi, l'ouvrage intitulé Plants Used Against Cancer [Les Plantes utilisées 5 Fiot J et al (2006) Étude phytochimique et pharmacologique des racines et des feuilles du Guiera senegalensis J.F. Gmel (Combretaceae). Journal d'Ethnopharmacology. 30 juin. URL : http://www.sciencedirect.com/science/article/pii/S0378874105008494 6 Baraya YS et al (2014). Evaluation of Five Selected Traditionally Used Medicinal Plants for Breast Cancer Treatment in Nigeria: A Mini Review. [Évaluation de cinq plantes médicinales traditionnellement utilisées pour le traitement contre le cancer au Nigéria: Une mini revue]. Journal interdisciplinaire international de recherche en ligne, mai-juin 2014. 7 Elgazili BEG et al (1994) cités dans Osman ME et al (2014) General Phytochemical Screening and Antioxidant Activity of Some Sudanese Medicinal Plants. [Criblage de l'activité phytochimique générale et antioxydante de quelques plantes médicinales soudanaises]. Journal of Forest Products and Industries. 3 (6) : 292-295 (en ligne). URL : http://researchpub.org/journal/jfpi/number/vol3-no6/vol3-no6-9.pdf contre le Cancer] (de Jonathan Hartwell), une compilation datant de 1982 de travaux de recherches publiés dans les années 60 et 70 par des chercheurs d'instituts de santé des Etats-Unis, mentionne que le Guiera connaît une longue histoire d'utilisation dans le traitement contre le cancer.8 Le dépôt de brevet des universités françaises vise à breveter le Guieranon B comme matière, ainsi que d'autres composés qui sont semblables au Guieranon B, les produits pharmaceutiques qui incluent ces composés, son utilisation pour le traitement contre le cancer en général et, plus spécifiquement, l'utilisation de Guieranon B pour le traitement contre les cancers du sein, du colon et de la prostate. Etant donné que la première invocation de la demande de brevet n'est pas spécifiquement liée à la cancerothérapie, les futures demandes de brevet pourraient se reposer sur la première en invoquant d'autres utilisations de Guieranon B (par exemple comme analgésique). Un brevet a été octroyé en France (FR2980196) et est en cours dans le reste de l'Europe. À l'heure actuelle, des demandes de brevet ont été également déposées aux États-Unis, en Corée du Sud, et en Chine. Le rapport de recherche inclus dans la demande de brevet internationale (WO2013037964) corrobore les invocations du brevet, car la molécule Guieranon B n'a apparemment jusqu'alors pas fait l'objet d'une description spécifique dans la littérature scientifique occidentale. Les « inventeurs » de Guieranon B ont, de par le passé, co-écrit des articles avec des chercheurs maliens, y compris le personnel du Département Médecine Traditionnelle du Mali à Bamako. Pierre Chalard, l'inventeur ayant mené les demandes de brevet, n'a cependant pas répondu aux questions relevant du consentement préalable et aux arrangements relatifs au partage équitable des avantages9, et aucune référence aux arrangements relatifs au partage équitable des avantages n'a été trouvée. La description que l’on fait de Guieranon B comme invention française est une usurpation. Plus exactement, on pourrait dire que, en utilisant la médecine traditionnelle africaine et les ressources génétiques maliennes, les chercheurs français ont raffiné la connaissance anticancéreuse portant sur le Guiera du Sénégal selon les termes de la chimie occidentale moderne. Bien que ces recherches s'avéreront utiles si Guieranon B se révèle être un remède anticancéreux, l'utilisation des extraits de Guiera du Sénégal pour le traitement contre le cancer 8 Etant donné que le Guiera est un genre monotypique - soit un genre ne comprenant qu'une seule espèce identifiée - le texte de Hartwell se rapporterait vraisemblablement au Senegalensis de Guiera. L'auteur n'a pas eu acces au texte original, cependant, Hartwell est cité sur la question dans un livre édité par ses successeurs travaillant avec le programme fort connu de criblage des plante médicinales contre le cancer de l'Institut du cancer des Etats-Unis. Voir : Pinney K et al. The Discovery and Development of Combretastatins [La découverte et le développement de Combretastatins] dans Cragg G et al (2011). Anticancer Agents from Natural Products. [Agents anticancéreux issus de produits naturels], deuxième édition. CRC Press. 9 L'auteur a envoyé deux courriers électroniques à Pierre Chalard en février 2015. n'est pas une invention française et il n'est pas justifiable d'octroyer les droits exclusifs de ce composé à des institutions françaises. Au contraire, l'utilisation des extraits de Guiera du Sénégal pour le traitement contre le cancer appartient aux peuples africains qui ont eu recours à cette plante dans leur médecine traditionnelle depuis des centaines, voire même des milliers d'années. Ce cas attire particulière l'attention sur l'article 8 (a) du protocole de Nagoya adopté par la convention sur la diversité biologique, et entré en vigueur en octobre 2014. Cet article fait référence aux besoins en matière de législation quant à l'accès national et au partage des avantages, permettant de traiter les cas de changement d'orientation des objectifs de recherche initialement fixés. Le projet qui s'est traduit par un dépôt de brevet sur le Guieranon B n'avait initialement pas pour vocation de rechercher des traitements anticancéreux. Quand les chercheurs ont rassemblé des échantillons au Mali, leur intention était de développer des médicaments pour le traitement contre la douleur. L'Université Blaise Pascal n'a pas répondu aux demandes d'informations supplémentaires afin de permettre de clarifier cette situation, mais il semble tout à fait possible que les Dogon qui leur ont fourni des échantillons ne se rendaient pas entièrement compte de la façon dont les universités françaises emploieraient ces échantillons, ni de la portée de ces recherches. De manière plus générale, comme dans d'autres cas préalables de détournement, ce cas signale les besoins en matière de lois nationales et de contrats de bioprospection, afin d'établir et de faire respecter les engagements des bioprospecteurs, indépendamment des intentions affichées de la recherche, et ce en raison de la possibilité toujours présente de découvertes inattendues ou de changements dans les objectifs de recherche. En effet, si une attention particulière n'est pas portée à, soit appliquer le partage des avantages à l’utilisation de l'ensemble des matériaux et de la connaissance rassemblés, soit (de préférence) à spécifiquement détailler et restreindre les objectifs pour lesquels l'accès est permis, alors une variation dans l'intention de la recherche - que celle-ci soit honnête ou soit motivée par des raisons moins honorables - pourrait permettre à un bioprospecteur d'échapper aux obligations en matière de partage des avantages.