À quoi bon, encore, philosopher - c`est-à

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À quoi bon, encore, philosopher?
Philosopher encore, philosopher aujourd´hui encore, sans doute, pourquoi
pas? Mais, parmi tant d´autres activités possibles, pourquoi au juste
philosopher? Et d’abord pourquoi encore, pourquoi aujourd’hui?
Pourquoi encore, quand depuis vingt-quatre siècles les philosophies n’ont
cessé de s’affronter, de se combattre, de se détruire les unes les autres,
faisant souvent du terrain même de leurs assauts ce vaste champ de
ruines que Kant décrivait au début de sa Critique de la raison pure, où
des armées exsangues continuent d’errer à la recherche d´un dernier
combat?
Pourquoi aujourd’hui, quand, depuis un siècle et demi, les sciences
humaines ont capté à leur profit, en les transformant, certaines des
interrogations traditionnelles de la philosophie? À le faire, elles ont obtenu
souvent des résultats plus assurés, sur l’organisation de la cité, sur la
question du langage ou sur le fonctionnement de notre subjectivité, que
ceux que la philosophie, faute d’avoir défini plus humblement ses
questions, avait pu obtenir. Certes, la sociologie ne nous dira jamais quel
est le meilleur des régimes politiques, mais elle nous apprend comment
fonctionnent les sociétés. Pas davantage la linguistique ne parviendra à
nous indiquer quelle est l’origine des langues, mais elle nous explique
comment un langage est structuré. La psychologie ne tranchera pas non
plus, pour sa part, la question de savoir si le sujet est la cause de ses
représentations, mais elle nous indique comment les impressions
sensorielles se combinent pour former nos perceptions des objets.
Pourquoi aujourd’hui, derechef, quand, depuis cette fois quelques
décennies, les extraordinaires avancées de la biologie font que, ne seraitce par exemple que grâce aux découvertes accomplies dans la
connaissance du cerveau, les biologistes traitent eux-mêmes des
passions, de la conscience, de la morale ou de la politique?
Pourquoi aujourd´hui encore, enfin, quand nous vivons en un temps où,
après Auschwitz, comme l’écrivait Adorno dans sa Dialectique négative,
il n´est plus possible ni de croire à la vérité des idées éternelles que la
spéculation métaphysique avait opposées à la précarité du monde
sensible, ni d’avoir encore l’audace de soutenir que ce que le temps paraît
anéantir exprime malgré tout un sens par-delà cette négativité absolue?
Comment, après les catastrophes politiques du XXe siècle, ne pas tenir
pour un affront supplémentaire infligé aux millions de victimes
exterminées par les totalitarismes, la construction d’un sens «qui rayonne
d’une transcendance posée affirmativement» par-delà cette «négativité
absolue»? Comment ne pas tourner en dérision, après «le massacre de
millions de personnes par l’administration», l’obstination du philosophe,
portée à son comble par Hegel, à considérer que le réel est rationnel et
que le rationnel est réel?
À quoi bon, donc, philosopher encore, philosopher toujours si, déçue dans
certaines de ses ambitions anciennes, dépossédée de certains de ses
domaines autrefois incontestés, démentie dans sa prétention à se
réconcilier avec l’expérience effective du monde, la philosophie ne
parvient pas, qui plus est, à susciter entre les philosophes eux-mêmes,
sur ses questions, sur ses démarches, sur son histoire et sur ce qui s’en
dégage, suffisamment de consensus pour s’apparaître et dès lors pour se
faire paraître dans son identité distinctive?
Mais dans ce cas, dira-t-on, à quoi bon, tout autant, écrire encore de la
musique, composer un poème, peindre un tableau? Chacun appréciera
comme il le voudra une telle pirouette, mais enfin la musique, la poésie, la
peinture ont au moins une part de leurs raisons d’être dans le plaisir
qu’elles suscitent et, même après Auschwitz, dans la possibilité que la
souffrance y trouve de s’exprimer. Est-on sûr que les questions que les
canons traditionnels de la philosophie enjoignent au philosophe de faire
siennes peuvent aider sans de profonds renouvellements les survivants
des génocides ou les gardiens de leur mémoire à exprimer l’inhumain?
Quant au plaisir, quant au bonheur de philosopher… Assurément existe-t-il
aussi, même après les génocides, un plaisir, voire un bonheur, qui se
peuvent trouver dans la lecture des philosophes. Mais nous savons bien
qu’aucun philosophe ni aucun lecteur convaincu de la nécessité de la
philosophie ne justifieront suffisamment cette nécessité par le plaisir que
l’on prend en compagnie d’Aristote, de Spinoza ou de Hegel. Ou que si
cette justification devait venir au premier plan, ce serait que l’acte de
philosopher s’est transformé au point de ne plus engager aucunement la
recherche de la vérité, ni celle de la sagesse, ni celle du sens, bref plus
rien de tout ce par quoi il avait été guidé pendant plus de deux
millénaires.
Nous n’en sommes pas là, pas encore réduits à ce repli sur le plaisir de
philosopher, ni dans la trajectoire de la philosophie ni dans celle du
présent questionnement. On recevra donc la question: à quoi bon, encore,
philosopher? avec suffisamment de calme et de pondération pour se
ménager le temps de demander en premier lieu ce qui peut bien avoir été
commun (et pourrait éventuellement le demeurer encore) entre les
philosophes qui se sont confrontés, en des temps parfois aussi éloignés
l’un de l’autre que celui d’Aristote et celui de Nietzsche, à des questions
elles-mêmes aussi dissemblables que celles de l’essence la plus intime de
l’être, du premier principe de toutes choses, de l’immortalité de l’âme, de
la réalité du monde extérieur, de la certitude ou de la fragilité de notre
savoir, du fondement de la morale ou des conditions de la cité juste?
I. S’enquérir du fondement de toutes choses
Si l’on se demande ce qui rassemble les philosophes au-delà même des
contenus si dissemblables, si souvent antagonistes, de leurs philosophies,
il se pourrait que ce fût précisément la décision de philosopher, le choix
d´un acte intellectuel distinct, par la question qu’il prend comme fil
conducteur, de tout autre acte de l’esprit. Philosopher se donne d’emblée,
de fait, comme une façon de questionner le réel dans sa plus grande
généralité, des choses les plus triviales et passagères (le cheveu, la boue,
la crasse, disait Socrate dans le Parménide de Platon) jusqu’aux réalités
les plus éminentes, la Beauté incarnée dans ses œuvres, la Justice dans le
meilleur des régimes, le Bien dans les actions qu’il inspire. Philosopher se
présente ici comme une manière d’aborder toutes choses, mais de les
aborder sous un angle particulier, unique, irréductible à tous les points de
vue que les autres disciplines adoptent sur le monde C’est ce point de vue
qu’il faut tout d’abord essayer de cerner, avant de nous demander ce à
quoi l’adoption d’un tel point de vue a pu conduire les philosophes et si
l’adopter encore peut suffire à nous assurer de la possibilité de la
philosophie, pour aujourd’hui et pour demain.
À la recherche de ce qui spécifie l’approche philosophique de toutes
choses, nous ne pouvons que rencontrer la façon dont Aristote fut le
premier à formaliser aussi précisément la question qui confère au
philosophe son point de vue sur les choses: la question du fondement de
toutes choses, c’est-à-dire la question même de ce qui fait la substance
des choses. De cette question de la substance, Aristote nous explique
qu’elle équivaut en fait à celle de savoir ce qui est le sujet ou le substrat
de tout ce qui nous apparaît et ne cesse de se transformer. C’est donc en
nous efforçant de comprendre la teneur même de cette interrogation sur
ce qui est sous-jacent (tel est le sens originel du terme même de «sujet»,
sub-jectum) en toutes choses que nous devrions parvenir à appréhender
ce qu’a tenté ainsi la philosophie et à soulever à nouveau, avec plus
d’acuité, notre question: à quoi bon, encore, philosopher?
Si les réponses que la philosophie, depuis Aristote, a données à cette question de
la substance sont complexes, du moins le sens donné à la notion de sujet, dans le
cadre de cette interrogation sur la substance, ne fait-il pas difficulté. Sujet, dans
une chose quelconque, est ce dont on affirme, par les énoncés de type prédicatif,
les diverses propriétés et dont il faut poser la subs(is)stance pour comprendre que
la chose puisse apparaître comme telle ou telle.
C’est encore cette question que pose Descartes à sa façon, dans la deuxième de
ses Méditations métaphysiques (1641) quand, pour expliquer comment il faut
«détacher l’esprit des sens» afin de saisir la vérité d’un objet, il prend l’exemple
d’un morceau de cire. Ce que c’est que cette «cire», comme dit Descartes, c’est-àdire sa «substance», c’est «ce qui reste» quand, «éloignant toutes les choses qui
n’appartiennent point à la cire» (comme son odeur, sa couleur, la forme qu’elle
peut avoir, qui toutes peuvent changer), je retiens seulement qu’elle est «quelque
chose d’étendu, de flexible et de muable». Une fois discerné ainsi dans la cire ce
qu’elle est toujours (à savoir quelque chose qui occupe un certain espace et est
susceptible de subir des changements), je peux bien lui attribuer telle ou telle
propriété qu’elle présente parfois à mes sens: elles lui sont aussi inessentielles que
sa barbe l’était à Socrate.
(Le sujet, L, S, ES, I, 3)
Philosopher, ce serait ainsi tenter de faire surgir la profondeur même des
choses, ce qui fait que proprement elles sont ce qu’elles sont, par
opposition à ce qui n’en constitue que la surface ou l’apparence. La
profondeur même des choses, leur être même. Si donc c’est bien la
question de l’être qui se trouve engagée par le geste philosophique, au
sens où ce qui est visé par là c’est avant tout ce qu’il est
traditionnellement et techniquement convenu d’appeler la «substance» ou
l’«essence», on peut également la poser en termes de quête du «sens
ultime» de ce qui nous entoure, du fait qu’il y a un monde plutôt que rien
et que notre existence vient s’y inscrire.
Aristote présente, notamment dans sa Métaphysique (livre Z), la question du
«sujet» comme celle-là même de la philosophie quand elle se demande ce que
nous voulons dire quand nous disons, à propos de n´importe quelle réalité, qu’elle
«est». Quand je dis de Socrate aussi bien que d´un instrument de musique qu´ils
«sont» (c’est-à-dire qu’ils sont, chacun à sa manière, quelque chose et non pas
rien), que signifie le fait d’«être»? Non pas d’être ceci ou cela (philosophe pour
Socrate, bien accordé pour l’instrument de musique), mais bien d’«être»: que
signifie «être», pour quelque chose qui «est»? De cette question, qu’Aristote
désigne comme la question de l’être en tant qu’être, il estime qu´elle équivaut à la
question de savoir ce qui «subsiste» inchangé, dans quelque chose en deçà de
toutes les déterminations qui peuvent, accidentellement ou incidentiellement,
venir s’ajouter à l’essence même de ce quelque chose.
En ce sens, la question de l’être en tant qu’être peut aussi être tenue pour
recouvrant celle que la philosophie ultérieure, quand elle s’exprimera en latin,
désignera comme la question de la substance. Or ce qui deviendra ainsi la
question de la substance, Aristote explique qu’on ne saurait y répondre mieux
qu’en déterminant ce qui, quand je considère quelque chose (Socrate, l’instrument
de musique), m´apparaît comme constituer le «sujet» de toutes les attributions que
je peux envisager à son propos. «Sujet»: le terme que l’on utilise ainsi s’énonçait
en grec: «hypokeimenon», et signifiait littéralement: le «sous-jacent» – ce qu’a
donc traduit ensuite le latin «subjectum», d’où vient notre «sujet». Pourquoi, dans
cette première acception spécifiquement philosophique de la notion de sujet, la
question de la substance et celle du sujet se recouvrent-elles? Aristote l’explique
en soulignant que ce qui subsiste toujours en quelque chose et qui constitue, en ce
sens, sa substance, c’est «ce dont le reste s’affirme et qui n´est lui-même jamais
affirmé d’autre chose», bref: le sujet logique auquel, dans la proposition
prédicative (A est B), on attribue chacun des prédicats par lesquels on en explicite
les déterminations. Il n’est en effet guère délicat d’admettre que le rapport de la
substance (ce qui subsiste toujours en quelque chose et qui fait, par exemple, que
Socrate reste Socrate) aux propriétés qui, ne touchant pas à l’essence de ce dont il
s’agit, constituent seulement des «accidents» possibles de la substance (Socrate
peut être assis ou debout, dormant ou philosophant, jeune ou vieux, etc.), n’est pas
autre que le rapport logique du sujet de l’attribution (S, dans la proposition S est
P) aux prédicats qu’on peut en énoncer (quand je dis que S est x, y ou z).
«L’accident, écrit Aristote, désigne toujours le prédicat d’un sujet»: en
conséquence, ce qui est toujours sujet de la prédication, mais n´est jamais luimême prédicat cela correspond à ce dont on peut dire que c’est la substance de ce
quelque chose, au sens de ce qui est constitutif du fait que ce quelque chose «est».
(Le sujet, L, S, ES, I, 3)
Philosopher consisterait ainsi à enquêter sur ce qui, sous-jacent au réel tel
qu’il se présente à nous à travers l’infinie diversité des phénomènes que
nous observons, constitue comme la vérité ultime de ce qui ainsi nous
apparaît, comme son fondement ou sa raison d’être. Ainsi la philosophie
aurait-elle par définition partie liée avec l’affirmation de la raison comme
valeur, puisque s’enquérir de la vérité ultime des choses équivaudrait à en
exhiber la rationalité cachée.
Pour autant, il se pourrait qu’indépendamment des réponses apportées
par les philosophes à cette question ou à cette série de questions, ce type
même de questionnement doive à son tour être questionné. De fait l’a-t-il
été par les philosophes eux-mêmes, qui se sont interrogés, à commencer
par Nietzsche, sur l’origine même d’une telle interrogation: non pas sur
son origine historique, mais sur ce qui a pu faire qu’elle ait surgi et qu’elle
se soit maintenue avec une telle force, y compris en se transformant, tout
au long de l’histoire de la philosophie. Bref: à quoi correspondait ou à quoi
répondait, à quels besoins, à quelles exigences, à quelles nécessités la
question même de la philosophie? Soumettre ainsi à généalogie le
questionnement philosophique lui-même, c’était l’inviter, non sans ironie,
à se poser à lui-même, comme il l’avait fait à l’égard de toutes choses, la
question de ses propres fondements. Redoublement de l’interrogation à la
faveur duquel la philosophie ne pouvait qu’au fond, pour objectiver sa
propre activité, prendre ses distances avec elle-même et, ainsi, faire de sa
propre légitimation l’objet d’une nouvelle investigation: à quoi bon, à la
lumière de ce que l’enquête généalogique apprend sur l’acte même de
philosopher, entreprendre encore et toujours de philosopher?
II. Questionner l’acte même de philosopher
Philosopher consiste-t-il, de fait, à couronner la raison à la fois en
l’homme et dans le réel comme principe ultime d´explication, selon le
geste cartésien attribuant à la rationalité la charge de rendre l’homme
«comme maître et possesseur de nature»? Ou au contraire, à la lumière
de cette investigation généalogique si souvent appliquée, depuis
Nietzsche, à la philosophie elle-même, philosopher, est-ce faire apparaître
que la part de sens et de vérité que nous cherchons ainsi à atteindre en
toutes choses ne surgit jamais mieux que lorsque nous débarrassons le
réel de ce que la raison philosophante avait projeté sur lui pour permettre
à un certain type d’hommes de mieux le supporter? Telle est l’alternative
devant laquelle la philosophie s’est trouvée placée, notamment lorsqu’elle
a été pour ainsi dire défiée, à partir de la fin du XVIIIe siècle, par une
série d’appels à penser certaines dimensions du réel particulièrement
rebelles à se laisser cerner à travers la recherche de «raisons»: c’est ainsi,
notamment, la question de la «vie» que la philosophie s’est vue reprocher
de ne pas pouvoir prendre en compte. En conséquence de quoi le statut
même de la raison s’est mis à faire question, au sens où surgissait le
problème de savoir dans quelle mesure, si l’on ne peut pas penser tout le
réel à partir de l’exigence de rendre raison du fond ultime des choses, il
fallait envisager, face à ces dimensions d’extériorité par rapport à la
raison, soit de les abandonner à leur mystère, soit de forger, pour les
penser, d’autres principes d’intelligibilité que ceux dont s’était servie
jusqu’ici la philosophie.
On ne saurait négliger de comprendre tout d’abord selon quelle logique la vie
avait précisément pu être au cœur d’une des plus redoutables problématiques
auxquelles s’était affrontée la raison lorsqu’au fil de la modernité elle avait
construit cette relation au réel qui s’exprime dans le projet cartésien de maîtrise.
Cette problématique ne s’est véritablement mise en place qu’à partir du moment
où la raison est parvenue à s’affirmer avec assez de force pour se croire en mesure
d´imposer sa loi au réel: c’est par rapport à une telle conviction que la vie a pu
alors surgir, il n’est guère difficile de comprendre pourquoi, comme un problème.
Dans Les Mots et les Choses (1966), Michel Foucault a défendu avec brio la
perspective selon laquelle le problème de la vie n’est apparu dans le champ
scientifique que dans les premières années du XIXe siècle. En témoignerait
notamment la formule demeurée célèbre de Bichat: «La vie est l´ensemble des
fonctions qui résistent à la mort.» (Recherches physiologiques sur la vie et la
mort, 1801). En se représentant le destin du vivant à partir d’un conflit mettant
aux prises un corps organisé pour s’autoconserver et un milieu indifférent à ces
exigences d’autoconservation, Bichat et ses contemporains faisaient en effet
apparaître la vie comme un pouvoir spécifique: celui de retarder temporairement
une trajectoire incluant la mort. L’idée pouvait ainsi se former qu’il existe des lois
propres de l’organisme, distinctes de celles de la matière inanimée: de ces lois, qui
lui permettent de résister temporairement à la mort, l’étude pouvait alors revenir à
une discipline spécifique (qui en 1802, l’année même de la mort de Bichat, allait
recevoir son nom de «biologie»).
Philosophiquement, la problématique de la vie s’est élaborée pourtant avant son
apparition dans le domaine des sciences. Même si la naissance philosophique de
l’interrogation sur la vie est en fait encore plus ancienne et peut être référée à
Aristote, cette interrogation a pris une tournure plus délicate pour la raison à partir
du moment où elle se rattacha à l’émergence du problème de l’irrationnel. Ce
problème, qui caractérisa tout le mouvement philosophique du XVIIIe siècle,
constitua en fait une sorte de réaction ou de résistance à la façon dont Leibniz
avait donné à l’affirmation moderne de la raison toute sa puissance.
Le nom de Leibniz s’impose, de fait, à un double titre comme celui du philosophe
qui entreprit d’accomplir en l’occurrence un mouvement que Descartes n’avait
pas mené aussi loin. D’une part, il fait du principe de raison une loi même du réel:
rien n’est sans raison, donc en un sens rien n’est radicalement extérieur à toute
forme de rationalité. D’autre part, parce qu’à ses yeux il ne saurait y avoir de
discontinuité dans ce que Dieu a conçu, il estime qu’il ne saurait y avoir de
distinction absolue entre ce qui est seulement possible (le non-contradictoire, donc
le rationnel) et le réel: le possible désigne ainsi ce qui peut exister, non pas
seulement au sens où son existence n’est pas impossible, mais aussi au sens de ce
qui a une «puissance», ou une «tendance» à exister; en vertu de cette tendance,
tous les possibles existeraient si ne venait contrecarrer ce commun mouvement
vers l’existence l’exigence de leur «compossibilité» (c’est-à-dire de leur
possibilité pour ainsi dire simultanée) avec les autres possibles qui tendent eux
aussi à exister. En ce sens, lorsque Dieu, créant le monde, a choisi de rendre réels
seulement certains possibles, il a choisi ceux qui étaient le mieux «compossibles»,
mais leur réalisation, leur inscription dans le réel n’a pour autant, d’un point de
vue comme celui de Leibniz, rien ajouté à ce qui les caractérisait déjà en tant que
possibles, à savoir le fait de ne pas être contradictoires, donc leur rationalité. À
travers ce rapprochement du possible et du réel, que Kant contestera avec vigueur
pour souligner l’irréductibilité de l’existence au concept, Leibniz se trouvait donc
déjà bien près de soutenir cette identité du réel et du rationnel que Hegel donnera
pour objectif à sa propre philosophie de faire apparaître dans toute sa plénitude.
Rien d’étonnant, dans ces conditions, si c’est précisément par réaction à cette
identification par Leibniz du possible (= du non-contradictoire, donc du rationnel)
et du réel que commença à se faire sentir, avec une vigueur d’autant plus forte, la
résistance de dimensions apparemment extra-rationnelles du réel à leur intégration
supposée dans la rationalité. Cette résistance, qui pouvait conduire à penser qu'une
dimension du réel était en soi soustraite à toute pénétration logique et constituait
un «irrationnel» absolu, se révélait particulièrement forte là où la réalité prenait la
forme de l'individualité. L’individuel avait en effet été traditionnellement perçu
comme la limite du concept en tant que notion générale: si, quand je pose le
concept de triangle, je fais abstraction des triangles particuliers pour ne retenir que
ce que c’est qu’un triangle en général, l’individuel est ce que la raison comme
faculté de travailler sur les concepts laisse par définition hors d’elle. En ce sens, si
résistance de l’irrationnel il devait y avoir à l’affirmation de la toute-puissance
d’une raison prétendant ramener à elle tout le réel, comment ne se fût-elle pas
cristallisée autour de dimensions du réel qui apparaissaient incarner l’individualité
la plus irréductible? Cette résistance pouvait dès lors se structurer, par exemple,
autour d’une figure aussi emblématique de l´individualité que l’est une œuvre
d’art, toujours irréductible, dans sa dimension proprement esthétique, à une
quelconque vérité conceptuelle qu’elle exprimerait. Mais elle pouvait aussi mettre
en avant l’individualité constitutive du vivant: chaque organisme vivant, dans son
originalité la plus singulière, n’apparaît-il pas en effet comme toujours plus
irréductible à ce qui définit son espèce que ce n’est le cas pour un morceau de
craie par rapport à la substance dont il constitue un exemplaire beaucoup plus
indifférencié? À preuve la façon dont il est ici particulièrement délicat d´envisager
qu’un être vivant reste le même en se voyant greffer un membre ou un organe
venus d’un autre vivant. Nous savons désormais que c´est assurément possible et
que la greffe peut réussir, donc ne pas empêcher l’individualité du receveur de
continuer à vivre. C’est du moins autrement délicat que pour un tas de sable ou
pour un morceau de cire auxquels l’ajout ou le retrait d’une part de la substance
dont ils sont constitués ne modifient en rien ce qu’ils sont intrinsèquement. Aussi
le vivant, au même titre que l’objet du jugement esthétique (la beauté artistique, la
beauté naturelle), pouvait-il apparaître constituer, par son individuation
particulièrement forte, un symbole de ces dimensions du réel difficiles, voire
impossibles à intégrer dans la rationalité.
(Le vivant, I, 1)
Ce débat sur la possibilité d´appliquer à la vie elle-même le type
d’approche qui, depuis les Grecs, définissait l’acte de philosopher
n’engageait pas qu’une réflexion sur quelques secteurs de phénomènes (le
phénomène de la vie, les phénomènes esthétiques) susceptibles de faire
difficulté pour se trouver philosophiquement appréhendés dans leur teneur
spécifique. À la faveur de ce surgissement du problème de l’irrationnel, ce
pouvait en fait devenir un projet philosophiquement stimulant que de
relever le défi (en mettant en évidence les conditions spécifiques selon
lesquelles nous pouvons malgré tout penser ces phénomènes et formuler
sur eux des jugements possédant une dimension d’objectivité), ou bien au
contraire de conclure à une mise en échec de la rationalité: toute la
question, dans ce cas, était alors de savoir si cet échec signait aussi celui
de la philosophie elle-même, ou s’il appelait à transformer radicalement
l’acte même de philosopher pour qu’il ne fût plus confronté à de telles
difficultés.
Il se trouve en effet que c’est autour de cette thématique de la vie que s’est
organisée, dans les dernières décennies du XVIIIe siècle, la première critique de
grande ampleur développée chez les Modernes contre la raison elle-même.
Un vaste débat, connu sous le nom de «querelle du spinozisme» ou, puisque
Spinoza avait défendu une représentation de Dieu comme immanent à ce que nous
appelons la nature, de querelle du «panthéisme», a en effet eut lieu à partir de
1785, dans la philosophie allemande, autour des conséquences du rationalisme
cultivé par la philosophie des Lumières. Dans ses Lettres à Mendelssohn sur la
doctrine de Spinoza (1785), Friedrich Heinrich Jacobi s’efforce de montrer, dans
un esprit qui préfigure ce que sera philosophiquement tout le courant du
romantisme, que toute philosophie rationaliste se réduisait en sa vérité à une
doctrine aussi déterministe qu’avait pu l’être, à travers sa critique du libre arbitre
celle de Spinoza: en posant que rien n’est sans raison, le rationalisme ouvrirait
inévitablement sur une représentation du réel où il n´y aurait aucune dimension de
contingence, où tout serait nécessaire, et où la notion même de liberté n’aurait
donc aucun sens. Jacobi ajoutait qu’outre que le rationalisme (en empêchant de
penser la liberté) serait incapable de fonder l’éthique, il interdirait d’atteindre une
quelconque fondation ultime et inconditionnée de toutes choses: la raison part en
effet toujours d’une réalité conditionnée dont elle recherche la condition, ou la
cause, en rapportant cette condition à son tour, en vertu de sa loi de la causalité, à
une condition plus haute, et ainsi de suite à l’infini, sans jamais pouvoir, sauf à se
renier elle-même, aboutir à une fondation ultime et inconditionnée. Ainsi
paradoxalement le rationalisme, qui prétendait arracher l’existence à la tyrannie
des préjugés en apportant à nos connaissances de véritables fondations, ne
pourrait-il aucunement remplir son propre programme. En vertu de quoi, aussi
bien pour sauver la morale que pour répondre à ce besoin de vérités
inconditionnées que les philosophes des Lumières n’ont pu satisfaire, il faudrait
dépasser la raison vers la foi, en faisant des vérités ultimes, aussi bien celles de la
morale que toutes les autres, des objets de croyance.
N’y avait-il pas de troisième position ou de troisième modèle qui fût concevable
entre le rationalisme dogmatique imputé par Jacobi aux Lumières et l´abandon de
la raison pour la foi? La profondeur de ce débat et l’ampleur de ce qu’il engage
(notamment à travers la manière dont il ouvre sur la question de la religion) sont
telles qu’on ne saurait ici s´y engager davantage sans perdre de vue notre objet.
(Le vivant, I, 2)
Tout permet de penser du moins qu’autour d’un tel débat et de ses
prolongements la représentation même de l’acte de philosopher et la
représentation de ses finalités se sont profondément complexifiées. Le
destin de la philosophie, faisant elle-même apparaître l’éventualité que
certaines dimensions du réel puissent lui demeurer inaccessibles et
requérir d’autres approches, issues d’autres activités de l’esprit, s’en est
trouvé bouleversé. La philosophie avait-elle ainsi, comme le suggère
Adorno au début de sa Dialectique négative, manqué définitivement à
sa «promesse de ne faire qu’un avec la réalité», devait-elle se transformer
suffisamment pour pouvoir reprendre cette promesse et la tenir enfin, ou
renoncer à cette promesse même et repenser autrement sa démarche, en
fournissant désormais d’autres réponses à la question de savoir pourquoi
philosopher?
Au-delà même de Jacobi, le romantisme philosophique que développèrent en
Allemagne des penseurs et des poètes comme les frères Schlegel, Novalis ou
encore, pour une partie de leurs œuvres, Schelling et Hölderlin, exploita lui aussi
cette thématique. Toute une tradition de pensée antirationaliste, souvent désignée
sous l’intitulé de «philosophie de la vie», traversa ainsi le XIXe siècle, avec une
cible commune: la raison même, supposée incapable de penser la vie, aussi bien
au sens strict du terme (le vivant) qu’au sens où l’idée de vie (à la fois par ses
liens avec celle d’individualité et celle de devenir ou de dynamisme)
symboliserait au mieux ce qu’il faudrait apprendre à penser dans le réel une fois
que nous l’aurions débarrassé de ce qu’y introduit, en projetant sur lui ses
abstractions et en le pétrifiant, une raison conçue comme mortifère. Nietzsche, en
faisant proclamer par Zarathoustra que «nous n’avons pas d’autre représentation
de l’être que le fait de vivre», que, «partout où nous rencontrons du vivant, nous
rencontrons de la volonté de puissance», ou encore que la volonté de puissance
(donc la vie) est «l’essence la plus intime de l’être», ne peut être conçue comme
entièrement étrangère à ce courant, même si la radicalité de sa critique de la raison
la fait échapper à ce qu’il y a parfois de moins profond dans les «philosophies de
la vie».
(Le vivant, L, ES, I, 2)
La vie ou la raison: ainsi formulée, l’alternative apparaît redoutable. Aussi
n’est-il pas étonnant qu’à partir de son surgissement, les philosophes qui
ne souhaitaient pas abandonner le terrain de la raison se soient employés
à immuniser celle-ci (et, par là même, la rationalité philosophique) contre
les objections que la référence à de telles dimensions d’extériorité
inscrites dans le réel servait à élever contre la raison et contre les
prétentions de la philosophie à pratiquer à l’égard de toutes choses une
investigation rationnelle en direction de leurs fondements. Là encore, une
telle immunisation, où s’est en fait joué le destin contemporain de la
philosophie (si l’on préfère: la possibilité même, pour la philosophie,
d’avoir encore un destin dans le monde contemporain, où la raison est
ainsi apparue vaciller sur ses bases), pouvait prendre plusieurs formes:
soit on envisageait de montrer comment une raison plus forte encore
qu’elle ne l’avait été jusqu’ici pouvait permettre de philosopher au-delà
même de ces limites que la crise du XVIIIe siècle avait fait apparaître; soit
l’on s’employait à redéfinir le style même de l’investigation philosophique,
de façon que l’acte de philosopher n’apparût point invalidé par la mise en
évidence de telles limites. C’est du choix que chacun opérerait entre ces
deux possibilités que dépendait le style qu’allait avoir désormais l’activité
philosophique: la représentation que nous pouvons avoir aujourd’hui de
l’acte de philosopher et de ses finalités n’est pas indépendante, tant s’en
faut, de la façon dont, placé devant ce choix, le philosophe se résout à
adopter l’un ou l’autre de ces styles.
III. Philosopher après la fin de la philosophie?
Parce que la crise de la raison, qui s’est ouverte à la fin du XVIIIe siècle,
ne s’est jamais entièrement résorbée, la philosophie a le plus souvent
choisi de répondre au dilemme devant lequel elle s’est ainsi trouvée
placée par une réélaboration plus ou moins radicale de son
questionnement. Par là même, la question des finalités de l’activité
philosophique en a été elle aussi reposée, en des termes tels que la
diversité des réponses possibles, directement liée au choix dont on vient
d’exposer les termes, a tendu à faire exploser l’idée même d’une
conception unique et homogène du geste de philosopher. C’est
principalement pour cette raison que sans doute la philosophie n’a jamais
été aussi éclatée qu’aujourd’hui, non seulement, comme autrefois, entre
des écoles ou des courants divergeant sur les réponses à apporter aux
questions de la philosophie, mais entre des conceptions mêmes de la
philosophie impliquant une appréciation très diversifiée de ce dont le
philosophe doit faire ses questions et du style d’activité selon lequel il doit
essayer d’y répondre. On ne saurait entrer ici dans un panorama de cette
diversification, profondément inhérente à la philosophie contemporaine.
Chacun peut, au demeurant, aisément en faire l’expérience. Il lui suffit
pour cela de se demander ce qu’il reste de commun, aujourd’hui, par
exemple à un philosophe dont le style d’activité s’apparente, dans le
sillage de Wittgenstein ou de Russell, à celui de la philosophie analytique,
à un autre qui inscrit son parcours sur l’orbite de la phénoménologie issue
de Husserl et de Heidegger, et à un troisième qui concevrait son activité
sur le mode qu’avait inauguré Kant en mettant un terme à la
métaphysique spéculative et en essayant de pratiquer un autre
questionnement de type critique.
Ce qui reste commun à ces divers styles de philosophies, sans doute estce, plus que tout, la conscience que, de fait, une certaine façon de
philosopher, celle qui avait au fond pour modèle la démonstration
mathématique et qui s’employait à fonder en raison la totalité de nos
énoncés sur le réel, s’est close, et qu’après la fin des illusions (au
demeurant grandioses) inhérentes à une telle façon de philosopher, s’est
ouverte une nouvelle époque, où nous philosophons donc après la fin de la
philosophie comme spéculation sur les fondements ultimes, absolus et
inconditionnés de tout le réel. Est-ce à dire que philosopher encore,
aujourd’hui, ne soit envisageable qu’à partir d’un renoncement à toute
investigation fondatrice? Sur cette question, il faut convenir que
précisément les philosophes, aujourd’hui, divergent profondément. On se
bornera ici, pour donner une idée de ces divergences, à évoquer un
exemple de réponse permettant de ne pas désespérer, après la fin de la
spéculation sur les fondements ultimes de toutes choses, de l’entreprise
fondatrice elle-même. Que cette réponse soit ici présentée à travers le
débat dans lequel elle se trouve prise donne au demeurant une idée de la
façon dont la philosophie contemporaine a sans doute pour destin de ne
plus désormais cesser de s’affronter à la question de savoir pourquoi
philosopher et, à supposer que l’on sache pourquoi, comment le faire.
Parce que Socrate soutenait que la seule chose qu’il savait consistait à ne rien
savoir, parce que Montaigne faisait de la question «Que sais-je?» l’emblème du
questionnement philosophique, parce que Descartes même enclenchait la
trajectoire de ses Méditations métaphysiques (1641) par l’instauration d’un doute
systématique à l’égard de toute connaissance, la marque caractéristique de la
philosophie peut apparaître résider plutôt dans la mise en question des savoirs
établis, ou du moins dans la dénonciation des faux savoirs, dans le refus de tout
dogmatisme, que dans la capacité démonstrative. À l’époque contemporaine, cette
défiance à l’égard de toute forme de dogmatisme a même été de nouveau érigée
en principe par le courant dit du rationalisme critique incarné avant tout par Karl
Popper et prolongé notamment par Hans Albert.
À la question classique de savoir comment nous pouvons déceler l’erreur
susceptible de s’introduire dans nos énoncés, le rationalisme critique répond qu’il
n’existe aucune source du savoir qui soit absolument certaine. En conséquence,
nous ne pouvons éliminer l’erreur qu’à l’infini, en soumettant à une critique
inlassable toutes les conjectures, toutes les hypothèses, toutes les théories, celles
des autres aussi bien que les nôtres. Position pour laquelle la rationalité se
concentre donc dans l’activité critique et qui ouvre alors sur le principe dit du
faillibilisme issu, au début du XXe siècle, du philosophe américain Charles
Sanders Peirce.
Peirce s´était interrogé sur une question complexe: celle de savoir ce qui suscite la
recherche scientifique. Indépendamment même des procédures selon lesquelles
cette recherche s’accomplit et des institutions qui rendent possible son
développement, la recherche scientifique avait été décrite par Peirce comme
procédant d’un état d’insatisfaction que le chercheur entend transformer en un état
de satisfaction ou de contentement au moins provisoires. Or, pour accéder à cet
état de satisfaction (par apaisement des interrogations auxquelles la science
répond), il n’apparaît pas nécessaire à Peirce que les résultats de la recherche
conduisent à des certitudes absolues ou soient fondés sur des preuves irréfutables.
De toute façon en effet, à chaque instant, de nouveaux éléments d’information
peuvent nous contraindre à récuser les preuves tenues jusqu’alors pour assurées:
ainsi nos certitudes apparentes ne sont-elles que des croyances appelées à être
toujours révisées, d’autant que notre satisfaction devant les résultats que nous
avions atteints peut à nouveau se changer en un état d’insatisfaction qui relance la
recherche. Aussi ne faut-il être ni sceptique ni dogmatique, mais poser que tout est
«faillible», c’est-à-dire que tout peut être matière à une erreur.
C’est un tel faillibilisme qu’a radicalisé le rationalisme critique, Karl Popper, en
défendant l’idée d´une «foi en la raison», ou Hans Albert en se prévalant du
principe selon lequel «il est fondamentalement possible de douter de tout», et en
soutenant qu’une affirmation prétendant à la vérité absolue n’est jamais qu’un
dogme arbitraire parmi d'autres. Du faillibilisme, nous ne retiendrons ici que ce
par quoi il retentit sur la question de savoir jusqu’où peut aller, en philosophie, la
démarche démonstrative par laquelle la raison entreprend de dépasser, par la
fondation de ses énoncés, le simple niveau de l´opinion.
Dès les premières pages de son Traité de la raison critique (1968), Albert s’est en
fait attaqué à la perspective, pour la raison, de parvenir à une fondation ultime de
ce qu’elle avance, c’est-à-dire de parvenir à une sorte de démonstration première,
absolument valide, d’où pourraient alors se déduire toutes les autres
démonstrations. Assaut qui intéresse particulièrement le philosophe, puisque à
bien des égards le discours philosophique, en s´attachant à fonder en raison les
énoncés, se met précisément en quête, du moins dans certaines de ses traditions,
de tels fondements premiers – en sorte que nous pouvons être portés à identifier la
dimension démonstrative de ce discours à sa prise en charge du problème d´une
éventuelle fondation ultime de toutes les vérités aussi bien théoriques que
pratiques.
Contre la prétention à une telle fondation ultime, Albert objecte que, dans la
mesure où toute fondation requiert des raisons posées sous forme de prémisses de
l’argumentation, celui qui choisit cette voie est, conformément à la nature du
principe de raison suffisante, entraîné dans une régression à l’infini qui ne fournit
donc jamais la fondation recherchée: argument qui remonte jusqu’à Aristote,
selon lequel, dans une telle régression, «il faut bien s’arrêter», quitte à renoncer à
toute démonstration des premières prémisses et, nous l’avons vu, à s’en remettre à
leur probabilité. Mais, si l’on suspend le processus qui remonte de raison en
raison vers la fondation ultime, il va de soi qu’un tel arrêt correspond, si l’on ose
dire, à un arrêt de mort pour l’argumentation, et que mieux vaut par conséquent
renoncer à l’idée même de fondation démonstrative.
La conclusion de Hans Albert est alors prévisible: non seulement il est
fondamentalement possible de douter de tout, sur le plan théorique comme sur le
plan éthique, mais, à ce dernier niveau, on ne peut s'opposer à la violence ou au
scepticisme que par un décisionnisme qui choisit, en tout arbitraire, d’accorder sa
préférence à la discussion critique plutôt qu’à une quelconque forme
d’obscurantisme. Conclusion redoutable pour la philosophie, puisque non
seulement, comme philosophie théorique, il lui faudrait renoncer à fonder
ultimement les principes de sa connaissance des choses et du monde, mais en
outre, comme philosophie pratique, il lui faudrait faire son deuil du projet même
de fonder le choix ultime de nos valeurs.
Directement contre ce faillibilisme d’inspiration poppérienne, un auteur comme
Karl-Otto Apel, connu par ailleurs pour avoir développé avec Jürgen Habermas le
projet d’une «éthique de la discussion», s’est efforcé de montrer pourtant la
pertinence de l’idée d’une «fondation ultime de la raison». S’opposant à Jürgen
Habermas sur ce point, la conviction d’Apel, défendue notamment dans
Transformation de la philosophie (1973), est que, même si la philosophie ne peut
parvenir à un fondement premier sur le mode où les métaphysiques spéculatives
avaient cru possible d’y accéder, une autre forme de fondation est possible: celle
qui consiste à mettre en évidence, dans le discours de celui qui nierait certaines
vérités, ce qu’on désigne comme des «contradictions performatives».
Performative est une contradiction qui ne se trouve pas dans l’énoncé lui-même,
mais entre l’énoncé et les conditions de son énonciation. Par exemple, si je dis:
«Je me trouvais sur un bateau qui a fait naufrage et il n’y a eu aucun survivant
parmi les passagers», la contradiction provient à l'évidence, non de
l’enchaînement formel des éléments de l’énoncé, mais tout simplement du fait que
c'est «moi» qui énonce la proposition et que son contenu est donc incompatible
avec les conditions empiriques de son énonciation (puisque, pour l’énoncer, je ne
puis pas être mort). Par analogie, on pourra désigner aussi de telles contradictions
performatives, non plus simplement, comme dans l’exemple utilisé, entre l’énoncé
et les conditions empiriques (particulières) de son énonciation, mais entre un
énoncé et les conditions générales de toute argumentation humaine. Pour
apprécier la validité d’une argumentation, et donc, en ce sens, pour la démontrer
(ou la réfuter), il faudra ainsi non seulement voir si elle ne contient pas de
contradiction logique, mais il faudra aussi se demander si elle ne nie pas les
conditions qui seules permettent de l’énoncer. On distinguera donc en fait trois
types de contradictions, dont ce sera démontrer négativement un énoncé que de
voir s’il les évite tous les trois: les contradictions logico-formelles (entre A et nonA), les contradictions performatives empiriques (entre un énoncé et les conditions
empiriques de son énonciation, comme dans l’exemple du naufrage); les
contradictions performatives qu’Apel nomme transcendantales (entre un énoncé et
les conditions générales de toute argumentation).
Pour mesurer la portée que pourrait avoir en philosophie la soumission d’un
énoncé au test de savoir s’il évite les contradictions performatives du second type,
il suffit d’envisager par exemple une position sceptique, du genre de celle que
défend aujourd’hui Richard Rorty. N’est-ce pas en effet une contradiction
performative de type transcendantal que d’affirmer, comme le sceptique, n’avoir
aucune prétention à la vérité, dans la mesure où c’est une condition générale de
toute affirmation que de poser ce qu’elle affirme comme vrai? Il serait ainsi
possible, pour le philosophe, d’au moins repérer les présupposés déjà contenus
dans le fait même d´argumenter et de produire par argumentation un certain
nombre d’énoncés: relèvent de tels présupposés de l’argumentation la prétention à
la vérité des propositions, certes, mais aussi, par exemple, la prétention à des
significations universelles et intemporelles, faute de quoi j’accepterais d’emblée
que ce que j’énonce par exemple à l’instant t puisse ne plus du tout avoir le même
sens à l’instant t’, retirant par là toute raison d’être au fait même que je produise
un tel énoncé, etc. De tels présupposés s’indiquent comme démontrés du simple
fait qu’ils ne sauraient être mis en cause sans que celui qui les nie soit plongé luimême dans une contradiction performative transcendantale – du type de celle à
laquelle s’expose le sceptique en affirmant qu’il n´y a aucune vérité. En clair et
pour le dire dans les termes d’Apel: si je ne puis contester quelque chose sans me
contredire moi-même et si je ne puis déductivement le fonder sans commettre, au
plan formel, une pétition de principe, ce qu’on ne peut ainsi contester se trouve
validé comme une condition même de toute activité argumentative, c’est-à-dire
comme ce qu'on doit avoir déjà reconnu si l’activité argumentative doit elle-même
avoir un sens. Cette validation vaut alors démonstration, quand bien même ce
qu’on a ainsi validé ne se trouve nullement démontré sur le mode d’une déduction
syllogistique.
C’est en tout cas de ce point de vue, pour Apel, que le faillibilisme, quand il est
pris absolument, s’enferme dans une contradiction performative transcendantale:
il est clair en effet, souligne Apel, que «le principe du faillibilisme et le principe
de la critique qui en dérive ne sont manifestement pourvus de sens et valides que
si on limite, dès le départ, leur validité de manière qu’au moins l’évidence
philosophique qui fonde ces deux principes échappe elle-même d’entrée de jeu à
toute critique possible».
Autrement dit, pour que le faillibilisme («on peut douter de tout») soit vrai, il faut
qu’il soit faux sur un point au moins (= la proposition faillibiliste doit n’être pas
douteuse, puisqu’elle prétend à la vérité). Ce dont on peut ainsi établir la validité
(par exemple la prétention à la vérité) ne saurait donc être ni démontré par voie de
déduction ni mis en doute sans contradiction, puisqu’il s’agit là de présupposés
admis implicitement au départ de toute argumentation, purement déductive ou
non. De tels présupposés ne relèvent pourtant pas du dogme, puisque c’est, non
pas sous l’effet de la tradition, ni sous l’emprise d’une quelconque autorité qu’on
les admet, mais au terme d’une argumentation, plus précisément: au terme d’une
réflexion argumentative sur les conditions de l’argumentation.
La portée de la tentative développée par Apel pour sauver l’idée de fondation en
philosophie apparaît de façon particulièrement nette si l’on en souligne les
conséquences pour la philosophie pratique. Le faillibilisme conduit, nous le
notions ci-dessus, à refuser d’arbitrer rationnellement le choix ultime qui peut
intervenir entre deux systèmes de valeurs, par exemple entre les valeurs du
rationalisme et les valeurs de l’obscurantisme. Renoncer à fonder rationnellement
le choix du rationalisme n’est en fait envisageable, répond pour sa part Apel, que
si l’on confond la possibilité de la fondation philosophique avec celle de la
déduction, que si l’on réduit toute forme de fondation susceptible d’être pratiquée
en philosophie à la fondation déductive que nous avions analysée dans la première
étape de cette leçon, et si l’on ne fait aucun usage d’une autre fondation: celle qui
procède par examen des conditions de possibilité d’un énoncé. En d'autres termes,
il faudrait distinguer deux types de fondations entre lesquels la philosophie doit
aujourd’hui choisir.
La fondation spéculative est celle qui consiste à déduire le fondé à partir d'un
principe premier: c’est celle que la métaphysique s’est efforcée de pratiquer. Du
fait qu’elle a produit davantage d’illusions que de savoir, il est permis aujourd’hui
de s’en défier. Ce serait pourtant encore lui accorder trop de crédit que de
conclure de ses impasses à l’impossibilité de toute fondation démonstrative en
philosophie et d’assimiler le discours philosophique à la simple manifestation
d’une opinion, sans souci aucun de ce qui peut venir la justifier.
Un autre type de fondation est en effet, selon Apel, disponible en philosophie: il
réside dans un certain héritage du kantisme et de l’interrogation transcendantale
comme réflexion sur les conditions de possibilité d’un fait et sur notre capacité à
assumer ou non ces conditions. Si l'on comprend la fondation comme une
déduction, assurément le rationalisme ne peut se fonder lui-même en raison parce
qu’il supposerait pour sa fondation les principes mêmes que cette fondation
entend établir. Bref, vis-à-vis d’une telle conception de la démarche fondatrice, le
faillibilisme n’a nullement tort d’estimer absurde et impossible la perspective
d’une fondation ultime: faut-il pour autant en conclure que c’est uniquement par
un acte de foi qu’on peut, ultimement, choisir de défendre les valeurs du
rationalisme plutôt que celle de l’obscurantisme, et que rien ne peut ici, en aucune
manière, se démontrer? C’est contre cette conclusion qu’Apel construit la
perspective d’une autre fondation du choix de la raison, qui consiste en une
explicitation des conditions de possibilité de l’argumentation. La stratégie d’Apel
est en effet de faire apparaître que l’on ne pourrait, sans commettre ce qu’il
désigne comme des contradictions performatives, défendre dans une discussion
argumentée le choix opposé à la raison.
(La démonstration, L, S, ES, III)
*
Il est bien clair que l’on ne saurait ici trancher ce débat de haut niveau
entre le faillibilisme d’inspiration poppérienne et la prétention apélienne à
avoir indiqué la voie possible, pour la raison et ses énoncés les plus
radicaux, d’une fondation ultime. La hauteur de ce débat, qui n’est bien
sûr que l’un de ceux, parmi beaucoup d’autres, qui traversent la
philosophie contemporaine, témoigne par elle-même de ce que la
philosophie a de vivant. Elle témoigne aussi de la manière dont elle a su
prendre en charge, sans s’y dérober, aussi bien les désillusions qui ont pu
être les siennes après la fin des espérances si longtemps placées dans la
spéculation métaphysique, que la nécessité de redéfinir son champ
d’investigation en tenant compte du développement, des sciences
humaines, qui fait incontournablement partie du présent de la philosophie.
Chacun d’entre nous adoptera, dans cette situation renouvelée, la position
qui lui semblera la plus défendable. Du moins apparaît-il fortement qu’au
cœur de tels débats ne cesse de s’inscrire avec toujours plus d’acuité une
interrogation sur le destin de la raison et de ses valeurs: signe
réconfortant, après tout, puisqu’il indique qu’après les catastrophes du
XXe siècle et les questions qu’elles avaient pu conduire à se poser sur le
programme même de la raison (éclairer le réel, émanciper l’humanité des
préjugés, etc.), la philosophie a su se critiquer elle-même avec
suffisamment peu de ménagements pour reposer la question de la valeur
et des effets de la raison. À la faveur de ces débats s’esquisse en outre la
perspective que la question de savoir ce qu’il peut en être d’une démarche
démonstrative et fondatrice en philosophie, lui permettant d’assurer à ce
que le philosophe énonce une forme de validité, risque de ne pas avoir été
purement et simplement close par la fin de la métaphysique spéculative.
Si tel était le cas, nous aurions quelques bonnes raisons de savoir à quoi
bon, encore, philosopher.
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