Matériaux Espaces de voisinage 1 Sommaire Introduction (ou insérer dans les chapitres géogr et rédiger une introduction commune) 1. Retour sur les concepts Denis Rolland : la doctrine de Monroe en ses miroirs (une définition moderne du voisinage : les échelles de voisinage) J. Chr Romer : politique de voisinage et étranger proche (une définition récente du voisinage : voisins européens) 2. L’Europe de l’UE (titre à revoir, discutable/chronologie) . Catherine Lanneau () : La Belgique francophone et la France . Maud Joly (Lyon 3) : L’Espagne de Franco et ses voisins . Matthieu Trouvé (Bordeaux) : L’Espagne et l’Europe de la Guerre froide . Louis Clerc (Tuku) : La Finlande et l’étranger 1889-1980 3. Les voisins européens Birte Wassenberg (UdS) : le voisinage moderne ou les Euro-régions Denis Rolland (UdS) : le Conseil de l’Europe sa politique de voisinage Charles Urjewicz : Caucase Shaki Yousifov : La Russie et la Turquie face à la PEV 4. Les voisins de l’Europe : Les voisins proches Linda Amiri : Le voisinage des guerres de décolonisation : la Suisse et le FLN Tewfik Hamel : Le voisinage en Méditerranée Ekaterina Kasymova : le voisinage en Asie centrale 5. Les voisins américains et transatlantiques Jim Cohen : Mexique-Etats-Unis (texte promis pour le 13-06) Mariejo Ferreira (Sciences Po-Poitiers) : Refonder l’espace de voisinage entre Brésil et Portugal 19101922 Luc Capdevila, Voisins et Frontières Marcio Perreira (éventuellement) : le voisinage culturel entre France et Brésil (me semble mauvais) 2 INTRODUCTION Denis Rolland et Jean-Christophe Romer 1. Justifier pas seulement relations internationales Histoire culturelle Histoire de représentations Histoire de frontières Histoire stratégique Histoires de relations internationales 2. Aperçu sur les concepts 3. Annonce du plan et présentation des articles 3 1. RETOUR SUR LES CONCEPTS Une définition moderne du voisinage : les échelles de voisinage ou la doctrine de Monroe en ses miroirs Denis Rolland FARE-IEP-Université de Strasbourg IUF-Centre d’histoire de Sciences Po 1776. Au début, était un petit pays au régime singulier, sans puissance internationale autre que celle d’avoir su créer son territoire, premier exemple de décolonisation, menacé par l’impérialisme des puissances européennes en terre américaine : Royaume-Uni d’abord, au Nord, puissance évincée mais grand voisin ; Russie tsariste ensuite, grande puissance voisine en pleine expansion territoriale qui a traversé le détroit de Behring et est propriétaire de l’Alaska1 ; Couronne espagnole enfin, maîtresse du Sud et de l’Est et dont personne n’envisage à la fin du XVIIIe siècle le naufrage imminent. 1815. La géographie du monde contemporain vient de changer après le Traité de Vienne. Après quinze années d’incertitudes, l’union s’est faite contre la France révolutionnaire, l’Europe est redevenue uniformément monarchique. L’Espagne lutte depuis quelques années pour se maintenir sur le continent contre des créoles décidés à suivre le chemin ouvert par les xxx des Etats-Unis. Mais l’union des Couronnes européennes pour maintenir ou élargir leur espace impérial américain est une possibilité que Washington ne peut exclure. 1823. Le Portugal vient de perdre le Brésil (1822) et l’Espagne lutte pour se maintenir sur nombre de ses territoires continentaux. Pour les Etats-Unis, demeurent deux catégories d’étrangers proches, continental : au premier plan, le Royaume-Uni et la Russie d’une part ; au second plan, l’Espagne qu’il importe de ne pas affronter directement car c’est l’un des voisins dont on peut espérer des cessions territoriales essentielles, Floride au Sud et territoires au-delà de la Louisiane à l’Est (entrée dans l’Union : Ohio 1803 ; Louisiane 1812, achetée à la France en 1803, intégrée aux Etats-Unis en 1806, Indiana 1816 ; Illinois 1818 ; Alabama 1819 ; Maine 1820 ; Missouri 1821) et les nouveaux pays indépendants ibéro-américains, d’autre part. Les voisinage continental de l’Union d’Est en Ouest : Etats fondateurs, territoires du Nord-Ouest, Louisiane et Nouvelle-Espagne superposition avec les Etats actuels des Etats-Unis Russie Royaume-Uni Espagne 1. Jusqu’à son achat par les Etats-Unis en 1867. Au début du XIXe siècle la Russie considère que son territoire jusqu'au détroit de la Reine-Charlotte (actuel Canada) et que les étrangers n'ont pas droit de passage. Comme la Californie est espagnole et que l'Oregon et la Colombie britannique sont anglais, il n’y a pas d’accès officiel au Pacifique pour les ÉtatsUnis. 4 F : Floride, acquise en 1819 par les Etats-Unis (traité proclamé en 1821)1. M : Mississippi, limite est de la Louisiane L : L'État américain de Louisiana formé en 1812 Les Etats-Unis et ses voisins après 1819 D’après www.radicalcartography.net La vision du monde à partir des Etats-Unis détermine un des espaces les plus caractéristiques de la notion d’espaces de voisinage telle que nous l’envisageons dans ce numéro de Matériaux : un espace considéré ou imaginé comme construit de manière volontariste, construit en vision du monde tout autant qu’en élément de doctrine. Plan : Les frontières de Monroe en ses terres, le miroir latino-américain, le miroir scientifique français et le prisme déformant de la latinité Monroe en ses terres Rappels sur le texte et le contexte - Rien de « confus » ou spontané (comme on l’a parfois suggéré côté français)2 ? Discours sur l’Etat de l’Union, rituel depuis 1790 (vérifier) texte3 Aussi bien l’historiographie anglo-saxonne de qualité que l’historiographie latino-américaine de qualité (du type de l’ouvrage de référence de Demetrio Boersner 4/ : 1. Par le Traité d'amitié, de colonisation et de limite entre les États-Unis d'Amérique et sa Majesté catholique » connu sous le nom de le Traité d'Adams-Onís. L'Espagne avait initialement refusé de négocier. Mais le poids de la guerre contre les créoles révoltés en Amérique du Sud l’ont conduit à réviser cette position. En outre, Jackson, poursuivant les Indiens Séminoles en Géorgie était passé en Floride espagnole, attaquant et prenant des forts espagnols. 2 Site internet Histoire. 3. Texte complet par exemple in http://millercenter.org/scripps/archive/speeches/detail/3604 4. Demetrio Boersner, Relaciones internacionales de América latina, Breve historia, Nueva Sociedad, Caracas, 1996. 5 énoncé méthodique, organisé, préparé par le Secrétaire d’Etat après l’échec d’une réflexion et une négociation sur une éventuelle attitude ou déclaration commune avec le Royaume Uni (et G Canning). “To counter the planned move, Britain proposed a joint U.S.-British declaration against European intervention in the Western Hemisphere. Secretary of State Adams convinced Monroe that if the United States issued a joint statement, it would look like the United States was simply adopting Britain's policy without formulating one tailored to its own interests. The United States, he argued, should devise its own strategy to address European intervention in the Western Hemisphere” 1. 1. http://millercenter.org/academic/americanpresident/monroe/essays/biography/5 “In the realm of foreign affairs, James Monroe sought to improve the country's international reputation and assert its independence. By virtue of his solid working relationship with Secretary of State John Quincy Adams, the two men successfully pursued an aggressive foreign policy, especially with regard to European intervention in the Americas. In its early days, the Monroe administration wanted to improve relations with Britain. Toward that end, it negotiated two important accords with Britain that resolved border disputes held over from the War of 1812. The Rush-Bagot Treaty of 1817, named after acting Secretary of State Richard Rush and Charles Bagot, the British minister, demilitarized the Great Lakes, limiting each country to one 100ton vessel armed with a single 18-pound cannon on Lake Chaplain and Lake Ontario. The Convention of 1818 fixed the present U.S.Canadian border from Minnesota to the Rocky Mountains at the 49th parallel. The accords also established a joint U.S.-British occupation of Oregon for the next ten years. Spanish Florida For years, southern plantation owners and white farmers in Georgia, Alabama, and South Carolina had lost runaway slaves to the Florida swamps. Seminole and Creek Indians offered refuge to these slaves and led raids against white settlers in the border regions. The U.S. government could do little about the problem because the swamps lay deep within Spanish Florida. If the United States moved decisively against the Seminoles, it would risk war with Spain. Although the United States had tried to convince Spain to cede the territory on various occasions (including during Monroe's stint as special envoy to Spain in 1805), its efforts had failed. With the end of the War of 1812, the U.S. government turned its attention to the raids. President Monroe sent General Andrew Jackson, the hero of the Battle of New Orleans, to the Florida border in 1818 to stop the incursions. Liberally interpreting his vague instructions, Jackson's troops invaded Florida, captured a Spanish fort at St. Marks, took control of Pensacola, and deposed the Spanish governor. He also executed two British citizens whom he accused of having incited the Seminoles to raid American settlements. The invasion of Florida caused quite a stir in Washington, D.C. Although Jackson said he had acted within the bounds of his instructions, Secretary of War John C. Calhoun disagreed and urged Monroe to reprimand Jackson for acting without specific authority. In addition, foreign diplomats and some congressmen demanded that Jackson be repudiated and punished for his unauthorized invasion. Secretary of State John Quincy Adams came to Jackson's defense, stating that Jackson's measures were, in fact, authorized as part of his orders to end the Indian raids. Monroe ultimately agreed with Adams. To the administration, the entire affair illustrated the lack of control Spain had over the region. Secretary of State Adams thought that he could use the occasion to pressure Spain to sell all of Florida to the United States. Preoccupied with revolts throughout its Latin American empire, Spain understood that the United States could seize the territory at will. Adams convinced Spain to sell Florida to the United States and to drop its claims to the Louisiana Territory and Oregon. In return, the United States agreed to relinquish its claims on Texas and assume responsibility for $5 million that the Spanish government owed American citizens. The resulting treaty, known as the Adams-Onís Treaty of 1819 -- named after John Quincy Adams and Luis de Onís, the Spanish minister -- was hailed as a great success. Questions about the Florida raids resurfaced during Jackson's presidency. In 1830, a rift opened up between President Jackson and his vice president, John C. Calhoun. One of the issues involved Jackson's prior conduct in Florida and Calhoun's reaction as secretary of war. At the time of the invasion, Jackson claimed that he had received secret instructions from Monroe to occupy Florida. Weeks before his death, Monroe wrote a letter disclaiming any knowledge of the secret instructions that Jackson claimed he had received. Monroe Doctrine During much of his administration, Monroe was engaged in diplomacy with Spain regarding its Latin American colonies. These lands had begun to break free from Spain in the early 1800s, gaining the sympathy of the United States, which viewed these later revolutions as reminiscent of its own struggle against Britain. Although many in Congress were eager to recognize the independence of the Latin American colonies, the President feared that doing so might risk war with Spain and its allies. It was not until March 1822 that Monroe officially recognized the countries of Argentina, Peru, Colombia, Chile, and Mexico. At the same time, rumors abounded that Spain's allies might help the once vast empire reclaim its lost colonies. To counter the planned move, Britain proposed a joint U.S.-British declaration against European intervention in the Western Hemisphere. Secretary of State Adams convinced Monroe that if the United States issued a joint statement, it would look like the United States was simply adopting Britain's policy without formulating one tailored to its own interests. The United States, he argued, should devise its own strategy to address European intervention in the Western Hemisphere. On December 2, 1823, in his annual message to Congress, President Monroe addressed the subject in three parts. He first reiterated the traditional U.S. policy of neutrality with regard to European wars and conflicts. He then declared that the United States would not accept the recolonization of any country by its former European master, though he also avowed non-interference with existing European colonies in the Americas. Finally, he stated that European countries should no longer consider the Western Hemisphere open to new colonization, a jab aimed primarily at Russia, which was attempting to expand its colony on the northern Pacific Coast. This statement, which in the 1850s came to be known as the Monroe Doctrine, sounded tough, but most countries knew that America had little ability to back it up with force. Nevertheless, because Britain had also favored Monroe's policy, the United States was able to 'free ride' on the back of the Royal Navy. In addition, London had extracted a promise from Paris that France would not assist Spain in 6 Mais les interprétations historiques courantes sont souvent téléologiques, soumises au regard postérieur posé sur l’administration des affaires latino-américaines à partir des années 1840, de la question du Texas à la Big Stick Policy (la version nord-américaine d’une politique de voisinage impériale traditionnelle en Europe où la canonnière est un élément de négociation déterminant) – voisins ne voulant pas dire égaux, à chacun ses espaces subalternes. “On December 2, 1823, in his annual message to Congress, President Monroe addressed the subject in three parts. He first reiterated the traditional U.S. policy of neutrality with regard to European wars and conflicts. He then declared that the United States would not accept the recolonization of any country by its former European master, though he also avowed non-interference with existing European colonies in the Americas. Finally, he stated that European countries should no longer consider the Western Hemisphere open to new colonization, a jab aimed primarily at Russia, which was attempting to expand its colony on the northern Pacific Coast” 1. Typologie en termes de voisinage : le discours de Monroe Menaçants voisins (ou « l’étranger proche n’est pas celui que l’on croit aujourd’hui ») - Dangereux voisins d’abord pour un petit pays : Russie impériale (Alaska) ! - Voisin « essentiel » au sens étymologique potentiellement dangereux : le Royaume-Uni (Canada et maîtrise des mers) : pas satisfait de se retrouver dans cette catégorie ; mais il faut s’en distinguer : point crucial, créer la différence avec l’Europe. - Voisin stratégique (et menaçant par puissance du Congrès de Vienne interposée) : Espagne (Floride, Golfe du Mexique, Cuba : Manifest Destiny de Jefferson) Aimables voisins : les nouvelles républiques du continent - Voisins jeunes, - Voisins mineurs, à défendre verbalement plus qu’à protéger, les EU n’en ayant pas les moyens, ni la volonté explicite Ce passage du discours de Monroe devant le Congrès ou discours sur l’état de l’union (exercice obligé depuis 1790) a d’abord été énoncé pour « se » protéger des voisins proches « dangereux », avant de vouloir protéger les nouveaux voisins « aimables » et plus lointains. C’est une affaire de géopolitique à court ou moyen terme (mais pas celle à laquelle on s’est habitué à penser au XXe siècle, strictement hémisphérique et impérialiste) avant d’être une question pérenne de défense de la démocratie et de l’institution républicaine. L’ordre de l’énoncé du discours de décembre 1823 est clair et la priorité des menaces liées à la Sainte-Alliance non moins claire. Distance voire condamnation de l’Europe, un impératif identitaire et géopolitique avant d’être politique ; mais un indispensable élément de la construction identitaire pour ces rejetés de l’Europe qu’il est essentiel de prendre en compte. La construction de la conception d’un espace de voisinage hémisphérique est certes la conséquence du mouvement des indépendances hispano-américaines, mais c’est d’abord le produit de l’absence de puissance comparative, de l’isolement et de la crainte de puissances au voisinage menaçant dans le cadre de la restauration monarchique européenne issue du Congrès de Vienne. the recovery of its colonies. The Monroe Doctrine constituted the first significant policy statement by the United States on the future of the Western Hemisphere. As befitting the leader of a nation founded on the principles of republican government, Monroe saw the United States as a model and protector to the new Latin American republics. His declared intention to resist further European encroachment in the Western Hemisphere was the foundation of U.S. policy in Latin America during the nineteenth and twentieth centuries and remains one of Monroe's lasting achievements.” 1. http://millercenter.org/academic/americanpresident/monroe/essays/biography/5 7 La descendance du discours de Monroe : le remodelage de la zone de l’étranger proche - Formation de l’expression : en 1854 dans un document diplomatique secondaire, mais pas comme corpus doctrinal : formation progressive par répétition et identification avec le contexte dans le courant de la seconde moitié du XIXe S. L’océan devient lieu de divergence. Face à l’instinct prédateur des Européens, l’Atlantique devient une barrière de sécurité. « Théorie des quatre gendarmes » : Etats-Unis pour les Amériques, la Chine, pour l’Asie… Cf. Justine - Un fondamental « positif » De la formation aux relations internationales aux Etats-Unis et donc de la formation de la diplomatie états-unienne La construction de l’exceptionnalisme états-unien site parlant des Présidents “ Now that the wars precipitated by the French Revolution were over, Monroe had an opportunity to develop foreign policy in new directions. No longer need the executive be preoccupied with the protection of neutral rights and the need to preserve American neutrality. Among Monroe's major objectives, fully supported by Adams, was the recognition of the United States as the only republic of consequence in the world and the strongest power in the Americas. The nation no longer would seek its aims through the patronage of European powers, as Jefferson had relied on France, but would pursue an independent course. Monroe shared the expansionist aims of his generation and with Adams' help fully exploited every opportunity for expanding American territories”1. “The most immediate problems demanding attention after his inauguration were those arising from the revolutionary movements in Spain's Latin American colonies. Some had been resolved while he was secretary of state, when he had helped formulate a policy of neutrality highly beneficial to the insurgents. Monroe, deeply sympathetic to the revolutionary movements, was determined that the United States should never repeat the policies of the Washington administration during the French Revolution, when the nation had failed to demonstrate its sympathy for the aspirations of peoples seeking to establish republican governments. He did not envisage military involvement but only the provision of moral support. To go beyond this would do the colonies more harm than good, since it would invite European intervention to restore them to Spain. Monroe's caution was justified, for the European powers had intervened in Europe to suppress revolutions in Spain itself and in the Kingdom of the Two Sicilies. Monroe's policy was also shaped by his desire to obtain from Spain the long-sought cession of Florida and a definition of the boundaries of the Louisiana Purchase”. (vérifier si même source ou si source suivante) Les Présidents Reagan et Bush ont régulièrement rappelé cette valeur « positive » de la doctrine de Monroe Cela donne, selon l’encyclopédie en ligne « Conservapedia »2 qui a au moins le mérite d’annoncer ses options, à l’article « Monroe Doctrine » : Vérifier si est la même chose que wikipedia “Foreign affairs Perhaps the most brilliant achievements of Monroe's administration were in the sphere of foreign affairs, where much of the credit is due his brilliant Secretary of State John Quincy Adams. … Spain and Florida … 1. http://www.presidentprofiles.com/Washington-Johnson/James-Monroe-Foundations-of-the-monroe-doctrine.html 2 http://www.conservapedia.com/James_Monroe 8 Monroe Doctrine … The policy of the United States was to uphold republican institutions and to seek treaties of commerce on a most-favored-nation basis. The United States would support inter-American congresses dedicated to the development of economic and political institutions fundamentally differing from those prevailing in Europe. The articulation of an "American system" distinct from that of Europe was a basic tenet of Monroe's policy toward Latin America. Monroe took pride as the United States was the first nation to extend recognition and to set an example to the rest of the world for its support of the "cause of liberty and humanity." 1 « Sphère d’intérêt vital »: le continent, que l’on doit absolument contrôler. - Un passage obligé de l’historiographie états-unienne jusqu’à la fin de la Seconde Guerre mondiale, lorsque l’Atlantisme, l’idée de « communauté atlantique » prend le pas opératoire sur la doctrine hémisphérique Système atlantique, civilisation atlantique, communauté atlantique : émergence et enracinement d’une communauté (y compris par ses opposants) : identité, conscience, sentiment (René Girault cf. Justine). Otan en 1953 se dote d’un drapeau (Justine) sur fond bleu : l’Atlantique Dans l’historiographie généraliste (i.e. pas spécialisée sur l’Amérique latine) de bon niveau des relations internationales des Etats-Unis, une référence opératoire jusqu’à la Seconde Guerre mondiale, incluant la mise en place de la Good Neigbour Policy. Après une référence qui n’est plus obligée : (Cambridge History of American Foreign Relations, vol. II et III) 2e GM: échec de la politique de “bon voisinage”, les bons voisins (Brésil, Mexique…) quoique solidaires pendant la guerre, n’obtiennent rien ou presque (comme après la 1ère GM) : l’Am lat n’est plus voisine des EU ?. L’étranger proche après la Seconde Guerre mondiale est redevenu l’Europe (le Plan Marshall exclut les pays de l’Amérique latine). Où est alors l’Amérique latine par rapport aux Etats-Unis : - plus proche : à l’intérieur d’une zone d’influence, une sorte de glacis intérieur, qui ne mérite pas nécessairement les égards de la politique étrangère mais plutôt d’une politique de contrôle intérieur ? « Arrière-cour » (Cf. Denise Artaud) des Etats-Unis - ou plus loin (pas d’aide) ? Une « périphérie » qui rimerait avec « mépris » ? http://millercenter.org/academic/americanpresident/monroe/essays/biography/5 “In the realm of foreign affairs, James Monroe sought to improve the country's international reputation and assert its independence. By virtue of his solid working relationship with Secretary of State John Quincy Adams, the two men successfully pursued an aggressive foreign policy, especially with regard to European intervention in the Americas. Spanish Florida … Monroe Doctrine During much of his administration, Monroe was engaged in diplomacy with Spain regarding its Latin American colonies. These lands had begun to break free from Spain in the early 1800s, gaining the sympathy of the United States, which viewed these later revolutions as reminiscent of its own struggle against Britain. Although many in Congress were eager to recognize the independence of the Latin American colonies, the President feared that doing so might risk war with Spain and its allies. It was not until March 1822 that Monroe officially recognized the countries of Argentina, Peru, Colombia, Chile, and Mexico. At the same time, rumors abounded that Spain's allies might help the once vast empire reclaim its lost colonies. … This statement, which in the 1850s came to be known as the Monroe Doctrine, sounded tough, but 1 http://www.conservapedia.com/James_Monroe 9 most countries knew that America had little ability to back it up with force. […] As befitting the leader of a nation founded on the principles of republican government, Monroe saw the United States as a model and protector to the new Latin American republics. His declared intention to resist further European encroachment in the Western Hemisphere was the foundation of U.S. policy in Latin America during the nineteenth and twentieth centuries and remains one of Monroe's lasting achievements.”1 Cf. - John Harper - Stanley Hoffman, Gulliver empêtré Le miroir latino-américain Un espace exclusivement critique ? Big Stick Policy (Política del garrote) et Good Neighbour Policy (Política de la Buena Vecindad) Les contraintes de l’historiographie de voisinage : Mexique, Caraïbes et Amériques centrales L’impérative critique nationale face à l’impérialisme états-unien - Mexique : o la nécessaire et incontournable rhétorique après 1845 et la question texane puis 1848 et l’annexion d’une moitié du Mexique après l’invasion états-unienne et le Traité de Guadalupe Hidalgo. o La cuti n’a été (et partiellement) virée qu’à la fin du XXe siècle avec la fin de la suprématie du Parti révolutionnaire Institutionnel et l’alternance politique (arrivée au pouvoir du PAN et de son leader à la Présidence, un ancien de la Coca Cola Cy) o Conceptions géopolitiques (FEDN) : Mexique, - Caraïbes : o le Manifest Destiny de Jefferson qui, selon des conceptions géographiques et militaires classiques européennes de l’époque, intègre Cuba dans les frontières naturelles potentielles de la Confédération o et l’ambiguë libération de Cuba en 1898 et l’explicite « amendement Platt » intégré à la constitution cubaine. - Amériques centrales : l’extension naturelle de la zone de protection rapprochée Historiographies sud-américaines : l’exemple brésilien Historiographie brésilienne Conceptions géopolitiques (FEDN) : Argentine, Brésil : la recherche de l’autonomie ou l’indépendance nationale face à la doctrine de Monroe. Le positionnement dans la Guerre froide : la restauration d’un voisinage ; coup d’Etat au Brésil en 1964 avec le consentement de Washington et l’aviation états-unienne de guerre déjà en vol vers le Brésil pour soutenir le coup d’Etat si nécessaire. Voisins ? - la stratégie rhétorique de contournement de l’historiographie et du discours construit de la diplomatie brésiliennes FEDN p Le miroir scientifique français : la latinite inventee comme facteur structurant des representations de la doctrine de monroe Deux référents 1. http://millercenter.org/academic/americanpresident/monroe/essays/biography/5 10 La supériorité 1789/1776 La latinité : une fraternité défensive, d’occasion et de propagande Pierre Queuille Un discours scientifique sérieux, un discours politique anti-états-unien Le livre s’appelle L’Amérique latine, la doctrine de Monroe et le panaméricanisme, mais le sous-titre en dit plus long : Le conditionnement historique du Tiers-monde latino-américain1. Françoise Barthélémy2 Dans le contexte des lendemains de dictature en Amérique latine, un discours excluant une certaine intelligence scientifique de la doctrine de Monroe Avec la déclaration de 1823, « En réalité, les Etats-Unis s’arrogeaient le rôle de protecteur des autres pays de l’hémisphère, et ce en vue de défendre tout simplement leurs intérêts stratégiques. Leurs innombrables interventions dans les affaires internes des peuples d’Amérique latine ont cependant toujours été justifiées par l’empressement à « protéger » des victimes prétendument en danger » 3. Télescopage chronologique 1823/Amendement Platt début XXeS FEDN4 Ecouter le discours souvent moins manichéen de la géopolitique sud-américaine. Monroe ou l’espace de l’anti américanisme européen ? L’antiaméricanisme et l’ignorance : la barrière atlantique Conférence d’un collègue de la Sorbonne et ancien de cet IEP sur « la doctrine de Monroe », un des premiers documents (fors wikipedia), sur lesquels on tombe en première page, lorsque l’on pianote « doctrine de Monroe » sur Internet. Un exemple manifeste de la dangerosité de cette extraordinaire diffusion. Il ne s’agit nullement de juger un collègue mais de montrer sur ce point la force de conviction et l’inertie de certaines de nos conceptions hexagonales, de même que l’extrême ambigüité de notre anti-américanisme français habituel. « Le 2 décembre 1823, James Monroe déclarait : « Aux Européens, le vieux continent, aux Américains le Nouveau Monde ». Cela faisait juste quarante ans que l'indépendance des États-Unis avait été reconnue par les Britanniques et déjà « l'Amérique » faisait figure de grande puissance »5. Nulle grande puissance états-unienne en 1823. « C'est le début, dit-on, de l'impérialisme américain. Ce n'est pas totalement exact. En effet, comme le rappelait il y a plus de vingt ans le président R. Reagan, les puritains américains avaient proclamé dès leur arrivée sur le sol des États-Unis leur volonté de puissance » 6. Pas 1823, mais 1776 ! Leur nécessaire affirmation dans un monde déduit de l’Europe et perçu comme nécessairement dirigé par l’esprit européen certes, et dans une conception fondamentalement raciste du monde. Mais un « impérialisme » en 1823 paraît déplacé. Et avant, il ne fait pas exagérer. Et l’historien procède, selon des modalités habituelles en France quand il s’agit des Etats-Unis) par amalgame chronologique, 1823 ou 1843, peu importe (sur le champ français qui oserait comparer 1789 et 1809, 1914 ou 1934 ?) : Toujours est-il que très vite, au nom de la Déclaration de 1823, va apparaître une politique de surveillance et de contrôle du continent appelé « Dollar diplomacy », formule exprimée en 1843 par Richard Olney. Celui-ci va jusqu'à prôner la « souveraineté de fait » des États-Unis sur le continent sud américain. C'est ce qu'exprimera fort crûment un journaliste en 1843 proclamant que « la colonisation […] du continent américain appartient au destin évident des États-Unis » ! 7 Pierre Queuille, L’Amérique latine, la doctrine Monroe et le panaméricanisme, Le conditionnement historique du Tiersmonde latino-américain, Paris, Payot, 1969. 2. Françoise Barthélémy, Un continent en quête d’unité, L’au-delà du rêve, Paris, Les éditions ouvrières, 1991. 3. Françoise Barthélémy, Un continent en quête d’unité, L’au-delà du rêve, Paris, Les éditions ouvrières, 1991, p. 24. 4 C. André, M. Couderc, J. Grandi, L’avenir d’un continent, Puissances et périls en Amérique du Sud, Paris, FEDN, 1989. 5. La doctrine de Monroe, un impérialisme masqué, François-Georges Dreyfus , 6. La doctrine de Monroe, un impérialisme masqué, François-Georges Dreyfus 7. La doctrine de Monroe, un impérialisme masqué, François-Georges Dreyfus 1. 11 Justifiant au passage implicitement l’expédition française au Mexique de Napoléon III comme un rempart catholique contre l’extension anglo-saxonne et protestante (l’argumentaire officiel du Second Empire) Où est passée la fondamentale hégémonie britannique en Amérique latine (au XIXe S.) ? La conclusion est radicale et aboutit à l’usage anachronique du mot « doctrine » : « Depuis 1823 les États-Unis se considèrent comme les arbitres de l'évolution politique et économique de l'Amérique latine »1. La « Doctrine de Monroe » doit-elle être distinguée ou non des impérialismes européens? Voisins pas colonies ! La différence de registre, cette distinction permet paradoxalement une condamnation plus aisée et individualisée venant des élites des pays d’Europe en particulier ; de montrer les conflits et ingérences « hémisphériques », comme si les espaces coloniaux européens ne connaissaient ni conflit, ni entreprise d’expansion culturelle ou idéologique. Parce que l’on l’intervient chez le « voisin » et que ce « voisin » est en partie blanc et catholique, l’intervention serait-elle moins admissible que la mission civilisatrice des puissances coloniales européennes ? Le discours de Monroe en 1823 s’inscrit certes dans le court terme d’une menace « conjoncturelle » mais aussi - dans une continuité du discours sur la souveraineté menacée des jeunes Etats-Unis - dans une continuité du discours sur l’affirmation de l’identité « différente » des Etats-Unis par rapport à l’Europe, mais elle n’aborde pas la question « latine », catholique des nouveaux Etats indépendants. Le discours de Monroe construit bien l’idée de voisinages, en cercles concentriques, Russie, Royaume-Uni, Europe continentale monarchique susceptible de contribuer à restaurer la puissance coloniale espagnole ou de rebattre les cartes de la domination par l’Europe du continent américain. Construite lentement à partir du discours de 1823, la doctrine de Monroe a, quant à elle, défini « en jeu d’escalier » des espaces de voisinage –amplement différents de ceux du discours de Monroe- et a contribué à les figer dans les imaginaires nationaux réagissant à l’émergence progressive de la puissance états-unienne. Comme construction postérieure, elle dépend donc moins des quelques idées énoncées en1823 que des usages que l’on en a fait ultérieurement dans les cadres nationaux et, au sein de ceux-ci, dans les cadres politiques. Les espaces de voisinage construits dans les représentations, mouvants et fragiles dans le long terme, dépendent de ces données. Alors la doctrine de Monroe est-elle un point idéal pour étudier la connaissance des voisins, et les « classer » ? Elle constitue sans doute plus un point nodal pour concevoir dans un temps relativement long la malléabilité et la mobilité de ces espaces, pour définir aussi les représentations –divergentes d’un espace à un autre- de ces espaces de voisinage. Mais son étude constitue un excellent lieu pour concevoir les espaces mentaux de voisinage. A travers l’instrumentalisation de ladite doctrine, on dit les mots de la communauté imaginaire nationale, de l’identité nationale, du proche et du lointain - aussi bien l’imaginaire national états-unien - que des bribes d’un imaginaire transnational latino-américain ou européen continental. En d’autres termes, la doctrine de Monroe - contribue à la formation du catéchisme national états-unien en matière de politique extérieure, à la conceptualisation de la politique étrangère états-unienne sous la bannière de l’« isolement 1. La doctrine de Monroe, un impérialisme masqué, François-Georges Dreyfus . Dernières lignes : « La doctrine de Monroe, on le voit, demeure d'une grande actualité. Dans quelle mesure d'ailleurs n'inspire-t-elle pas, sous une autre forme, la politique extérieure des États-Unis ? » 12 hémisphérique », au développement réel de la connaissance scientifique états-unienne sur l’Amérique latine - mais elle contribue aussi à l’émergence de la conception dans le cours du XXe S., par l’Europe, de la perte de son influence sur le continent américain, en particulier pour le Royaume-Uni et pour la France, pour l’Espagne aussi, à travers le vocabulaire médiateur, et d’une certaine manière « magique » (et rassurant en raison de son illégitimité imaginée) d’« impérialisme », une perception volontiers « couverte » par l’anti américanisme. La doctrine de Monroe servirait alors de supposé « sas de décontamination » de l’anti-américanisme primaire ? - construction d’une continuité éminemment artificielle entre doctrine de Monroe progressivement réduite à l’hégémonie, atlantisme et américanisation, autre archétype de la construction, de la création d’un espace de voisinage (américanisation ou globalisation ?) admis ou non. 13 La politique du voisinage est-elle l’étranger proche de l’UE ? Des voisins en commun Jean-Christophe Romer Fare-Université de Strasbourg CEHD Au départ était la notion d’empire. L’empire n’a pas de frontières mais des marches et des confins. Si le terme peut faire peur et donner a priori une image négative, il convient de rappeler qu’il y a existé pratiquement autant de formes spécifiques d’empire qu’il y a eu d’empires. Si des comparaisons sont toujours possibles elles ne signifient pas pour autant similitudes. A partir de ce postulat il s’agira de comparer deux concepts et leurs espaces d’application développés par des formations que l’on peut qualifier d’empire. Une qualification que l’on pourrait juger un peu provocante dans un cas, celui de l’Union européenne, et qui l’est un peu moins dans l’autre, celui de la Russie. En effet, à quelque douze ans d’intervalle, ces deux formations ont, chacune, élaboré un concept destiné à penser leurs marches respectives. Or, ces marches recoupent des espaces communs qui sont susceptibles tant d’entrer en confrontation – on en montrera quelques exemples – mais aussi de devenir, à condition d’avoir une claire représentation des idées, des systèmes et des espaces, des lieux privilégiés de coopération. L’Ukraine représente un exemple particulièrement représentatif de ces concepts et des représentations de leurs espaces d’application. Les concepts et leur espace d’application La politique européenne de voisinage (PEV) a été lancée par l’UE en 2002, et a été officialisé en mars 2003 par la Commission, comprenait nombre de similitudes avec le concept préexistant d’étranger proche, adopté par la Russie en 1992. Dans l’un et l’autre cas, il s’agit d’établir des relations spécifiques avec un environnement immédiat qui n’est pas totalement étranger, pour ce qui concerne la Russie, et qui, pour l’UE, est censé ne pas le rester. L’objectif affiché était alors d’éviter de recréer de nouvelles barrières en Europe même si le fait de repousser les barrières pouvait conduire à en dresser d’autres ailleurs. Le concept de politique européenne de voisinage (PEV) constitue une tentative de rapprochement avec les pays situés à l’est du nouveau territoire de l’UE au moment où celle-ci préparait son premier élargissement à l’est. Comme souvent dans le processus de la construction européenne, des décisions d’ordre technique se sont avérées également porteuses de conséquences résolument politiques. Les premières mesures de la PEV ont en effet consisté à élargir le marché unique au delà des limites institutionnelles de l’UE en renforçant les relations économiques et commerciales avec ces nouveaux voisins qui, à priori, n’avaient pas vocation à adhérer à l’Union. L’idée première était de construire un vaste marché paneuropéen intégré comprenant les « quatre libertés fondamentales de circulation » (biens, personnes, capitaux et services). On est donc bien là dans une décision strictement technique. Mais les aspects politiques n’en ont pas moins été aussi explicitement affirmés : « La PEV doit renforcer la stabilité, la sécurité et le bien être de l’ensemble des populations concernées [...] et éviter la création de nouveaux clivages entre l’Europe élargie et ses voisins »1. Il s’agit là d’intégrer des voisins européens de l’Union dans ce que Bruxelles n’ose pas désigner sous le terme de zone d’influence et ce, dans une logique ressortissant autant à l’économie qu’à la sécurité en indiquant une certaine communauté de destin entre les deux espaces. Dix ans plus tôt, peu après la disparition de l’URSS et la création de la CEI, le 8 décembre 1991, les députés russes du Soviet suprême et notamment les membres de la commission des affaires étrangères commencent à débattre d’un concept nouveau : l’étranger proche2. Celui-ci sera très vite considéré comme devant constituer le premier pilier de la politique étrangère russe. La formulation n’est certes pas très heureuse mais elle est néanmoins très représentative d’une dialectique du Même et de l’Autre : l’Autre est désormais Autre mais ne l’est pas entièrement ; il est Politique européenne de voisinage. Document d’orientation. Communication de la Commission, 12 mai 2004 (COM(2004)373 final, p., 3) 2 Le terme de « blijnee zarubeje » est semble-t-il tout aussi incongru en russe 1 14 étranger mais un étranger avec lequel on a partagé une histoire commune est-il totalement étranger ? D’une certaine manière, on peut comparer cette vision de l’Autre à la manière dont la RFA a abordé, au début des années cinquante, ses relations avec la RDA et qui refusait que les relations interallemandes puissent ressortir aux affaires « étrangères » et à son ministère. La Russie considère par ailleurs qu’elle a, dans cet espace, des intérêts particuliers et même, dans un premier temps, des intérêts vitaux : « La Fédération de Russie doit fonder sa doctrine de politique étrangère sur le principe, à l’instar de la doctrine Monroe pour l’Amérique latine que tout l’espace géopolitique de l’ex-URSS est sa sphère d’intérêt vital. Elle doit obtenir de la communauté internationale qu’elle comprenne et reconnaisse ses intérêts particuliers dans cet espace »1. Cette conception prévaudra jusque vers 1994, date à laquelle on assiste à la disparition de la formulation explicite du concept dans le discours public. Deux raisons, non exclusives l’une de l’autre, permettent d’expliquer cette disparition. La première est que les pays de la CEI perçoivent de plus en plus clairement cette doctrine russe de politique étrangère comme une tentative de restauration impériale de la part de Moscou2. Cette dernière juge alors plus sage de faire montre d’une plus grande discrétion, tout au moins dans le vocabulaire. La seconde raison tient à l’évolution de la situation à la périphérie de la Russie : la notion d’« intérêt vital », inhérente au concept, va poser un réel problème de crédibilité de la capacité d’action extérieure de la Russie. Il s’agit, en effet, d’un qualificatif particulièrement fort puisqu’il signifie qu’un Etat est déterminé à défendre ces intérêts qui, violés, mettraient en cause son existence même. Or avec la montée en puissance de l’influence étatsunienne dans le Caucase, notamment en Azerbaïdjan, il apparaît comme une évidence que la Russie n’a ni les moyens nécessaires ni la volonté de les mettre en œuvre pour contrer un empiètement sur ces intérêts qui ne peuvent dès lors plus être qualifiés de « vitaux ». Malgré sa disparition, ce concept n’en continue pas moins de correspondre à une conception selon laquelle, d’une part, Moscou a le devoir à défendre les intérêts des populations russes (russophones) là où elles se trouvent et, d’autre part, que la sécurité la Russie commence aux frontières extérieur de l’espace (glacis) de la Communauté. Il reste dès lors à préciser pose la zone d’application du concept d’étranger proche. On s’aperçoit dès lors que, cette zone recoupe nécessairement une partie de celle de la politique de voisinage de l’UE. La Russie a toujours volontairement laissé planer une certaine incertitude quant à savoir si la doctrine de l’étranger proche s’appliquerait à la seule CEI – vision minimaliste - ou si elle s’étendait à l’espace de l’ex-URSS – ou vision optimale à propos de laquelle les Etats baltes sont restés particulièrement vigilants3. Indépendamment de ces variantes d’application de la doctrine, le fait est que depuis 1992, la CEI a toujours été considérée, dans tous les documents officiels russes, comme constituant la priorité de la politique étrangère de Moscou. Face à cette incertitude calculée de la part de la Russie, les pays concernés – mais pas tous - ont parfois su jouer d’un dosage tout aussi habile dans la reconnaissance de cette influence et, sans pour autant s’aliéner la Russie, s’orienter plutôt vers l’ouest. Les présidents Aliev (père et fils) ou Nazarbaev sont des exemples particulièrement brillants de ce délicat équilibre. Quant à la zone d’application de la PEV, la définition des voisins de l’UE a également été sujet à débat avec réponses en apparences plus nettes mais tout aussi porteuse d’interrogation. Et l’on ne parlera ici que des voisins européens de l’UE. Là encore, l’espace minimum d’application devrait se limiter à la Biélorussie, à la Moldavie, et à l’Ukraine. Se pose alors la question de la Russie ! Car elle est aussi voisine européenne de l’UE. Mais cela a sans douté été la question la plus aisée à résoudre car Moscou a elle-même contribué à répondre, par la négative, aux hésitations de l’UE. La relation UE-Russie est fondée sur un partenariat spécifique et n’a donc pas besoin d’une PEV qui, de fait, ravalerait la Russie au même niveau que, par exemple, la Moldavie. Mais ceci n’a pas empêché les populations de l’UE de considérer Russie comme l’un de ses voisins4. 1 Rapport de Evgenii Ambartsoumov président de la commission des Affaires étrangères du Soviet suprême, Izvestia, 7 juillet 1992 2 J. Levesque et all, La Russie et son ex-empire, Paris, Presses de Sciences Po, 2003, p. 34-39 3 Cela sans exclure quelques « bavures, peut-être volontaires, telle celle qui a conduit l’ambassadeur de Russie en Pologne à considérer cette dernière comme faisant partie de l’étranger proche (Kachlev. Nov 92). 4 Voir notamment l’Eurobaromètre de 2006 consacré à l’Europe et ses voisins selon lequel 58% des sondés considère l’Ukraine comme un voisin, 57% la Russie, 50% la Biélorussie. 15 L’intégration en 2005 des trois Etats du Sud-Caucase comme voisins européens et non voisins de l’Europe pose une autre question concernant la zone d’application de la PEV. Si la décision peut se concevoir, elle peut tout autant être considérée comme une source de crises potentielles. Parmi cellesci, la question de la Turquie, de son européanité et de ses perspectives d’adhésion à l’UE. Tant géographiquement que politiquement, il sera impossible de ne pas poser le cas turc et de le relier à celui de ces trois voisin « européens » du Caucase. Mais ceci sera l’affaire de la seule Union européenne. Au-delà de ces considérations politico-diplomatiques, il convient de s’arrêter sur un aspect du sujet, au cœur du débat hypothétique entre politique de voisinage de l’Union et étranger proche à la russe et qui concerne un pays dont la situation suscite la résurgence de nombre de vieux démons de part et d’autre : l’Ukraine. On aurait pu aussi mentionner la Biélorussie mais son identité nationale a été encore moins fixée concours des siècles que celle de l’Ukraine au point que l’on a pu y forger, en termes d’appartenance nationale, la notion de « tutejszy » (les gens d’ici) dans cette région, stratégiquement essentielle mais culturellement incertaine, qu’est la Podolie1. Le cas ukrainien L’Ukraine peut en effet être considérée comme le plus représentatif des tests de compatibilité entre la PEV et l’étranger proche car la légitimité de son appartenance, au moins de certaines de ses parties, à ces deux espaces historique et culturel est bien réelle. A ses frontières occidentales, la volonté de son ancrage dans et par l’Europe centrale a d’ailleurs été manifesté dès l’automne 1991 comme en a témoigné la course à laquelle se sont livrées Varsovie et Budapest pour être le premier à reconnaître diplomatiquement l’Ukraine et à signer un traité de bon voisinage. La proposition suédo-polonaise du 26 mai 2008, prélude au « partenariat oriental » lancé l’année suivante, s’inscrit dans cette logique centripète autant que centrifuge montant le caractère de « confins » (okraina en russe) européen que représente ce pays. Depuis l’Ukraine, berceau historique et « grenier à blé » de la Russie jusqu’à la formule selon laquelle, « sans l’Ukraine, la Russie ne sera jamais à nouveau empire en Eurasie »2, les images ne manquent pas, quelque simplistes qu’elles puissent être. De fait, depuis 1991, Ukraine constitue bien un enjeu entre la Russie et l’occident et en particulier les Etats-Unis qui souhaiteraient faire partager leur représentation du monde post-bipolaire par l’UE. Il est vrai que la Russie a aussi, pour sa part, su largement alimenter elle-même cet enjeu ukrainien. Or, l’Ukraine est pays à l’identité nationale parfois reconstruite et surtout partagée, multiple, mais pas nécessairement divisée entre un Est trop facilement qualifié de « pro-Russe » et un Ouest « polonoaustro-hongrois ». Par contre, elle a été dirigée par des gouvernements qui ont, tout au moins certains d’entre eux et par période, cherché à transcender ces visions en vogue à Ouest et manichéennes au point d’en devenir souvent caricaturales sur un bleu pro-russe anti-occidental et un orange anti-russe et atlantique. La plupart responsables politique ukrainiens ont bien compris que la Russie était bien leur voisin, certes parfois encombrant, et que, sauf pour quelques Galiciens ou Ruthènes, s’il convient de s’orienter vers l’Europe il ne s’agit pas pour autant de s’aliéner la Russie. Quant aux « bleus » russophones et/ou russophiles – là encore si l’on excepte quelques excités – ils ne sont pas non plus a priori hostiles à l’Europe en général ni à l’UE en particulier. L’OTAN constituant une autre question, elle aussi assez consensuelle mais, cette fois, pour en rejeter toute perspective d’adhésion. Face à ces situations, l’UE dispose-t-elle des outils nécessaires pour constituer un espace de coopération et non de conflictualité dans ce lieu de chevauchement des « empires ». Va-t-on en faire un pont ou bien une zone conflit entre la Russie et l’UE. Car l’Ukraine est bien le lieu de toutes les attentions et des méfiances à Bruxelles comme à Moscou et sur les plans tant politique que diplomatique et économique. Le dossier énergétique constitue l’enjeu le plus visible car 80% hydrocarbure à destination de l’UE transitent par l’Ukraine. Les crises avec l’Ukraine de 2005, de 2006, avec la Biélorussie en 2007, puis encore avec l’Ukraine en 2008 suscitent des inquiétudes légitimes mais n’ont jamais vraiment mis à 1 2 A. Sellier Atlas des peuples d’Europe centrale, Paris, La découverte, 1991, p 68. Z. BRZEZINSKI, Le grand échiquier, Paris, Bayard, 1997, p. 74 16 mal les approvisionnements de l’UE. La plupart, sinon tous les analystes occidentaux et russes savent que l’approvisionnement énergétique se déroule dans une logique d’interdépendance et dans l’intérêt des deux partenaires qui ont besoin l’un de l’autre, même dans l’affrontement. Il semble, en réalité, que ces « crises saisonnières » ressemblent plutôt à de la gesticulation destinée à marquer son territoire et manifester les limites d’une règle du jeu en cours d’élaboration mais qu’aucun n’a, d’ores et déjà et dans l’état actuel des choses, intérêt à violer. Mais l’Ukraine pose aussi un autre problème à l’UE surtout depuis l’intégration de la Pologne dans l’espace de Schengen le 21 décembre 2007. C’est la question de l’identité et de l’altérité : qui est Même qui est Autre au sein de l’UE ? A peine sortie de la crise du « plombier polonais »1, légitimement mal perçue en Pologne, se pose dans ce pays la question de ce que l’on pourrait qualifier de « plombier ukrainien » pour la Pologne. Car il est évident que le plombier ukrainien est moins Autre pour le Polonais que le Polonais ne l’est pour le Français. L’UE n’est pas encore une marque d’identité pour les nouveaux membres. Et, sur ce point, un vaste travail d’information reste à effectuer des deux côtés et ce d’autant plus que l’élargissement de l’espace de Schengen – a priori destiné à unir - est surtout perçu comme une ligne de division surtout pour ceux qui sont à l’extérieur. Certes, on peut penser que cette proximité du « plombier ukrainien » a été instrumentalisée à des fins centrifuges à l’égard de la Russie. Mais le débat est bien réel et particulièrement significatif des représentations de l’espace au sein de l’UE montrant le travail « pédagogique » qui reste à fournir pour aboutir à une véritable réunification de l’Europe. Vingt ans après la chute du Mur de Berlin, on ne peut que déplorer la réémergence de catégories que l’on croyait dépassées et qui ont été particulièrement bien résumées par un éditorialiste du New York Times2 : « on attend de vous [les Russes] que vous vous conduisiez comme des démocrates occidentaux mais nous allons vous traiter comme si vous étiez encore l’Union soviétique. La guerre froide est finie pour vous, pas pour nous ! ». Étranger proche et Politique européenne de voisinage font resurgir – avec en arrière plan Washington, certes sous George W. Bush - les notions de sphères d’influences. Or lorsque les Etats-Unis disent ne pas accepter que CEI devienne une sphère d’influence de la Russie, ils seraient plus crédibles s’ils ne cherchaient pas à se substituer à elle dans cet espace. L’UE devra donc trouver cette voie étroite pour faire de cet espace commun de voisinage une zone de coopération mais ni une zone d’influence ni une zone tampon. Le ministre russe des Affaires étrangères, Sergei Lavrov pouvait ainsi résumer sous une forme plus abrupte mais tout aussi lucide cette question en affirmant qu’il convenait de : « rendre inacceptable la question : qui est avec qui ? »3. Crise qui éclate dans les « vieux » pays de l’UE et notamment en France au lendemain de l’adoption de la directive Bolkestein et qui suscite d’importants débats au printemps 2005. 2 NYT, 20 aout 2008. 3 Conférence de presse au forum de Bruxelles, le 21 mars 2009. www.mid.ru/brp_4.nsf 1 17 2. L’EUROPE DE L’UNION EUROPEENNE (titre à revoir) Voisinage et représentations : La Belgique francophone et la France, du Front Populaire à la Guerre Froide1 LANNEAU Catherine, chargée de cours à l’Université de Liège Le rapport entretenu par les Wallons et les Bruxellois avec la France est particulier et surtout ambigu. S’ils partagent avec elle la même langue et la même culture, ils appartiennent à un autre cadre étatique et se nourrissent, à l’exception des années 1795 à 1814-15, d’une autre histoire. Leur rapport au pays voisin est complexe et surtout passionnel, oscillant entre la proclamation redondante d’une parenté spirituelle, que certains n’hésitent pas à qualifier d’ethnique, et le souci récurrent d’affirmer une différence intrinsèque : parler le français, être nourri de culture française et vouloir le rester, ne signifie pas vouloir être Français. Les réunionistes ou rattachistes restent très minoritaires. On notera, en outre, fort peu de divergences sous-régionales dans ce rapport à la France, si ce n’est une francophilie plus affirmée à Liège et la réaction à des problématiques strictement frontalières. Cette absence de frontière culturelle se joint à l’attention particulière portée aux choses de France pour créer un climat original de semi-symbiose que renforcent encore de nombreux mariages mixtes et une importante immigration croisée. Les crises et les interrogations de l’entre-deux-guerres L’image dominante de la France du Front Populaire en Belgique francophone est celle d’un déclin et d’une perte de prestige, qui n’apparaissent pas comme un phénomène neuf mais comme un aboutissement fatal. Certes, après l’Armistice de 1918, la France se dresse dans la splendeur de la Victoire et semble unie, réconciliée avec elle-même après les déchirements de l’affaire Dreyfus et des lois de laïcité qui avaient exacerbé la francophobie latente des milieux catholiques de Belgique. On exalte alors avec force, voire grandiloquence, parce qu’elles semblent des évidences, l’indéfectible amitié franco-belge et la « grande soeur latine » protectrice. Mais, peu à peu, on glisse vers le lieu commun du discours de fin de banquet, d’autant plus que l’épreuve a transformé la relative germanophilie des Belges d’avant 1914 en féroce germanophobie. Cependant, dès les années ‘20, l’image de la France se ternit sous les effets d’un triple malaise : crise morale et culturelle, crise de régime interne et crise de confiance en politique internationale. Les milieux conservateurs, qui rêvent d’un retour à une France monarchique et catholique, sont les plus féroces contre la République, le prétendu règne de la franc-maçonnerie et une immigration qu’ils décrivent, avec un vieux fond d’antisémitisme, comme une invasion étrangère, dangereuse pour le futur d’une France en pleine dénatalité. À gauche, les modérés (libéraux radicaux et démocrates-chrétiens affirmés) rejoignent les socialistes et les communistes pour dénoncer plutôt les tares et dérives du capitalisme triomphant qui placeraient au second plan les préoccupations sociales et intellectuelles. La question du régime politique est essentielle. On dénonce l’hyper-parlementarisme comme responsable de la corruption, du clientélisme et de l’instabilité gouvernementale. Les remèdes 1 Cette contribution, forcément lacunaire et généraliste, répond à une sollicitation des organisateurs qui souhaitaient me voir résumer, en vingt minutes, les recherches que je mène depuis une dizaine d’années, ce qui explique le peu de références infrapaginales. Je renvoie à mes diverses publications, recensées dans mon CV en ligne (http://www.schist.ulg.ac.be/biblio/lanneau.htm) et sur Orbi, le répertoire institutionnel de l’Université de Liège (http://orbi.ulg.ac.be/). Mes recherches portent sur l’image de la France en Belgique francophone des années ‘30 aux années ‘50 et s’appuient sur la presse, sur des témoignages individuels et sur des sources de type diplomatique. J’envisage cette image telle qu’elle a été perçue par l’opinion wallonne et bruxelloise mais aussi telle qu’elle a été construite par Paris. Dernière remarque liminaire : s’il est évident que le rapport des Belges francophones à la France est nécessairement influencé par la Flandre et l’opinion flamande, puisqu’on se situe dans le cadre d’un Etat unitaire, toutes mes investigations me conduisent à penser qu’il existe bien une opinion francophone, certes nuancée et multiple, mais qui possède ses caractéristiques propres et distinctes de l’opinion néerlandophone. Quant aux francophones de Flandre, ils constituent un groupe particulier, qui mériterait un traitement spécifique. 18 conseillés sont divers : entre ceux qui rêvent d’une restauration monarchique et ceux qui souhaitent simplement un assainissement de la pratique et des moeurs politiques, on trouve les partisans d’un exécutif fort et d’un recours plus aisé à l’arme de la dissolution de la Chambre. Au fil des articles de presse, scandales financiers et crises politiques à répétition ont sérieusement entamé le prestige de la France. Celle-ci pâtit en fait d’un déficit de confiance dans tous les domaines. On lui reproche amèrement son protectionnisme taxé d’égoïsme économique. Au printemps 1935, Paris sera accusée d’avoir « lâché » le franc belge, contraignant Bruxelles à dévaluer. On la critique aussi pour la guerre des tarifs et des contingentements qu’elle mènerait au détriment d’une Belgique libre-échangiste. Toutefois, certains, surtout au sein du mouvement wallon, répliquent que la Belgique est seule responsable de son isolement, pour avoir à plusieurs reprises éludé les offres françaises d’union économique1. Le sort des travailleurs frontaliers est un autre sujet de tension : dans le contexte de la crise économique ambiante et de la lutte contre le chômage dans les deux pays, on refuse à certains le renouvellement de leur carte de travail et tous subissent des contrôles administratifs accrus. Dans la foulée de ces vexations, il y a le cas particulier du contingentement des artistes étrangers autorisés à se produire en France. Au nom d’une culture dont ils se revendiquent sans cesse, les Belges francophones sont outrés d’être traités en parfaits étrangers, ce qui renforce leurs traditionnels complexes et leur sentiment diffus d’être méconnus en permanence ou méprisés par leurs voisins. Enfin, la politique extérieure de la France fait débat. Le « bouclier français » de 1918 ne seraitil qu’une passoire ? La passivité de Paris face au réarmement du Reich, à la guerre italo-éthiopienne et, surtout, au coup de tonnerre de la remilitarisation de la Rhénanie (pour ne citer que trois épisodes majeurs), donne à penser qu’elle vacille et met en danger la paix européenne. La réprobation inquiète de l’opinion belge francophone est donc établie bien avant l’avènement du Front populaire. La période 1936-1938 constitue une étape supplémentaire qui, au gré des tendances, sera vue comme une déchéance ultime et presque fatale, comme une aggravation tempérée ou comme une illusion de redressement. Même pour la droite, le Front populaire ne bouleverse pas de fond en comble l’image, déjà passablement écornée, de la France. Il n’y a pas de cassure, de césure brusque malgré l’extrême violence des éditoriaux et la répulsion que suscite le glissement à gauche de la IIIe République ou sa supposée bolchevisation. Peut-être, l’extrême-droite est-elle davantage portée à stigmatiser « Blum & consorts » mais, dans le cas du Rexisme, des contingences nationales l’expliquent : puisque Degrelle ne cesse d’assimiler le gouvernement tripartite belge à une équipe de Front populaire, il a évidemment intérêt à vitupérer constamment la France. Les milieux conservateurs, libéraux ou catholiques, dénoncent le sentiment de désordre, la carence de l’autorité que le Front populaire laisse, d’après eux, s’installer, notamment lors des grèves et occupations d’usines. Ils pointent du doigt l’atmosphère de haine et de désunion engendrée par l’existence de deux fronts opposés et ils fustigent l’arbitraire des hommes au pouvoir et les risques que leurs décisions en matière économique et sociale font courir au pays. Le Front populaire ne ferait qu’aggraver la crise morale et politique vécue depuis longtemps par la France, d’autant que les valeurs traditionnelles leur paraissent plus que jamais remises en cause par des influences juives et maçonniques devenues plus évidentes à leurs yeux. En politique étrangère, leur position n’est guère plus nuancée. La non-intervention officielle dans la guerre civile espagnole ne convainc pas les éléments les plus conservateurs qui accusent Paris d’avoir du sang ibérique sur les mains. Plus généralement, on estime que la situation intérieure de la France a atteint son prestige extérieur avec une incalculable nocivité : le Quai d’Orsay se serait mis à la remorque du Foreign Office, qui laisse Hitler dominer peu à peu l’Europe sans lui opposer de résistance. Or, cette droite affirmée était jusqu’alors des plus favorables à l’alliance française comme garantie de la sécurité de la Belgique. À partir de 1936, les conservateurs se rapprochent dès lors du courant neutraliste qui, avec le soutien des Flamands2, devient majoritaire dans l’opinion. Citons la formule assassine de La Gazette, quotidien libéral conservateur bruxellois : « Plutôt Hitler et Mussolini que Staline, Blum et Giral le Sur ces questions, voir E. BUSSIÈRE, La France, la Belgique et l’organisation économique de l’Europe 1918-1935, Paris, Comité pour l’histoire économique et financière de la France – Ministère de l’Économie, des Finances et du Budget, 1992. 2 En Flandre, c’est dès le début de l’entre-deux guerres que l’on réclame une politique belge de stricte indépendance et, surtout, dénuée de toute influence française, ce qui se traduira bientôt par le slogan « Los van Frankrijk », « Séparons-nous de la France ». L’accord militaire franco-belge de 1920, qualifié d’« accord du sang », semble au Nord un instrument destiné à 1 19 sanguinaire »1. Le Palais Royal et le gouvernement, qui avaient depuis un certain temps l’intention d’amener le pays vers plus d’indépendance extérieure, voient leurs projets confortés, d’autant plus qu’ils ont été désorientés par la reculade de Paris lors de la réoccupation de la Rhénanie. Le discours prononcé par Léopold III le 14 octobre 1936 et préfigurant le retour à la neutralité concrétise cette évolution. Au centre, les démocrates-chrétiens considèrent avec attention l’expérience Blum. Leurs réactions vont de l’approbation discrète à la critique franche en passant par un silence plus ou moins bienveillant. Proches de la gauche sur le plan social, ils considèrent la plupart des réformes entreprises comme justifiées. Le thème antifasciste trouve chez eux un écho favorable et la diplomatie du Front populaire correspond souvent à leurs propres conceptions. Toutefois, les excès de certains grévistes, une extrême-gauche parfois incontrôlée et des mesures économiques considérées comme périlleuses les tiennent à distance, tout autant que la prudence envers la « main tendue » des communistes aux catholiques, en France comme en Belgique. Plus à gauche, chez les libéraux radicaux, les socialistes et les communistes, on nourrissait de fortes attentes à l’égard d’un Front populaire, censé renouveler 1789. Sa victoire électorale est perçue comme celle des antifascistes mais également d’un peuple trop longtemps muselé et aspirant à des conditions de vie plus dignes. Si les conservateurs hurlent à la décadence, la gauche voit le printemps 1936 comme celui du sursaut, du redressement. Puis, au fil des mois, l’enthousiasme tombe. Très vite, certains libéraux radicaux belges rejoignent la position de l’aile droite des radicaux français. Dénonçant, eux aussi, les mouvements sociaux en cascade, ils observent d’un oeil plus que méfiant les choix économiques de l’équipe Blum, notamment les quarante heures. En revanche, ils approuvent sa politique extérieure. Pour ces radicaux de droite, le Front populaire n’aurait dû être qu’une union antifasciste temporaire, destinée à défendre le régime républicain et parlementaire, et non une coalition gouvernementale. À l’inverse, les radicaux de l’aile gauche soutiennent presque sans faillir le cabinet Blum, même si l’on sent poindre leur irritation lorsque des arrêts de travail anarchiques mettent en péril l’Exposition internationale des Arts et Techniques organisée à Paris au printemps 1937 et qui était censée être la vitrine du Front Populaire. En dépit de leur fidélité à « l’esprit » de ce dernier, ils sembleront soulagés de voir le retour du radical Camille Chautemps à la Présidence du Conseil. Dans le camp communiste, encore assez faible en Belgique, la critique est très vite acerbe. On accuse Blum de faiblesse envers le fascisme intérieur et extérieur, de mollesse dans les réformes économiques et de trahison en politique extérieure. C’est évidemment le refus d’accorder une aide officielle à l’Espagne républicaine qui suscite le plus de colère. La chute de Léon Blum ne fait qu’envenimer un discours qui dénonce le retour en force du « mur d’argent » et de ses serviteurs. Du côté socialiste enfin, l’embarras est perceptible. Certes, la politique intérieure du Front Populaire est largement approuvée et son échec ultérieur attribué aux forces occultes du capitalisme. L’arrivée en juin 1937 du rigoureux Georges Bonnet aux Finances pose certains problèmes de conscience aux militants d’un parti qui continue à s’intituler Parti Ouvrier Belge (POB). Le clivage est plus grave sur la question espagnole. L’attitude du Front populaire suscite une profonde déception au sein de l’aile internationaliste, comme en témoigne la lettre ouverte du vieux « patron » Emile Vandervelde à Léon Blum2, tandis que l’aile « socialiste nationale », et volontiers neutraliste, emmenée par les « jeunes » Henri De Man et Paul-Henri Spaak, approuve la solution pragmatique qu’est la non-intervention... en attendant de se rallier à la reconnaissance diplomatique de Franco. Pour la gauche comme pour la droite, la France semble atteindre le fond de l’abîme en 1938. Lors de l’Anschluss, dépourvue de gouvernement, elle n’a pu faire entendre qu’une voix assourdie. À l’automne, la crise de Munich est majoritairement perçue comme la preuve de l’impuissance occidentale, avec cette circonstance aggravante que la Tchécoslovaquie était une alliée de la France. « vassaliser » la Belgique, à lui faire encaisser les premiers coups en cas d’attaque allemande contre la France et à soumettre la Flandre à une intolérable pression politique et culturelle. En 1936, le refus flamand de voter les crédits militaires indispensables à la défense du pays sans une dénonciation claire de l’accord litigieux, pourtant caduc depuis le Pacte rhénan signé à Locarno en 1925, pèsera de tout son poids dans l’évolution de la politique étrangère belge. Le maître-ouvrage sur ce thème est G. PROVOOST, Vlaanderen en het militair-politiek beleid in België tussen de twee wereldoorlogen. Het FransBelgisch militair akkoord van 1920, Louvain, Davidsfonds, 1976-1977, 2 t. 1 8.8.1936, p. 1. 2 La lettre est publiée dans Le Peuple et La Wallonie (1-2.5.1937, p. 1). Vandervelde vient alors de démissionner du gouvernement et se trouve de plus en plus isolé au sein de son parti. 20 En Belgique, on y voit une justification supplémentaire de la nouvelle politique d’indépendance. Notons que l’opposition à cette dernière se fait plus active du côté francophone. D’emblée, elle avait été virulente chez les militants wallons et antifascistes et réelle, quoique plus feutrée, chez les libéraux francophiles. Elle gagne maintenant de nouveaux cercles. Quand l’armée belge, désireuse de prouver qu’elle défendra la neutralité envers et contre tous, organise ses grandes manoeuvres annuelles dans les Ardennes sur le thème d’une défense face à la France, les réactions sont très vives en Wallonie et à Bruxelles : être indépendant, oui ; neutre, soit ; mais renier les amitiés traditionnelles, surtout pour donner des gages supplémentaires aux Flamands, c’est non ! A Spa, on arbore fièrement le drapeau français durant tout l’exercice... La rupture de 1939-1944 Le déclenchement de la « Drôle de Guerre » accentue cette opposition entre les camps neutraliste et anti-neutraliste. Ce dernier rassemble à présent tous ceux pour lesquels prétendre tenir la balance égale entre le Reich hitlérien et les Alliés de la Grande Guerre est un non-sens voire une infamie. Ce camp s’élargit à des milieux de droite qui trouvent dans le pacte germano-soviétique un argument pour justifier leur ralliement. Les intellectuels des deux obédiences multiplient les manifestes opposés, la presse s’engage et certains journaux sont d’ailleurs censurés par le gouvernement pour leur manque de neutralité, dans un sens ou l’autre. Par ailleurs, des associations de bienfaisance se créent pour soutenir le moral du Poilu, tandis qu’à Liège la Ligue d’Action Wallonne recrute des ouvriers spécialisés pour l’industrie de guerre française. Paris a donc retrouvé une partie de ses attraits comme en témoigne le livre Le Redressement français du journaliste René Hislaire1, qui situe le tournant à l’avènement du gouvernement Daladier, en avril 1938. Et d’écrire fougueusement que la France, « tranquille derrière sa ligne Maginot » et « certaine de la force de son armée », est de taille à « repousser toutes les attaques »2. Bientôt pourtant, cette armée, réputée invincible, s’effondrera comme un jeu de cartes. Pour la Belgique francophone, c’est la bouleversante fin d’un mythe naguère érigé en certitude. Nul besoin de s’attarder sur la capitulation belge du 28 mai 1940 et les imprécations de Paul Reynaud à l’encontre de Léopold III : il existe d’innombrables témoignages des avanies subies en conséquence par les Belges réfugiés en France. Soulignons d’abord que ces exilés vont, au milieu d’une totale improvisation confinant à la pagaille, se trouver confrontés à la France rurale et méridionale qui, pour la plupart d’entre eux, restait une grande inconnue. « Leur » France s’était résumée à Paris, aux départements du Nord et éventuellement, pour les mieux nantis, à la Côte d’Azur. Le pays voisin et modèle était pour eux synonyme de raffinement et de culture. Les mois de mai et juin 1940 sont l’occasion d’un choc dont on trouvera encore maints échos après guerre. Chacun va réagir selon son âge, son milieu d’origine, son degré de francophilie ou sa simple capacité d’adaptation. On en retiendra, a posteriori, le verre à moitié vide – la nonchalance du Midi, son inconfort, son hygiène relative – ou le verre à moitié plein : l’accueil globalement chaleureux réservé à une masse énorme de réfugiés, les amitiés nouées dans l’adversité et cet été de découvertes et de liberté qui précéda des heures bien plus sombres. Si l’exode est un choc, il n’est rien si on le compare au vide vertigineux creusé par la débâcle et l’armistice. Citons Jules Bosmant, critique d’art liégeois, militant wallon et homme de gauche : « [je croyais] encore, superstitieusement, au fameux sursaut national qui, de Jeanne d’Arc aux soldats de l’An II et à la Marne, avait toujours sauvé la France : [...] il ne restait plus rien où accrocher ma foi ! »3. Suit l’occupation qui entraîne la rupture morale, physique et matérielle de nombreux liens entre France et Belgique4. La majorité des Wallons et des Bruxellois réprouvent le régime de Vichy. Perturbés par l’apathie des Français et leur apparente acceptation de la collaboration, ils se tournent désormais plus volontiers vers la Grande-Bretagne. L’anglophilie, naguère limitée à certaines élites Venu de l’extrême-droite, Hislaire fut le chef de cabinet du Premier ministre catholique Paul van Zeeland et le directeur de L’Indépendance Belge, quotidien officieux des gouvernements d’Union nationale. 2 R. HISLAIRE, Le redressement français, Bruxelles, éditions du Trident, 1939, p. 143-150. 3 J. BOSMANT, Souvenirs d’un ancien belge, Liège, Les Lettres Belges, 1974, p. 243. 4 Rappelons que l’actuelle Région Nord-Pas-de-Calais avait été rattachée à la Belgique par les autorités militaires allemandes d’occupation. 1 21 politico-économiques essentiellement bruxelloises, se répand dans toutes les couches de la société1. À l’exception de certains milieux wallons militants, de Gaulle est d’abord peu présent, d’une part parce qu’il est peu connu, de l’autre parce qu’à gauche ses origines sociologiques effraient. Il faut attendre 1942 pour voir solidement s’ancrer la crédibilité du Général et de la France Libre. Après Bir Hakeim et le débarquement allié en Afrique du Nord, leur popularité croîtra encore, puissamment servie par la radio française libre de Londres, très écoutée en Wallonie et à Bruxelles, plus écoutée même que les émissions depuis Londres de la Radio Nationale Belge dans certaines régions wallonnes. Et, sur les ondes, on prépare l’opinion à ce qui sera bientôt la thèse officielle : l’Etat Français a existé mais il n’était pas la vraie France2. On mise donc sur l’idée de continuité, avec un écho marqué en Belgique francophone. L’immédiat après-guerre en trompe-l’œil En effet, dès la Libération, l’aura de la France en Wallonie et à Bruxelles se reconstruit avec une vitesse étonnante au vu du passé récent. On notera cependant la succession de deux périodes distinctes. Si les premiers mois de l’après-guerre voient une glorification du « miracle français » et de la « France nouvelle », lui succède, dès la fin 1945, l’ère de la désillusion. La première période correspond à l’adhésion enthousiaste et profonde des Belges francophones aux thèses officielles diffusées par de Gaulle et son gouvernement : non, la France n’a pas trahi car Vichy ne l’a jamais incarnée ; oui, on peut et on doit plus que jamais l’admirer pour sa Résistance, qui rachète l’effondrement de 1940, et pour son profond désir de réformes politiques, économiques et sociales. Chacun trouve de bonnes raisons d’encenser la France nouvelle et nombreux sont ceux, surtout à gauche, qui la comparent à une Belgique prétendument sclérosée parce qu’elle en est revenue aux pratiques et au personnel politique d’avant 1940 et qu’elle a frileusement désarmé la Résistance. On jalouse la chance qu’a la France d’avoir en de Gaulle un chef charismatique, alors que la Belgique s’englue dans la question royale, mais aussi celle de pouvoir compter sur une relève d’hommes nouveaux, jeunes et dynamiques, issus de la Résistance et même, ce qui ne peut que plaire à la droite, provenant souvent du sérail chrétien. En réalité, cette France nouvelle rassure la Belgique francophone qui veut croire encore à la restauration possible de l’ordre international classique. Le retour de la France au premier plan lui semble nécessaire aux deux sens du terme : indispensable et inéluctable. Certes la France est restée absente ou minorisée dans les grandes conférences de Yalta, San Francisco et Potsdam. D’aucuns, d’ailleurs, le comprennent ou le justifient mais on se persuade qu’à moyen terme elle reprendra sur la scène mondiale une place de choix, peut-être même d’arbitre3. Les mois passant, ce scénario deviendra de moins en moins crédible. Alors que, en dépit de l’épineuse question royale, la Belgique se redresse, la France, au contraire, paraît stagner. La IVe République, à l’accouchement laborieux, est contestée de toute part, la coalition au pouvoir (tripartisme puis Troisième Force) ne parvient pas à assurer la stabilité gouvernementale, l’inflation est galopante, le rationnement reste strict, les grèves, insurrectionnelles ou non, se multiplient. Jusqu’en 1947-48, certains redoutent la bolchevisation du pays. La politique internationale de Paris déroute les Belges. Elle leur apparaît comme velléitaire, rigide, voire impérialiste, alors qu’ils la voudraient souple et évolutive. Dans leur grande majorité, les Belges francophones hésitent entre pitié et condescendance, colère et inquiétude. Les rares voix discordantes sont issues des milieux wallons ou de sphères idéologiques soucieuses d’épauler un pouvoir exercé par leurs homologues français. Bref, la France est perçue par beaucoup comme l’homme malade de l’Europe, dont on redoute la contagion. En même temps, la France a perdu de son mystère et donc de son charme attractif. Les Belges d’après 1945 la connaissent de façon plus intime que la génération précédente, résultat couplé de 1 A. COLIGNON, « La résistance en Belgique francophone : une anglophilie par défaut », in La Résistance et les Européens du Nord, actes du colloque de Bruxelles, 23-25/11/1994, Bruxelles, CREHSGM, 1994, p. 30-43. 2 C. KESTELOOT, « Présence et absence. De Gaulle et la résistance en Belgique francophone (1940-1944) », in De Gaulle, la Belgique et la France Libre (Journée d’étude, 20 juin 1990), Bruxelles, CREHSGM, 1991, p. 9-20 ; R. DEMOULIN, « Charles de Gaulle et la presse clandestine liégeoise du 18 juin 1940 à la Libération », in Études Gaulliennes. Cahiers des Cercles Universitaires d’Études et de Recherches Gaulliennes, actes du colloque international de Liège, 29-30 mai 1982 (t. 14, n° 42), Paris, février 1984, p. 55-66. 3 Pour une étude approfondie de cette année particulière : LANNEAU C., L’inconnue française. La France et les Belges francophones 1944-1945, Bruxelles, PIE-Peter Lang, 2008. 22 l’exode et de l’apparition du tourisme de masse. La réalité française étant faite de contrastes, Wallons et Bruxellois se montrent bien moins tolérants envers le chauvinisme du voisin, ses moqueries parfois blessantes, son indifférence. Les sujets de frictions ne manquent pas. Les partisans de Léopold III s’emportent contre les intrusions, réelles ou supposées, de la France dans la question royale. Les très francophiles organisateurs de conférences du type « Amitiés Françaises » se heurtent à certains orateurs français peu respectueux de leurs engagements. Brochant sur le tout, il y a les éternelles différends économiques liés à la question des travailleurs frontaliers, des refus temporaires d’importation, des entraves mises à la circulation du livre belge en France... En fait, l’immédiat après-guerre a permis aux Belges de développer face aux Français un inhabituel complexe de supériorité basé sur une inversion des rapports de force. Couvée ou courtisée par les Anglo-Saxons pour sa position stratégique et son uranium congolais, la Belgique fait figure de bon élève : avec le Benelux, elle préfigure l’union économique européenne voulue par Washington ; avec Paul-Henri Spaak, elle bénéficie d’un représentant d’envergure internationale ; elle tire pleinement parti de son statut assumé de petite puissance pour jouer, lorsqu’il le faut, un Grand contre un autre ou se présenter en arbitre crédible et désintéressé. Le « Belge de la rue », pour sa part, voit venue l’heure de la revanche sur un certain nombre de vexations et l’occasion d’exorciser le thème du « p’tit Belge » qu’il avait dû, bon gré mal gré, accepter des Français, quand il n’avait pas lui-même contribué à lui donner corps. Wallons et Bruxellois se réjouissent de vivre du bon côté de la frontière, ne fût-ce qu’au plan matériel. On leur reprochera d’ailleurs de le faire bruyamment voir et entendre lors de leurs escapades touristiques de nouveaux riches. Ils vantent le redressement économique rapide et la relative stabilité économique de leur pays, sa capacité atavique à réformer sans révolution et dans le dialogue, à parvenir, très vite, à canaliser puis à endiguer les mouvements extrémistes. La droite unitariste va abondamment utiliser ce complexe de supériorité pour réduire à néant les arguments des réunionistes. Un moment décontenancés ou embarrassés, Wallons et « francolâtres » militants redressent cependant la tête face à un danger qui leur paraît immédiat et pernicieux : la transformation de l’union douanière et économique Benelux en une entente politique qui ressusciterait l’ancien royaume des Pays-Bas de 1815-1830. Dans leur optique, il faut que la France soit plus forte, plus puissante et surtout plus présente. Quelle que soit son attitude, la France se heurte à l’insatisfaction teintée d’opposition d’une partie de ses observateurs. Son image est perpétuellement brouillée et paradoxale. À titre d’exemple, évoquons les prétendues visées françaises sur la Wallonie : très longtemps et sans preuve concrète, les Belges les plus unitaristes ont soupçonné la France d’aider les séparatistes wallons, alors que ces derniers reprochaient amèrement à Paris son immobilisme voire son hostilité à leur égard. Un autre paradoxe concerne la politique allemande de la France : à partir de 1946, l’idée française d’un démembrement de l’Allemagne ou, à tout le moins, d’un détachement de la Rhénanie et d’un contrôle strict sur la Ruhr, ne sera plus soutenue en Belgique que par ceux-là mêmes qui accusaient naguère avec le plus de force la France d’impérialisme, à savoir le très nationaliste et conservateur Comité Belge du Rhin. Troisième exemple : la construction européenne. Paris lui a donné ses premières impulsions via la CECA et le projet de CED. En Belgique, certains saluent une attitude courageuse et visionnaire tandis que d’autres pressentent plutôt en elle un obstacle et estiment que ses ambitions européennes ne sont que des manoeuvres dilatoires pour empêcher le réarmement allemand. D’autres encore s’efforcent de comprendre ses réticences face à l’ennemi d’hier et sa volonté de poser des garde-fous, tandis qu’une frange restée très germanophobe condamne une politique susceptible de réintroduire le loup allemand dans la bergerie. Un autre paradoxe naît des débuts de la décolonisation et de l’Union Française. Parmi les virulents critiques du « colonialisme » français, on rencontre bien sûr une majorité d’hommes de gauche, communistes ou socialistes, mais aussi une frange de droite ou d’extrême-droite anglophobe, convertie à l’arabophilie par hostilité à Israël, vu comme cheval de Troie de Moscou, et étendant ensuite sa sollicitude aux pays du Maghreb. En outre, au début de la guerre d’Indochine, des catholiques belges ont parfois pris parti pour les indépendantistes par souci prosélyte : mieux vaut, pensent-ils, un Vietnam indépendant, où le christianisme pourra espérer convertir sans être assimilé au pouvoir colonial et peut-être exercer lui-même le pouvoir, qu’une Indochine soumise à la République laïque. 23 Finalement, la question du régime est la seule à ne pas répondre à cette théorie des paradoxes. La IVe déçoit tout autant la Belgique francophone que la France. Beaucoup réclament d’indispensables réformes constitutionnelles : renforcer les prérogatives présidentielles et limiter le pouvoir du Parlement ou bien, au contraire, comme les communistes, attribuer les pleins pouvoirs à une assemblée unique. Les libéraux radicaux, pour leur part, souhaitent le retour à une IIIe République aménagée. Les remèdes proposés diffèrent, mais non le diagnostic de départ. Réévaluation de la « puissance » française En définitive, comment les Belges francophones ont-ils perçu le passage de la France au rang de puissance moyenne ? Après une courte période d’euphorie, ils semblent avoir compris, avant les Français d’ailleurs, que les temps s’étaient radicalement modifiés. Dès 1946, ils ont constaté, et le plus souvent déploré, l’impuissance de la France ou l’inefficacité de ses efforts. Elle doit souvent reculer, se replier sur elle-même mais, en 1950, elle surprendra avec l’inventif et audacieux Plan Schuman puis, très vite, paraîtra retomber dans ses travers à propos du réarmement allemand et de la Sarre. D’autre part, les Belges comprennent mal le succès relatif du neutralisme dans l’opinion française et ne perçoivent pas encore les effets bénéfiques de la modernisation et du Plan Monnet, qui ne seront patents que dans les années suivantes. À chaud, l’impression dominante des Belges francophones est que la France peine à s’adapter à la nouvelle donne mondiale, alors qu’aujourd’hui, l’analyse serait plutôt que Paris a réussi à conserver les attributs essentiels d’une puissance, mais tels qu’ils pouvaient s’exprimer au sein d’un bloc dominé par une superpuissance1. Deux réalités s’imposent : le déplacement du centre de gravité mondial et la modification des rapports internationaux. Les Belges francophones qui ont observé l’évolution de la France en 19451950 appartenaient en fait à trois générations. La première a connu les interrogations morales de l’affaire Dreyfus, de la laïcisation accélérée et l’image de la France revancharde d’avant 1914. La deuxième a eu vingt ans au coeur des « années folles » qui ont suivi l’Armistice de 1918 et a observé la lente érosion de l’image d’un pays que la victoire avait paré de tous les attraits. La troisième enfin a vécu la Seconde Guerre comme un rite de passage à l’âge adulte. Pour cette dernière génération, la France n’est plus le centre du monde et, si elle reste une référence, les horizons se sont élargis. La culture anglo-saxonne a commencé à déferler. Les nouveaux décideurs belges, plus souvent scientifiques ou économistes, ont complété leur formation de l’autre côté de la Manche ou de l’Atlantique, alors que leurs aînés, plus littéraires ou politiques, avaient davantage fréquenté la Sorbonne ou le Collège de France. Certes, les jeunes Wallons et Bruxellois d’après 1945 restent attachés à la culture et à la langue françaises, qui sont les leurs, et dont ils souhaitent préserver la prédominance en Belgique, mais ils refusent tout exclusivisme. Ils voudraient aussi que la Belgique francophone devienne plus autonome et que les échanges avec Paris cessent de se faire à sens unique. Leurs pères sont, eux, inquiets et déroutés par l’évolution globale en cours. Leurs invocations répétées à la France révèlent la recherche d’un rempart face à un technicisme inhumain et à une américanisation croissante. Au fond, ne sentent-ils pas que le recul de la France signe inéluctablement la fin de leur Belgique, cette « Belgique française » héritée de 1830 ? Dans un cadre plus large, la nature des rapports internationaux est en train de changer, le bilatéralisme s’effaçant progressivement devant le multilatéralisme. Avec l’entrée en guerre froide et les débuts d’une unification inter- ou supra-étatique, la France ne voit plus la Belgique comme un allié indispensable mais comme un élément parmi d’autres au sein du bloc occidental ou de l’Europe. L’attention de Paris pour Bruxelles s’émousse, et la réciproque est vraie, quoique moins perceptible. Le vif intérêt manifesté à la Libération pour le rôle et la place de la France subsiste au début des années cinquante mais, francophones ou non, les Belges savent que, à l’heure du danger, une architecture nouvelle, incarnée par l’OTAN, les protégera. Désormais, Wallons et Bruxellois attendent de la France qu’elle soit suffisamment forte pour contrebalancer l’Allemagne, dont ils se méfient toujours, et réclament de la culture française que son influence et son rayonnement se rétablissent et leur servent d’arguments face aux appétits d’une Flandre de plus en plus dominante. Pour le reste, 1 Voir notamment W.I. HITCHCOCK, France restored. Cold war diplomacy and the quest for leadership in Europe, 19441954, Chapel Hill – Londres, The University of North Carolina Press, 1998. 24 Paris n’est plus la carte maîtresse, l’ultima ratio que l’on brandissait hier, en politique extérieure ou intérieure, comme un talisman ou comme un épouvantail... Catherine LANNEAU (°1977) est docteur en Histoire, titulaire d’un DEA en Relations internationales et Intégration européenne. Chargée de cours à l’Université de Liège depuis octobre 2009, elle enseigne l’histoire de la Belgique, de la Wallonie et de la France contemporaines ainsi que l’histoire de la presse. Ses principales recherches portent sur les relations franco-belges au XXe siècle et, en particulier, à l’action dans les médias de groupes de pression ou de réflexion. Elle a publié L’inconnue française. La France et les Belges francophones 1944-1945 (PIE-Peter Lang, 2008). 25 Les représentations de ses voisins européens par l’Espagne franquiste : entre héritages de la Guerre d’Espagne et enjeux de la construction nationale 1939-1957 Maud Joly FARE, Université de Lyon « [N]osotros aspiramos a la paz de Europa y desde el primer momento lo hemos proclamado así. Nuestros enemigos, al contrario, desde el primer día han anunciado que, perdidos, desencadenarían la guerra europea ». Francisco FRANCO, 27 août 19381. Le 2 avril 1939, au lendemain de la proclamation de la victoire franquiste, un message est diffusé sur les ondes radiophoniques: « L’Espagne est toujours sur le pied de guerre face à tous les ennemis de l’intérieur et de l’extérieur »2. Cette allocution rappelle combien parler de l’Espagne franquiste, c’est inévitablement parler de la Guerre Civile. En effet, le conflit constitue une référence idéologique fondamentale d’un régime né de et dans la guerre. Une guerre qui conditionna profondément les rapports à l’Autre, à l’ennemi intérieur mais également à l’ennemi extérieur. D’une part, parce que le conflit s’internationalisa rapidement, en raison de « la double présence d’une analogie essentielle et d’une synchronie temporelle entre la crise espagnole et la crise européenne de la seconde moitié des années trente »3. D’autre part, parce que la guerre d’Espagne fut une guerre perçue et interprétée comme une guerre contre l’envahisseur4. Et une des composantes de cette représentation est l’invasion personnifiée par la présence de pays voisins européens engagés – à des échelles et selon des modalités différentes – dans l’affrontement. Aussi, dans sa version négative, le voisin européen a pu symboliser la trahison, la corruption, le danger, le Mal communiste. Et dans sa version positive, le voisin européen a aussi pu figurer l’allié politique, militaire, économique et idéologique. Cette perception dichotomique du paysage européen et des relations de voisinage survit largement au lendemain de la guerre. La rhétorique de guerre est transposée, adaptée puis dépassée durant la période comprise entre 1939 et 1957. Un autre élément fondamental façonne les liens aux voisins européens. A partir d’avril 1939, ce qui se joue dans les relations avec les voisins européens c’est la survivance et le devenir d’un régime dont la légitimité originelle est extrêmement fragile et contestée à l’intérieur comme à l’extérieur des frontières nationales5. Franco a fait de la guerre un véritable processus d’affirmation nationale et de défense de l’indépendance nationale en formulant la croyance en la mission de la nation et en son pouvoir de régénération6. Et parce que « la nation ajoute l’imaginaire au symbolique en configurant avec précision l’espace de son identité et de sa souveraineté »7, elle détermine les contours et le contenu de l’espace de ses relations de voisinage. Le rapport aux voisins européens est largement déterminé par le projet doctrinal franquiste de construction nationale. 1 « Declaraciones a la Agencia « Havas », 27-8-1938 », in Pensamiento político de Franco, Madrid, Ediciones del Movimiento, 1975, p. 50. Citation retranscrite dans AUBERT, Paul, Les Espagnols et l’Europe (1890-1939), Toulouse, Presses Universitaires du Mirail, 1992, p. 284. 2 GODICHEAU, François, « ‘Guerre civile’, ‘révolution’, ‘répétition générale’ : les aspects de la guerre d’Espagne », in BOURDERON, Roger (dir.), La guerre d’Espagne. L’histoire, les lendemains, la mémoire, Actes du Colloque « Passé et actualité de la guerre d’Espagne, organisé à l’initiative de l’ACER, 17-18 novembre 2006, Paris, Éditions Tallandier, 2007, pp. 96-97. 3 MORADIELLOS, Enrique, El reñidero de Europa. Las dimensiones internacionales de la Guerra Civil española, Barcelona, Ediciones Península, 2001, p. 20; MORADIELLOS, Enrique, « El espejo exterior y sus reflejos », in MORADIELLOS, Enrique, 1936. Los mitos de la guerra civil, Barcelona, Ediciones Península, 2005, p. 149. 4 JULIÁ, Santos, « Discursos de la guerra civil española », in REQUENA GALLEGO, Manuel, La guerra civil española y las brigadas internacionales, Cuenca, Universidad de Castilla-La Mancha, 1998, pp. 29-46. 5 SABÍN RODRÍGUEZ, José Manuel, La dictadura franquista (1936-1975). Textos y documentos, Madrid, Akal, 1997, p. 197. 6 MOSSE, George L., La révolution fasciste. Vers une théorie générale du fascisme, Paris, Éditions du Seuil, 2003, p. 12. 7 NANCY, Jean-Luc, « Frontières », in HERSANT, Yves, DURAND-BOGAERT, Fabienne, Europes. De l’Antiquité au XXe. Anthologie critique et commentée, Paris, Laffont, 2000, pp. 821-829. 26 Entre 1939 et 1957 (de l’avènement de la dictature au début du rapprochement avec l’Europe1), les relations entre l’Espagne et ses voisins se structurent bien souvent autour d’une tension dialectique : une proximité géographique et historique versus un éloignement politique et économique, c’est-à-dire un anachronisme politique qui détermine une situation d’ostracisme à la fois provoquée, subie et dépassée2. L’enjeu majeur pour le régime franquiste est de se défaire progressivement du stigmate de « dernier résidu des totalitarismes européens »3, de cette discordance historique4, afin de gagner sa place dans le concert européen. Ainsi, les frontières et les espaces de voisinage avec les pays européens représentent simultanément « la barrière et le pont, le fossé et le trait d’union, la séparation et la coopération »5. Pour Jean-François Daguzan, la politique extérieure du franquisme s’avère être une pratique à usage interne6. Et, le rapport aux voisins européens est à appréhender comme un élément constitutif du processus de construction et de modernisation de l’Etat7. La motivation centrale de la politique extérieure est le maintien d’un régime qui pâtit d’une illégitimité originelle. Aussi, pour penser le rapport de l’Espagne franquiste à ses voisins européens, il faut penser les rapports étroits entre le projet interne et l’environnement international8. L’héritage de l’expérience de la Guerre Civile ainsi que la nécessité de construire le Nouvel Etat sont les deux données essentielles qui permettent de mettre en perspective ce qui se joue durant ces années, notamment dans la fabrication d’espaces de voisinage, en continue(s) recomposition(s). Une recomposition qui s’incarne dans le passage d’un discours paranoïaque à un discours volontariste9 dans la construction du rapport aux voisins européens. Afin d’esquisser quelques pistes de réflexion ponctuelle, il sera question dans un premier temps de montrer que pour saisir la singularité de cette période, le détour par la guerre d’Espagne est indispensable. Cela permet de penser le devenir des alliances, des relations « ami/ennemi » dans le temps de l’après-guerre qui est aussi celui de la Seconde Guerre mondiale et de la Guerre Froide. Puis dans un second temps, il s’agira de montrer comment dans le passage de l’autarcie à la modernisation nationale, le projet national conditionne le rapport à l’Europe et comment le contexte européen oriente le projet national. Le détour nécessaire par la guerre : le devenir du diptyque « ami(s)/ennemi(s) » européen(s) durant la Seconde Guerre mondiale Pendant la Guerre Civile, le gouvernement nationaliste fabrique l’image d’une Espagne guerrière et impériale qui rejette violemment la décadence de l’autre Espagne dite étrangère et corrompue en raison de ce que l’on nommait négativement le « virus étranger »10. L’hispanité, véritable idéologieculture, est une « obsession pour l’unité nationale et la défense de la foi catholique qui s’inscrit dans une vision manichéenne de l’Histoire qui l’oppose au libéralisme, à la franc-maçonnerie, au socialisme TROUVÉ, Matthieu, L’Espagne et l’Europe. De la dictature de Franco à l’Union européenne, Bruxelles, PIE-Peter Lang, 2009, p. 24. 2 TANGO, Cristina, Franquisme, transition démocratique et intégration européenne (1939-2002), IEUG, Collection Euryopa, 2006, p. 2. www.unige.ch/ieug 3 NEILA HERNÁNDEZ, José Luis, « Europa como paradigma en los procesos de transición política en España: dos momentos y un mismo desafío (1931 y 1975), in TUSELL, Javier, SOTO, ÁLVARO, Historia de la transición y consolidación en España (1975-1986), Madrid, UNED, 1996, pp. 216-217. 4 PARDO SANZ, Rosa María, « La política exterior del franquismo: Aislamiento y alineación internacional », in MORENO FONSERET, Roque, SEVILLANO CALERO, Francisco (eds.), El franquismo. Visiones y balances, Alicante, Publicaciones de la Universidad de Alicante, 1999, pp. 93-117. 5 CASEVANTE ROMANÍ, Carlos Fernández de, La frontière franco-espagnole et les relations de voisinage avec une référence spéciale au secteur frontalier du Pays Basque, Bayonne, Editions Harriet, 1989, p. 19. 6 DAGUZAN, Jean-François, « La politique extérieure du franquisme (1944-1976). Une pratique à usage interne, Mélanges de la Casa de Velázquez, Tome XXIV, 1988, pp. 255-276. 7 PARDO SANZ, Rosa María, op.cit., pp. 93-117. 8 MILZA, Pierre, « Politique intérieure et politique étrangère », in RÉMOND, René, Pour une histoire politique, Paris, Seuil, 1996, pp. 315-344. 9 MORENO JUSTE, Antonio, Franquismo y construcción europea, Madrid, Editorial Tecnos, 1998, p. 43. 10 RICHARDS, Michael, Un tiempo de silencio. La guerra civil y la cultura de la represión en la España de Franco, 19361945, Barcelona, Crítica, 1999, p. XVIII; NÚÑEZ SEIXAS, Xosé Manoel, ¡Fuera el invasor! Nacionalismo y movilización bélica durante la guerra civil española (1936-1939), Madrid, Marcial Pons, 2006. 1 27 et au communisme »1. Faire rempart au communiste: ce mythe mobilisateur de la Guerre Civile demeure un élément central du projet national et de la désignation des ennemis de la dictature franquiste. Le journal Arriba publie le 1er juin 1939 le discours d’adieux aux volontaires italiens : « [L]’Espagne, qui désire la paix pour l’Europe, doit dire, que si de nouveau comme en juillet 1936, les ours du Kremlin, ou tout autre espèce de barbare de ce siècle, voulaient fouler de nouveau cette rive de la Méditerranée et les voyous du monde entier crier de nouveau le cri de « Moscou », vous et nous nous crierons un seule, éternelle et sainte parole : « Rome ». Et avec ce cri, très vite une forêt de baïonnettes s’hérisserait sur nos côtes pour défendre et sauver de nouveau les valeurs éternelles de notre civilisation »2. Cet extrait est significatif à bien des égards et il formule une double obsession : obsession de la menace communiste russe et obsession de la préservation de l’intégrité territoriale – espagnole et méditerranéenne. Au travers d’une rhétorique belliciste et manichéenne, l’Espagne de Franco, « belligérant moral »3, se proclame défenseur d’une Europe menacée de décadence et de contamination face à la menace de la colonisation communiste4. Le rappel des convergences de valeurs avec l’Italie sert la réaffirmation des contours du diptyque « ami/ennemi » né dans la guerre. Cette représentation stéréotypée de l’antagonisme participe de la consolidation des « espaces de préférence dans l’ordre idéologique, dans l’ordre des valeurs »5 et la « médiation de l’histoire permet de constituer ces espaces de voisinages identitaires »6. La vision belliciste des relations internationales s’accorde avec la poursuite des espaces de coopération bâtis dans la guerre et donne sens aux liens forgés avec l’Italie et l’Allemagne. C’est en raison de cette interprétation que l’Espagne franquiste prolonge ses liens d’amitié avec l’Italie et l’Allemagne (scellés par la signature de traités d’amitiés avec Rome et Berlin en mars et novembre de l’année 1936, par la décision d’abandonner la Société des Nations et par l’adhésion, en avril 1939, au pacte anti-Kominterm) et décide d’envoyer la « División Azul », créée en août 1941, sur le front Est jusqu’en août 1943. Cependant, la généalogie de cette coopération (neutralité, non-belligérance, neutralité) illustre le fait que l’Espagne franquiste, dans un contexte d’illusion impérialiste, est restée très prudente en raison de sa volonté d’éviter tout risque d’invasion par la guerre de son territoire national et « d’intégrer l’Espagne dans un nouveau schéma de pouvoir européen et de participer au partage territorial de la Méditerranée et de l’Afrique du Nord »7. C’est aussi pour des raisons de défense de l’intégrité nationale que l’Espagne franquiste se rapproche de son voisin portugais, en 1942, avec qui est signé un pacte défensif visant la sauvegarde de la paix et de l’inviolabilité péninsulaire. Le rapprochement avec le Portugal, allié de la GrandeBretagne, permet aussi de se positionner en situation de rapprochement avec les Alliés dans un contexte de revirement des rapports de force à l’échelle européenne. Notons que les ennemis d’hier ne demeurent pas forcément figés dans ce statut une fois la Guerre Civile espagnole terminée. Pragmatisme, réalisme, opportunisme : ce sont des éléments fondamentaux qui motivent les relations avec les voisins européens et qui (re)définissent les antagonismes idéologiques et politiques. Penser l’Espagne franquiste, c’est aussi penser la dissidence, la résistance anti-franquisme au-delà des frontières nationales. Parce qu’elle est une réalité du régime. Et parce qu’elle construit des représentations singulières des voisins européens. Le nouvel ordre franquiste instaure le principe de « l’espace fermé »8 dans le projet de consolidation de la « forteresse nationale ». La relation aux voisins européens se pense dans un « espace de défiance et de méfiance ». Le contexte de la Seconde 1 GÓNZALEZ CALLEJA, Eduardo, LIMON NEVADO, Fredes, La hispanidad como instrumento de combate. Raza e imperio en la Prensa franquista durante la Guerra Civil española, Madrid, Consejo Superior, de Investigaciones científicas, 1988, p. 45. 2 GIL PECHARROMÁN, Julio, La política exterior del franquismo. Entre Hendaya y El Aaiún, Barcelona, Flor del Viento, 2008. 3 GIL PECHARROMÁN, Julio, Con permiso de la autoridad. La España de Franco (1939-1975), Madrid, Temas de Hoy, 2008, p. 50. 4 NÚÑEZ SEIXAS, Xosé Manoel, op. cit., p. 181. 5 DUFEU, Sylvain, Valeurs et constitutions européennes. Une identité politique entre deux mythes : universalisme et frontière, Paris, L’Harmattan, 2005, p. 15. 6 DUFEU, Sylvain, ibid., p. 21. 7 TANGO, Cristina, op.cit., p. 8 RICHARDS, Michael, op. cit., p. XVI. 28 Guerre ouvre pour les exilés – de l’intérieur ou à l’étranger – un horizon démocratique et un espoir de renversement du régime franquiste. D’une part, les réfugiés espagnols1, notamment sur le territoire français, se construisent des « espaces de voisinage fantasmés ». D’autre part, le gouvernement en exil travaille à la mise en œuvre d’espaces de reconnaissance internationale dans l’espoir de voir tomber le régime franquiste et de rétablir la République. L’existence de ces réseaux – véritables « espaces de la dissidence » – conduit le gouvernement franquiste à estimer que la neutralisation des voix de l’exil devient une priorité dans la défense nationale. La « frontière » se situe au cœur du dispositif de défense nationale en raison de la peur de la mise en péril de la souveraineté nationale espagnole. La frontière des Pyrénées est extrêmement surveillée et consolidée2. Et les relations se tendent largement avec la France perçue comme le camp de retranchement des mouvements antifranquistes. En effet, pendant la Seconde Guerre mondiale s’exprime la certitude que la France s’est convertie en refuge et en plateforme pour les activités renaissantes de la résistance antifranquiste (novembre 1944). La présence d’exilés dans l’espace de la frontière avec la France est perçue comme un danger sérieux pour la nation espagnole. La première moitié de l’année 1940 est marquée par la forte empreinte idéologique des de la Guerre Civile espagnole dans les relations de l’Espagne franquiste avec ses voisins européens. Seulement, la victoire des Alliés inaugure une période d’incertitudes pour l’Espagne franquiste. Quid de la pérennité de ce régime politique anachronique sur cette nouvelle scène internationale ?3 Aussi, entre le refus du voisin et la nécessité du voisin, la dialectique espagnole se complexifie face aux défis de la construction nationale. De l’autarcie à la modernisation de l’Etat : quand le projet national conditionne le rapport à l’Europe et quand le contexte européen oriente le projet national. L’Espagne, au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, se retrouve marginalisée en raison de sa discordance politique4 et du « stigmate de l’Axe »5 qui l’exclut de la reconstruction pacifique de l’Europe. À l’issue de la Conférence de Potsdam, la « question espagnole »6 détermine alors la politique d’isolement et d’autarcie espagnole. Ainsi au lendemain de la victoire des Alliés, dans un contexte d’euphorie antitotalitaire, se révèle la « contradiction entre la forme politique du régime franquiste et le triomphe militaire de la démocratie libérale »7. L’ostracisme européen est présenté par Franco – via une vision conspiratrice des relations internationales – comme une conjuration internationale communiste et antiespagnole, résultat d’une décomposition morale et matérielle du monde8. Ce discours sert en premier lieu la consolidation du consensus intérieur espagnol. Et cela fonctionne : le 9 décembre 1946, des manifestations de protestation nationale rassemblent la population qui accuse l’exclusion de l’Espagne de l’Organisation des Nations Unies. Les années quarante sont marquées par la mise en œuvre de la politique d’autarcie/d’autosuffisance par le régime franquiste. Ce choix politique peut être analysé comme un instrument qui s’accordait parfaitement avec la croyance selon laquelle l’Espagne, au sortir de la guerre, devait rester isolée culturellement et politiquement du monde extérieur9. Souvent analysé comme une réponse à l’ostracisme international dont est victime l’Espagne franquiste au lendemain de la défaite des puissances de l’Axe dans la Seconde Guerre mondiale, ce choix de l’autosuffisance puise davantage ses racines profondes dans l’expérience fondatrice de la Guerre Civile. 1 ALTED, Alicia, La voz de los vencidos. El exilio republicano de 1939, Madrid, Aguilar, 2005, p. 63. GARCÍA PÉREZ, Rafael, « España y la Segunda Guerra mundial », in TUSELL, Javier, AVILÉS, Juan, PARDO, Rosa (eds.), La política exterior de España en el Siglo XX, Madrid, Editorial Biblioteca Nueva, 2000, pp. 301-321. 3 GIL PECHARROMÁN, Julio, Con permiso de la autoridad, op. cit., p. 46. 4 PARDO SANZ, Rosa María, op.cit., pp. 93-117. 5 MARQUINA, Antonio, « Introduction », Guerres mondiales et conflits contemporains, « L’Espagne et le deuxième conflit mondial », numéro 59, Avril 1990, p. 4. 6 PORTERO, Florentino, Franco aislado. La cuestión española (1945-1950), Madrid, Aguilar, 1989. 7 SÁNCHEZ CAZORLA, Antonio, Las políticas de la victoria. La consolidación del Nuevo Estado franquista (1938-1953), Madrid, Marcial Pons, 2000, p. 60. 8 SÁNCHEZ CAZORLA, Antonio, ibid., p. 62. 9 RICHARDS, Michael, op.cit., p. 100. 2 29 Mais l’idéologie de l’autosuffisance est poreuse en raison de l’obsession de Franco de trouver une reconnaissance internationale et donc européenne1. La période de la Guerre Froide lui offre cette opportunité : parce que l’antifascisme se transforme en anticommunisme et parce que les considérations idéologiques ainsi que les dénonciations morales cèdent le pas aux nécessités géostratégiques de la Guerre Froide2. De principale menace pour la paix européenne, c’est-à-dire « de bête fasciste, l’Espagne devient la sentinelle de l’Occident »3. L’Espagne franquiste développe des relations privilégiées avec l’Amérique du Sud et les États arabes du Moyen Orient et cherche la voie de l’homologation aux enceintes multilatérales. Ce détour constitue un point central de la stratégie visant à recouvrir une légitimité aux yeux de l’Europe de l’après-guerre et aux yeux des Etats-Unis. Franco a exploité le contexte singulier de la Guerre Froide pour se rapprocher des Etats-Unis et ainsi sortir progressivement de l’isolement international. À partir de 1945, l’Espagne se dote de ce que les historiens ont appelé le « maquillage démocratique ». En effet, l’Espagne franquiste instaure un réaménagement ministériel et une transformation juridicopolitique qui vise à octroyer au régime une image démocratique et ce faisant la rapprochent des démocraties chrétiennes européennes4. Aussi, le régime de Franco s’évertue à construire des espaces de légitimation politique. Et les années cinquante correspondent au processus de normalisation des relations internationales. Antonio Moreno Juste a montré combien à partir de ce moment, dans la propagande franquiste, l’Europe passe de l’incarnation de la franc-maçonnerie internationale à l’incarnation du « miracle économique »5. Ainsi, la cosmologie héritée de la Guerre Civile se transforme partiellement pour servir pragmatiquement le projet de développement économique national. Cependant, cette transformation ne l’est qu’en surface. Les ennemis d’hier – et la France par excellence – continuent de figurer pour le régime franquiste (consolidé de l’intérieur par sa politique répressive) le contre-modèle politique et idéologique de l’Espagne éternelle. La « déconfiance » vis-àvis de l’extérieur demeure une composante de la conduite des relations extérieures. Une « déconfiance » partagée par les voisins démocratiques européens De fait, l’Espagne est largement absente de la construction européenne des années cinquante. Ce rapide et très partiel survole montre combien les modalités d’inclusion et d’exclusion dans l’espace européen6 sont multiples, complexes et motivées tantôt par des considérations idéologiques, tantôt par des intérêts économiques et/ou politiques. Une chose est certaine : Franco, dans une gestion personnaliste7 et pragmatique8 de la politique extérieure, a su relever le défi : il a conjointement préservé l’essence de son régime et amorcé une normalisation des relations extérieures. Mais le « retour à l’Europe »9 est loin d’être réalisé. 1 PARDO SANZ, Rosa María, op.cit., pp. 93-117. SÁNCHEZ CAZORLA, Antonio, op.cit., p. 64. 3 TANGO, Cristina, op.cit., p. 35. 4 TANGO, ibid., p. 43. 5 MORENO JUSTE, Antonio, op. cit., p. 43 6 BALIBAR, Etienne, Nous, Citoyens d’Europe ? Les frontières, l’Etat, le peuple, Paris, La Découverte, 2001, p. 17. 7 PRESTON, Paul, « Franco y la elaboración de una política exterior personalista », Historia Contemporánea, n°5, 1996, p. 15. 8 TROUVÉ, Matthieu, « Le long chemin de l’Espagne vers la Communauté européenne (1919-1986 », in FRÉCHET, Hélène (coord.), Penser et construire l’Europe, 1919-1992, Paris, Éditions du Temps, 2007, p. 259. 9 TROUVÉ, Matthieu, op. cit., p. 15. 2 30 Un voisinage complexe : l’Espagne et l’Europe de la Guerre froide à la mort de Franco Matthieu Trouvé Maître de conférences en histoire contemporaine Université de Bordeaux – Sciences Po Bordeaux Étudier les rapports de voisinage entre l’Espagne de Franco et l’Europe, notamment l’Europe communautaire, c’est s’interroger sur l’identité espagnole plus que jamais, et sur la perception d’un espace démocratique et économique en construction par une dictature en quelque sorte anachronique dans l’Europe de l’après-Seconde Guerre mondiale. Du côté européen, même si les discussions se limitent au départ à six pays d’Europe occidentale, il ne fait pas de doute dans l’esprit des « Pères fondateurs » que d’autres pays sont appelés à rejoindre la famille européenne et à participer à la construction de l’Europe. Loin d’être négligeables, des relations politiques s’établissent ainsi entre Madrid et les autorités européennes dès l’époque de Franco, qui forment un rapport de voisinage complexe et ambigu. En effet, entre 1945 et 1975 les liens tissés entre l’Espagne franquiste et les instances communautaires se matérialisent progressivement par une série de contacts politiques et diplomatiques, qui aboutissent à la signature d’un accord commercial préférentiel en 1970, accord largement profitable à Madrid mais trop souvent présenté comme le résultat de négociations purement commerciales1. Cependant, en raison de la nature même du régime franquiste, ces rapports sont profondément empreints d’ambivalence et de défiance. Les relations entre les deux parties constituent une bonne étude de cas des rapports de voisinage, de leur formation, de leur nature – des négociations entre voisins qui, au départ, s’ignorent –, mais aussi de leurs limites et de leur échec, tant elles sont conditionnées par des facteurs structurels, de nature politique, géographique ou culturelle. Encore faut-il clairement distinguer la perception des différents acteurs : chef d’État, gouvernements, élites diplomatiques, économiques, culturelles. Cette contribution va, ainsi, s’attacher à analyser le regard de l’Espagne franquiste sur l’Europe et ses conséquences sur les relations entre ces deux voisins. Pour plus de clarté, nous distinguerons deux périodes. La première, du lendemain de la Seconde Guerre mondiale à la signature du traité de Rome, abordera le voisinage ambigu entre l’Espagne de Franco et l’Europe et le passage de relations hostiles à la mise en place de premiers contacts entre les deux parties. La seconde période, de 1957 à la mort de Franco, évoquera les aléas d’un voisinage embarrassant, entre rapprochement et tensions. De la franche hostilité aux premiers contacts entre voisins : un voisinage ambigu entre l’Espagne de Franco et l’Europe (1945-1957) Des relations de voisinage dissymétriques et des voisins qui s’ignorent Les relations entre pays voisins sont conditionnées par des facteurs géopolitiques structurels. Les rapports entre l’Espagne franquiste et l’Europe n’échappent pas à cette règle. Des rappels fondamentaux sont, tout d’abord, nécessaires. L’Espagne appartient à la péninsule ibérique, l’extrêmeOccident de l’Europe, la pointe sud-occidentale de l’Europe. Elle appartient également à l’ensemble du bassin méditerranéen, par opposition à une Europe atlantique et nordique ; elle possède en conséquence une agriculture méditerranéenne caractérisée par la trilogie blé-vigne-olivier. Géographiquement, sa capitale, Madrid, est plus proche de Rabat que de Londres ou Berlin, ce qui peut expliquer que le regard de l’Espagne ait longtemps été tourné vers l’Afrique, notamment le Maroc, et surtout vers la Méditerranée. D’un point de vue culturel et linguistique, le regard espagnol est aussi traditionnellement tourné vers le monde latino-américain, mais aussi pour des raisons Cf. Trouvé, Matthieu, L’Espagne et l’Europe. De la dictature de Franco à l’Union européenne, Bruxelles, collection « Euroclio », Peter Lang, 2008 ; Crespo MacLennan, Julio, España en Europa, 1945-2000. Del ostracismo a la modernidad, Madrid, Marcial Pons Ediciones de Historia, 2004 ; Guirao, Fernando, Spain and the Integration of Europe, 1950-77. A comparative Perspective, Oxford, Oxford University Press, 2004. 1 31 politiques et nationalistes. Miguel Primo de Rivera n’organise-t-il pas en 1929 à Séville une grande exposition ibéro-américaine ? N’oublions pas, non plus, que le jour de la fête nationale, le 12 octobre, día de la Raza à l’époque de Franco, est devenu depuis día de la Hispanidad. En entrant dans le XXe siècle, l’Espagne perd ses dernières colonies à Cuba et aux Philippines en 1898, au moment même où les puissances européennes – Grande-Bretagne, France, Allemagne, Italie, et Belgique – se dotent de vastes empires coloniaux. S’ensuit dans tout le pays un sentiment de décadence, de perte de puissance et de « décalage historique » par rapport à ses proches voisins européens1. Qui plus est, l’Espagne connaît un retard économique important ; elle a été touchée beaucoup plus tardivement que ses voisins par la révolution industrielle et de manière éparse. Seuls le Pays basque et la Catalogne ont pu développer un tissu industriel compétitif au début du siècle. En outre, l’Espagne ne participe pas à la Première Guerre mondiale et, en 1923, la monarchie d’Alphonse XIII sombre dans la dictature autoritaire de Miguel Primo de Rivera au moment même où la démocratie semble triompher des anciens empires autocratiques presque partout en Europe (Allemagne, Autriche, Tchécoslovaquie, Pologne). Victime d’une terrible guerre civile à l’issue de laquelle s’impose le général Franco en mars 1939, l’Espagne reste finalement en dehors du second conflit mondial malgré les affinités entre régimes franquiste, fasciste et nazi. Toutes ces considérations historiques et géopolitiques pèsent énormément à l’heure d’étudier les rapports de voisinage entre l’Espagne et l’Europe après 1945. Elles contribuent à alimenter le sentiment que l’Espagne se situe à la périphérie de l’Europe et que ses relations avec ses voisins européens sont sinon inégales, du moins dissymétriques et déséquilibrées, par rapport à un centre européen qui serait le moteur politique et économique du continent2. En 1945, l’Espagne de Franco, seule dictature mise en place avec l’aide fasciste et nazie à survivre, fait figure de pays à part sur la scène européenne, un pays qui ne compte guère du point de vue économique ou diplomatique3. « Il y a encore des Pyrénées » « Il n’y a plus de Pyrénées » : la formule de l’époque de Louis XIV, après la signature du traité des Pyrénées de 1659, était censée symboliser la fin des tensions entre les deux voisins français et espagnols. Pour ce qui concerne la période 1945-1950, les Pyrénées semblent, à nouveau, redevenir une frontière infranchissable symbolisant un voisinage hostile, voire conflictuel. Du côté des vainqueurs de la Seconde Guerre mondiale, on ne veut pas entretenir de relations avec un voisin gênant. La non belligérance puis la neutralité du général Franco pendant la guerre ont, certes, placé l’Espagne hors du conflit mondial et lui ont permis, indirectement, de se maintenir au pouvoir, mais le régime se retrouve isolé et même menacé à l’issue de la guerre. A l’opposé du modèle des démocraties occidentales, la dictature franquiste est bannie de la société internationale. En février 1946, l’ONU condamne une première fois le régime ; le 1er mars, la frontière franco-espagnole est fermée ; en décembre, la résolution 39-I des Nations unies dénonce le caractère « fasciste » du régime franquiste. Ostracisée, l’Espagne est confrontée à la présence de voisins hostiles au nord des Pyrénées ; cherchant des alliés, elle ne parvient à nouer des relations cordiales qu’avec le Portugal de Salazar, son voisin ibérique à l’ouest, et la lointaine Argentine de Perón4. Mais la dictature espagnole est totalement absente des institutions et organismes internationaux nés au lendemain de la Seconde Guerre mondiale ; elle n’est membre ni de l’ONU, ni de l’OTAN, ni des grandes organisations européennes (Conseil de l’Europe, CECA, UEO) ; elle ne bénéficie pas non plus de l’aide du plan Marshall, contrairement à ses voisins européens. Angoustures, Aline, Histoire de l’Espagne au XXe siècle, Bruxelles, Complexe, collection « Questions au XXe siècle », 1993, p. 339. 2 Cf. Mesa, Roberto, « La posición internacional de España. Entre el centro y la periferia », Leviatán, n°33, 1988, p. 33-40 ; Jover Zamora, José María, « La percepción española de los conflictos europeos : notas históricas para su entendimiento », in Revista de Occidente, n°57, 1986. 3 Girault, René, « Réflexions sur la méthodologie de l’histoire des relations internationales. L’exemple des relations francoespagnoles », in Españoles y Franceses en la primera mitad del siglo XX, Madrid, CSIC, Centro de estudios históricos, 1996, p. 153. 4 Cf., entre autres, Dulphy, Anne, La politique de la France à l’égard de l’Espagne de 1945 à 1955. Entre idéologie et réalisme, Paris, collection « Diplomatie et Histoire », Imprimerie nationale, 2002 ; Portero, Florentino, Franco aislado : la cuestión española, 1945-1950, Madrid, Aguilar, 1989 ; Martínez Lillo, Pedro Antonio, Las relaciones hispano-francesas en el marco del aislamiento internacional del régimen franquista (1945-1950), Madrid, thèse de doctorat, Universidad autónoma de Madrid, 1993. 1 32 Sur le plan commercial, l’Espagne est aussi un pays totalement à part, une forteresse protégée par de fortes barrières douanières. De toutes les nations d’Europe occidentale, c’est elle qui pratique jusqu’en 1957 les plus forts droits de douane, ce qui limite les échanges et entrave le développement commercial entre l’Espagne et ses voisins. Sur le plan culturel, enfin, il y a aussi et encore des Pyrénées. L’Espagne est perçue comme le pays des castagnettes, des leçons de guitare, de la corrida. Les clichés de l’époque romantique continuent à donner de l’Espagne l’image d’un pays à part, exotique, assimilé en partie à l’Andalousie. Le pays entretient et cultive lui-même cette différence ; en témoigne le slogan touristique des années 1960 « Spain is different »1. Un nouveau regard entre voisins Le regard réciproque entre voisins espagnols et européens va changer progressivement de nature à partir des années 1950 sous la conjugaison de trois facteurs. Le premier est d’ordre culturel et intellectuel et il est en partie lié au discours tenu par les élites espagnoles sur l’identité nationale et la nécessaire européanisation du pays. Dès le début du XXe siècle, écrivains de la « génération de 98 » et autres intellectuels célèbres – Miguel de Unamuno, José Ortega y Gasset, Joaquín Costa, Gregorio Marañón ou encore Américo Castro – avaient pris la mesure du déclin de leur pays face à ses voisins européens et appelaient à un sursaut qui, affirmaient certains d’entre eux, devait venir d’un retour à l’Europe et d’une homologation européenne2. Marquant durablement l’Espagne des années 19201930, cette vision est encore très présente parmi les élites administratives appelées à gouverner le pays dans l’après-Seconde Guerre mondiale. On la retrouve dans les milieux catholiques progressistes, chez certains hauts fonctionnaires formés dans les universités ou les grandes écoles, et au sein de plusieurs associations européistes, plus ou moins tolérées par le régime, comme la section espagnole de la Ligue européenne de coopération économique (LECE), dirigée par Miguel Mateu Pla, la section espagnole du Mouvement européen présidée par Salvador de Madariaga, et surtout de l’Association espagnole de coopération européenne (AECE). Ce discours est aussi présent dans les milieux d’affaires et, en particulier, dans les milieux économiques intéressés au libre-échange, habitués à négocier avec les marchés extérieurs dans des conditions de rentabilité et de concurrence : producteurs de fruits et légumes et d’huile d’olive entre autres. Le contexte de Guerre froide, le farouche anticommunisme du général Franco et l’évolution de l’attitude des États-Unis à l’égard de l’Espagne vont jouer un rôle déterminant dans la recomposition des rapports de voisinage entre l’Espagne et l’Europe à partir de 1953. Les autorités américaines se rapprochent, en effet, de l’Espagne franquiste dès 1950, par le biais de missions militaires puis diplomatiques. En 1953, d’importants accords hispano-américains sont signés, comportant un volet financier, économique et militaire. Sans être membre de l’Alliance atlantique, l’Espagne se retrouve associée à la défense du camp occidental et bénéficie d’importants crédits, en contrepartie de l’installation sur son territoire de bases aériennes militaires américaines3. En 1955, l’Espagne parvient ainsi à entrer dans l’ONU, puis à adhérer à d’autres organismes internationaux de moindre importance. La consécration de la fin de l’isolement espagnol culmine en 1959 avec la visite à Madrid du président Eisenhower. Autre facteur décisif, l’ouverture économique progressive de l’Espagne qui se dessine à partir de 1957 marque une autre étape majeure. A cette date en effet, plusieurs ministres « technocrates » font leur entrée dans le gouvernement de Franco, notamment Mariano Navarro Rubio aux Finances et Alberto Ullastres au Commerce. Ces ministres libéraux, partisans du développement économique, perçoivent le rapprochement vers les pays d’Europe occidentale comme la voie de la modernisation de leur pays. D’où la nécessité, selon eux, de s’ouvrir vers ces voisins européens, sans toutefois compromettre les 1 Voir Pellistrandi, Benoît, « La imagen de España en Francia en el siglo XX », in Morales Moya, Antonio (dir.), Las Claves de la España del siglo XX, tome Nacionalismos e imagen de España, Madrid, Nuevo Milenio, 2001, p. 92-95 ; Núñez Florencio, Rafael, Sol y Sangre. La imagen de España en el mundo, Madrid, Espasa-Calpe, 2001. 2 Sur tous ces débats, voir en particulier Abellán, José Luis, « El significado de la idea de Europa en la política y en la historia de España », in Sistema, n°86-87, novembre 1988, p. 36; Beneyto, José María, Tragedia y razón. Europa en el pensamiento español del siglo XX, Madrid, Taurus, 1999 ; Bueno, Gustavo, España frente a Europa, Barcelone, Alba editorial, 1999, p. 26 et suivantes ; Racionero, Lluís, España en Europa. El fin de la « edad conflictiva » y el cambio de rumbo de la sociedad española, Barcelone, Planeta, 1987, p. 47; Ramírez, Manuel, Europa en la conciencia española y otros estudios, Madrid, Trotta, 1996. 3 Viñas, Ángel, Los Pactos secretos de Franco con los Estados Unidos. Bases, ayuda éconómica, recortes de soberania, Barcelone, Grijalbo, 1981. 33 fondements du régime, et de nouer des liens avec le Marché commun et l’Association européenne de libre-échange (AELE). Rompant avec la quasi-autarcie pratiquée jusque-là, cette nouvelle politique économique, assumée par le général Franco, aboutit à l’intensification des contacts commerciaux avec la Grande-Bretagne, la France et l’Allemagne occidentale1. Les visites de ministres européens en Espagne se multiplient, preuve que le voisin espagnol n’est plus regardé avec la même méfiance. Les relations franco-espagnoles se détendent comme le prouvent, notamment, l’amorce d’une coopération entre les deux pays dans le domaine des hydrocarbures à partir de 1960, ainsi que la signature d’un prêt de 750 millions de francs accordé par la France à l’Espagne suite à une visite du ministre des Finances, Valéry Giscard d’Estaing. Ainsi, au moment où se forme la Communauté économique européenne (CEE), les relations entre l’Espagne et ses voisins européens entrent dans une phase de détente, mais l’ambiguïté et les déséquilibres demeurent. Entre rapprochement et tensions : les aléas d’un voisinage embarrassant (1957-1975) Un voisinage encore délicat Pour des raisons essentiellement commerciales mais non sans arrière-pensées politiques, le gouvernement espagnol tente de se rapprocher de ses grands voisins européens au début des années 1960. D’une part, la création de deux zones de libre-échange en Europe –Marché commun et AELE – risque en effet de poser problème aux Espagnols en réduisant les débouchés pour leurs productions agricoles traditionnelles, en particulier pour les fruits et légumes, l’huile d’olive et le vin. En outre, les Espagnols souhaitent pouvoir créer des partenariats industriels avec les grandes puissances européennes. D’autre part, le gouvernement espagnol entend sortir définitivement de l’isolement européen dans lequel il se trouve enfermé depuis la fin de la Deuxième Guerre mondiale. Dès 1957 est créée à Madrid une Commission interministérielle chargée d’étudier les répercussions pour l’Espagne du développement de zones de libre-échange en Europe (CICE). Les études menées par cette commission et par les ministères espagnols des Affaires étrangères et du Commerce montrent que les échanges commerciaux de l’Espagne sont tournés vers les six pays du Marché commun, beaucoup plus que vers les pays de l’AELE. Malgré tout, la CICE prône l’attentisme et se montre incapable de faire des propositions concrètes2. Du reste, cet attentisme n’est pas fait pour déplaire à Franco, qui diffère ses décisions et rend des arbitrages de manière très tardive3. Si le Caudillo finit par admettre la nécessité d’un rapprochement économique vers les pays de la CEE, celui-ci ne doit pas remettre en cause les fondements du régime. Pour le chef d’État espagnol, qui n’a pas de conception très arrêtée en matière de politique étrangère ni de dogme, l’Europe est avant tout perçue comme une entité géographique et culturelle dont l’identité repose sur la chrétienté. Franco évoque dans ses discours « une unité de destin entre peuples d’Europe » ainsi que la « vocation européenne » de son pays qui peut être, de surcroît, un pont tendu entre l’Europe et l’Amérique latine4. La politique d’attentisme prend fin en décembre 1961, à la suite de la candidature britannique à la CEE et après l’échec relatif de l’AELE. Le 9 février 1962, l’Espagne demande une association au Marché commun susceptible d’aboutir à terme à une pleine et entière adhésion5. L’enjeu est de taille : Cf. Archives du Ministère espagnol des Affaires étrangères (AMAE-E), R 6916, Exp. 5, note n°260/2 de l’Oficina de Información Diplomática (OID) du 5 décembre 1962 ; Chastagnaret, Gérard, « Une histoire ambiguë : les relations commerciales entre l’Espagne et les onze de 1949 à 1982 », in España, Francia y la Comunidad Europea, Madrid, Casa de Velázquez/CSIC, 1989, p. 191-218 ; Broder, Albert, Histoire économique de l’Espagne contemporaine, Paris, collection « Économies et sociétés contemporaines », Economica, 1998, p. 223-238. 2 Archives de la Fondation nationale Francisco Franco (FNFF), doc. n°5196, rapport du ministre Pedro Gual Villalbí sur les travaux de la CICE, 8 mars 1961. Cf. aussi Moreno Juste, Antonio, Franquismo y construcción europea (1951-1962). Anhelo, necesidad y realidad de la aproximación a Europa, Madrid, Tecnos, 1998. 3 Archives historiques de l’Union européenne (AHUE), fonds MAEF 704, discours du général Franco du 30 avril 1959 cité par l’ambassadeur de France en Espagne, Guy de la Tournelle, dans une lettre adressée à Maurice Couve de Murville, 18 septembre 1959. 4 Cf. Messages de fin d’année du 31 décembre 1959 et du 30 décembre 1962, et discours de Franco du 12 octobre 1950, publiés notamment dans Franco, Francisco, Pensamiento político, Madrid, ediciones del Movimiento, tome II, 1975, p. 785, 797 et 769-771. 5 AMAE-E, R 6916, Exp. 6, lettre de Fernando Castiella à Maurice Couve de Murville, 9 février 1962. 1 34 le gouvernement espagnol souhaite établir une relation économique privilégiée avec ses voisins d’Europe occidentale tout en préparant une adhésion future au Marché commun. Face aux réticences suscitées par cette demande auprès de nombreux partis politiques, des syndicats européens et aussi des opinions publiques qui continuent de voir dans l’Espagne une dictature née avec l’appui des régimes fasciste et nazi, les Six décident de répondre à Madrid par un simple accusé de réception. Par ailleurs, le congrès du Mouvement européen tenu à Munich en juin voit une délégation de représentants espagnols adopter une résolution appelant au rejet de tout accord entre la CEE et un gouvernement espagnol qui ne serait pas démocratique. Ce congrès de Munich, considéré par les autorités franquistes comme une collusion entre les ennemis du régime, donne lieu à une série de répressions en Espagne contre les participants espagnols1. Le régime est à nouveau montré du doigt dans toute l’Europe pour ses atteintes aux droits de l’Homme. Le climat entre l’Espagne et ses voisins européens se tend à nouveau dans le courant de l’année 1963 à la suite du procès et de l’exécution de Julián Grimau, militant communiste condamné pour des faits remontant à l’époque de la guerre civile. On ne peut donc que conclure à la difficulté pour l’Espagne franquiste de se faire admettre comme un véritable partenaire à la table des négociations européennes. Les voies d’un dialogue entre voisins : vers l’accord commercial de 1970 Pour autant, le dialogue entre Espagnols et Européens n’est pas rompu. L’échec de la demande espagnole d’association de 1962 va même être suivie dès 1964 d’une relance des discussions entre le gouvernement espagnol et les autorités communautaires sur de nouvelles bases. Il faut souligner ici le rôle déterminant de l’administration espagnole des Affaires étrangères et des ministres technocrates, soucieux de ne pas rompre avec les Européens et déterminés à trouver un compromis. En particulier, pour une poignée de diplomates espagnols marqués par un profond sentiment européiste, le rapprochement vers l’Europe communautaire est perçu comme un moyen de sortir définitivement de l’isolement et de moderniser le pays ; pour certains même, c’est un moyen de préparer l’aprèsfranquisme2. De manière générale, l’Europe constitue le voisinage naturel et primordial d’une Espagne en pleine phase de décollage économique, qui s’ouvre aux Européens, qui attire des capitaux venus de toute l’Europe, et qui accueille chaque année des touristes européens de plus en plus nombreux. Les contacts entre voisins s’intensifient à partir de 1965, année de la désignation d’Alberto Ullastres ambassadeur d’Espagne auprès de la CEE. La nomination à Bruxelles de l’ancien ministre du Commerce est un signe politique fort de la part du gouvernement espagnol décidé à renouer le contact avec les autorités communautaires et à placer le dialogue avec ses voisins dans un cadre plus technique. Cette dépolitisation des discussions convient d’ailleurs assez bien aux Européens, toujours préoccupés par la réaction de leurs opinions publiques dès lors qu’il s’agit de dialoguer avec un voisin aussi embarrassant. Des « conversations exploratoires » ont ainsi lieu entre les deux parties entre 1964 et 1967 au cours desquelles les Espagnols procèdent à des infléchissements sensibles de leur position. L’idée d’une association est ainsi peu à peu abandonnée au profit d’un accord commercial, ce qui ouvre la voie d’un compromis. De 1967 à 1970 ont lieu des négociations substantielles entre l’Espagne et les pays membres du Marché commun. Des voisins pourtant si différents sur le plan politique et économique se découvrent des intérêts communs et parviennent peu à peu à s’entendre. A la table des négociations la question est double : celle des exportations de fruits et légumes espagnols vers les Six et celle des exportations industrielles européennes vers l’Espagne. Le problème est aussi celui du déséquilibre des relations entre voisins : d’un côté, l’Espagne fait encore figure de pays faiblement développé, voire sousdéveloppé, de l’autre, les six nations fortement industrialisées d’un Marché commun en pleine expansion économique. L’accord est finalement trouvé et signé en juin 1970 : il s’agit d’un accord commercial préférentiel, largement profitable à l’Espagne dans la mesure où il ouvre le marché des 1 Satrústegui, Joaquín (dir.), Cuando la transición se hizo posible. El « contubernio de Munich », Madrid, Tecnos, 1993. Cf., notamment, Pereira, Juan Carlos, « Europeización de España/Españolización de Europa : el dilema histórico resuelto », in Documentación Social, n°111, 1998, p. 39-58 ; Crespo MacLennan, Julio, « El europeísmo español en la época de Franco y su influencia en el proceso de democratización política », in Espacio, Tiempo y Forma, série V, Historia contemporánea, tome X, UNED, 1997, p. 349-367. 2 35 Six à l’Espagne beaucoup plus qu’il n’ouvre l’Espagne aux Européens1. Il est présenté comme un véritable succès politique par les autorités espagnoles, mais comme une simple entente commerciale dans le reste de l’Europe, preuve, si besoin en était, que l’établissement de relations de bon voisinage avec l’Espagne franquiste est, du côté des Six, encore malaisé à endosser d’un point de vue politique. Retour à l’hostilité Les relations entre l’Espagne et l’Europe communautaire vont se tendre à nouveau de 1970 à 1975 pour deux raisons principales. La première est liée à la question de l’application de l’accord de 1970. Les Espagnols sont souvent accusés d’utiliser abusivement la clause de sauvegarde et de traîner les pieds à l’heure de baisser leurs droits de douane qui protègent assez confortablement certaines de leurs industries. Se pose, en outre, le problème de l’extension de l’accord aux nouveaux pays membres en 1973, Grande-Bretagne, Irlande et Danemark. Les autorités espagnoles jugent inacceptable d’appliquer à ces nouveaux entrants un accord conçu et signé à l’origine avec six pays, arguant notamment du fait que cette décision risquerait d’entraîner un déséquilibre en faisant perdre à l’Espagne les avantages obtenus par l’accord préférentiel de 1970. D’où un nouveau bras de fer à la table des discussions et un regain de tensions commerciales. Faute d’accord, une solution de « stand still » est retenue, consistant en un simple sursis d’ordre technique2. Mais la principale raison du regain de tensions est liée au durcissement des dernières années du régime franquiste. Entre 1970 et 1975 procès et exécutions à l’encontre des opposants politiques se multiplient, contribuant à la dégradation de l’image de la dictature espagnole et au retour de l’animosité entre voisins. En 1970 se déroule le procès de Burgos contre seize membres de l’organisation basque ETA, six d’entre eux étant condamnés à mort. Suite à des pressions provenant de toute l’Europe – notamment de la part du Pape Paul VI et du président de la Commission européenne, Franco Malfatti – le Caudillo finit par céder et accepter la grâce des condamnés. En 1973, des syndicalistes proches du Parti communiste espagnol soupçonnés de porter atteinte par leurs activités à l’intégration de l’Espagne dans l’Europe sont condamnés à de lourdes peines de prison à la suite d’un procès connu sous le nom de « procès 1001 ». En 1974, le procès et l’exécution de l’anarchiste catalan Salvador Puig Antich provoquent l’émoi dans toute l’Europe. Enfin, en 1975, trois membres de l’ETA et d’une organisation anarchiste – le Front révolutionnaire antifasciste et patriotique (FRAP) – sont condamnés à mort et exécutés le 27 septembre. L’indignation gagne toute l’Europe et la rupture entre la dictature franquiste et ses voisins européens semble consommée au moment même où le Portugal et la Grèce retrouvent le chemin de la démocratie. Les ambassadeurs des pays membres de la CEE sont tous rappelés dans leurs pays respectifs ; l’accord préférentiel de 1970 est suspendu3. Seule la mort de Franco le 20 novembre, l’avènement du roi Juan Carlos et le retour progressif de la démocratie en Espagne permettent de rétablir des relations de confiance entre l’Espagne et les autres pays d’Europe occidentale. On peut donc parler de rapports de voisinage complexes et mouvants entre l’Espagne de Franco et l’Europe, alternant des périodes de rapprochement et des périodes d’ignorance, des phases de dialogue et des phases de tensions. Le déséquilibre et la dissymétrie consubstantielle à ces rapports, associés au caractère autoritaire du régime franquiste, empêchent d’établir des relations de bon voisinage. L’un des premiers enjeux de la politique étrangère du nouveau régime démocratique espagnol à partir de 1975 sera précisément de tenter d’atténuer cette dissymétrie et de normaliser les relations entre l’Espagne et les autorités communautaires4. Cf. Entretien de l’auteur avec José Luis Cerón, 15 octobre 2002 ; Bassols, Raimundo, Veinte años de España en Europa, Madrid, Biblioteca Nueva, 2007 ; Alonso Antonio, España en el Mercado Común. Del acuerdo del 70 a la Comunidad de los Doce, Madrid, Espasa-Calpe, 1985. 2 Cette solution de stand still sera remplacée en 1977 par un nouveau compromis obtenu à l’arraché entre l’Espagne et la Commission. Cf. Centre des Archives diplomatiques de Nantes (CADN), Bruxelles, RP UE 2767, note de la présidence du Conseil des Communautés européennes, 23 février 1977, et télégrammes n°684 et 2383 de la délégation française au COREPER, 4 mars et 29 juin 1977 ; Bassols, Raimundo, España en Europa. Historia de la adhesión a la CEE. 1957-1985, Madrid, Estudios de Política Exterior, 1995, p. 176-178. 3 CADN, Madrid, F 1118, télégramme n°3053 de Jean-Marie Soutou, 8 octobre 1975. 4 Voir Oreja, Marcelino, Tres Vascos en la política exterior de España, Madrid, Real Academia de Ciencias Morales y Políticas, 2001 ; Armero, José Mario, Política exterior de España en democracia, Madrid, Espasa-Calpe, 1989. 1 36 L’étude de ces rapports de voisinage permet aussi de nuancer la marginalisation de l’Espagne, pays associé à la défense du camp occidental dès 1953, intégré économiquement au système capitaliste à partir de 1957 et lié par un accord commercial avec la CEE signé en 1970 et qui reste en vigueur jusqu’en 1986. Le voisinage entre l’Espagne de Franco et l’Europe n’est certes pas dénué d’ambiguïtés et il est naturellement appelé à changer après la mort du Caudillo, mais dès cette époque des facteurs de changement sont en germes. En particulier, l’européisme espagnol – produit de la culture politique de l’opposition anti-franquiste mais aussi des élites administratives, intellectuelles et des milieux d’affaires espagnols, et qui se traduit par le souci d’instaurer des relations de voisinage saines et rééquilibrées – s’est constitué progressivement dans les années 1950-1960 et il explique, en partie, le très fort désir des Espagnols de devenir membre à part entière de la CEE dès 1975, que ce soit par conviction ou par pragmatisme. 37 Réseaux et image dans les contacts avec l’étranger une propagande finlandaise ? 1899-1980 Louis Clerc, FARE Université de Tuku, Finlande Il fallait faire très attention à ce qu’on disait, où on le disait, et comment… Timo Soikkanen, Presidentin ministeriö II, 1956-1969, p. 359 Dans son rapport annuel 2008, le ministère finlandais des Affaires étrangères consacre plusieurs pages aux efforts d’information et de marketing portant sur l’image de la Finlande à l’étranger. D’après les auteurs du rapport, il importe dans un contexte globalisé de bien se présenter afin d’attirer investissements, étudiants talentueux, chercheurs et entrepreneurs.1 Mais les arrière-pensées de cette ‘diplomatie publique’ ne sont pas seulement économiques : il importe aussi de diffuser à l’étranger une certaine image de la Finlande comme acteur international, digne de confiance, bon élève de l’Union européenne, respectant le droit et recherchant la stabilité.2 Cet effort officiel de promotion d’une certaine image internationale de la Finlande n’a pas toujours été aussi ouvertement assumé par les responsables de la politique étrangère du pays. Carl Enckell, un des premiers ministres finlandais des Affaires étrangères, se montre réticent dans les premières années de l’indépendance à parler de propagande, préférant limiter l’action de son ministère à la diffusion d’une information sur des aspects culturels et économiques. On trouve peu d’organismes officiels de propagande extérieure avant la fin des années 30, et les rares organes existants souffrent d’un manque chronique de moyens.3 Il s’agit alors surtout de diffuser des notions sur la culture et l’histoire du pays, sans toujours y associer un message politique. Mais s’ils reculent devant le terme, Enckell et les représentants finlandais à l’étranger n’hésitent pas à pratiquer une propagande politique visant à modifier les perceptions de l’étranger sur la position internationale de leur jeune Etat. Ils poursuivent en cela l’activité des élites nationalistes d’avant l’indépendance de 1917. Enckell lui-même, en tant qu’ambassadeur de Finlande à Paris de 1919 à 1927, s’attache à diffuser auprès de ses interlocuteurs français une version de la geste nationale et de la position internationale de son pays. En arrière-plan du discours sur la richesse culturelle finlandaise se détache clairement un discours politique sur la solidité du nouvel Etat, chose essentielle pour une Finlande qui doit convaincre le monde de reconnaître son existence nationale. L’activité des élites finlandaises au tournant du siècle se concentrait déjà, d’une part sur la diffusion d’une image de nationalité crédible et culturellement affirmée, d’autre part sur la recherche à l’étranger de soutiens concrets contre la politique de russification mené par le tsar Nicolas II. La démonstration de l’existence culturelle des Finlandais soutenait ici la défense politique d’une Finlande autonome au sein de l’empire russe. Alors que la plus grande partie des élites finlandaises s’engage dans une résistance passive contre la politique de russification tsariste, les années 1899-1905 voient donc le début d’un effort d’information concernant la Finlande et son projet national.4 Ce travail naît naturellement des contacts soutenus 1 Ulkoasianministeriön vuosikertomus 2008, Ulkoasiainministeriö, Edita, Helsinki 2009, 52-53. Ces aspects sont classiques d’un discours « nordique » sur les relations internationales bien décrypté par Christine Ingebritsen (« Norm entrepreneurs : Scandinavia’s Role in World Politics », Cooperation and Conflict, 37/2002, 11-23). Voir aussi, pour des réflexions générales sur la position des petits Etats dans les relations internationales, Gunnhildur Lily Magnúsdóttir, Small States’ Power Resources in EU Negotiations: The Case of Sweden, Denmark and Finland in the Environmental Policy of the EU (PhD dissertation, University of Iceland, 2009) ; L. Goetschel (ed.), Small States in and outside of the European Union (Kluwer Academic Publishers, 1998) ; Jeanne K. Hey (ed.), Small States in World Politics, Explaining Foreign Policy Behavior (Lynne Rienner Publishers, Boulder, London, 2003). 3 Martti Julkunen, Talvisodan kuva, Ulkomaisten sotakirjeenvaihtajien kuvaukset suomesta 1939-1940 (Weilin+Göös, Helsinki, 1975), 15. 4 Louis Clerc, « A Feeling for Justice: French Reactions to the "Finnish Cause" between 1870 and 1917 », Journal of Baltic Studies, Vol. 38, issue 2, June 2007, 235-254 et la bibliographie cite ; Steve Duncan Huxley, Constitutionnal Insurgency in Finland, Finnish ”Passive Resistance” against Russification as a Case of Nonmilitary Struggle in the European Resistance Tradition (Studia Historica 38, SHS, Helsinki, 1990) ; Timo Soikkanen (dir.), Taistelu autonomiasta (Edita, Helsinki, 2009). 2 38 entretenus par les élites nationalistes finlandaises avec les sociétés d’Europe occidentale. Il se concentre sur la production d’une littérature concernant la Finlande en langues étrangères, la diffusion de certaines notions sur le pays, son peuple et son projet national et enfin la création et l’activation de réseaux à l’étranger qui animent ce travail de propagande. Les animateurs de la résistance passive, défendant le statut d’autonomie dans l’empire russe accordé selon eux à la Finlande par le tsar Alexandre 1er en 1809, visent ainsi à convaincre de la solidité de leur projet national mais aussi à obtenir des soutiens contre une politique russe qui se durcit dans les dernières décennies du 19 ème siècle. Si les efforts finlandais n’aboutissent nulle part à l’obtention de soutiens officiels contre la russification, les succès sont importants sur le front culturel et dans les opinions publiques. Le nationalisme finlandais trouve ainsi ses formes aussi bien en Finlande qu’à l’étranger : alors que les élites finlandaises diffusent le credo national au sein d’une population jusqu’alors peu réceptive, les notions culturelles, légales, politiques sur la Finlande qu’elles diffusent en viennent à dominer les discussions en français, en anglais, en allemand ou en suédois sur la situation de leur province. La Finlande devient un objet politique, se stabilisant aux yeux du monde comme une nationalité opprimée mais solide, soucieuse de légalité, respectueuse du tsar mais désireuse de voir ses droits respectées, organisant une résistance méritoire et largement non-violente.1 Il importe aussi aux Finlandais de situer leur projet national dans un cadre européen : comme l’écrit Zakarias Topelius, « …ce pays, si peu puissant et peu connu qu’il soit aux côtés des pays les plus riches, réclame pourtant, modestement mais sans hésitations, sa place dans la culture européenne. »2 Ces notions sur la Finlande se diffusent au sein et à l’aide de réseaux formés de membres des élites finlandaises (artistes, publicistes, universitaires, hommes d’affaire) séjournant à l’étranger mais aussi de personnalités des pays fréquentés sensibles pour différentes raisons au discours finlandais. Paris apparaît comme le meilleur exemple d’un lieu où s’organisent ces réseaux de la cause finlandaise. On y trouve des Finlandais qui construisent leur identité nationale sur le métier, dans la lutte contre la russification et la présentation de leur projet national à la société française. Ces Finlandais sont en contact avec certains milieux français susceptibles de réagir en particulier au thème de la légalité bafouée symbolisée par le cas finlandais. Aux grandes figures du nationalisme comme Leo Mechelin viennent s’ajouter des propagandistes de hasard pour qui la défense et l’illustration du projet national devient une partie naturelle de leur séjour privé à l’étranger. L’exemple du peintre Albert Edelfelt et de ses relations avec les élites intellectuelles françaises, en particulier la famille Pasteur, a été bien étudié par Gwenaëlle Bauvois dans son travail de thèse.3 En 1917, avec l’indépendance, les contacts de la Finlande avec l’étranger s’officialisent avec la création d’un ministère des Affaires étrangères et d’un corps diplomatique national. Le premier recrutement de ce ministère se fait toutefois au sein des mêmes élites polyglottes et nationalistes qui animaient déjà les réseaux de la cause finlandaise à l’étranger.4 Les représentants finlandais travaillent alors à présenter leur jeune Etat sous un angle particulier : membre constructif de la Société des Nations, démocratie nordique capable de régler son ‘problème communiste’ sans dériver vers l’autoritarisme, vieille et riche culture, succès économique, etc. Ils profitent de l’atmosphère d’une décennie 1920 où la Finlande se démocratise et se tourne vers la SDN alors que la situation européenne s’apaise pour un temps. Cette activité de construction d’image et de réseaux se fait à la limite de l’officiel et de l’officieux. Il devient le réflexe de représentants diplomatiques formant une classe assez homogène et se montrant toujours prêts à serrer les rangs autour d’un certain discours sur leur pays, son histoire ou sa position internationale. Un aspect particulièrement intéressant de ce travail est l’accueil en Finlande de visiteurs étrangers le plus souvent dépendants de leurs hôtes et à qui il est facile de présenter une Finlande correspondant à leurs préjugés mais aussi à l’image que les 1 La discussion sur le statut légal de la Finlande, par exemple, est dominée par les ouvrages du Finlandais Leo Mechelin et sa théorie de l’union réelle. 2 Cité dans Thiodolf Rein, Leo Mechelinin elämä, Otava, Helsinki, 1915, 140. 3 Voir Gwenaëlle Bauvois, « Le Pinceau et la Médaille. Les réseaux coopératifs d’Albert Edelfelt dans le champ artistique français, 1874-1905 », position de thèse, Revue d’Histoire Nordique, 4. 4 Pour une présentation rapide, Juhani Paasivirta, L’administration des Affaires Etrangères et la politique extérieure de la Finlande, Depuis le début de l’indépendance nationale en 1917 jusqu’à la guerre russo-finlandaise de 1939-1940 (Turun Yliopiston Julkaisuja, Sarja B, Osa 99, Turku, 1966). 39 Finlandais veulent en donner.1 Cette activité se poursuit durant la Seconde guerre mondiale dans la présentation, d’abord à destination des démocraties occidentales puis du partenaire allemand entre 1941 et 1944 d’une Finlande rempart européen contre le communisme.2 Forcée en 1944-1948 de complètement changer sa politique étrangère pour s’adapter à la domination soviétique en Europe de l’Est et à l’écroulement de l’Allemagne, la Finlande s’oriente vers une politique de neutralité où le discours sur soi et la propagande tiennent une place encore plus importante qu’avant. Le pays est engagé dans une politique délicate où il importe à la fois de convaincre Moscou de la bonne volonté finlandaise et de convaincre l’Ouest de la réalité du vœu de neutralité finlandais. La situation de départ est difficile alors que Londres et Washington voient la Finlande au sortir de la guerre comme un Etat-satellite au statut un peu particulier. Dans ces conditions, la propagande finlandaise s’institutionnalise encore plus autour de différents organismes, de l’activité du président Urho Kekkonen et d’un discours stéréotypé sur différents aspects de la vie finlandaise : les relations avec l’URSS, la politique de neutralité, le développement économique, l’Etat-providence, l’effort de médiation internationale et les coopérations nordiques. Kekkonen attache aussi une grande importance à contrôler le discours sur l’histoire finlandaise, plaçant toute son autorité derrière certaines interprétations historiques qui, bien qu’erronées, lui apparaissent politiquement opportunes.3 Les efforts de contrôle de l’information sur la Finlande, sa culture, sa position internationale et sa société apparaissent donc clairement comme une tendance dans les contacts entre les Finlandais et les principales puissances européennes au fil du 20ème siècle. Ce travail est facilité pour les autorités et pour les élites finlandaises par la marginalité du pays, les problèmes de langues qui rendent les étrangers désireux de se renseigner sur le pays largement dépendants des Finlandais et de leurs publications, et l’homogénéité d’élites finlandaises longtemps convaincues de leur rôle dans la présentation au monde d’un fonds commun de notions sur la Finlande. C’est donc un discours sur soi d’une remarquable homogénéité que diffusent aussi bien les élites que, de façon toujours plus marquée, les instances officielles de l’Etat finlandais. On observe sous cette surface des discours alternatifs sur le projet finlandais provenant de groupes précis, mais ils sont en général moins dominants et se retrouvent moins dans les publications en langues étrangères concernant la Finlande. Pour l’historien des relations internationales, cette diplomatie de l’image pose problème : comment juger l’influence de ces représentations sur les politiques étrangères des grandes puissances ? Il importe de garder à l’esprit l’extrême ambigüité de ces tentatives d’influencer les perceptions extérieures de la Finlande. Si les Finlandais arrivent très largement à imposer une certaine image de leur pays, profitant en cela de son isolement et du peu d’intérêt qu’il suscite en général, ces représentations sont subordonnées au cadre stratégique et aux débats nationaux des sociétés visées par cette propagande. L’exemple de l’activité finlandaise en France avant 1917 est particulièrement parlant : malgré leurs succès à imposer dans la société française une certaine image de leur projet national, les Finlandais doivent adapter leur discours aux méandres de la société et des débats français et ne peuvent rien pour convaincre des autorités françaises engagées dans l’alliance russe d’exercer des pressions sur le tsar dans cette affaire. Il convient donc d’être prudent dans l’appréciation de cette diplomatie de l’image et de ce rôle des réseaux : loin d’être négligeable comme outil permettant de compenser en partie les faiblesses internationales d’un petit Etat, cette diplomatie alternative n’en reste pas moins limitée par l’environnement international et les contours des sociétés dans lesquelles elle se déploie.4 On voit bien ce processus avec l’accueil en Finlande, en août 1939, de la photographe française Denise Bellon : Sini Sovijärvi, Ulla Paavilainen, Louis Clerc, Eric Le Roy, Mikka Perttola, Minna Varilla (eds.), Denise Bellon – Onnen Maa, Suomi elokuussa 1939 (Finn Lectura, Helsinki, 2008). 2 Pour des notions sur la Finlande durant la Seconde guerre mondiale, voir Seppo Hentilä, Osmo Jussila, Jukka Nevakivi, Histoire Politique de la Finlande, XIXe-XXe siècle (Fayard, Paris, 1999). 3 Sur les organismes mis en place et l’atmosphère de cette époque, on consultera entre autres Timo Soikkanen, Presidentin…, op.cit., 359-364. Un exemple de manipulation de l’histoire par Kekkonen avec les débats sur l’année Lénine en 1970 dans Ville Pernaa, Tehtävänä Neuvostoliitto. Opetusministeriön Neuvostoliittoinstituutin roolit suomalaisessa politiikassa 19441992 (Venäjän ja Itä-Euroopan Instituutti, Helsinki, 2002), 181-182. 4 Pour plus d’éléments méthodologiques sur ce sujet, voir Patrick Salmon, Scandinavia and the Great Powers 1890-1940 (Cambridge University Press, 1997), 4-15. 1 40 41 3. LES VOISINS EUROPEENS Le voisinage de proximité : les eurorégions « géopolitiques » aux frontières externes de l’UE (1993-2009)1 Birte Wassenberg FARE, université de Strasbourg « L’eurorégion répond à la nécessité de formes plus modernes de coopération transfrontalière. Elle casse le moule des anciennes structures administratives ; elle permet l’émergence d’une nouvelle élite politique et administrative, elle facilite l’accès aux institutions et associations européennes ; enfin elle permet à des régions de petite dimension et souvent marginales de jouer un rôle dans la cour des grands de l’Europe »2. Cette citation d’un rapport du Conseil de l’Europe de 2002 sur la coopération transfrontalière met d’emblée l’accent sur l’importance d’une une petite politique de voisinage pratiquée par les eurorégions. A partir de 2003, l’Union européenne (UE) lance une politique européenne de voisinage (PEV), au moment où l’élargissement aux pays d’Europe centrale et orientale pose la question de la relation avec les nouveaux voisins de l’Est. Cette politique de voisinage est censée « créer autour de l’UE élargie un anneau de paix, de stabilité et de prospérité », notamment au sud de la Méditerranée et à l’est de l’Europe3. Au niveau régional, une première « politique de voisinage » est déjà initiée au début des années 1990, lorsque la Commission introduit, au niveau communautaire, l’initiative INTERREG, qui permet aux régions frontalières de réaliser des projets transfrontaliers avec l’aide financière de l’UE. En effet, ce programme communautaire n’est pas limité aux régions membres, mais peut être appliqué par les régions européennes aux frontières extérieures de l’UE4. Il est par ailleurs complété en 1993 par les programmes PHARE et TACIS, à destination des pays d’Europe centrale et orientale, et en 2000, par le programme CARDS, à destination des pays en Europe du sud-est5. Quant aux régions frontalières européennes, elles pratiquent une « petite politique étrangère » depuis les débuts de la coopération transfrontalière dans les années 1950. Ainsi, la première eurorégion est créée, en 1958, entre 100 communes allemandes et néerlandaises, à Gronau, en Rhénanie du Nord Westphalie6. De nombreuses régions transfrontalières établissent par la suite des coopérations similaires le long de la frontière franco-allemande (Saar-Lor-Lux ou dans l’espace du Rhin supérieur). Après la chute du mur, on assiste à une véritable explosion d’eurorégions en Europe centrale est orientale, mais également en Europe du sud-est (cf. carte ci-dessous)7. Cet article est une version abrégée reprenant la troisième partie d’une communication plus large sur « Le voisinage de proximité : les eurorégions entre l’ouest et l’est » qui sera publié dans BECK, Joachim/WASSENBERG, Birte, Vivre et penser la coopération transfrontalière (Volume2) : les régions frontalières en Europe, Stuttgart, à paraître en 2010. 2 Archives du Conseil de l’Europe (ACE), Comité des conseillers pour le développement de la coopération transfrontalière, rapport aux Comité des ministres pour l’année 2002, 17.2.2003, DG-1(2003)3, sur www.coe.int, Affaires juridiques (15.3.2009), p.7. 3 Cf. LEFEBVRE, Maxime, « La politique européenne de voisinage », dans BERTONICI, Yves, CHOPIN, Thierry, DULPHY, Anne, KAHN, Sylvain, MANIGAND, Christine, Dictionnaire critique de l’Union européenne, Paris, 2008, pp.341,342. 4 Cf. Communication de la Commission européenne C(90) 1562/3 sur l’initiative communautaire INTERREG I du 30.8.1990. 5 Pour une approche comparative aux instruments de l’UE pour la coopération transfrontalière (Interreg, Phare, Tacis, Cards) : Similarities and differences of instruments and policies of the Council of Europe and the European Union in the field of transfrontier cooperation », Conseil de l’Europe, Strasbourg, 2006, pp.25-29 ; Cf. aussi : http:/ec.europa.eu/regional_policy (2.4.2009). 6 RICQ, Carles, Manuel de la coopération transfrontalière, Conseil de l’Europe, Strasbourg, 2006, p.7. 7 Pour une liste complète cf. www.coe.int/t/dgap/localdemocracy/Areas_of_work/Transfrontier_ Cooperation/Euroregions (2.6.2009). 1 42 Carte des eurorégions (en 2000)1 Quelle est la raison d’être et la finalité de toutes ces eurorégions? Sont-t-elles la traduction d’une politique de voisinage de proximité initiée par les acteurs locaux et régionaux pour faciliter la traversée au quotidien de la frontalière ? Ou, au contraire, s’agit-il des coopérations à finalité plus politique, appuyées par les gouvernements nationaux qui souhaitent ainsi faciliter leurs objectifs de politique étrangère, notamment la stabilisation démocratique de la région ? Enfin, les eurorégions, peuvent-elles compléter une politique de voisinage européenne à l’échelle régionale? Pour répondre à ces questions, il s’agit ici d’examiner plus particulièrement la phase des eurorégions « géopolitiques », qui se créent à partir de 1993 aux frontières externes de l’UE2. L’origine des eurorégions multilatérales pour la stabilisation et la sécurité démocratique Jusqu’en 1993, les eurorégions se multiplient à l’intérieur de l’UE et aux frontières extérieures de l’Europe des douze pour favoriser l’intégration européenne et pour préparer les pays d’Europe centrale et orientale à une future adhésion à l’Europe. Elles se fondent, pour l’essentiel sur des initiatives du « bas » vers le « haut » lancées par les acteurs locaux et régionaux sur le terrain de la coopération transfrontalière3. Ceci change, lorsque l’UE et le Conseil de l’Europe poussent en faveur de la création d’eurorégions en Europe de l’est et du sud-est dont l’objectif premier serait la stabilisation et sécurité démocratique4. Ces eurorégions sont de nature multilatérale, impliquant au moins quatre, voir cinq partenaires de différentes régions frontalières5. 1 Source, GAUNARD, Marie-France, CEGUM, ASET, avril 2000. La carte ne montre pas toutes les eurorégions mulitilatérales formées après 1993 : il manque surtout les eurorégions de la mer adriatique et la mer Noire qui sont créées après 2000. 2 La formation d’eurorégions entre les régions de l’ouest et de l’est entre 1990 et 1993 fait l’objet de l’article plus exhaustif précité. 3 GABBE, J. Zusammenarbeit Europäischer Grenzregionen. Bilanz und Perspektiven, ARFE, Baden-Baden, 2008., p.42. 4 Cf. ACE, Congrès des pouvoirs locaux et régionaux d’Europe (CPLRE), TSCHUDI, Hans-Martin, « Promouvoir la coopération transfrontalière : un enjeu pour la stabilité démocratique », rapport du Congrès des pouvoirs régionaux, CPR(9)3 partie II, 2002. 5 Pour une explication approfondie des coopérations bi- et multilatérales, cf. RICQ, Charles, op.cit., pp.85-93. 43 Les eurorégions mulitatérales se différencient par rapport aux autres eurorégions en ce qu’elles impliquent souvent plus au moins directement les gouvernements nationaux et qu’elles concernent généralement plus que trois régions frontalières d’une région européenne stratégique ou « sensible » (d’un point de vue géopolitique)1. Elles trouvent leur origine dans une initiative lancée juste après la chute du mur en 1989 par le ministre italien des Affaires étrangères, Gianni de Michelis, qui propose de transformer une coopération transfrontalière déjà existante au niveau régional en coopération intergouvernementale entre les Etats pour stabiliser la région concernée2. Ainsi, la communauté de travail Alpes-Adria, qui réunit des acteurs régionaux de l’Italie, l’Autriche et la Yougoslavie dès 1978 et qui est élargie en 1986 à la Hongrie devient d’abord l’initiative quadrangulaire Adriatique-Danube pour s’élargir, en 1990 à la Tchécoslovaquie et, en 1991, à la Pologne3. Même s’il ne s’agit pas de la création d’une eurorégion et si l’initiative n’aboutit finalement pas à une coopération qui dépasse le cadre des projets en matière d’environnement et de transports, le principe est désormais acquis qu’une coopération régionale transfrontalière peut être rehaussée au niveau de la politique de voisinage interétatique. A peine deux ans après, en février 1993, sous l’égide de l’UE et inaugurée par le secrétaire général du Conseil de l’Europe, Catherine Lalumière, la première eurorégion multilatérale est créée en Europe centrale et orientale : il s’agit de l’eurorégion des Carpates qui réunit des régions frontalières de quatre Etats, la Hongrie, la Pologne, la Slovaquie et l’Ukraine4. En 1995, la Slovaquie se joint à ce dispositif. Les enjeux de cette eurorégion sont notamment de nature géopolitique. Pour l’UE et le Conseil de l’Europe, il s’agit de promouvoir toute coopération favorisant, au niveau régional, la stabilisation démocratique dans la région5. Or, pour les pays membres de l’eurorégion, l’appréciation politique est différente. Ainsi, par exemple, la Pologne craint que l’eurorégion a été avancée par l’UE pour retarder le processus d’élargissement communautaire à l’est. L’Ukraine, quant à elle, aurait préféré adhérer à la coopération du triangle Visegrad entre la Hongrie, la Tchéquie et la Slovaquie, de laquelle elle se trouve exclue6. L’absence d’une volonté forte de coopération parmi les membres de l’eurorégion se traduit par la suite par la faiblesse de ses activités qui se limitent à quelques projets de coopération en matière d’environnement et à des rencontres associatives irrégulières. Toutefois, le Conseil de l’Europe continue à soutenir la formation d’eurorégions en Europe de l’est et du sud-est. Dès 1993, lors du sommet des chefs d’Etat et des gouvernements du Conseil de l’Europe à Vienne, la déclaration politique souligne le rôle de la coopération transfrontalière et des eurorégions pour la stabilité démocratique7. Les efforts du Conseil de l’Europe sont d’ailleurs compréhensibles, étant donné qu’il s’agit de la première organisation européenne à accueillir en son sein les pays d’Europe centrale et orientale et qu’une stabilisation démocratique par la création d’eurorégions semble être un moyen supplémentaire d’assurer le respect des valeurs fondamentales du Conseil : le respect des droits de l’Homme, la démocratie et l’Etat de droit8. Les eurorégions « géopolitiques » sont donc particulièrement encouragées par l’organisation européenne de Strasbourg, d’autant plus que la Russie a déjà posé sa candidature d’adhésion au Conseil de l’Europe9. Ainsi, une concertation transfrontalière entre les pays scandinaves et la Russie est d’abord mise en place, en 1993, par la création du Barents-Euro-Arctic Council entre la Finlande, la Norvège, la Suède et la Russie10. Puis, la première eurorégion multilatérale qui comprend une coopération entre la Lituanie et la Pologne avec la Russie et la Biélorussie se réalise en 1997, dans le Sur la classification des régions sensibles, cf. WASSENBERG, Birte, « Qu’est-ce une région transfrontalière sensible ? », dans BECK, Joachim/WASSENBERG, Birte, Vivre et penser la coopération transfrontalière, op.cit. 2 ROMER, Jean-Christophe, « La recomposition de l’ordre international », dans COLAS, Dominique (dir.), L’Europe postcommuniste, pp.564, 564. 3 Ibid. 4 Ibid., p.566; Cf. MARHULIKOVA, Olga, « Institutional aspects of transfrontalier cooperation in the Slovak Republic », dans ACE, « The role of Euroregions in transborder cooperation », Directorate of cooperation for local and regional democracy, TRANSFONRT (2006), p.70. 5 TSCHUDI, Hans-Martin, op.cit., pp.3-5. 6 ROMER, Jean-Christophe, « La recomposition de l’ordre international », op.cit., pp.566-567. 7 Déclaration du sommet de Vienne, 9.10.2003, www.age-of-the-sage.org.vienna_declaratio.html (2.3.2009). 8 Cf. KLEBES, Heinrich., « L’élargissement du Conseil de l’Europe vers l’Est : réalisation du rêve des pères fondateurs », Les cahiers de l’Espace Europe, 10, mai 1997 ; PINTO, Diana, « Accompagner les mutations de l’Europe centrale et orientale », Les enjeux de la Grande Europe, Conseil de l’Europe, Strasbourg, 1996, p.53. 9 Ibid. ; La Russie pose sa candidature le 7.5.1992. 10 GABBE, J. op.cit., p.48. 1 44 cadre de l’eurorégion Nemunas1. Par la suite, des eurorégions multilatérales vont se former autour des mers qui sont des points stratégiques où la stabilisation et la sécurité constituent un enjeu important pour tous les Etats riverains. Les eurorégions « géopolitiques » autour des mers Entre 1998 et 2008, trois eurorégions multilatérales sont crées autour des mers : la mer baltique, la mer adriatique et la mer Noire. Ainsi, l’eurorégion Baltic est mise en place en 1998, entre le Danemark, la Suède, la Lituanie, la Pologne et la Russie2. Pour réaliser des eurorégions autour de l’adriatique et la mer Noire, il faut ensuite attendre le milieu des années 20003. Il s’agit de régions particulièrement sensibles sur le plan géopolitique et il y a besoin d’un soutien de la part du Conseil de l’Europe pour que ces eurorégions puissent se mettre en place. En effet, c’est le Congrès des pouvoirs locaux et régionaux du Conseil de l’Europe, mis en place depuis 1995, qui se charge du patronage de ses eurorégions4. En 2000, le Congrès adopte une résolution sur contribution de la coopération transfrontalière à la stabilité démocratique qui souligne « l’importance de la création de nouvelles eurorégions » et propose de « s’inspirer de ces expériences pour le développement des réseaux et des structures de travail de bon voisinage »5. En 2002, le rapport du comité d’expert sur la coopération transfrontalière du Congrès présenté par Hans-Martin Tschudi du canton de Bâle, le rappelle. « La coopération transfrontalière, en liaison avec la problématique de la coopération interethnique, figure parmi les priorités du pacte de stabilité qui a été conclu pour l’Europe du sud est. La création d’eurorégions dans cette région permettrait de rapprocher les peuples le long de ces frontières, qui ont connu des conflits importants et des scissions traumatiques »6. Sur la base de ce rapport, le Congrès décide ensuite de lancer la création de l’eurorégion adriatique7. Il s’agit en fait d’une « nouvelle structure associative qui permet aux régions et aux villes côtières de se rassembler pour parvenir à une gestion durable de leurs bassins, tout en répondant aux besoins spécifiques des populations riveraines »8. Les autorités locales et régionales appartenant au territoire de cette eurorégion peuvent ainsi lancer des projets spécifiques de coopération, tout en assurant le développement socio-économique, le renforcement de la démocratie locale et régionale et la cohésion territoriale. L’eurorégion adriatique est créée le 30 juin 2006 à Pula, en Istrie, entre 22 régions et communes de l’Italie, l’Albanie, la Bulgarie, la Croatie, la Bosnie-Herzégovine et le Monténégro9. Peu de temps après, le Congrès lance une deuxième initiative concernant, cette fois, la mer Noire qu’il annonce lors d’une conférence tenue à Constanta, en Roumanie, en mars 200610. Cette eurorégion, qui comprend 12 municipalités et comptés, une région (Cahul en Moldavie) et une république autonome (l’Adjarie en Géorgie), originaires de cinq pays (la Bulgarie, la Roumanie, l’Arménie, la Géorgie et la Moldavie) est scellée par la signature d’un acte constitutif le 26 septembre 2008, à Varna, en Bulgarie11. L’eurorégion de la mer Noire constitue un cadre de coopération qui complète les initiatives 1 PILIUTYTE, Jolita, « Comparative analysis of Euroregions on the territory of Lithuania », dans « The role of Euroregions in transborder cooperation »,op.cit., p.150. 2 Ibid., p.149 ; Cf. RICQ, Charles, op.cit., p.89. Pour un aperçu de l’eurorégion, cf. carte ci-dessus sur les eurorégions. 3 Cf. ACE, CPLRE, Déclaration de Varna, 26.9.2008, conférence internationale lors du lancement de l’eurorégion de la mer Noire, CG/CONF/VARNA(2008)3. 4 ACE, CPLRE, Déclaration finale de la 7 e Conférence européenne des régions frontalières : la coopération transfrontalière, facteur de cohésion sociale et de stabilité politique en Europe, Timisoara, Roumanie, 28-30.10.1999 sur https:/wcd.coe.int. (2.9.2009), p.1. 5 ACE, CPLRE, résolution 104(2000) sur la stabilité démocratique par la coopération transfrontalière en Europe. 6 TSCHUDI, Hans-Martin, op.cit., p.5. 7 Le lancement a lieu le 6.2.2006 dans le cadre d’une conférence des représentants des pouvoirs locaux et régionaux des pays riverains de la mer de l’Adriatique, suivi d’une résolution du CPLRE 212(2006) sur l’eurorégion adriatique, cf. http://www.coe.int/t/congress/specific-programmes/ Euroregion/ default_fr.asp (2.2.2010) 8 ACE, CPLRE, résolution du CPLRE 212(2006) sur l’eurorégion adriatique. 9Cf. site de l’eurorégion: http://www.adriaticeuroregion.org /index.php?option=com_content&view= article&id=68&Itemid=53&lang=en (2.2.2010). 10 Déclaration finale de la conférence de Constanta, 30.3.2006, http://www.coe.int/t/congress/ specific-programmes / Euroregion/ default_fr.asp (2.2.2010). 11 Cf. ACE, CPLRE, Déclaration de Varna, 26.9.2008. 45 européenne – la politique européenne de voisinage- et nationales déjà mises en place en matière de coopération intergouvernementale tout en fonctionnant dans les limites des compétences locales et régionales1. Contrairement aux eurorégions classiques, elle sert de plateforme de lancement pour des initiatives multilatérales, qui combinent des instruments financiers nationaux, européens et internationaux. Dans ce cas, la politique de voisinage intergouvernementale et transfrontalière doivent donc coïncider. Eurorégions de la mer adriatique et la mer Noire2 Aujourd’hui, le voisinage de proximité que les nombreuses eurorégions pratiquent en Europe est souvent cité comme un moyen d’appui pour la politique de voisinage européenne mise en place par l’UE en 2003 dans la perspective de l’élargissement de 2004. En effet, à partir de 1993, lorsque le sommet de Vienne du Conseil de l’Europe introduit la notion de sécurité démocratique et encourage la contribution des eurorégions pour la stabilisation politique du continent européen, la fonction des eurorégions change à nouveau fondamentalement. Désormais, il s’agit d’eurorégions à finalité géopolitique, impulsées sous auspice surtout du Conseil de l’Europe pour contribuer à politique de voisinage de ses Etats-membres. Des eurorégions multilatérales voient le jour dans les Carpates, autour de la mer baltique, la mer adriatique et la mer Noire, dont le caractère dépasse le cadre régional et qui impliquent les Etats nationaux concernés. Le problème de ces eurorégions initiées « d’en haut vers le bas » est que dans la réalité transfrontalière, elles sont souvent des coquilles vides, car elles ne mobilisent pas forcément les acteurs locaux et régionaux. Heureusement, en même temps, des eurorégions continuent aussi à s’établir sur initiative des acteurs locaux et régionaux, d’abord en Europe centrale et orientale et ensuite dans les Balkans3. Si la normalisation des relations entre les partenaires est un objectif primordial pour ces régions, la stabilisation politique et le maintien de la paix restent une nécessité sous-entendue. Globalement, dans la dynamique des eurorégions, il peut être constaté que la politique européenne de voisinage de l’UE n’intervient pas directement dans le processus. Ceci est sans doute du au fait que la PEV n’est mise en place qu’après 2003, lorsque plus de 150 eurorégions sont déjà formées en Europe. En effet, ce n’est qu’à partir de 2007, que la PEV prévoit l’application du nouvel instrument de voisinage aussi dans le cadre de la coopération territoriale européenne qui remplace les programmes INTERREG pour soutenir la coopération transfrontalière. Cf. statuts de l’eurorégion de la mer Noire, disponible sur http://www.coe.int/t/congress/ specific-programmes / Euroregion/ default_fr.asp (2.2.2010). 2 Cartes mises à disposition par le CPLRE lors du séminaire sur la dimension européenne de la coopération transfrontalière le 26.6.2009, à Strasbourg. 3 Cf. à ce sujet l’article plus élaboré dans BECK, Joachim/WASSENBERG, Birte, op.cit.,notamment la partie 3.2. sur les eurorégions « classiques » est-est et sud-est. 1 46 BIBLIOGRAPHIE BECK, Joachim/WASSENBERG, Vivre et penser la cooperation transfrontalière (Volume II): les régions frontalières en Europe, Stuttgart, à paraître 2010. BORT, Eberhard/ANDERSON, Malcolm, The frontiers of the European Union, Chippenham, 2001 BRUNN,Gerhard/SCHMITT-EGNER, Peter, Grenzüberschreitende Zusammenarbeit in Europa, Baden-Baden, 1998 GABBE, J. Zusammenarbeit Europäischer Grenzregionen. Bilanz und Perspektiven, ARFE, BadenBaden, 2008 RICQ, Carles, Manuel de la coopération transfrontalière, Conseil de l’Europe, Strasbourg, 2006 BIRTE WASSENBERG Birte Wassenberg est maître de conférences en histoire contemporaine à l’Institut des Hautes Études Européennes (Université de Strasbourg). Elle est ancienne fonctionnaire de la Région Alsace, spécialisée dans la coopération transfrontalière. Affiliée au Centre de recherche des Historiens (FARE) de l’Université de Strasbourg, ses recherches en relations internationales portent sur la coopération transfrontalière, l'anti-européisme et le Conseil de l’Europe. 47 Le Conseil de l’Europe et la politique de voisinage Denis Rolland FARE, UdS 48 Caucase Charles Urjewicz INALCO 49 La Turquie et la Russie face à la Politique Européenne de Voisinage dans le Caucase du Sud : le cas de l’Azerbaïdjan Shahin Yousifov Le Caucase du Sud est une région constituée de trois pays : l’Arménie, l’Azerbaïdjan et la Géorgie et est frontalier de la Fédération de la Russie au Nord, de l’Iran au Sud, de la Turquie à l’ouest, et de la mer Caspienne à l’est. Pendant des siècles, cette région a été traversée par la Route de Soie allant de la Chine occidentale au Proche Orient, à l’Europe et au continent africain. Riche en ressources naturelles et disposant d’une position géographique stratégique, le Caucase du Sud a été un théâtre privilégié de la confrontation des empires les plus puissants à différentes époques. Aujourd’hui, à l’époque de globalisation et de l’économie de la connaissance, l’intérêt envers la région ne cesse d’augmenter. Les puissances internationales et régionales comme les Etats Unis, l’Union européenne, la Turquie, l’Iran et la Russie essaient d’influencer ces trois pays caucasiens pour contrôler l’évacuation des hydrocarbures de la Caspienne. Parmi des puissances internationales impliquées dans la région, l’Union prend une place prépondérante. L’arrivée de l’UE dans la région date de 1991, après l’accès des pays du Caucase du Sud à l’indépendance, dans le cadre notamment de différents projets de coopération et d’assistance technique tels que TACIS, INOGATE, TRACECA.1 Pourtant, durant les années 1990, la Communauté européenne s’est montrée distante et ne s’est pas engagée directement sur les problèmes du Caucase du Sud, préférant laisser le terrain à la rivalité russo-américaine. La fin de la décennie 90 et le début des années 2000 est marqué par le renforcement des positions de l’UE dans la région de la Caspienne et du Caucase du Sud. Les trois pays caucasiens signent, en 1999, l’Accord de Coopération et Partenariat avec l’UE qui prévoit le renforcement de la coopération entre les deux régions dans plusieurs domaines. En 2004, décision stratégique s’il en est, l’Union inclut ces Etats dans sa Politique Européenne de Voisinage (PEV).2 L’implication de l’UE au Caucase du Sud dans le cadre de la PEV se manifeste à trois niveaux : 1) économique : la région détient des richesses énergétiques dont l’UE a besoin, 2) politique : le partage des mêmes valeurs de démocratie et d’Etat de droit, 3) sécuritaire : devenu prioritaire après les événements du 11 septembre 2001. Compte tenu de l’objectif économique poursuivi par l’UE, nous pouvons dire que cette zone présente un lieu de production et d’acheminement d’importance stratégique pour la sécurité énergétique de l’Union européenne. Elle présente un large potentiel de diversification de l’approvisionnement énergétique et constitue un élément important de la stratégie extérieure de l’UE dans ce domaine. En 2004, l’Union signe la déclaration dite « Initiative de Bakou », pour participer à la mise en place de relations énergétiques à long terme entre l’Union et les Etats de la Caspienne.3 En 2006, suite à la crise gazière entre la Russie et l’Ukraine, l’UE a commencé à revoir sa politique énergétique et à chercher de nouveaux moyens d’approvisionnement énergétique de l’espace européen. Décidée à réduire sa dépendance énergétique à l’égard de la Russie, l’UE se rapproche de 1 TACIS- a eu pour objet de soutenir les réformes institutionnelles, juridiques et administratives des Etats issus de la dislocation de l’URSS ainsi que de favoriser du secteur privé et le développement des régions rurales, de façon à encourager la transition vers l’économie de marché et la croissance. TRACECA- a été conçu pour aider les Etats d’Asie Centrale et du Caucase du Sud à accéder à de nouveaux marché grâce au développement d’un réseau de transports sur un axe est-ouest. Quant au projet INOGATE, il a pour vocation d’intégrer de pipelines des républiques d’Asie Centrale et du Caucase dans ceux de l’UE. Devant servir de catalyseur aux investissements il manifeste l’intérêt de l’Europe à assurer sa sécurité énergétique et diversifier ses sources d’approvisionnements en gaz et en pétrole, notamment en provenance de l’Azerbaïdjan. (« Le Caucase du sud et l’Union Européenne : vers une coopération renforcée ? », Annie Jafalian, Fondation pour la recherche stratégique, 2005). 2 Politique Européenne de Voisinage – vise à offrir un cadre à ses relations de voisinage, des pays qui n’ont reçu aucune perspective d’adhésion, mais avec lesquels l’Europe souhaite néanmoins opérer un rapprochement. 3 Après l’élargissement de l’UE en 2007, à la Bulgarie et la Roumanie, une nouvelle initiative de coopération régionale est devenue une des questions de l’intérêt immédiat de celle-ci. La Synergie de la mer Noire est à la fois très vaste programme avec les trois autres appliqués dans le même contexte de développement régional (question de préadhésion de la Turquie, la Politique Européenne de Voisinage et la coopération de partenariat avec la Fédération de la Russie). Le but de ce programme est de compléter ces trois politiques, dessus mentionnés, dynamiser les processus de coopération en cours et favoriser le développement tant à l’intérieur de la région qu’entre celle-ci, dans son ensemble, et l’Union Européenne. 50 l’Azerbaïdjan. Elle signe une déclaration pour instaurer le « partenariat énergétique » avec l’Azerbaïdjan pour augmenter ses approvisionnements en hydrocarbures en provenance de la mer Caspienne.1 A l’heure actuelle, l’UE est approvisionnée en pétrole azéri par la voie Bakou–Novorossiysk, BakouSoupsa et Bakou-Tbilissi-Ceyhan2. La découverte des grands gisements pétroliers et gaziers dans le bassin de la Caspienne, ainsi que le transit du gaz et du pétrole de l’Asie Centrale par le projet NABUCCO (qui devrait être opérationnel vers 2011), contribueront à réduire sa forte dépendance envers les hydrocarbures russes (plus de 25% des achats de l’UE). Après l’élargissement de 2004, le Caucase du Sud se rapproche sensiblement de l’Union. Or, malgré toutes ces initiatives, l’UE reste un acteur faible sur le terrain, loin derrière les Etats-Unis et la Russie. Pour expliquer les raisons de cette faiblesse il est nécessaire de se pencher sur la situation géostratégique du Sud Caucase. Sont présents dans la région des acteurs internationaux à la légitimité reconnue tels que l’ONU et l’OSCE chargés notamment de contribuer à la résolution des conflits gelés de ces 3 pays ; le Conseil de l’Europe, pour promouvoir la démocratie et les réformes institutionnelles ; la Banque mondiale, le FMI, la BERD ainsi que différentes ONG spécialisées. Tous ces acteurs limitent considérablement la marge de manœuvre de l’UE et sa capacité à prendre des initiatives en tant qu’acteur majeur. De plus, l’UE n’a peu d’influence concernant le règlement des conflits gelés du Haut-Karabagh, de l’Ossétie du Sud et de l’Abkhazie. Elle n’a pas d’impact décisif dans l’équilibre des pouvoirs au regard de la présence de puissances comme la Russie, la Turquie, l’Iran ou les Etats-Unis. Enfin l’UE ne semble pas motivée à changer cet équilibre en affrontant, par exemple, la Russie sur des sujets qui ne relèvent pas de ses intérêts vitaux. L’UE souhaite, d’une part, voir dans le Caucase une région avoisinante stable, partie prenante d’un processus de coopération régionale. D’autre part, considérant qu’il s’agit d’une région assez éloignée de ses frontières immédiates - l’UE n’a pas de frontière terrestre avec la région - et que, même en cas de problème majeur, cette région ne constitue pas pour l’UE une menace directe. De plus, à l’heure actuelle, l’UE est incapable de définir des critères pertinents en vue d’une future participation du Caucase du Sud dans le processus d’intégration européenne. L’intégration de nouveaux Etats adhérents en 2007 (Bulgarie, Roumanie) rapproche sensiblement le Caucase du Sud de l’UE. En se rapprochant de cette zone troublée, l’Union devra faire face aux menaces et affronter les difficultés que connaissent les pays situés à ses frontières. Dans une perspective à long terme, on peut relever deux points de vue : - les enjeux stratégiques à long terme au sein de l’UE. La décision de choix des enjeux stratégiques à long terme relève de choix politiques des Etats membres dans la mise en œuvre de nouveaux modes d’intégration de l’Union. Par ailleurs, la stratégie européenne au Caucase passe par un éclaircissement et un approfondissement de ses relations avec la Russie et la recherche d’une alliance atlantique redéfinie, voire d’une alternative à la politique américaine. - la spécificité de la région. La réflexion sur la sécurité européenne facilite le changement d’attitude vers la région caucasienne. Mais compte tenu de la spécificité de la région cette réflexion nécessite une approche plus claire : - l’Azerbaïdjan et l’Arménie sont en situation de conflit «gelé». L’UE préfère mettre en œuvre son expérience en matière de résolution des conflits basée sur le rapprochement économique. Il s’agit de « L’UE se rapproche de Bakou pour réduire sa dépendance envers Moscou », Agence France Presse, 7 novembre 2006 A l’heure actuelle l’Europe est approvisionné en pétrole azéri par 3 voies : Bakou-Novorossiysk via la Fédération de la Russie avec l’accès à la mer Noire. D’une part, cette voie n’est assez rentable en raison de l’incapacité de remplir l’oléoduc par une quantité nécessaire du pétrole. D’autre part, le pétrole azéri de meilleur qualité est mélangé avec le pétrole russe de moindre qualité ce qui fait baisser le prix final sur le marché européen et mondial. Bakou-Soupsa via la Géorgie, vers la mer Noire. Les inconvénients de cet oléoduc sont liés aux passages des tankers par les détroits turcs (Bosphore et Dardanelles). La Turquie bloque souvent le passage des tankers par ses détroits en invoquant le danger écologique pour Istanbul (centre financier de la Turquie). Bakou-Tbilissi-Ceyhan – oléoduc liant trois pays (Azerbaïdjan-Géorgie-Turquie) et ayant accès sur la mer Méditerranéenne. La construction de celui-ci a été pré dicté par une nécessité politique et économique, pour diminuer la dépendance énergétique de l’Europe vis-à-vis de la Russie. 1 2 51 l’ouverture des lignes de communication entre ces deux Etats, rompues depuis le début du conflit. Cette politique est mal vue et considérée comme inacceptable par le gouvernement azerbaidjanais.1 La faible participation de l’UE à la coopération militaire dans la région caucasienne oblige l’Azerbaïdjan à chercher une puissance militaire pour contrebalancer la présence russe en Arménie, en l’occurrence les Etats Unis, ou la Turquie. De ce point de vue l’UE reste encore à l’écart de la priorité de la politique azerbaidjanaise. La question de la sécurité nous amène à étudier les positions de deux puissances régionales que sont la Russie et la Turquie. Les deux Etats ont des relations étroites avec l’Union, mais, par contre, ils cherchent à défendre leurs intérêts particuliers dans le Caucase du sud, et sont méfiants face à la pénétration américaine et européenne dans la région. La politique étrangère de la Russie vis-à-vis du Caucase du Sud est notamment très ambigüe. Elle est un acteur stratégique essentiel et possède de nombreux moyens pour conserver un certain contrôle sur les Etats du Caucase du Sud. Les conflits abkhazes et ossète en Géorgie, la question du Haut Karabakh en Azerbaïdjan, les problèmes frontaliers en général, permettent à la Russie de conserver le contrôle de la périphérie sud de son ex-empire. Par contre, l’implication de l’UE dans le Sud Caucase, n’est pas perçue par la Russie comme une menace pour sa sécurité nationale. Pour cette raison, la réaction de celle-ci reste assez positive. Certes, la Russie ne veut pas favoriser, à sa frontière sud, l’émergence une région démocratique, à économie de marché, respectant des droits de l’homme, avec un système militaire et sécuritaire européen et américain. Pour cette raison, Russie ne souhaite pas voir la Turquie adhérer à l’Union. Cela ressortit à ces intérêts stratégiques. La « guerre de cinq jours » en Ossétie du Sud, par exemple, a montré l’hostilité russe envers la région du Caucase du Sud. Le lancement de bombes près de l’oléoduc Bakou-Tbilissi-Ceyhan lors du bombardement du territoire de la Géorgie était une sorte de signal. Par ce geste, le Kremlin a voulu montrer que la Russie sera toujours présente dans la région et par tous les moyens. S’agissant du point de vue d’Ankara, la position turque diffère de celle de la Fédération de Russie : la Turquie a accru sa présence dans le Caucase depuis l’éclatement de l’URSS, essayant de jouer un rôle pivot non seulement dans cette région, mais aussi dans l’ensemble des pays turcophones d’Asie centrale. D’un côté, cette tentative avait pour but de renouveler le lien historique avec les groupes ethno-linguistiques du Caucase et d’Asie centrale, en vue d’accroître son influence dans la région et de créer son propre système économique et sécuritaire. D’un autre côté, les intérêts politique, économique et stratégique, ainsi que les facteurs géographiques incitent les Turcs à prendre part à la bataille pour les ressources minérales de la Caspienne. Ces démarches s’inscrivent dans une perspective plus large et sont dictée par sa nouvelle politique extérieure selon laquelle Ankara veut faire de la Turquie un pont entre l’Asie centrale et l’Europe. En 1994, après la signature du premier contrat pétrolier avec les compagnies étrangères, la question de l’évacuation des hydrocarbures de la Caspienne devient la pierre angulaire de la confrontation russo-turque. Par contre, la PEV fait l’objet d’une appréciation différente du européen et du côté turc. L’union européenne souhaite voir la Turquie qui prendre une participation active dans les évènements politiques et économique de la région. Les pays de la région seraient alors plus forts, et plus accessibles à une future et éventuelle implication de l’Union voire à une intégration des pays du Caucase du Sud dans les structures euro atlantiques. La vision turque à l’égard d’une future adhésion de la région dans les structures européennes est caractérisée par une certaine méfiance. Ayant vu le rejet de sa candidature à l’Union, la Turquie essaye de jouer sa propre carte et commence à promouvoir ses propres initiatives. Par exemple, juste après la guerre de 5 jours, elle a proposé la Plateforme de Stabilité et de Coopération au Caucase du Sud. Les derniers temps, ces deux puissances régionales ont réussi à trouver des convergences sur plusieurs dossiers politiques, économiques et sécuritaires et rapproché leurs positions sur la vision et règlement des conflits gelés de la région. Pour éclaircir la situation d’une coopération approfondie entre l’UE et le Caucase du Sud, il faudrait une approche analytique à tous les problèmes auxquels la région est confrontée depuis longtemps. Une Guillaume de Rougé, « Perspectives d’une Politique étrangère de sécurité commune au Sud-Caucase », revue Dialogues Européens, N°6, 2006. 1 52 des questions les plus importantes pour l’Azerbaïdjan est le problème du Haut Karabakh. Selon la position de Bakou, le non règlement du conflit du Haut-Karabagh aboutira à l’échec de la mise en œuvre, par l’UE, des projets de développement les plus importants à long terme. La deuxième question qui se pose à Bakou est la recherche d’un allié militaire. L’intensification de la coopération militaire avec la Turquie peut ainsi être considérée comme un moyen de rapprochement de l’Azerbaïdjan avec les structures de l’OTAN. La dernière question concerne le rôle de l’UE dans le Caucase du Sud face à la présence économique américaine. La fonction d’équilibre des forces de l’UE serait donc très importante et conditionnerait le renforcement de sa position dans la région. Bibliographie : « Perspectives d’une Politique étrangère de sécurité commune au Sud-Caucase », Guillaume de Rougé, revue Dialogues Européens, N°6, 2006 « L’UE se rapproche de Bakou pour réduire sa dépendance envers Moscou », Agence France Presse, 7 novembre 2006 « Azerbaijan’s geopolitics and oil pipeline issue », Nassib Nassibli, Journal of International Affairs, vol.IV, décembre-février 2000, « La politique européenne de voisinage (PEV) », explication générale « Quelle présence pour l'Union européenne dans le sud-caucase? », Karine Khrimian, revue Questions d’Europe N°4, 3 octobre 2005, p.9 « Centralnaya Aziya i Zakavkazye : Regionalnaya politika i Rossiyskiye interesi », Roy Allison, Carnegie Endowment for International Peace, Moscou, 2004 « Rossiya i Turciya na poroge XXI veka: na puti v Evropu ili v Evraziyu ? », Irina Kobrinskaya, Sherman Garnet, Carnegie Endowment for International Peace, Moscou, 1997 Source : Database from the Observatory of post-soviet States (INALCO) 53 4. LES VOISINS DE L’EUROPE : LES VOISINS PROCHES Le voisinage dans les guerres de décolonisation : Le FLN et la Suisse Linda Amiri FARE, université de Strasbourg 54 L’insaisissable voisinage ou l’altérité intime : la Méditerranée complexe Tewfik Hamel Le juge Oliver Wendell Holmes constatait que la relation entre deux individus traduit, en fait, une interaction entre six personnages : l’image que chacun se fait de lui-même ; l'image que chacun se fait de l'autre et réalité de chacun. Il en est ainsi en Méditerranée quant à l’ambition des deux rives d’en faire un espace de paix et de prospérité. La Conférence euro-méditerranéenne de Valence reconnaît quant aux « questions de défense et de sécurité » l’existence de « malentendus terminologiques et conceptuels » voire de « préjugés »1 dans le langage utilisé par le Nord et le Sud de la Méditerranée. Autopsier les perceptions des différents acteurs méditerranéens, c’est-à-dire celle que chacun se fait de lui ainsi que de l’Autre est un exercice indispensable pour appréhender les multiples stratégies se déployant dans cette région qui se neutralisent le plus souvent.2 En d’autres termes, si l’on schématise « ce qui règle les rapports entre A et B ce n’est pas seulement l’image que A et B se font l’un de l’autre aussi l’image que A imagine que B se fait de A et celle que B imagine que A se fait de B. Et peut-être même, pour plus de complication, l’image que A se fait de l’image que B a de lui-même dans son rapport à A. Et réciproquement ».3 Plusieurs facteurs sont l’origine de cette incompréhension réciproque confortant les mythes hérités d’un passé enraciné abusivement dans le présent dont l’avenir en dépend. Culturalisme et altérité Le Coran, les croisades, la colonisation sont trois facteurs déterminant en quelque sorte la perception réciproque entre musulmans et chrétiens. Quant à la perception de ces derniers de l’Islam, elle est fonction de triples facteurs : religion rivale, religion agressive et menace immédiate 4 faisant du « monde de l’Islam […] avant tout une structure politico-idéologique ennemie aux yeux des Chrétiens ».5 Bien que la montée de l’islamisme ait aggravé le problème et saturé les voies de communication qui en restaient entre les deux rives, la morphologie complexe de la Méditerranée est irréductible à une relation entre chrétiens et musulmans, c’est la trahir. Sans « nier la terrible efficacité des identités » dont leur retour en force dans le sillage de globalisation est une réalité, la vigilance est de mise quant à leur version primordialiste culturaliste. Trois reproches peuvent être faites au culturalisme le fait qu’« il croit qu’une culture est un corpus de représentations stables dans le temps ; il considère que ce corpus est clos sur lui-même ; il postule que ce corpus détermine une orientation politique précise ».6 La Méditerranée, une morphologie complexe 1 Selon les conclusions de la présidence, les pays partenaires devraient « s'efforcer de trouver un langage commun sur les questions de défense et de sécurité. Un des principaux problèmes de la région est le manque de langage stratégique commun. Il est essentiel de surmonter les préjugés et les malentendus conceptuels et terminologiques. Une base commune de départ pourrait être trouvée dans les conventions internationales ratifiées par les pays du nord et du sud de la Méditerranée ». In Ve Conférence euroméditerranéenne des Ministres des Affaires étrangères de Valence des 22 et 23 avril 2002, Euromed Repport, 13 mai 2002, p. 8. 2 En mai 1995, deux forces européennes multinationales (France, Italie, Espagne, Portugal) ont été créées : une force terrestre, Eurofor, une force aéromaritime, Euromarfor. Elles ont pour théâtre naturel la zone méditerranéenne et pour missions les opérations humanitaires, de maintien ou de rétablissement de la paix. La coïncidence avec le lancement du partenariat euro-méditerranéen suscitait l’inquiétude et d’incompréhension de la rive Sud bien qu’exagérée mais légitime. Au Sud, on se demande que serait la réaction des Européens si un jour l’Union Africaine, la Ligue arabe ou une autre alliance régionale crée sa propre forces d’intervention au Nord de la Méditerranée. 3 Jean Stoetzel, Les valeurs du temps présent : une enquête européenne, PUF, Paris, 1983. 4 Mustapha BEN CHENANE, Le poids du Passé dans les perceptions de l’Autre et ses conséquences sur la sécurité dans la zone euro-méditerranéenne, in Cross-Cultural Perceptions of Security Issues in the Mediterranean Region, Seminar Report Series, n° 18, NATO Defense College, Rome, 2003, pp. 41-50. 5 M. Rodinson, La Fascination de l’Islam, Maspero, Paris, 1980, p. 22. 6 Jean-François Bayard , L’illusion identitaire, Fayard, Paris, 1996, p. 74 et 101. 55 Dans sa signification géopolitique, la méditerranée avec sa dimension maritime et continentale à été une région névralgique où se disputent l’Occident et l’Orient, ainsi que les grandes puissances. Ouvrir la « boite noire » Méditerranée « sans détruire le concept » c’est démêler un chevauchement de multiples dialectiques s’alimentant les unes les autres, c’est comprendre le fonctionnement de tout dans une vision d’ensemble d’une équation méditerranéenne qui implique qu’il n’est plus possible d’accéder au fonctionnement de ce tout sans avoir une appréciation des éléments composant ce tout : Nord/Sud, pays riches/pauvres, centre/périphérie ; Etat comme « intelligence personnifiée de la collectivité » dont parlait Clausewitz/Etat néo-patrimonial ; démocratie/autoritarisme ; Islam/Occident ; laïc/religieux ; déclaration universelle des droits de l’Homme/déclaration islamique des droits de l’Homme ; ex-colonisateur/ex-colonie ; importateur/exportateur du pétrole ; pays à démographie galopante/ pays à démographie vieillie et ridée ; etc. Tous ces éléments se superposent les uns aux autres à la façon d’une matriochka - l’image de la Poupée russe- dans un écheveau inextricable et deviennent très difficiles à démêler ou même à contrôler. Autrement dit, le regard que porte le Nord sur le Sud n’est pas seulement celui d’un Européen sur un non Européen, d’un chrétien sur non chrétien, d’un laïc sur un non laïc, d’un démocrate sur un non démocrate, mais aussi celui d’un fort sur un faible, d’un dominant sur un dominé, etc. Ainsi de suite et verse-versa et c’est ainsi que la relation insaisissable à cette mer se détermine. Le tout se conjugue, se combine, se chevauche, s’imbrique dans une équation régionale méditerranéenne complexe en perpétuelle recomposition et reconfiguration qui est fonction de la conjoncture, l’histoire, la géographie, les représentations, l’intérêt national, les rapports de forces. La conflictualité en Méditerranée La complexité des problèmes devient donc ici fonction de cet enchevêtrement, interconnexion et interaction, donc à la morphologie complexe de la région à laquelle s’ajoute l’intrusion de puissance extérieure corolaire de son importance stratégique et le poids de l’histoire. L’histoire de la Méditerranée dissimule les plus âpres conflits d’intérêts. « Le tout peut se résumer en une simple équation de la forme : C =A+E ; Où « C » désigne le comportement conflictuel (la variable dépendante [méditerranéenne] : c’est-à-dire à décrire ou à expliquer) dont les caractéristiques propres sont fonction de (A) acteur et de son (E) environnement ».1 La finesse du diagnostic de « C » déterminera la bonne thérapie. En Méditerranée, des antagonismes susceptibles de provoquer un « séisme géopolitique » dans une région qui vit, selon une formule R. Aron, « dans une période de guerre pacifique » ou de « paix belliqueuse » sont latents. Tandis que « les futurs menaces […] sont inhérentes à l’incertitude et l’instabilité d’un monde [méditerranéen] en rapide transformation », la fluidité d’un environnement stratégique post-bipolaire, « l’inconnu, l’incertain » constitue «la véritable menace ».2 Corollairement, la vigilance d’un événement particulier est de mise car, averti Hannah Arendt, 3 un événement imprévisible interrompt des processus politiques et met un terme à l’ordre précédent. En fonction de leurs dimensions ils se résument à trois grandes catégories : antagonisme directeurs, d’environnement et résiduel.4 Le premier antagonisme, à l’image de conflit Est-Ouest, tend, du même coup, à figer les autres. Aujourd’hui, c’est l’axe Nord/Sud, et non le choc des civilisations, qui canalise le niveau de conflictualité car il constitue le noyau dur de cette « équation méditerranéenne » (déséquilibre démographique, économique, distance culturelle, diversité des systèmes politiques, etc.,) ; le deuxième se manifeste plus, à des degrés divers, dans le Sud et l’Est Méditerranéens et dans les Balkans avec des conséquences limitée géographiquement, touche aux questions des frontières (tension gréco-turque, le Sahara occidental qui est en enjeu maghrébin, le conflit israélo-palestinien ou ce volcan à irruptions répétées ), conflictualité liée au question d’approvisionnement énergique, la question de l’eau, les conflits religieux (la montée de l’islamisme), et, enfin, les antagonismes résiduels, endossent tous ce 1 Expression de Bahgat Korany, « Vers une redéfinition des études stratégiques », in Charles-Philippe David (idr.), Les études stratégiques. Approches et concepts, Ed. Méridien, Québec, 1989, p. 39. 2 Colin L. Powell, The National Military Strategy 1992, U.S. Department of Defense, Wawington (D.C), 1992. In Nicole Vilboux, Les strategies de puissance américaine, Ellipses, Paris, 2002, p.21. 3 Hannah Arendt, Penser l’événement, Belin, Paris, 1989. 4 Les trois types de conflits sont empruntés à Jean Beauchard, La dynamique conflictuelle, Paris, Editions Réseaux, 1981. 56 qui ??? « survivent à toutes les formes de régulation ou d’intégration mises en place par les Etats ou par les institutions internationales, à toutes les négociations et à tous les compromis toujours recommencés. Ils sont de toutes origines, mais les plus durables sont ceux d’ordres ethnoculturels » (la question berbère, basque, kurde), crise politico-identitaire et de légitimité des régimes, le phénomène de la « zone grise », l’absence de l’application du droit international, les flux migratoires, les problèmes d’environnement, prolifération nucléaire, etc. L’enjeu méditerranéen Alors que sans une appréhension fine des problèmes de sécurité dans la Méditerranée, on ne peut énoncer et mettre en œuvre une stratégie cohérente d’objectifs et de moyens, il y a une dimension égocentrique dans la définition de celle-ci qui, elle-même, fonction de la menace plutôt de sa définition, c’est-à-dire fonction d’un contexte spatio-temporel, politique, socio-économique et culturel. Elle est toujours subjective et intersubjective corolaire de l’environnement immédiat et de l’Autre, plutôt de la menace que représente l’autre. N’est-il pas que le dilemme de la sécurité est d’organisé cette relation de sécurité avec un adversaire et contre lui. ????????? En conséquence, une différence de langage, absence de perception commune de la menace donc une définition confuse de la sécurité -parfois voulue par les acteurs qui ont tendance à y inclure tout. A l’image d’une morphologie complexe de la Méditerranée et de la menace, une conception confuse de cette dernière et une conflictualité aux origines multidimensionnelles, la réponse ne peut être que globale et multidimensionnelles. D’où la nécessité d’une définition d’une approche globale et intégrée pour la Méditerranée. L’enjeu dans la Méditerranée consiste à inventer un projet politique, un projet frontalier « dans le sens où il recompose la figue de soi et l’autre, du semblable et du différent, donc les composantes de l’imaginaire et du symbolique » (Raymond Weber), d’une part, et d’autre part, à articuler la démocratie et la culture afin de dépasser le clivage entre le politique et les appartenances ethniques, religieuses ou linguistiques. Par conséquent, la base du projet méditerranéen ne doit pas être de nature économique, mais un contrat de nature sociale qui intègre une conception de la démocratie, des droits de l’homme et une vision stratégique pour l’ensemble de la région reflétant son hétérogénéité. Pour cela une prise de conscience de la complexité des problèmes est nécessaire ainsi qu’une résistance aux explications simplistes et culturalistes. Bref, une « culture d’indifférence »1 c’est-à-dire l’indifférence à la différence, qui implique une capacité de penser l’islam sans être musulman, de penser le christianisme sans être chrétien, de penser la féminité sans être une femme, etc. Si, par le passé, l’expansion de l’islam vers l’Europe s’est faite via le Maghreb, aujourd’hui c’est via ce dernier que l’Europe pourrait propager et défendre le nouveau droit divin, du XXIe siècle, incarné – en schématisant - par le verdict des urnes et de la laïcité. Quoi qu’il en soit, le Maghreb est plus proche de l’Europe que du Moyen-Orient. Permettre l’émergence d’un Maghreb intégré, démocratique et développé en connexion avec la Méditerranée orientale c’est en faire un partenaire dans le monde arabe ; le messager de l’Occident dans le Moyen-Orient ; un stimulant pour la politique africaine de l’UE d’autant plus que cette dernière se trouve parfois paralysée par la question de la colonisation et enfin, c’est amorcer un nouveau type de rapports Nord-Sud plus juste, plus équitable. La légitimité d’un système politique national, régional, international, est indissociable de sa capacité à assurer l’ordre et la justice. N’est-il pas approprié de sortir de ce rafistolage et envisager de nouveaux rapports qui vont au-delà des principes d’intégration, stabilisation et sécurité et dotée enfin la région d’une véritable vision stratégique ? La question est plutôt, jusqu’à quand durera cette fuite en avant ? Pierre Allen cité par Gérard Dussouy, Les théories géopolitiques. Traité de relations internationales I, L’Harmattan, Paris, 2006, p. 91. 1 57 Voisins en Asie Centrale: des petits entre deux grands Ekaterina Kasymova Pour des raisons historiques, géographiques et économiques, la Russie et la Chine sont les deux voisins les plus importants pour les pays d’une Asie Centrale qui demeure l’objet de luttes d’influence entre ces deux puissances. Enclavées, privées de débouchés maritimes, les républiques centrasiatiques sont obligées de trouver un équilibre entre les intérêts régionaux de ces puissances et en même temps de faire des efforts pour réaliser ses propres objectifs stratégiques. Après la chute de l’empire soviétique on a beaucoup parlé de l’ouverture de l’Asie Centrale au monde et du retrait de la Russie de la zone. Or, l’histoire des deux derniers siècles a fait de l’Asie Centrale un espace profondément russifié . La Russie a gardé avec les pays centrasiatiques des liens économiques, politiques et militaires. Elle reste le premier espace de référence pour les pays de la région. Néanmoins, la Russie doit de plus en plus compter avec la Chine, qui est devenu un partenaire économique incontournable pour l’ensemble des pays centrasiatiques. Dans ce contexte, les nouveaux Etats indépendants ont opté pour une politique extérieure dite multivectorielle, ouverte au monde et multipliant des accords bilatéraux et internationaux. Dans les cercles politiques et diplomatiques de l’Asie Centrale on appelle cette politique l’art d’être assis sur deux chaises en même temps. Les nouveaux Etats indépendants, inexpérimentés dans les jeux de la politique internationale, tentent de trouver des équilibres entre Pékin et Moscou et en même temps de maintenir leurs intérêts nationaux face à ces deux géants de la politique régionale. Le retour de la Russie dans son étranger proche centrasiatique. Depuis l’effondrement de l’Union Soviétique, la politique étrangère russe envers l’Asie Centrale changeait sa direction. Tout dépend de celui qui gouverne le pays et quand. La politique étrangère du président Eltsine était caractérisée par une passivité dans la région. La ligne officielle du Kremlin se basait sur le point de vue des atlantistes. Pour eux, l’Asie Centrale, arriérée sur le plan économique et politique, ne présentait pas une grande valeur. A leurs yeux, l’Occident était la seule possibilité de modernisation politique et économique de la Russie. Mais au milieu des années 90 cette vision cède sa place à une nouvelle doctrine Monroe « à la russe », proposé par Evgenii Abramtsoumov, président du comité des affaires internationales du Parlement. Selon lui l’espace postsoviétique, c’est à dire l’étranger proche de la Russie restait la zone des intérêts vitaux russe. Finalement, le 14 septembre 1995, Boris Eltsine décrète que la CEI constitue, pour la Russie, un espace d’intérêt vital. Sur le plan économique, malgré le réseau industriel soviétique basé sur le principe fournisseurs clients, la Russie de Boris Eltsine était presque absente dans la zone et cédait sa place aux nombreuses firmes occidentales. Néanmoins la Russie maintient sa présence militaire selon ses intérêts stratégiques : base spatiale de Baïkonour au Kazakhstan et bases militaires au Kirghizistan et au Tadjikistan. En outre la Russie a signé et fait signer un Traité de sécurité collective de la CEI en mai 1992 à Tachkent. L’arrivée de Vladimir Poutine marque un tournant dans la politique étrangère russe à l’égard de la CEI. La politique du nouveau président se base notamment sur le concept de la politique étrangère et sur la doctrine militaire révisés. Selon le nouveau concept de la politique étrangère, la priorité est donnée aux pays membres de la CEI et les relations avec les pays centrasiatiques sont considérées comme stratégiques. Selon la nouvelle doctrine militaire la Russie se réservait le droit de mener des actions militaires préventives dans n’importe quelle région de la CEI s’il s’agit d’un conflit interethnique ou politique qui pourrait présenter un danger pour la stabilité de la Russie. La nouvelle politique poutinienne a trouvé un large appui des élites russes. Notamment Anatoly Tchubais, dirigeant de l’immense compagnie de l’État système d’énergie unifié (RAO EES) et homme politique influent a déclaré que la Russie doit se choisir pour idéologie principale : l’impérialisme libéral et pour mission : la création d’un empire libéral. Cette vision se basait sur le principe de la combinaison de l’économie de marché et de l’expansion politique dans les pays de la CEI. Son point de vue était largement partagé par les néo-eurasistes qui représentent un courant politique influent en Russie. 58 Le retour de la Russie en Asie Centrale n’est pas uniquement politique. Il était marqué par le renforcement de la coopération dans deux domaines principaux : la sécurité et l’économie. La coopération dans le domaine de la sécurité. Les forces armées des pays centrasiatiques sont constituées par des éléments résiduels de l’Armée Rouge. Ils n’ont pas subi des changements significatifs et ne répondent pas aux besoins de défense des pays de la zone. Considérant la faiblesse quantitative et qualitative des hommes et des matériels, les armées centrasiatiques ne peuvent pas s’opposer efficacement aux nombreuses menaces auxquelles elles sont confrontées, telles que le terrorisme international, l’islamisme radical et le trafic des stupéfiants. Dans ces conditions les dirigeants centrasiatiques ont accueilli avec bienveillance l’initiative de V. Poutine à renforcer la coopération dans le domaine militaire. En 2001 la Russie transforme le Traité de sécurité collective en une véritable alliance en matière de sécurité – l’Organisation du traité de sécurité collective. Dans le cadre de cet organisme les pays centrasiatiques profitent des livraisons de la technique militaire aux mêmes prix que pour les besoins de la Russie. En outre la Russie a lancé la création des forces de réaction rapide. C’est à dire que l’OTSC est la seule organisation dans la région dotée d’un outil militaire. C’est pourquoi l’on compare souvent l’OTSC avec le Pacte de Varsovie. En plus on retrouve dans certains points du texte fondateur de l’OTSC des formulations du traité de Varsovie. Mais la forte croissance de l’économie russe au cours des dernières années permet aussi à la Russie d’être présente par le biais de ses investissements. La coopération dans le domaine économique Sur le plan économique le retour de la Russie en Asie Centrale se réalise dans le cadre d’un autre organisme, lancé par la Russie : la Communauté économique eurasienne EvrazES. Dorénavant, les quatre pays d'Asie centrale (le Turkménistan restant isolé) constituent un espace économique en partie unifié avec la Russie et la Biélorussie. Vladimir Poutine n'a pas caché que son objectif final demeurait la mise en place d'une structure globale qui regrouperait l'OTSC et la CEEA, et se substituerait à la CEI moribonde. Les ressources énergétiques constituent, bien évidemment, l'un des principaux enjeux de la présence russe en Asie centrale. Les grandes firmes russes réalisent une expansion dans le secteur pétrolier, du gaz et de l'électricité. Malgré l'entrée en scène de nouveaux voisins comme la Chine, la Russie reste, aujourd'hui encore, le principal partenaire de l'Asie centrale dans ces domaines. Une entrée massive de la Chine dans l’espace centrasiatique La Chine a suivi la disparition de l’URSS et la création des nouveaux États indépendants avec une vigilante attention. Notamment parce que les nouveaux États indépendants frontaliers de la province rebelle du Xinjiang, peuplée de minorités nationales turcophones musulmanes au sein desquelles les Ouighours sont majoritaires. Pour assurer la sécurité régional et profiter des opportunités géopolitiques et économiques que lui offrait le nouveau contexte régional, la Chine a choisi d’appliquer à ses voisins centrasiatiques la «politique périphérique» ( Zhoubian zhengce) de bon voisinage qu’elle a développée avec certains États bordant son territoire depuis les années quatrevingt. Cette politique prévoit l’établissement de relations politiques de proximité et le développement de liens économiques. En ce qui concerne les États centrasiatiques ils devaient négocier des relations de bon voisinage avec un pays largement diabolisé par la propagande soviétique. Cette propagande a été accentué par l’image négative de la Chine en tant que agresseur d’un des peuples turcophones et musulmanes- les Ouighours. Il est à noter que tout les pays de l’Asie Centrale, à l’exception du Tadjikistan appartiennent au monde turcophone musulman. Au cours de l’histoire les peuples centrasiatiques se sont unis avec les Ouighours dans leur lutte contre les Chinois. Dans le mémoire historique du peuple, la Chine est lié à l’image de l’ennemi. Notamment dans le poème épique du peuple kirghize, Manas, les Chinois sont considérés comme des agresseurs étrangers et les adversaires des Kirghizes. Par 59 contre la Russie en Asie Centrale reflète une image d’un défenseur de l’expansion chinoise. Notamment dans les années 60 du XIX siècle les dirigeants du peuple Kirghiz ont fait une demande d’adhésion au sein de l’Empire Russe. A cette époque là, la Chine de l’Empire Tsin présentait une véritable menace pour l’ensemble des peuples turcophones. Malgré ces préjugés, les deux parties ont réussi à établir des relations diplomatiques et même à négocier le règlement des frontières1. Après avoir réglé les questions frontalières, Pékin a immédiatement renforcé l’Organisation de coopération de Shanghai (OCS). Le texte fondateur de l’organisation, la Déclaration de Shanghai, définit les objectifs principaux de l'organisme. Selon la terminologie chinoise c’est la lutte contre les « trois maux » (san gu shili): le terrorisme, le séparatisme et l’extrémisme. L’Organisation de coopération de Shanghai est un bon exemple des tensions russo-chinoises. Malgré ces objectifs sécuritaires l’organisation ne possède pas de capacité militaire pour faire face à des menaces communes. A la différence de l’Organisation du traité de sécurité collective (OTSC), l’Organisation de Shanghai ne dispose ni de structure, ni d’outil militaires. La dynamique sécuritaire multilatérale au sein de l’OCS reste atrophiée à cause de la méfiance de la part des pays centrasiatiques dont les dirigeants ne peuvent admettre – ou même imaginer – la présence de forces armées chinoises sur leur territoire. Compte tenu de nombreux désaccords au sein du milieu militaire, la Chine s’efforce de réorienter l’OCS vers une dimension économique. Elle considère aussi l’OCS comme un outil de conquête de nouveaux marchés et comme une opportunité pour la réalisation du programme « l’ouverture du Grand Ouest » (Xibu Dakaifa) lancé par le Pékin au début des années 2000. Mais les tentatives de la Chine de renforcer l’intégration économique au sein de l’Organisation de Shanghai n’ont pas été soutenues par Moscou. En réalité, la Russie craint de se transformer en un partenaire mineur de la Chine. Elle cherche par tous les moyens à freiner cette tendance. En outre Moscou prône l’intégration au sein de la CEI, en excluant la Chine. Néanmoins la Chine est devenue un acteur économique incontournable en Asie centrale : les grands marchés centrasiatiques sont inondés de marchandises chinoises, qui, grâce au prix bas, sont devenues une importante source de satisfaction des besoins des gens simples. Dans le domaine de l'importation des ressources énergétiques les grandes sociétés chinoises sont très actives. En outre les pays centrasiatiques apprécient la coopération avec la Chine qui leur offre aussi une possibilité de désenclavement. A son tour, la Chine considère la région en tant qu’un nouveau marché pour ses productions. Selon les statistiques chinoises, les échanges entre la Chine et l’Asie Centrale ont été multipliés par six entre 2002 et 20062. Le commerce avec Pékin connaît une progression très rapide et joue désormais pour les économies des États de la région un rôle presque aussi important que les échanges avec la Russie. Le total des échanges sino-centrasiatiques a ainsi atteint 12 milliards de dollars en 2006 contre 15 miliards de dollars pour le commerce russo-centrasiatique. Il continue de progresser. En outre, la Chine offre aux républiques centrasiatiques une opportunité de réorienter leur commerce hors de la sphère russe. Mais la présence de la Chine dans le domaine économique provoque un autre problème : les flux migratoires en provenance de Chine. Par leur proximité géographique avec la Chine, le Kirghizstan et le Kazakhstan sont les pays les plus concernés par ces flux migratoires. Or, ces flux sont d’autant plus difficiles à mesurer de manière fiable qu’ils sont majoritairement illégaux. Ces immigrés clandestins travaillent dans des entreprises chinoises ou kazakhes, principalement dans la construction, ainsi que dans le petit commerce. Cette immigration provoque la résurgence du syndrome du « péril jaune » parmi la population des pays car, rappelons-le, les peuples centrasiatiques se perçoivent en tant que partie du monde turcophone et non pas asiatique de l’est, malgré une certaine ressemblance physique. C’est pourquoi les discours sur le « péril jaune » constituent l’un des sujets préférés des journaux, kazakhs ou La Chine s’estime toujours victime des « traités inégaux » signés au XIXe siècle par les empires européens,et en particulier l’empire tsariste, et n’a pas réussi à régler ses différends frontaliers avec le régime soviétique. 2 KELLNER Thierry «Quand la Chine s’éveille... », dans Les Cahiers de l’Orient № 89,mars 2008, p. 79. 1 60 kirghizes. Ils y annoncent régulièrement la construction de «Chinatowns» à Almaty et Bichkek, liant la montée de la criminalité à l’arrivée clandestine de nombreux Chinois. L’Asie centrale se trouve donc dans une situation paradoxale, puisqu’elle est à la fois en excédent et en déficit de main-d’œuvre. Le Kirghizstan, en particulier, voit sa propre population émigrer afin de trouver des conditions de travail meilleures en Russie, alors qu’il accueille des migrants chinois qui occupent les niches de travail délaissées. Ce double flux migratoire provoque des discours alarmistes sur l’expansion vers le Nord de la Chine : l’Asie centrale se dépeuplerait de ses nationaux pour se peupler de Chinois. En conclusion, nous pouvons nous interroger sur la position de la Russie et de la Chine en Asie centrale et définir, quels changements ont eu lieu après l’effondrement de l'Union Soviétique. Si, par exemple, l’influence de la Chine dans la région, inexistante hier, augmente très régulièrement, celle de la Russie est, au contraire en constante diminution. À l'époque soviétique, la région entrait entièrement dans la sphère des intérêts de l’URSS et, de ce fait, la présence d’autres États y était inconcevable. Après leur accession à l’indépendance, la Russie avait certes perdu son monopole, mais l'influence d’autres pays dans la région était, au moins dans un premier temps, restée pratiquement nulle. Ce n’est plus le cas aujourd’hui. La période de domination politique sans partage de la Russie est bien achevée y compris en Asie centrale. Néanmoins l’influence de la Russie reste, dans cette région au moins, toujours très réelle. La Russie a dominé l'Asie centrale pendant plus de 150 ans. Son influence sur les relations politiques, économiques, militaires et culturelles entre pays de la région est trop profonde, pour qu’il soit facile de la neutraliser. Les Russes connaissent l'Asie centrale mieux, que n'importe quel autre peuple. Les élites politiques des pays centrasiatiques ont reçu la formation soviétique et continuent à recevoir la formation en Russie. Les chefs des États de la région n'ont pas de barrières de langue dans les relations avec les dirigeants russes, ils se comprennent bien et peuvent communiquer directement dans n'importe quel domaine et à n'importe quel niveau. La Russie n'a pas son égal dans ce domaine. La population éduquée de l'Asie centrale parle russe, connaît des politiciens et des personnalités publiques russes. Plusieurs ont des parents et des amis en Russie. En quelque sorte, on pourrait dire que la Russie est, pour les pays centrasiatiques, non seulement un «proche voisin», mais aussi un «parent éloigné». En général, on peut dire que la Russie et la Chine ont tacitement partagé entre elles les secteurs dans lesquels ils vont exercer leur influence: les structures énergétiques et les infrastructures sont à la Russie, le commerce est à la Chine. Mais ils ont uni leurs efforts en matière du maintien de la paix et de la stabilité dans la région pour faire face à de nombreuses menaces sécuritaires et transnationales. En même temps les États centrasiatiques appliquent avec certain succès la politique multivectorielle en utilisant le principe d’équilibre des puissances dans leurs relations avec les grands voisins. Parfois cette approche les amène à nouer des partenariats contradictoires, qui peuvent devenir des facteurs de la déstabilisation dans la région. 61 5. Les voisins lointains Mexique États-Unis Jim Cohen Paris 7 62 PORTUGAL-BRESIL (1910-1922) : LES FONDEMENTS D’UNE POLITIQUE D’ESPACE DE VOISINAGE CULTUREL Marie-Jo FERREIRA (FARE) Sciences Po Paris (cycle délocalisé de Poitiers) Si après l’indépendance de 1822, le Portugal et le Brésil maintiennent globalement des relations cordiales, justifiées essentiellement par des liens économiques et démographiques1, les trajectoires politiques du Portugal et du Brésil divergent peu à peu au cours du 19e siècle. Sur le plan politique, et en particulier en politique étrangère, le Portugal et le Brésil ont peu d’intérêts communs. La politique extérieure du Brésil est principalement tournée vers Buenos-Aires, Londres et Washington, où se concentrent ses enjeux commerciaux et géopolitiques2. La politique étrangère du Portugal est quant à elle axée sur trois points : la question coloniale, la recherche de la neutralité dans le contexte européen et notamment l’établissement de liens politiques cordiaux avec l’Espagne3. C’est pourtant ce même contexte européen qui pousse la monarchie portugaise dès la fin du 19ème siècle4 et plus encore le nouveau régime républicain à partir de 1910 à opérer un nouveau rapprochement politique avec son ancienne colonie, à envisager la création d’un espace privilégié de voisinage luso-brésilien, qui valoriserait la proximité culturelle et aurait pour principale justification une tradition historique et culturelle commune. Un voisinage européen compliqué Les difficultés du Portugal dans le contexte européen sont en effet à la base de la nouvelle stratégie du Portugal à l’égard du Brésil. Le projet de rapprochement luso-brésilien s’inscrit d’abord dans une politique d’effort du gouvernement portugais pour s’affirmer comme puissance coloniale moderne face aux appétits des nations européennes sur les colonies portugaises d’Afrique. Depuis la fin du 19ème siècle, les colonies portugaises en Afrique sont l’objet de convoitise des puissances européennes et notamment de l’Angleterre5, en dépit de l’alliance politique qui lie les deux pays depuis plus de cinq siècles. Après le traité de Windsor de 13866, les alliances anglo-portugaises de 1701 et 17037 engagent 1 Les relations luso-brésiliennes au 19ème siècle sont essentiellement dominées par deux questions majeures : le maintien de flux financiers et commerciaux entre les deux pays et une importante émigration portugaise vers le Brésil. Sur cette question, on peut se reporter aux chapitres 3 et 4 de Amado Luiz Cervo, José Calvet de Magalhães, Depois das caravelas. As relações entre Portugal e Brasil 1808-2000, Brasília, Editora Universidade de Brasília, 2000 (Organização : Dário Moreira de Castro Alves), pp. 129-200. 2 On peut notamment se reporter sur ce sujet au chapitre sur la politique extérieure brésilienne après l’indépendance dans Amado Luiz Cervo, Clodoaldo Bueno, História da política exterior do Brasil, São Paulo, Editora Atica, 1991, pp. 13-134. 3 Dans un mémorandum daté du 5 mai 1859 envoyé au Prince Albert d’Angleterre, le roi portugais, Dom Pedro V, donne une définition générale de la politique extérieure portugaise, sur la base de la neutralité portugaise, de l’entente avec l’Espagne, sans rupture d’alliance avec l’Angleterre. Pedro Soares, Martinez, História diplomática do Portugal, Lisboa, Verbo, p. 451. 4 Cette nouvelle stratégie politique se manifeste de différentes façons : l’arbitrage du gouvernement portugais en faveur du Brésil, en conflit avec l’Angleterre à propos de la souveraineté sur une île au large des côtes brésiliennes (cet arbitrage portugais est largement décrit dans un dossier aux Archives du ministère des Affaires étrangères portugais : fichier divers Brésil, “Questão entre o Brasil e a Inglaterra relativamente á soberania da Ilha da Trindade ” , 2° Piso, Cx 1068, M2, A14 ) ; Le roi portugais Dom Carlos I projette de faire un voyage officiel au Brésil en 1908 dans le but d’œuvrer à ce rapprochement politique luso-brésilien. Le régicide du roi en février 1908 met un terme à ce projet. On peut notamment voir sur ce sujet : Rodrigues Cavalheiro, “Dom Carlos I e o Brasil”, dans Política e História, Lisboa, 1960 (pp. 123-144). 5 Pour plus de clarté et de cohérence, nous avons délibérément opté de parler tout au long de ce travail d’“Angleterre” et d’utiliser l’adjectif “anglais”. 6 Devant les menaces d’invasion castillane, le roi portugais signe avec le roi d’Angleterre, Richard II, le 9 mai 1386, le traité de Windsor, qui lie les deux pays militairement mais qui fonde également une “ligue, amitié et confédération perpétuelle”, couvrant tous les aspects des relations entre les deux souverains. Cette ligue assure notamment la liberté de circulation, de commerce et de résidence dans les deux pays. 7 En 1701, une convention secrète est signée entre le roi portugais, Pierre II et l’envoyé d’Angleterre, John Methuen. Le Portugal y déclare sa neutralité dans le conflit anglo-hollandais contre les Français et les Espagnols, une neutralité passive qui ouvre les ports du royaume à tous les belligérants. En réalité, cette convention avantage considérablement les Anglais, pour qui les ports portugais sont indispensables. Ensuite, le 16 mai 1703, Pierre II signe une alliance offensive et défensive avec la coalition anglo-hollandaise. Il s’engage à aligner contre l’Espagne 12 000 fantassins et 3000 cavaliers et à accepter la présence sur son territoire de 12 000 hommes de troupes étrangères. En échange, Anglais et Hollandais promettent de garder 63 les Anglais, en échange de l’appui portugais dans la guerre de succession d’Espagne (1701-1714), à assurer l’intégrité du territoire portugais, non seulement en Europe mais aussi dans les colonies. Cette alliance traditionnelle connaît ses premiers accrocs avec l’ultimatum imposé par Londres en janvier 1890, qui oblige le Portugal à renoncer à un vaste territoire africain entre l’Angola et le Mozambique, puis avec la convention anglo-allemande de 1898, qui prévoit l’établissement de sphères d’influence sur les territoires coloniaux portugais et éventuellement l’annexion postérieure de ces territoires.1. Mais les relations entre l’Angleterre et le Portugal se détériorent encore davantage après 1910. L’annonce de la proclamation de la République au Portugal est globalement reçue avec froideur et expectative par la majorité des diplomaties européennes. L’Europe, majoritairement monarchique, voit avec méfiance l’installation d’un régime hostile à l’Église et à l’aristocratie et doute de la stabilité de cette nouvelle République. Ce n’est d’ailleurs seulement qu’au terme d’élections pour la présidence et une assemblée législative, soit près d’un an après la révolution d’octobre 1910, que l’ensemble des pays européens reconnaît enfin officiellement la République portugaise2. Finalement reconnu sur le plan international, le nouveau régime reste cependant très isolé diplomatiquement. Le gouvernement républicain a bien du mal à faire entendre sa voix et se trouve confronté à un problème important : l’affaiblissement de l’alliance anglaise et de son efficacité en tant qu’instrument de défense du pays et donc, par voie de conséquence, la certitude de menaces contre sa souveraineté dans les colonies. Outre l’hostilité anglaise aux nouvelles institutions portugaises, deux événements importants vont contribuer à la détérioration des relations entre les deux pays : le rapprochement diplomatique entre le gouvernement de Londres et la monarchie espagnole et un nouvel accord entre l’Angleterre et l’Allemagne sur les colonies portugaises. Le roi d’Espagne, Alphonse XIII, rêve d’une prépondérance géopolitique de l’Espagne sur toute la Péninsule ibérique. Profitant de l’isolement diplomatique dont le Portugal est victime depuis la proclamation de la République, Alphonse XIII effectue très vite des démarches diplomatiques à Paris et à Londres afin d’obtenir le consentement de l’Angleterre à une intervention militaire au Portugal 3. Sans autoriser officiellement une telle ingérence, le gouvernement anglais, poussé par la nécessité de coopérer sur le plan naval avec l’Espagne dans le cadre méditerranéen, opère un rapprochement diplomatique notoire avec l’Espagne. Le gouvernement de Londres se montre particulièrement conciliant vis-à-vis des complicités espagnoles dans les tentatives de restauration monarchiste au Portugal en 1911 et 19124. Le dispositif de sécurité du Portugal est gravement affecté par ce rapprochement diplomatique entre l’Angleterre et l’Espagne : le contre poids de l’alliance anglaise n’équilibre plus la pression de la menace espagnole sur la Péninsule ibérique. Afin de réduire cette vulnérabilité et obtenir un rééquilibre politique, la politique extérieure portugaise lance une offensive diplomatique à Londres pour obtenir du gouvernement anglais des garanties sur l’alliance et une autre à Madrid pour essayer d’améliorer les relations bilatérales avec l’Espagne5. Malgré des déclarations publiques apaisantes du côté de Londres, l’alliance anglo-portugaise est gravement affectée, d’autant plus que la politique anglaise de “lâchage” des intérêts portugais se vérifie également dans le domaine colonial. Depuis le début du siècle, les autorités anglaises ne cachent pas leur mécontentement et leur hostilité vis-à-vis de la situation des colonies portugaises, qu’elles accusent de retard économique, d’incapacité à se développer et d’inefficacité en matière d’administration coloniale. En 1912, éclate à Londres une violente campagne de presse contre le système de recrutement de la main d’œuvre indigène en Angola : les journaux anglais accusent ce système de s’apparenter à une forme voilée d’esclavagisme 6. les côtes et les ports du royaume et de fournir des navires de guerre pour protéger les liaisons maritimes et l’outre-mer portugais. 1 Sur la question de l’ultimatum, on peut notamment consulter Pedro Soares Martinez, História diplomática do Portugal, op. cit., pp. 507-510. Sur le traité de 1898 entre l’Angleterre et l’Allemagne : A.H. Oliveira Marques, Histoire du Portugal et de son empire colonial, Paris, Ed. Karthala, 1998, p.435. 2 La première puissance européenne à reconnaître la République portugaise est la France, le 24 août 1911, suivie en septembre par la Grande-Bretagne, l’Espagne, l’Allemagne, l’Italie et l’empire austro-hongrois. Archives du ministère des Affaires étrangères portugais, dossier “Reconhecimento da República portuguesa”, 3° piso, Arm. 3, Maço 13. 3 José Relvas Memórias Políticas, Lisbonne, S.E., 1977, pp. 49-77. 4 Nuno Severiano Teixeira, L’entrée du Portugal dans la grande guerre. Objectifs nationaux et stratégies politiques, Lisboa, Economica, CPHM, 1998, pp. 98-99. 5 Ibid., pp. 98-100. 6 Ibid., pp. 114-115. 64 Cette campagne, qui se fonde sur un problème réel, se transforme en étendard politique et s’insère dans une stratégie plus vaste destinée à discréditer l’alliance anglo-portugaise. Elle permet au gouvernement de Londres d’utiliser les colonies portugaises comme monnaie d’échange dans les négociations de limitation d’armement naval avec l’Allemagne. Un nouvel accord est ainsi négocié entre l’Allemagne et l’Angleterre et paraphé le 13 août 1913. Renouvelant les clauses de l’accord de 1898, il prévoit cependant un nouveau partage territorial : l’Angleterre se réserve presque exclusivement le Mozambique, ne laissant à l’Allemagne que la région du Niassa ; l’Allemagne se réserve totalement l’Angola. Outre le changement des sphères d’influence, l’accord de 1913 prévoit surtout l’élargissement des possibilités d’intervention des deux puissances dans les territoires coloniaux portugais. Si en 1898, celles-ci étaient réduites au cas d’interruption du service de la dette extérieure par le Portugal, s’y ajoute désormais un critère vague et essentiellement politique, qui légitime l’intervention pour défendre vie et biens des ressortissants anglais et allemands, dès lors que les autorités coloniales portugaises ne seraient pas en mesure de le garantir1. Finalement, entre la contradiction des intérêts anglais et allemands et le feu croisé des pressions diplomatiques française et portugaise2, la signature de l’accord traîne. Lorsque l’Allemagne consent enfin à signer le traité dans les termes dictés par l’Angleterre, il est déjà trop tard, la guerre annule le traité. Au demeurant, il apparait alors clairement que les intérêts et les engagements internationaux de l’Angleterre la forcent à reléguer au second plan les intérêts portugais et à mener une politique équivoque vis à vis de son vieil allié. La politique extérieure portugaise républicaine doit donc faire face à l’affaiblissement de l’alliance anglo-portugaise, aux ambitions espagnoles et à la certitude de menaces contre sa souveraineté dans ses colonies. Isolé aux confins de la péninsule ibérique, le Portugal se tourne alors vers l’ouest, vers l’Atlantique, vers son ancienne colonie, le Brésil. Le Brésil au cœur du discours "panlusitaniste" portugais Pour asseoir la légitimité du nouveau régime au niveau national et international et garantir l’intégrité de ses possessions africaines, la jeune République s’efforce de montrer la puissance culturelle et coloniale du Portugal à la communauté internationale. Elle s’appuie dans cet objectif sur un discours qui souligne la vocation colonisatrice du peuple portugais, le "génie" de la race lusitanienne3, qui ont notamment permis la création d’une communauté lusophone, basée sur une identité culturelle, linguistique et historique commune entre le Portugal et ses colonies ou ex-colonies. L’existence de cette sphère d’influence portugaise prouve ainsi les capacités colonisatrices du Portugal. Le Brésil, en tant qu’ancienne colonie, est au cœur de ce discours panlusitaniste. Le Brésil est présenté comme le dépositaire de la civilisation portugaise, comme le fils ou le “frère bien aimé” du Portugal. Il est la preuve que le pays qui a fait du Brésil une nation prospère et indépendante est également habilité à amener la lumière de la civilisation en Afrique. L’idée du Brésil, comme modèle des effets positifs du colonialisme portugais, est une constante des milieux intellectuels et politiques portugais depuis le début du 20ème siècle. Sans remettre en cause l’indépendance brésilienne, ils mettent en lumière l’œuvre d’occupation, de colonisation et de progrès accompli par le Portugal au Brésil : le Portugal a fait du Brésil une nation prospère et indépendante. Par exemple, les revues portugaises des années 1910-19204 soulignent l’héritage portugais dans la construction économique et sociale du Brésil et le Brésil y est l’objet de nombreuses métaphores qui soulignent le lien filial ou fraternel qui le lie au Portugal : le Brésil est “la nation sœur”, “l’héritier”, “le frère de sang et de génie”, “l’allié naturel”, 1 Oliveira Marques, Histoire du Portugal et de son empire colonial, op. cit., pp. 421-422. Nuno Severiano Teixeira, L’entrée du Portugal dans la grande guerre, op. cit., p. 123. 3 Les autorités républicaines organisent par exemple des commémorations pour les héros de l’histoire portugaise, des journées célébrant les valeurs de la race portugaise. La politique nationaliste passe aussi par l’instruction. Le gouvernement républicain entreprend de nombreuses réformes scolaires, notamment au niveau de l’enseignement de l’histoire, qui est étendu à toutes les classes de l’enseignement primaire et secondaire. Cette extension a pour but de développer, selon le propre texte de la réforme, “le respect et le culte de la Patrie chez les élèves”. Sérgio Campos Matos, História, Mitologia, Imaginário nacional : a História no curso dos liceus (1895-1939), Lisboa, Livros Horizontes, 1990, p. 23. 2 4 Les revues portugaises les plus connues et les plus diffusées à cette époque sont : Seara Nova, História, Águia, Nação Portuguesa et Lusitânia. 65 “l’adolescent héroïque”, “le fils de notre orgueil et de notre reflet”, “le fils légitime” ou encore “le peuple fils”1. La vaste colonie d’immigrés portugais au Brésil, et en particulier son élite économique et intellectuelle2, contribue en grande partie à l’élaboration et à la diffusion de ce discours panlusitaniste. A travers ses associations, ses journaux, ses ouvrages, cette élite portugaise maintient l’identité portugaise au Brésil, valorise la présence et l’héritage du Portugal et des Portugais dans la construction de la société brésilienne. Dédiée aux commémorations du premier centenaire de l’indépendance du Brésil, l’História da Colonização Portuguesa do Brasil3, œuvre à caractère scientifique, artistique et littéraire est particulièrement représentative de cette stratégie de l’élite portugaise. L’écrivain et journaliste portugais Carlos Malheiro Dias4, qui est l’une des personnalités les plus connues et les plus actives de cette élite portugaise au Brésil, est responsable de la direction et de la coordination littéraire de la publication. Dans une conférence sur le projet de cet ouvrage, Carlos Malheiro Dias énonce ses objectifs : glorifier le rôle du Portugal et des Portugais dans la formation de la nation brésilienne, souligner l’établissement d’une fraternité luso-brésilienne, basée sur l’histoire, la race, la langue et la foi religieuse. “Il est temps pour le Portugal de venir déposer devant le Tribunal de l’Histoire, en exhibant les certitudes de ses archives et en revendiquant pour le Brésil l’honneur d’avoir été la première colonie de l’Amérique dans laquelle s’est créé le sentiment de la patrie ; celle dans laquelle les Lettres et les Arts se sont développés le plus vite ; celle où les plus grands sacrifices ont été bravés pour défendre son intégrité (…) L’importance de ce travail austère de sciences historiques devra assumer, dans les relations entre les deux peuples comme dans l’exaltation de la conscience nationale brésilienne, une grandeur qui doit dépasser toutes les petites querelles et tous les sophismes (…) Une race qui a donné en Europe des figures de la stature de Bartolomeus Dias, de Vasco de Gama (…) et qui a donné en Amérique la descendance chevaleresque des héros de guerre contre la Hollande, le talent politique du Baron de Rio Branco, du Maréchal Floriano, le génie de Rui Barbosa, de Gonçalves Dias, d’Euclides da Cunha, de Machado de Assis, (…) ne mérite pas d’être supplantée dans son domicile géographique par d’autres races et doit trouver la résistance d’une conscience nationale orgueilleuse de ses traditions et de ses origines, pour ne pas convertir en une âme hybride et inconsistante cette âme idéaliste créée depuis l’embryon, au sein maternel racial”5. L’élite portugaise au Brésil est aussi la première à promouvoir un rapprochement culturel et politique, voire même à encourager une union politique entre les deux pays. C’est notamment le cas de la revue Atlântida, dont le premier numéro sort le 15 mai 1915. Créée sous le patronage des ministres des Affaires étrangères portugais et brésilien, la revue, qui a pour sous-titre “Mensuel artistique, littéraire et social pour le Portugal et le Brésil” est codirigée par le journaliste et poète 1 Voir sur ce sujet Elio Serpa, Brasil e Portugal nas revistas portuguesas, dans Maria Bernadete Ramos, Elio Serpa, Heloisa Paulo (org.), O beijo através do Atlântico. O lugar do Brasil no Panlusitanismo, Chapecó, Argos Editora Universitária, 2001, (pp. 279-326), pp. 282-284. 2 Sur ce sujet, on peut par exemple consulter Marie-Jo Ferreira, "Identité et immigration : les Portugais du Brésil, acteurs des relations luso-brésiliennes, fin 19e – début 20e S.", dans Archéologie du sentiment en Amérique latine (Denis Rolland, coord.), Paris, L’Harmattan, 2005, pp. 61-76. 3 Carlos Malheiro Dias (org.), História da Colonização Portuguesa do Brasil, Porto, Litografia Nacional, 1921. 4 Fils de père portugais et de mère brésilienne, Carlos Malheiro Dias naît à Porto en 1875. Il devient célèbre avec son roman, publié en 1896, A Mulata. Monarchiste convaincu, il doit s’exiler au Brésil en 1912, où il mène une intense activité journalistique, collaborant et dirigeant de nombreuses publications. 5 “E tempo de Portugal vir depor no Tribunal da História, exibindo as certidões dos seus arquivos e reivindicando para o Brasil a honra de haver sido a primeira colônia da América em que se gerou o sentimento da pátria ; aquela em que mais depressa se desenvolveram as letras e as artes ; aquela que maiores sacrifícios teve de arrostar para defender a sua integridade (…) A importância que este austero trabalho de ciência histórica deverá assumir, tanto nas relações entre os dois povos, como na exaltação da consciência nacional brasileira, é de uma magnitude que se sobrepõe a todas as questiúnculas e a todos os sofismas. Uma raça que produziu na Europa figuras da estatura de Bartolomeus Dias, de Vasco de Gama (…) e que produziu na América a prole cavalheiresca dos heróis da guerra contra a Holanda, o talento político do Barão do Rio Branco e do Marechal Floriano, o gênio de Rui Barbosa, de Gonçalves Dias, de Euclides da Cunha, de Machado de Assis (…) não merece ser suplantada no seu domicílio geográfico por outras raças e deve encontrar a resistência de uma consciência nacional orgulhosa das suas tradições e das suas origens, por não convertir em uma alma híbrida e inconsistente aquela alma idealista criada, desde o embrião,no materno seio racial ”. História da Colonização Portuguesa do Brasil. Conferência realizada pelo eminente escritor Carlos Malheiro Dias no Gabinete Português de Leitura, Rio de Janeiro, Companhia Litográfica Ferreira Pinto, 1921, pp. 15-16. 66 brésilien Paulo Baretto (dont le pseudonyme pour écrire est João do Rio) et l’écrivain portugais João de Barros. Cette publication a pour objectif de fournir des informations sur la vie artistique, littéraire et sociale des deux pays et des études sur les relations luso-brésiliennes. La revue, définie comme “l’organe d’un rapprochement réciproque”1, encourage le développement des échanges culturels et politiques entre le Portugal et le Brésil et soutient tous les événements susceptibles de les promouvoir. A la demande de par João de Barros, l’écrivain portugais Bettencourt Rodrigues y expose pour la première fois en 1917 son projet de confédération luso-brésilienne dans un article qui a pour titre “Une nouvelle et grande Lusitanie serait-elle possible ?”2. L’écrivain portugais propose une union politique des deux pays dans un système fédératif, où le Portugal et le Brésil garderaient leur propre système politique, mais auraient une représentation commune pouvant notamment traiter des questions de politique internationale. Cette confédération serait représentée par un parlement, où siégeraient à nombre égal les deux nationalités et qui serait dirigé par un président, successivement portugais et brésilien, élu par les membres de ce parlement. Si d’autres, avant Bettencourt Rodrigues, ont déjà proposé la création d’une alliance politique luso-brésilienne3, ce dernier a la particularité d’argumenter son projet, outre les critères traditionnels de la langue, de l’histoire, de la culture, à partir du facteur géographique : “La situation géographique des deux nations intervient comme le plus puissant facteur de rapprochement”4. Pour l’écrivain portugais, la confédération luso-brésilienne dominerait l’Atlantique sud et permettrait de développer ce qu’il appelle “la politique de l’Atlantique”5 : le Brésil pourrait d’une part étendre ses circuits commerciaux en profitant des nombreux ports portugais en métropole et dans les colonies6. D’autre part, pour le Portugal, outre la possibilité d’écouler ses marchandises sur le vaste marché brésilien, cette alliance donnerait une garantie supplémentaire à la sécurité de son empire7. Bettencourt Rodrigues illustre ses propos par une carte qui schématise grossièrement les bénéfices de la politique de l’Atlantique. Voici ces commentaires : “Les avantages sont inégalables. Il suffit de regarder une carte pour que nous les démontrions. D’un côté et de l’autre de l’Atlantique, que voyons-nous ? Dans une marge très étendue de l’Amérique australe, le Brésil ; quasiment en face, sur la côte africaine, la vaste colonie portugaise de l’Angola ; et, entre les deux, comme une mer lusitanienne, l’Atlantique sud. Dans une zone de navigation commune entre le Brésil et l’Afrique Occidentale, l’archipel du Cap Vert. Et plus au nord, comme points d’escales entre ces différentes routes, les Açores et Madère. Et comme point de convergence des différentes lignes de navigation, comme vaste entrepôt commercial des produits du Portugal et du Brésil, le grand et magnifique port de Lisbonne”8. 1 Atlântida, Ano I (1915), n° 1, préambule. “Será possivel uma nova e grande Lusitania ?”. Atlântida, Ano III (1917), n° 20, 15/06/1917. Cet article donne ensuite lieu à la publication d’un ouvrage sur le même thème : Bettencourt Rodrigues, Uma confederação luso-brasileira, Lisboa, Livraria Classica, 1923. 3 L’indépendance brésilienne à peine consommée, l’idée d’une union politique entre le Portugal et le Brésil apparaît pour la première fois en 1825, sous la plume de l’intellectuel portugais, Silvestre Pinheiro, dans un essai qui a pour titre, Opinion sur un pacte fédératif entre l’Empire du Brésil et le Royaume du Portugal. Lucia Maria Paschoal, “Debaixo da imediata proteção de sua Majestade Imperial : o Instituto Histórico e Geográfico Brasileiro (1838-1889)”, dans Revista do Instituto Histórico e Geográfico Brasileiro, Rio de Janeiro, ano 156 (388), juil./sept. 1995, p. 519. Rejeté en bloc par les nationalistes brésiliens qui voient dans cette proposition le spectre de la recolonisation, le projet réapparaît au début du 20 ème, en particulier sous la plume du président de la Société de Géographie de Lisbonne, Zophimo Consiglieri Pedroso. Boletim da Sociedade de Geografia, jan. 1910, pp. 7-9. Cité par A. da Silva Rego, Relações luso-brasileiras 1822-1953, Lisboa, Ed. Panorama, 1966, pp. 50-51. 4 “A situação geographica dasa duas nações intervem como o mais poderoso factor de approximação”. Bettencourt Rodrigues, Uma confederação luso-brasileira, op.cit., p. 204. 5 Bettencourt Rodrigues, Uma confederação luso-brasileira, op. cit., p. 184. 6 “Nous ne pouvons pas donner au Brésil des marchés qui, pour ses produits, soient l’équivalent des deux pays que j’ai cités précédemment (Etats-Unis, Angleterre). Mais nous pouvons lui donner – dès lors que des intérêts et des aspirations communes incitent les deux nations à s’unir et à croiser leur destin – ce que le Brésil n’obtiendra jamais d’une autre nation et qui sont, sur toutes les mers et tous les continents, depuis la côte africaine jusqu’à l’Extrême-Orient et depuis l’Atlantique jusqu’à l’Océan Indien, les éléments indispensables à son expansion commerciale et maritime – bases navales, points d’appui, ports de ravitaillement et d’abri”. Bettencourt Rodrigues, Uma confederação luso-brasileira, op. cit., p. 184. 7 “La confédération luso-brésilienne, faisant du Portugal et du Brésil unis une des plus formidables puissances mondiales, serait, ipso facto, la garantie la plus efficace d’une pleine possession et de l’intégrité de tout notre domaine colonial”. Bettencourt Rodrigues, Uma confederação luso-brasileira, op. cit., p. 185. 8 “As vantagens são inegaveis. Basta olhar uma mappa para que d’ellas nos certifiquemos. De um lado e de outro do Atlantico o que vêmos ? N’uma extensissima margem da America austral, o Brasil ; quasi em frente, na costa africana, a 2 67 Carte de la “politique de l’Atlantique” 1 Le projet de confédération luso-brésilienne rencontre un certain écho dans les milieux intellectuels et politiques portugais mais aussi brésiliens. Si le discours panlusitaniste suscite le rejet d’une partie de l’intelligentsia brésilienne, voire même participe à l’explosion d’un nationalisme radical antiportugais2, il reçoit aussi l’adhésion de nombreux politiques et intellectuels brésiliens, pour qui la valorisation de la culture portugaise dans la formation de l’identité brésilienne permet notamment de justifier le maintien d’une culture, d’une foi religieuse, de traditions héritées de l’époque coloniale. C’est par exemple le cas de l’écrivain et sociologue brésilien, Alberto Seabra, qui défend l’idée d’une politique de l’Atlantique pour assurer réciproquement la protection des colonies portugaises en Afrique et celle des longues côtes maritimes brésiliennes : “L’union politique des luso-brésiliens sera certainement le premier germe des institutions ibéroaméricaines. Il suffit de regarder une carte géographique. Avec qui nos interminables côtes maritimes font-elles face ? Avec les colonies portugaises menacées, jalousées, convoitées par les Etats vasta colonia portugueza de Angola ; e, entre as duas, como um mar lusitano, o Atlantico-sul. N’uma zona de navegação commum ao Brasil e á Africa Occidental, o archipelago de Cabo Verde. E, mais ao norte, como pontes de escala em rótas differents, os Açôres e a Madeira. E, no ponto de convergencia de innumeras linhas de navegação, como vasto entreposto commercial dos productos de Portugal e Brasil, o amplo e magnifico porto de Lisboa ”. Bettencourt Rodrigues, Uma confederação luso-brasileira, op. cit., pp. 93-94. 1 D’après Bettencourt Rodrigues, Uma confederação luso-brasileira, op. cit., p. 93. 2 La naissance du groupe Propaganda Nativista en 1919 témoigne par exemple de ce courant. Dès son manifeste de création, ses fondateurs prêchent la xénophobie anti-lusitanienne et attribuent aux Portugais la responsabilité de tous les problèmes que connaît le Brésil, notamment celle des problèmes sociaux : la main d’œuvre portugaise aurait introduit le syndicalisme au Brésil, alors que le malaise social brésilien serait avant tout la conséquence de la trop grande place des Portugais dans la vie économique du Brésil, au détriment des Brésiliens. Le groupe a donc pour objectif de défendre la nationalité brésilienne contre l’influence portugaise et contre l’usurpation par les Portugais des droits des nationaux. Voir par exemple Alvaro Bomilcar, A política no Brazil ou o nacionalismo radical, Rio de Janeiro, Leite Ribeiro & Maurillo, 1920. 68 insatiables de territoires étrangers. Mais ces colonies menacées offrent une base de sécurité aux lusobrésiliens”1. C’est dans ce bouillonnement intellectuel des années 20, marquées par des interrogations des deux côtés de l’Atlantique sur les questions d’identité et de modernité, qu’ont lieu les commémorations pour le premier centenaire de l’indépendance du Brésil. Elles marquent une étape importante dans la politique de rapprochement mise en œuvre par le gouvernement républicain portugais. La reconnaissance officielle d’une fraternité luso -brésilienne Le jeune gouvernement républicain portugais s’efforce très vite de créer les conditions propices à la constitution d’un espace de voisinage privilégié entre le Portugal et le Brésil. Sur le plan diplomatique, le gouvernement portugais élève la légation portugaise à Rio au rang d’ambassade en novembre 19132. Pendant un peu plus de 10 ans, la représentation diplomatique portugaise au Brésil est l’unique mission diplomatique portugaise à l’étranger ayant le rang d’ambassade. Les diplomates désignés pour occuper le poste d’ambassadeur sont tous des personnalités prestigieuses de la vie politique portugaise. En promulguant l’amnistie des exilés politiques monarchistes portugais au Brésil3, puis celle des déserteurs du service militaire4 - mesure dont bénéficient de nombreux membres de la colonie portugaise au Brésil –, le gouvernement républicain portugais s’efforce de dissiper les obstacles qui pourraient nuire à un rapprochement entre les deux pays5. Le gouvernement portugais s’efforce également d’encourager les initiatives qui ont pour objectif de développer les liens scientifiques ou artistiques avec le Brésil, en soutenant par exemple la création d’une chaire d’Études Brésiliennes à l’Université de Lettres de Lisbonne6. En août 1918, le Parlement portugais vote une loi pour que soit nommée une commission destinée à étudier les moyens d’intensifier les relations entre le Portugal et le Brésil7. Elle envoie notamment au Brésil une mission chargée de négocier avec le gouvernement brésilien la mise en place d’une équivalence de diplômes entre le Portugal et le Brésil8. Le président de la République portugaise Antônio José de Almeida décide enfin de présider la délégation officielle portugaise qui participe aux célébrations du premier anniversaire de l’indépendance brésilienne9. L’événement est de haute portée politique, “A união política dos luso-brasileiros será de certo o primeiro germen das instituições ibero-americanas. Basta olhar a carta geographica. Com que defrontam as nossas costas maritimas interminaveis ? Com as colonias portuguezas ameaçadas, invejadas, cobiçadas pelos Estados insaciaveis de territorios alheios. Mas essas colonias ameaçadas offerecem uma base de segurança aos luso-brasileiros”. Cité par Bettencourt Rodrigues, Uma confederação luso-brasileira, op. cit., pp. 156-157. 2 Portugal. Archives du ministère des Affaires étrangères portugais, Anuário Diplomático e Consular, 1913-1914, p. 163 : loi du 10 juillet 1913, autorisant le gouvernement portugais à élever la légation du Portugal de Rio de Janeiro à la catégorie d’ambassade. Le décret du 1er novembre 1913 met la loi à exécution. 3 Décret du Général Pimenta de Castro, président du Conseil des Ministres, en février 1915. 4 Archives du ministère des Affaires étrangères portugais, Correspondências dos consulados e legações do Portugal no Brasil, Legação no Rio de Janeiro, Caixa 232, ofício (série A/n°66), 18 oct. 1915, Duarte Leite à Augusto Soares : réception par l’ambassadeur de la circulaire du 30/09/1915 qui décrète l’amnistie de tous les citoyens portugais absents du Portugal et de ses colonies au moment de l’incorporation militaire. Le problème des déserteurs portugais du service militaire est indirectement un sujet de discorde entre le Portugal et le Brésil. Le gouvernement portugais accuse les autorités brésiliennes d’encourager l’émigration clandestine portugaise, provoquée notamment par le refus des obligations militaires. 5 Le diplomate Bernardino Machado présente dans un courrier diplomatique les avantages de ces décisions sur les relations luso-brésiliennes : “L’amnistie des prisonniers politiques qui ont fui l’action de la justice, transformant leur peine en une peine plus grande imposée par le bannissement auquel ils se sont eux-mêmes condamnés, hâterait le resserrement officiel des relations entre le Portugal et le Brésil, avantageusement pour le prestige de la République portugaise ”. Archives du ministère des Affaires étrangères portugais, Correspondências dos consulados e legações do Portugal no Brasil, Legação no Rio de Janeiro, Caixa 231, ofício (série D/n°13), 12 fév. 1913, Bernardino Machado à Antonio Caetano Junior. 6 Archives du ministère des Affaires étrangères brésilien (Itamaraty), Correspondências, Missões diplomáticas brasileiras, (215/1/04), ofício, Lisboa, 11 juin 1923, José Manuel Cardoso de Oliveira. 7 Bettencourt Rodrigues, Uma confederação luso-brasileira, op. cit., pp. 194-196. 8 Archives du ministère des Affaires étrangères portugais, Correspondências dos consulados e legações do Portugal no Brasil, Legação no Rio de Janeiro, Caixa 232, ofício (série A/n°42.), 26 août 1919, Duarte Leite à João Carlos de Melo Barreto. 9 Sur les festivités du premier centenaire de l’indépendance du Brésil, voir Marly Silva da Motta, A nação faz cem anos : a questão nacional no centenário da independência, Rio de Janeiro, Fundação Getúlio Vargas-CPDOC, 1992, pp. 11-40. Maria Isabel João, “Comemorações e mitos da expansão”, dans F. Bethencourt, K. Chaudhuri (dir.), História da expansão portuguesa (vol. 4), Lisboa, Círculo de Leitores, 1998, pp. 403-424. 1 69 puisque c’est la première fois qu’un chef d’État portugais visite officiellement le Brésil indépendant. Le président portugais est donc accompagné de hautes personnalités politiques et intellectuelles portugaises1, chargées de négocier un certain nombre d’accords avec le gouvernement brésilien. Trois conventions sont signées à cette occasion : une convention sur "l’émigration et le travail", une autre sur "la double nationalité et le service militaire" et enfin une dernière convention sur "la propriété artistique et littéraire"2. Mais au-delà de ces accords administratifs, la visite officielle du président de la République portugaise est aussi particulièrement importante, sur le plan symbolique, avec l’établissement d’une reconnaissance réciproque des autorités portugaises et brésiliennes du rôle du Portugal dans la formation et le développement de la nationalité brésilienne, au moment même où le Brésil commémore son acte de fondation comme communauté politique souveraine. Le discours officiel brésilien reconnaît le rôle de la nation portugaise dans “la formation et le développement de la nationalité et de la civilisation brésilienne”3, en valorisant l’héritage colonial du Portugal, qui a découvert, peuplé et défendu la terre contre la convoitise des autres peuples. Les autorités brésiliennes donnent une vision de continuité, de légitimité et d’évolution naturelle de leur histoire : la conscience nationale brésilienne s’est construite avant l’émancipation, dans la lutte des Portugais et fils de Portugais pour le maintien du territoire brésilien. La fraternité luso-brésilienne s’est donc construite à l’époque coloniale, puisque le Portugal a permis au futur Brésil de construire son territoire. Dans cette ligne de raisonnement, le 7 septembre 1822 n’a pas signifié la rupture de cette fraternité, durement construite pendant trois siècles. Au contraire, l’indépendance a permis sa consolidation, puisqu’elle a été le résultat d’une réaction commune entre Portugais et Brésiliens contre un appareil politique qui allait à l’encontre de l’évolution naturelle d’émancipation du Brésil, comme le souligne le président brésilien Epitácio Pessoa dans son discours du 17 septembre 1922 : “La guerre d’Indépendance ne fut pas une lutte des Brésiliens contre les Portugais, mais de Brésiliens et de Portugais alliés contre l’orientation rétrograde et la mauvaise politique des Cortès de Lisbonne, occupés à détruire l’œuvre que de nombreux siècles avaient déjà consolidé : l’unité nationale à travers l’immense étendue de notre territoire”4. Le président portugais, à l’image du discours panlusitaniste, souligne le génie de la race portugaise comme créateur de civilisations et évoque le Brésil comme étant la meilleure œuvre de son pays. Comme les autorités brésiliennes, le président de la République portugaise présente le processus d’indépendance comme une évolution naturelle de la construction du Brésil, qui s’est faite sans traumatisme pour les relations luso-brésiliennes. En décidant de se séparer de la métropole, les Brésiliens ont manifesté le souhait de protéger et de maintenir une identité nationale, caractérisée par l’empreinte de la culture et de la race portugaise : “ Je n’ai pas de doutes à vous dire que je suis ici, au nom du Portugal, pour remercier les Brésiliens de la faveur qu’ils nous ont faite, à nous, en se proclamant indépendants au moment où ils l’ont fait. Nous, Portugais, avons été de grands inventeurs de mondes, nous avons été des semeurs prestigieux de civilisations (…) Mais nous étions un peu épuisés et devenus aveugles. Si le Brésil ne s’était pas proclamé indépendant à l’heure où il l’a fait, que se serait-il passé, que seriez-vous devenus, que La mission est composée du ministre des Affaires étrangères, José Maria Barbosa de Magalhães, du recteur de l’Université de Coïmbra et premier représentant du Portugal républicain au Brésil, Antônio Luís Gomes, du directeur de la Bibliothèque nationale de Lisbonne, Jaime Cortesão, du directeur de l’Institut Supérieur de Commerce et ancien ministre des Affaires étrangères, Francisco Antônio Correia du secrétaire général du ministère de l’Instruction publique, João de Barros. 2 Archives du ministère des Affaires étrangères portugais, fichier divers Brésil : “Viagem ao Brasil de S. Exa o senhor Presidente da República” (3° Piso, A18, M13). Tratados e Actos Internacionais Brasil-Portugal. 3 “devemos á grande nação portuguesa a formação da nossa nacionalidade e o desenvolvimento da nossa civilização”. Archives du ministère des Affaires étrangères portugais, fichier divers Brésil : “Viagem ao Brasil de S. Exa o senhor Presidente da República” (3° Piso, A18, M13). Discours d’Antonio Azeredo, vice-président du Sénat, le 20 septembre 1922. 4 “A guerra de Independência não foi uma luta de Brasileiros contra Portugueses mas de Brasileiros e Portugueses, aliados entre si, contra a orientação retrógrada e impolítica das Cortes de Lisboa, empanhada em destruir a obra que vários séculos haviam já consolidado : a unidade nacional dentro da imensa vastidão do nosso território”. Archives du ministère des Affaires étrangères brésilien (Itamaraty), Relatório 1922-1923, Rio de Janeiro, Imprensa Nacional, p. 49. Discours d’Epitácio Pessoa au cours du banquet offert en l’honneur du président portugais, le 17 septembre 1922. 1 70 serions-nous devenus ? (…) Nous aurions tout perdu ici : l’hospitalité pour nos compatriotes, le maintien de nos traditions, la continuité du pouvoir de notre race, et plus que cela, cette langue admirable que nous parlons (…) De plus, je dois vous dire que l’Indépendance du Brésil vient de très loin, vient des temps anciens, quasiment du jour de sa découverte (…) C’était la prédestination ! La raison n’était pas de faire ici une colonie qui enrichisse le Portugal. La raison était de découvrir ici un monde qui, plus tard, serait ce qu’est aujourd’hui le Brésil”1. Les autorités portugaises et brésiliennes entérinent donc en 1922 l’existence d’une union fraternelle entre le Portugal et le Brésil, liés par la race, la langue, la religion et les traditions. Les discours d’Antonio Azeredo, vice-président du Sénat brésilien, d’Arnolfo Azevedo, président de la Chambre des Députés, ou encore du président portugais, Antônio José de Almeida, lors de la session solennelle des deux Chambres en l’honneur de la visite du président de la République portugaise, le 20 septembre 1922 en témoignent clairement. En voici quelques extraits : “(…) Nous sommes tous Brésiliens et l’immensité de l’Océan, qui nous sépare du Portugal, n’est pas assez grande pour établir des frontières dans les traditions qui nous lient indissolublement entre nos âmes, qui sont nées jumelles, et entre nos cœurs qui se confondent dans les mêmes sentiments et dans les mêmes idées (…)Nous ne pouvons pas oublier également que nous devons à la grande nation portugaise la formation de notre nationalité et le développement de notre civilisation (…) Le Brésil n’est que le prolongement du Portugal et nos âmes se confondent dans la même pensée, liées par la même race et par la même langue. Entre les deux peuples, il ne peut y avoir rien d’autre qu’un sentiment de confraternité (…) La fédération a été un élément d’ordre et de progrès au Brésil, par la sécurité dans laquelle vivent les États dans l’exercice de leur autonomie, comme la confédération serait la garantie suprême des nations liées par le même intérêt et par les mêmes desseins politiques (…) Nos destins sont intimement liés par le sang et par la langue, ainsi que par une amitié indéfectible entre nos deux peuples, qui doivent réunir tous leurs efforts et toutes leurs énergies pour la réalisation de nos idées – d’amour pour commencer, de respect à la loi, à la justice et à la liberté”2. “ De peuple à peuple, il n’existe pas de liens plus intimes ou plus forts que ceux qui lient le Brésil et le Portugal. Ce sont des liens de famille, créés par le même sang généreux et rouge ; originaires du même arbre généalogique ; entrelacés par les fibres résistantes de la même gigantesque musculature ; resserrés, jour après jour, par la trame enchanteresse des beautés et des harmonies d’une langue commune, véhicule splendide de ses pensées, de ses douleurs, de ses affections, de ses espoirs, de ses hautes idées, de ses nobles aspirations ; consolidés par les glorieuses traditions de la même race ; renforcés par les liens inébranlables de la même foi. Fils du Portugal, le Brésil s’est émancipé, “Não tenho duvidas em lhes dizer que estou aqui, em nome de Portugal, para agradecer aos Brasileiros o favor que elles nos prestaram, a nós, proclamando-se independentes no momento em que o fizeram. Nós, Portuguezes, fomos grandes inventores de mundos, fomos prodigiosos semeadores de civilização (…) Mas nos estavamos um pouco exhaustos e debilitados. Si o Brasil não tivesse proclamado independente na hora em que o fez, que aconteceria, que seria dos senhores, que seria de nós ? (…)Teriamos perdido tudo aqui : a hospitalidade para os nossos compatriotas, a manutenção de nossas tradições, a continuação do poder da nossa raça e mais do que isto, essa lingua admiravel que fallamos (…) Demais, devo dizer-lhes, a Independencia do Brasil vem de muito longe, vem dos tempos antigos, vem quasi do dia da descoberta (…) Era a predestinação ! A razão não era fazer daqui uma colonia que enriquesse Portugal. A razão era desvendar aqui um mundo que, mais tarde, havia de ser aquillo que hoje é o Brasil”. Archives du ministère des Affaires étrangères portugais, fichier divers Brésil : “Viagem ao Brasil de S. Exa o senhor Presidente da República ” (3° Piso, A18, M13) – Discours du président de la République portugaise, le 20 septembre 1922. 2 “Somos todos Brasileiros e a imensidade do Oceano que nos separa de Portugal, não é bastante grande para estabelecer fronteiras nas tradicções que nos ligam indissoluvelmente, entre as nossas almas que nasceram gemeas e os nossos corações, que se confundam nos mesmos sentimentos e nos mesmos idéaes (…) Não podemos esquecer igualmente que devemos á grande nação portuguesa a formação da nossa nacionalidade e o desenvolvimento da nossa civilização (…) O Brasil é nada mais que o prolongamento de Portugal e as nossas almas se confundem no mesmo pensamento, vinculadas pela mesma raça e pelo mesmo idioma. Entre os dous povos não pode haver senão o sentimento de confraternisação (…) A federação tem sido um elemento de ordem e de progresso no Brasil, pela segurança em que vivem os Estados no exercicio de sua autonomia, como a confederação seria a garantia suprema das nações ligadas pelos mesmos interesses e pelos mesmos propositos politicos (…) Os nossos destinos estão intimamente ligados pelo sangue e pela lingua, assim como pela amizade indefectivel entre os dous povos, que devem reunir todos os seus esforços e todas as suas energias pela realização dos nossos ideaes – de amor aos principios, de respeito á lei, á justiça e á liberdade ”. Archives du ministère des Affaires étrangères portugais, fichier divers Brésil : “Viagem ao Brasil de S. Exa o senhor Presidente da República” (3°Piso, A18, M13). Discours d’Antonio Azeredo, vice-président du Sénat, le 20 septembre 1922. 1 71 comme tous les fils en âge adulte s’émancipent du pouvoir paternel ; mais cette séparation légitime et naturelle s’est faite comme se font les émancipations civiles : sans ébranlement, sans querelles, sans haines, sans aggravations (…)”1. “Collaborateurs de la même œuvre de civilisation, nous avons tellement travaillé ensemble, Portugais et Brésiliens, que nous sommes restés frères pour toujours. Nos deux patries sont comme suspendues au vol d’un destin éternel, pour s’unir sous l’aile de notre tradition ancestrale, comme deux aigles venus des montagnes de Lusitanie et qui souhaitent sentir ensemble la chaleur d’un abri commun (…)”2. L’établissement d’un discours officiel de fraternité luso-brésilienne en 1922 offre ainsi officiellement un cadre théorique à l’idée d’un espace de voisinage privilégié entre le Portugal et le Brésil. Cette notion d’espace de voisinage privilégié entre le Portugal et le Brésil, basé sur le sentiment d’appartenance à une tradition historique et culturelle commune, a dominé le dialogue officiel entre l’État portugais et l’État brésilien tout au long du 20ème siècle et a présidé à tous les accords conclus entre les deux pays. Il a inspiré par exemple le Traité d’Amitié et de consultation signé entre les deux pays le 16 novembre 1953 et plus récemment le traité d’amitié, de coopération et de consultation signé à l’occasion des commémorations du cinquième centenaire de la découverte du Brésil en 2000. Ce traité qui "souhaite réaffirmer, renforcer et développer les puissants liens qui unissent les deux peuples et qui sont le résultat de plus de trois siècles d’histoire partagée et l’expression d’une communauté profondément enracinée d’intérêts moraux, politiques, culturels, sociaux et économiques" réaffirme notamment le statut privilégié dont bénéficient les Portugais au Brésil et viceversa (statut égal des Portugais et des Brésiliens, exemption de visa, équivalence des diplômes,…) 3. L’exemple luso-brésilien nous montre donc, qu’au-delà du facteur géographique, les politiques de voisinage peuvent aussi se fonder sur des critères culturels et historique. “De povo a povo, laços não existem, nem mais intimos, nem mais fortes, que os que vinculam o Brasil a Portugal. São laços de familia, creados pelo mesmo sangue generoso e rubro ; originarios do mesmo tronco genealogico ; entretecidos pelas fibres resistentes da mesma musculatura gigantesca ; apertados, dia a dia, pela trama encantadora das bellezas e harmonias de uma lingua commun, vehiculo esplendoroso de seus pensamentos, de suas dôres, de seus affectos, de suas esperanças, de seus altos ideaes, de suas nobres aspirações, ; consolidados pelas gloriosas tradições da mesma raça ; robustecidos pelos élos inquebrantaveis da mesma fé. Filho de Portugal, emancipou-se o Brasil, como do poder paterno se emancipam todos os filhos em idade adulta ; mas essa separação legitima e natural se fez como se fazem as emancipações civis : sem abalos, sem desavenças, sem odios, sem aggravos (…)”.Archives du ministère des Affaires étrangères portugais, fichier divers Brésil : “Viagem ao Brasil de S. Exa o senhor Presidente da República” (3°Piso, A18, M13). Discours d’Arnolfo Azevedo, président de la Chambre des Députés, le 20 septembre 1922. 2 “Collaboradores da mesma obra de civilização, tão juntos temos trabalhado, Portugueses e Brasileiros, que para sempre ficámos irmãos. As duas pátrias são como que suspendem o vôo na sequênciade um destino eterno, para se unirem sob a asa da sua tradição ancestral, como duas águias oriundas dos serros da Lusitânia que quisessem sentirpor um instante o calor do agasalho comum (…) Portugal descobriu, povoou e defendeu contra a cobiça dos estranhos o vasto território do Brasil. O Brasil independante de hoje tem pois de agradecer a Portugal o facto de ele lhe ter legado intacto, à custa de torrentes de sangue e torrentes de lágrimas, tamanho e tão rico património. Mas Portugal tem que agredecer ao Brasil independente de hoje a energia, a bravura, a inteligência e o amor da raça com que ele tem sustentado, desenvolvendo a sua obra, o Brasil, que foi a maior glória do seu grande passado”. Archives du ministère des Affaires étrangères portugais, fichier divers Brésil : “Viagem ao Brasil de S. Exa o senhor Presidente da República ” (3° Piso, A18, M13) – Discours du 17 septembre 1922. 3 La traduction en français de ce traité est consultable en ligne : http://untreaty.un.org/unts/144078_158780/18/3/8590.pdf 1 72 Un espace de voisinage intérieur : Expériences sensibles de la frontière, Indiens et colonisateurs dans le Chaco boréal, années 1920 et 1930 Luc Capdevila, Nicolas Richard CERHIO UMR 6258 – Université Rennes 21 Le Chaco constitue l’espace frontière avec lequel le Paraguay s’est construit dans la longue durée. La géographie parle d’elle-même, encore aujourd’hui. Le réseau urbain paraguayen a été en grande partie organisé le long des fleuves limitrophes. Alors que les grandes villes situées face aux républiques voisines se sont développées dans la relation nouée avec une cité jumelle – Encarnación au sud est reliée à Posadas (Argentine) par un pont international qui franchit le Paraná ; Ciudad del Este est directement connectée à Foz do Iguaçu (Brésil) par un viaduc jeté au-dessus du même fleuve – , a contrario les villes constitutives du Paraguay historique (Concepción, San Pedro, Asunción, Pilar …) s’étendent sur la rive gauche du fleuve éponyme sans vis-à-vis sur la rive droite. En traversant le fleuve commence le « désert ». Le Chaco demeure encore aujourd’hui un territoire fondamentalement exotique dans l’imaginaire paraguayen, alors que quelques dizaines de minutes suffisent à assurer la liaison rive gauche/rive droite en barque depuis la baie d’Asunción, alors que le Chaco « tierra adentro » trace la ligne d’horizon de la géographie paraguayenne depuis des siècles. La colonisation de la rive droite du Paraguay a seulement commencé à la fin du XIXe siècle. Elle se fit à l’initiative des pouvoirs publics qui impulsèrent et soutinrent la pénétration d’acteurs privés (exploitants forestiers, missionnaires, éleveurs de bétail). Dans les années 1920, au début des années 1930, le processus de colonisation était avancé. Mais c’est la guerre contre la Bolivie entre 1932 et 1935 qui a marqué l’emprise définitive de l’État paraguayen sur ce territoire. Les Indiens incarnaient la « frontière »2. Ils constituaient la représentation d’une géographie humaine de l’altérité d’autant plus prégnante dans les mentalités qu’elle appartenait à une construction idéologique et ne relevait pas d’une expérience sensible. Tierra adentro, le Chaco était peuplé par 40 000 à 50 000 Indiens. Organisés en gros villages d’horticulteurs/cueilleurs près des fleuves, formant des groupes de collecteurs plus dispersés dans les régions centrales et sèches, ils étaient progressivement absorbés par le processus de colonisation. Attirés par les pôles de colonisation pour les plus nombreux, ils se sont regroupés dans des campements périphériques, ou ont été cantonnés dans des missions voire dans quelques rares réserves – tandis que quelques uns se réfugièrent dans la brousse jusqu’à être rejoints par les colons, dans les années 1980 pour les derniers. Les années 1920 et 1930 constituèrent un point de densité majeur. C’est le moment où, en raison de la guerre entre le Paraguay et la Bolivie, les armées de conscription en stationnant dans le Chaco l’occupèrent physiquement et le nationalisèrent symboliquement. C’est le moment où le discours de mobilisation a construit et diffusé une rhétorique nationale sur l’espace chaquéen. C’est aussi le moment où l’expérience de guerre massive des conscrits a favorisé l’intériorisation de cet espace dans l’imaginaire national. C’est pourtant également le moment où, alors que la proximité Indiens/Blancs était la plus étroite et la plus massive, que l’emprise de l’idéologie de la frontière est non seulement restée forte, mais que plus encore la représentation du clivage civilisation/barbarie a été de facto institutionnalisée dans l’organisation même de la société et dans l’imaginaire national, dès los que se réalisait l’incorporation concrète de ce territoire. On voudrait observer l’ambivalence de ce phénomène à travers l’étude du sensible. Autrement dit, étudier en quoi « la frontière » au moment de la guerre, a été un lieu dense de contact, d’échange, de circulation d’expériences entre les Indiens et les Blancs, puis en quoi et comment le symbolique a effacé ces expériences du sensible en concrétisant dans les imaginaires et dans le réel « la frontière » Version française d’une communication présentée lors du symposium international Frontera(s) y sensibilidad(es) en las Américas, organisé par Frédérique Langue et Salvador Bernabéu à l’Escuela de Estudios Hispano-américanos/Consejo superior de investigaciones científicos, Séville (Espagne) les 28/30 avril 2010, sous l’intitulé : « Objetos y sensaciones que desmienten la frontera. El Chaco en situación de colonización (años 1920/30) ». 2 Pablo Wright, Ser~en~el~sueño. Crónicas de historia y vida toba, Buenos Aires, Editorial Biblos, 2008, p. 92. 1 73 comme le lieu géographique idéologique d’un clivage structurel entre la civilisation et la barbarie. Pour cette étude l’analyse porte principalement sur le cas paraguayen. Ponctuellement, des rapprochements et des comparaisons sont étendus à la Bolivie et à l’Argentine voisines. Déconstruction historique de la représentation de la frontière Il faut commencer par mettre en évidence en quoi et comment les années 1920 et 1930 ont été un moment unique d’intériorisation du Chaco dans l’imaginaire paraguayen. Prenons les deux albums graphiques du Paraguay publiés en 1911 pour célébrer le centenaire de la république : le Chaco y est pratiquement absent, sauf quelques vignettes qui signalent les entreprises forestières exploitant le tanin1. Au début du XXe siècle le Chaco demeure un territoire fondamentalement étranger pour les Paraguayens, un espace hostile, dangereux, quasi impénétrable, car parcouru par les fauves et les Indiens « insoumis », dont l’histoire récente a été marquée par la mort des explorateurs Crevaux tué par des Tobá au début des années 1880, et Boggiani assassiné par des Tomaraho en 1902. Cette perception de la frontière chaquéenne paraguayenne, était voisine de celle qui s’était formée en Argentine pour la région du Bermejo au XIXe siècle, à la différence de la frontière pampéenne caractérisée par une forte porosité et la fluidité des échanges dans la longue durée 2. De sorte que le Chaco constituait un espace frontière absolu. Il était le « désert » du Paraguay. Mais bien que la république paraguayenne à travers ses diplomates revendiquât, mollement, la souveraineté sur ces terres, pour la communauté d’imaginaire paraguayenne il demeurait un lieu extérieur à la géographie nationale et totalement méconnu. Les années 1920 et 1930 marquèrent un basculement. Elles constituèrent une séquence au cours de laquelle un discours intense fut émis sur le Chaco paraguayen. D’abord par des élites politiques et culturelles. Puis, de manière beaucoup plus étendue par l’ensemble de la société paraguayenne en cours de mobilisation puis en guerre. Ce fut le produit d’une convergence liée aux enjeux politiques du moment, en raison de la confrontation avec la Bolivie pour la domination de ce territoire, et la densité des circulations humaines dans ce même territoire, en partie liée également au conflit opposant Asunción à La Paz. Ce fut le temps bref de la « domestication de la frontière », c’est-à-dire un moment privilégié d’appropriation, d’identification et de contrôle d’un espace resté tierra adentro, correspondant à sa colonisation par une république latino-américaine. Dans un premier temps ce discours émana d’élites culturelles, missionnaires et scientifiques. Associées aux politiques, elles apportèrent des arguments à la revendication paraguayenne de souveraineté sur ce territoire. Tout en participant à sa paraguayanisation, elles travaillèrent pour le faire connaître et le faire adopter par les Paraguayens. En ce sens, le travail le plus intéressant consista dans l’effort conjoint qui fut mené par les missionnaires, les anthropologues et des militaires pour déconstruire l’image du sauvage au profit de celle d’Indiens aimables potentiellement paraguayanisables. C’est ici l’une des particularités du nationalisme paraguayen, fondé sur l’affirmation du métissage hispano-guarani et l’usage étendu de la langue guarani, dont la pratique était un objet de revendication dans les années 1920. Dans ce système mental, la séparation avec les Indiens n’est pas radicale, tout indien peut devenir paraguayen dès lors qu’il change de mode de vie. C’est un processus empirique et continu dans la région orientale, où des Mbya, des Kainguá, des Guaraní, des Payaguá sont devenus progressivement des peones paraguayens, un processus qui de ce fait est pleinement envisageable et qui est envisagé pour les Indiens du Chaco boréal dans les années 1920 et au début des années 1930. Dès lors, ces élites ont tenté un rapprochement conceptuel entre la frontière du Chaco et le Paraguay historique (oriental) conduisant à dé-ensauvager le Chaco dans la représentation. L’intériorisation du Chaco par la société paraguayenne, s’est réalisée dans la confrontation avec la Bolivie, à partir du décès du lieutenant Adolfo Rojas Silva en mars 1927 près du fortin Sorpresa – il fut dès lors célébré comme le premier martyr paraguayen tombé pour le Chaco –, puis lors des 1 Ramón Monte Domecq, La República del Paraguay en su primer centenario, Buenos Aires, Compania sudamericana de billetes de banco, 1911 ; Arsenio López Decoud (e. a.), La República del Paraguay, un siglo de vida nacional, 1811-1911, Buenos Aires, Talleres gráficos de la Cia general de fósforos, 1911. 2 Raúl Mandrini, La Argentina aborigen. De los primeros pobladores a 1910, Buenos Aires, Siglo Veintiuno, 2008, p. 267. 74 journées d’octobre 1931, enfin de manière globale pendant la guerre de 1932-1935. Ce fut à la fois le fruit de l’expérience de guerre des conscrits, qui transmirent leur expérience sensible du Chaco à l’arrière, et le produit du discours de mobilisation diffusé par les médias. Le résultat fut un changement d’image du stéréotype de la frontière qui devint un espace nationalisé, en cours de civilisation, gagné par le progrès, un lieu enchanteur aussi dans les mémoires et les courriers des soldats. Dans ce nouveau contexte, le discours à l’égard des Indiens fut organisé selon une ambivalence : signes d’archaïsme, ils perdirent en consistance comme primo-occupants dès lors que cet espace nationalisé fut représenté, sauf à la fin du conflit à la suite de la migration des Guaraní occidentaux, fuyant pour certains, déportés pour d’autres depuis la Bolivie en repli, qui furent censés apporter par leur présence un argument supplémentaire à la souveraineté paraguayenne sur ce territoire. Mais, si le « désert » a été nationalisé le temps de l’événement, il redevint un espace frontière sous contrôle de l’État dès l’après-guerre, et des institutions nouvelles ont alors fixé structurellement les indigènes chaquéens dans un statut d’Indiens du Paraguay. Le Paraguay républicain et national vérifia ainsi, dans sa relation à l’indianité et au territoire, l’inertie d’une culture coloniale – ou impériale. En absorbant de nouvelles populations amérindiennes, il renouvela pour elles le « contrat colonial ». Dès lors, afin d’observer et de comprendre cette ambivalence, le prisme d’une histoire du sensible est approprié. Autrement dit, en quoi une expérience aussi intense et aussi massive que celle de la mobilisation morale des années 1920, puis de la guerre au début des années 1930, a-t-elle favorisé ce processus de domestication de la frontière, de dé-ensauvagement voire d’enchantement du « désert », tout en conduisant au renouvellement d’un clivage symbolique entre le Paraguay historique et sa frontière tout aussi historique, clivage symbolique que l’on peut notamment isoler dans la relation entretenue par la république avec les Indiens nationalisés tout en étant ethnicisés. Les expériences de la frontière, sensibilités et ambivalence des perceptions Le Chaco est d’abord pour les voyageurs une expérience du sensible. Ils pénètrent dans ce territoire avec en tête le stock des représentations de « la frontière » qu’ils ajustent en étant confrontés au réel. Un processus voisin a été observé par Pablo Wright pour le Chaco argentin dans les années 1890/19001. La rencontre avec les Indiens participe de cette expérience2. Les plus impliqués dans cette relation furent les missionnaires des Églises, les officiers et, moins nombreux, les scientifiques. L’histoire des sensibilités, nécessairement menée à travers des expériences individuelles, permet de comprendre la scène qui s’est jouée sur le théâtre colonial. Finalement, la question qui a été à nouveau posée en cette occasion, et à laquelle une nouvelle réponse politique a été donnée, a été celle de la solubilité des Indiens du Chaco dans la sphère nationale paraguayenne, ou à l’inverse l’affirmation de leur caractère indigeste. Cette démarche s’est opérée à l’échelle individuelle en trois temps. Le premier temps est celui de la découverte du Chaco par les Blancs. C’est la phase des premières impressions. Le second est celui de l’échange qui marque l’impulsion des relations Indiens/Blancs à la frontière. Le troisième est celui de l’aspiration des Blancs à transmettre leur expérience chaquéenne, à partager leurs impressions et leurs déductions avec leurs compatriotes restés à l’arrière de la frontière. À partir des cas d’officiers, de celui missionnaires et de quelques scientifiques on observe l’expression de deux sentiments divergents issus d’une même expérience (sentiments inscrits plus largement dans la conjoncture indigéniste continentale), dont les conséquences furent essentielles en ce qui concerne l’orientation prise dans la poursuite du processus de colonisation du Chaco boréal passé sous le contrôle de l’État paraguayen. Premier sentiment : les Indiens chaquéens sont trop différents pour se fondre dans le tissu national. Il est préférable pour la société et pour eux-mêmes qu’ils conservent leur mode de vie. Mais, ils sont de ce fait condamnés à disparaître. Deuxième sentiment : les Indiens correspondent à des branches anciennes du rameau national. Dès lors, une action volontariste, conduisant à leur faire abandonner leur mode de vie, permettra à terme de leur faire une place dans la nation. 1 Pablo Wright, Ser~en~el~sueño. Crónicas de historia y vida toba, op. cit., p. 77-124. Cf. le système imagen previa/imagen in situ analysé par María Andrea Nicoletti pour les Salésiens en Patagonie, dans Indígenas y misioneros en la Patagonia. Huellas de los salesianos en la cultura y religiosidad de los pueblos originarios, Buenos Aires, Ed. Continente, 2008, p. 57. 2 75 La relation au Chaco qui est nouée par les Blancs commence par une première impression fascinante de découverte d’une nature perçue comme vierge1, et un sentiment d’humanité à l’égard des Indiens. Deux perceptions qui rompent avec le stéréotype d’une nature impénétrable et dangereuse car habitée par des « sauvages », des « barbares » « primitifs », qui cristallisait depuis le XIXe siècle républicain la représentation d’une frontière radicale avec la civilisation. Le sentiment d’humanité à l’égard des Indiens, qui casse le stéréotype du sauvage voire du cannibale, couvre un spectre relativement étendu de sentiments qui varient depuis la compassion – notamment de la part des missionnaires – à l’égard d’une population misérable vivant à proximité des pôles de colonisation, jusqu’à une certaine fascination – que l’on observe en particulier parmi les militaires explorateurs – envers une virilité primitive restée intacte en raison de son éloignement du front de colonisation. « Mon Dieu ! Quelle étrange vision que ces hommes et ces femmes entassés dans un espace si étroit, [leurs corps] misérablement couverts de haillons dégoûtants, entourés par les moustiques, les mouches, des myriades d’insectes agressifs de toutes sortes, mêlés à une multitude de chiens, les compagnons inséparables des Indiens ! Ces derniers regardent avec méfiance les « Chrétiens » qui envahissent leur territoire » écrivait le père salésien Sosa Gaona à propos d’un village Chamacoco qui s’était installé près d’une entreprise de tanin dans l’Alto Paraguay2. Le dégoût revient souvent dans les témoignages notamment à l’égard des pratiques alimentaires, à propos de l’hygiène, de l’état des villages. Le général Pampliega rappelle qu’il leur était répugnant de voir les Maká « manger leurs aliments favoris, parmi lesquels les grenouilles mi-cuites. Les soldats les regardaient en ayant du mal à dissimuler leur dégoût, lorsque les indigènes engloutissaient les pattes de grenouilles à moitié crues »3. L’explorateur Erland Nordenskjold exprime des sentiments voisins à la suite de son séjour chez les Ashluslay et les Chorotí : « la façon dont se nourrissent ces indigènes est vraiment répugnante. Ainsi pour les poissons on ne les nettoie jamais. Quand on les vide, on sert le contenu comme légume pour accompagner la viande (sic). Ils mangent aussi des mulots avec leurs intestins et leurs excréments. Le tout est alors placé sur le feu jusqu’à ce que la chaleur les fasse enfler ; ils font alors un trou dans le ventre pour que l’air, mais rien que l’air, en sorte. Ils absorbent aussi des lézards dans les mêmes conditions »4. Jehan Vellard rapporte à propos de sa première introduction dans un village maká qu’à son arrivée certains Indiens étaient malades après avoir mangé des poissons « pourris »5. La description des habitations, voire du contact, donne lieu à l’expression de sentiments répulsifs, dont la mise en évidence est favorisée par une étude historique spécifique du sensible. Nordenskjold dit à propos de leurs huttes : « l’espace disponible, dans ces petites huttes où s’entassent souvent plusieurs familles, est si faible que, dans les nuits pluvieuses où tout le monde s’y réfugie, on ne peut trouver la moindre place pour s’étendre. Assurément, le manque de confort dans de pareilles expéditions m’est indifférent, mais j’avoue avoir éprouvé quelque ennuie en ressentant, par exemple, un Indien venir s’étendre en travers de moi quand j’étais couché dans une de ces huttes, ou quand une tête pouilleuse cherchait à se frayer une place pour se poser sur ce qui me servait de traversin »6. De même Jehan Vellard raconte que lors de son premier séjour dans un village maká, « tous les matins, ma hutte était remplie d’Indiens, surtout de femmes aux seins tombants, crachant, s’épouillant, s’épilant, parlant à voix lente, venus chercher quelque présent »7. La saleté des Indiens, leur état misérable et furtif est l’impression qui domine dès lors que le contact se limite au visuel. Indien mataco aux « cheveux hirsutes » « couvert de poussière » signale le vétéran bolivien Jesus Lara8, silhouettes « craintives » aux « tristes huttes » rappelle le général bolivien Sarmiento qui circulait dans 1 Observable en particulier dans les courriers, les mémoires, les rapports des militaires explorateurs. Lettre du père Emilio Sosa Gaona à D. Rinaldi, 1923. Archives salésiennes de María Auxiliadora, Asunción, cité dans Bridget Maria Chesterton, Guarani nationalisme. The Paraguayan Chaco Frontier between Liberalismo and Febrerismo, 1904-1936, thèse Ph-D inédite, Stony Brook University, 2007, p. 159-160. 3 Amancio Pampliega, Fusil al hombro, Asunción, NAPA, 1982, p. 66. 4 Erland Nordenskjold, La vida de los indios. El Gran Chaco (Sudamérica), La Paz, APCOB/Plural, 2002 [1912 pour l’édition française utilisée pour cette étude], p. 52-53. 5 Jehan Vellard, « Une mission scientifique au Paraguay (15 juillet 1931-16 janvier 1933) », Journal de la Société des Américanistes, 1933, vol. 25, n° 2, p. 303. 6 Erland Nordenskjold, La vida de los indios. El Gran Chaco (Sudamérica), op. cit., p. 36. 7 Jehan Vellard, « Une mission scientifique au Paraguay (15 juillet 1931-16 janvier 1933) », op. cit., p. 303. 8 Jesus Lara, Repete. Diario de un hombre que fue a la guerra del Chaco, La Paz, Lib. Ed. “Juventud”, 1978 [1937], p. 85. 2 76 le même secteur au bord du Pilcomayo1. Des « primitifs […] naïfs […] sales [et] nus », précise le capitaine Bray à propos des Maká2. Le colonel Florentín décrit le mélange des populations dans les rues d’Isla Poí – siège de l’état-major paraguayen pendant la guerre – en mettant en scène des « groupes de jeunes filles élégantes en visite » croisant au long d’une « avenue » : « une colonne d’aborigènes à demi-nus et crasseux »3. Les Indiens sont généralement présentés comme craintifs ou méfiants à l’égard des Blancs. Lorsque le lieutenant colonel bolivien Ayoroa explore en profondeur le territoire tapiété en avril 1927, les habitants désertent le village avant de revenir dès lors qu’ils s’étaient aperçus que les soldats boliviens étaient accompagnés par d’autres Tapiété4. De même, lorsque les explorateurs militaires boliviens et paraguayens circulent dans le centre du Chaco boréal peuplé par les « Moros », ils ne découvrent que des traces et des campements abandonnés à leur approche ; les aviateurs, seules des fumées au loin. De sorte que, in fine, le stéréotype du guerrier indien sanguinaire, sauvage, voire cannibale, prégnant dans l’imaginaire blanc à la fin du XIXe et encore largement répandu en ce début du XXe siècle5, s’ajuste à celle de l’Indien primitif certes farouche mais paisible, voire aimable, avec lequel finalement des relations plus ou moins denses pourraient être engagées. Lorsqu’elle s’organise, cette relation se traduit d’abord par des échanges de services, d’objets, et d’une symbolique identitaire. L’amorce de la rencontre consiste d’abord dans l’échange de cadeaux. Les officiers viennent avec des objets comme monnaie de troc. Le capitaine Bray offre des biscuits, du sel, des moustiquaires aux Maká ; en pays tapiété le lieutenant colonel Ayoroa se déplace avec de l’alcool pour les hommes, des foulards pour les femmes qu’il souhaite leur remettre en personne. Quand il circule en pays moro il abandonne des gourdes en fer blanc pour tenter de provoquer une rencontre en menant une sorte de commerce à la muette. Belaief utilisa un procédé similaire6. En échange les Indiens donnent des nourritures. Les Maká apportent du miel sauvage, les Tapiété des pastèques. Mais plus encore les Indiens offrent des services. Les Tapiété soignent les mules des explorateurs, puis fournissent des guides, tandis que les Maká renseignent les militaires paraguayens sur les mouvements ennemis avant de les servir comme auxiliaires. Ce type de relations fait de la frontière un lieu fluide de circulations. Jehan Vellard qui prétend séjourner dans un village où « presque aucun Indien n’avait vu d’étranger » jusqu’à lui, précise plus haut : « les Maká nous donnèrent une hutte et se montrèrent assez hospitaliers, mais en échange du plus petit objet, ils demandaient de gros cadeaux, sans avoir la moindre valeur des choses. Pour une couverture, l’un d’eux me demanda mon cheval, mon fusil ou … un petit sifflet de quelques centimes »7. Cette faim d’objets est réciproque. De son séjour chez les Maká Jehan Vellard ramena pour le Muséum « deux caisses, deux malles, un paquet d’arcs et de flêches » correspondant à ses « collections zoologiques et ethnographiques »8. C’est donc tout un commerce qui innerve la frontière, auquel s’ajoute celui des symboliques identitaires. Les militaires remettent un drapeau paraguayen aux Maká et leur demande de s’en servir pour stabiliser la relation avec eux9. Les missionnaires anglicans font également flotter le drapeau paraguayen dans leurs missions. À Pitiantuta en juillet 1932 des uniformes paraguayens sont distribués à des Chamacoco qui ont accompagné la troupe. De même les militaires boliviens explorateurs tentent d’expliquer aux Indiens chaquéens qu’ils sont citoyens de la république de Bolivie et leur fournissent des armes, des uniformes dès lors qu’ils les organisent en milice, jusqu’à couper avec violence les cheveux des guerriers lorsque – au début du conflit – la décision est prise de les incorporer. Les emprunts symboliques, bien qu’ils soient asymétriques, se 1 Emilio Sarmiento, Memorias de un soldado de la guerra del Chaco, Buenos Aires/Caracas, El Cid editor, 1978, p. 56 et 61. 2 Cnel. Arturo Bray, Armas y letras (Memorias), Asunción, Ediciones NAPA, 1981, tome I, p. 184. 3 Heriberto Florentín, Lo que he visto en Boquerón, Buenos Aires, Ed. Asunción, 1957, p. 43. 4 Ángel Ayoroa, « Una interesante exploración al interior del Chaco », Revista militar, La Paz, 1927, p. 524. 5 Cf. Noticias Gráficas (Buenos Aires) qui titrait le 25 juin 1933 p. 11, à propos d’une incursion des Chulupíes dans le Chaco argentin, « Se trata de una tribu que no es guerrera pero que a veces pelea con otras CANIBALES ». 6 Cf. Alejandro von Eckstein, Pitiantuta. La Chispa que Encendió la Hoguera en el Chaco Paraguayo. Expedición del general Belaief, Asunción, 1986. 7 Jehan Vellard, « Une mission scientifique au Paraguay (15 juillet 1931-16 janvier 1933) », op. cit., p. 303. 8 Jehan Vellard, « Une mission scientifique au Paraguay (15 juillet 1931-16 janvier 1933) », op. cit., p. 304. 9 Amancio Pampliega, Fusil al hombro, op. cit., p. 66. 77 produisent dans les deux sens. Les militaires empruntent des stigmates de virilité aux Indiens. Des soldats se maquillent avec des peintures de guerre avant de monter au combat. Des unités se donnent des noms indiens du Chaco pour affirmer leur caractère guerrier. Nombreux aussi furent les soldats fascinés par la beauté érotique des jeunes indiennes, souvent à peine nubiles, et à chercher des relations sexuelles avec elles. Viols, prostitution, mais aussi relations durables entre soldats et indiennes caractérisèrent l’avancée du front de colonisation tierra adentro, qui accéléra le métissage des populations indiennes, et se traduisit conjointement par l’installation de vétérans ou de déserteurs dans les villages où ils avaient trouvé une famille et une terre au cours du conflit. C’est donc tout un processus d’échange sensible qui caractérise la dynamique de colonisation de la frontière au début du XXe siècle. Déjà dans les années 1910, Nordenskjold insistait sur ce commerce qui se développait dans les régions du Pilcomayo. Il évoque cette faim d’objets, en particulier de métaux et des tissus, chez les Indiens, qui les amenait à se déplacer vers les centres industriels argentins et les pôles de colonisation pour s’en procurer. Il signale que « tous les Indiens du Gran Chaco possèdent une grande quantité d’outils », et qu’ils étaient « nombreux à apprendre un peu d’espagnol »1. Au sud-est, en pays tobá, à la même époque des voyageurs rencontrent parmi leurs interlocuteurs des Indiens qui parlent « avec fluidité la langue guaraní du Paraguay »2. Lorsque Vellard visite les villages maká en 1932 certains connaissaient des bribes de guaraní qu’ils avaient appris des militaires. De même des soldats et des officiers apprirent à parler la langue maká. Dans les missions anglicanes, depuis les années 1910, les Lenguá apprenaient l’espagnol. Nordenskjold observe déjà au début des années 1900 que les vêtements des Blancs « commencent à submerger le Chaco », les hommes âgés en particulier s’étant habitués à porter des « débris » de « costumes européens »3. Certes, Nordenskjold a principalement circulé le long du Pilcomayo, autrement dit à la lisière du front de colonisation argentin déjà solidement implanté dans les années 1910. Mais on peut suivre l’explorateur suédois lorsqu’il observe que « l’influence civilisatrice des Blancs chez des Indiens » se retrouve parmi les populations qui « n’ont pas eu de rapports directs avec les étrangers »4, et que nombreux étaient ceux qui sans bouger de leur village avaient entendu « parler de chemins de fer, de machines à vapeur, des lampes à arc, des maisons à multiple étages et de toutes autres nouveautés ! »5. Cet ajustement de la représentation de la frontière par la multiplication des expériences individuelles du Chaco a eu pour corolaire l’aspiration des acteurs à transmettre leur expérience à leurs compatriotes restés à l’arrière, et en particulier à leur faire partager leurs points de vue sur les Indiens. De manière significative, le capitaine Arturo Bray, insista dans les salons et les ministères pour démentir, à son retour à Asunción en 1926, les rumeurs qui circulaient sur ses « affrontements » avec les Indiens du Chaco, « alors qu’il n’en n’avait eu aucun »6, il s’était même opposé à leur désarmement. Les articles publiés dans les revues érudites et dans la presse paraguayenne et bolivienne à cette époque allaient dans le même sens. Ils dressèrent le portrait d’Indiens chaquéens aimables, amicaux, qui tranchaient avec les représentations des « barbares primitifs » de la période précédente. Le quotidien paraguayen El Orden suggéra même dans un article publié le 2 mai 1930 de faire du Chaco un parc national et de transformer les Indiens de la frontière en agriculteurs-éleveurs sédentaires en les dotant de terre, afin d’occuper le territoire, et à travers les Indiens d’étendre l’autorité de l’État sur la région7. De manière tout aussi significative, l’armée bolivienne considérait sa ligne de fortins du Chaco à l’image de ce qu’étaient ces établissements au moment de la conquête, c’est-à-dire principalement des points avancés de la civilisation dans le « désert » implantés pour défendre l’édifice colonial, là où les Paraguayens les considérèrent d’abord comme des simples postes militaires chargés de garantir la souveraineté de la nation sur un territoire disputé par la république voisine. 1 Erland Nordenskjold, La vida de los indios. El Gran Chaco (Sudamérica), op. cit., p. 6. Pablo Wright, Ser~en~el~sueño. Crónicas de historia y vida toba, op. cit., p. 110. 3 Erland Nordenskjold, La vida de los indios. El Gran Chaco (Sudamérica), op. cit., p. 72. 4 Erland Nordenskjold, La vida de los indios. El Gran Chaco (Sudamérica), op. cit., p. 124. 5 Erland Nordenskjold, La vida de los indios. El Gran Chaco (Sudamérica), op. cit., p. 6. 6 Cnel. Arturo Bray, Armas y letras (Memorias), Asunción, Ediciones NAPA, 1981, tome I, p. 183. 7 Cité dans Bridget Maria Chesterton, Guarani nationalisme. The Paraguayan Chaco Frontier between Liberalismo and Febrerismo, 1904-1936, op. cit., p. 80. 2 78 Plus encore, certains acteurs entreprirent de déplacer les Indiens pour les faire connaître à leurs compatriotes, et partager avec eux leurs impressions, leurs sentiments, voire in fine leurs opinions. En 1927, à la fin de son périple en pays tapiété, le lieutenant colonel bolivien Ayoroa conduisit ses onze guides indiens jusqu’au fortin d’Orbigny et insista pour qu’ils rencontrent les soldats. Ces derniers leur offrirent des habits militaires. L’objectif d’Ayoroa était de provoquer un état de confiance entre Indiens et Boliviens, afin que les militaires les traitent « avec clairvoyance, confiance et affection »1. Au Paraguay, en 1926, le père salésien Sosa Gaona déplaça trois couples Chamacoco de l’Alto Paraguay à Asunción. Habillés à la paraguayenne ils furent reçus en audience par le président de la république, chantèrent l’hymne paraguayen au théâtre Granados, participèrent à une grand messe à la cathédrale en présence de l’évêque Bogarín. L’objectif de cette mise en scène était de démontrer aux citoyens d’Asunción que les Chamacoco pouvaient être incorporés à la nation. C’étaient symboliquement trois couples incarnant la famille qui avaient été déplacés. Ils étaient vêtus à la paraguayenne en respectant les canons du genre, les hommes portaient des pantalons, les femmes des tuniques. Ils étaient chrétiens. Ils chantèrent l’hymne national. À plus d’un titre ils méritaient de la nation2. A contrario, d’autres personnalités influentes émirent un point de vue divergeant. Au-delà des sentiments indigénistes humanistes qui ressortent des mémoires et d’autres textes du capitaine Bray, ce dernier, comme beaucoup d’autres, conserva des convictions bien ancrées : « tratar de incorporar el indio a lo que llamamos civilización es tiempo perdido y esfuerzo malogrado […] Son más félices así como son »3. De ce fait, l’expérience de la guerre, malgré tout l’effort qui a été entrepris pour nationaliser le Chaco concrètement et symboliquement, n’a pas résisté à l’inertie du système mental de « la frontière ». Et sur le versant paraguayen, au moment où le conflit avec la Bolivie a engendré une dynamique puissante de cristallisation de la communauté nationale dans la région orientale, elle a conjointement renforcé le processus d’ethnicisation des Indiens du Chaco dans la société républicaine. Effacement des circulations et affirmation symbolique de la frontière après la guerre La colonisation et la guerre furent un lieu dense de contact Indiens/Blancs, un temps intense de métissage et de nationalisation. Pourtant le Chaco paraguayen est resté un espace frontière, et les Indiens du Chaco ont été renvoyés à une identité ethnique spécifique après-guerre, celles d’être les « Indiens » du Chaco paraguayen. Certes, ils n’étaient plus assimilés à des barbares sauvages, voire cannibales. Bien que ce stéréotype se soit maintenu durablement dans l’imaginaire paraguayen, en particulier les « Moros » en souffrirent brutalement jusque dans les années 1950, voire 1960, à un moment où ils étaient aisément abattus par des colons blancs et des militaires4. Les pratiques de rapt enfant, voire de commerce d’Indiens, et donc de chasse à l’Indien se sont également maintenues jusque tard dans les années 1950 – voire 1960/70 – autant d’ailleurs dans la forêt orientale que dans le Chaco profond5. En fait l’État paraguayen a reproduit dans le Chaco des pratiques coloniales traditionnelles. Lorsque la guerre s’est achevée, la démobilisation s’est traduite par le reflux de l’armée sur la rive droite du fleuve Paraguay, et en se retirant la république a confié la gestion des Indiens aux acteurs privés de la colonisation : missionnaires, exploitants forestiers, colons, dont les Mennonites. Surtout, le plus remarquable est d’observer la mise en place d’une symbolique qui a fixé les Indiens du Chaco dans une identité d’Indiens chaquéens du Paraguay, qui les dissocie de manière radicale des Blancs auxquels s’assimilent les Paraguayens métis de la partie orientale. On peut l’observer en particulier dans différentes institutions créées au moment de la guerre ou juste après. Le musée 1 Ángel Ayoroa, « Una interesante exploración al interior del Chaco », op. cit., p. 517, 524. Cf. Bridget Maria Chesterton, Guarani nationalisme. The Paraguayan Chaco Frontier between Liberalismo and Febrerismo, 1904-1936, op. cit., p. 167-168, et Marie Morel, Médiations dans l’Enfer Vert. Les missions salésiennes du Haut-Paraguay, 1900-1948, mémoire de master d’histoire inédit, Rennes 2, 2008. 3 Cnel. Arturo Bray, Armas y letras (Memorias), Asunción, Ediciones NAPA, 1981, tome I, p. 183. 4 Cf. Perasso José A. Perasso, Crónicas de cacerías humanas. La tragedia ayoreo, Asunción, El Lector, colección Sociología 1, 1987. 5 Cf. Branislava Súsnik, Miguel Chase-Sardi, Los indios del Paraguay, Madrid, MAPFRE, 1995 ; René D. Harder Horst, The Stroessner Regime and Indigenous Resistance in Paraguay, Gainesville, University Press of Florida, 2007. 2 79 ethnographique d’Asunción, inauguré en novembre 1933, présentait deux collections ethnographiques bien distinctes : tandis que la première réunissait les collections vivantes des Indiens du Chaco, la seconde présentait en parallèle le Paraguay préhistorique oriental1. Ainsi les Indiens du Chaco tout en devenant une collection de musée, étaient assimilés à l’une des branches originelles de la nation paraguayenne, tout en étant fixé dans un état primitif valorisant en creux la civilisation sur la rive orientale. Ce qui va de pair avec le Musée ethnographique est la création du « Patronat des Indigènes du Chaco » le 9 décembre 1936 placé sous la tutelle du ministère de la Guerre. Il s’agit de la première bureaucratie indigéniste créée au Paraguay. Il est intéressant d’observer qu’elle fut à l’initiative d’un gouvernement populiste putschiste dirigé par un militaire – il s’agit du colonel Franco – lui-même vétéran de la guerre du Chaco. La fonction de cet organisme était bien d’apporter aide et protection aux Indiens. Une fois encore il s’agissait des Indiens du Chaco, alors que le Paraguay oriental était encore peuplé par des populations indigènes, pour la plupart en cours d’assimilation, mais pour certaines vivant toujours à l’écart dans la brousse – les Guayakí. Mais la structure même du Patronato conduisait de fait, à assimiler le statut d’Indien, aux indigènes du Chaco, et à dénier une présence indienne dans la partie orientale. Autrement dit, c’est parce qu’elle conserve cette identité d’espace frontière, que la république paraguayenne rend lisible dans cet espace une présence indienne, fossile, maintenue dans une position ethniquement subalterne. Enfin, quelques mois après la guerre, des Maká se sont déplacés à Asunción à la suite de Belaief, et furent installés dans une réserve attenante au Jardin Botanique. En 1938 ils montèrent un spectacle, Fantasía India, sous la direction même de Belaief racontant une épopée indienne. Ils se produisirent à Asunción, puis à Buenos Aires. Les Maká travestis ainsi en Indiens, incarnèrent une indianité générique, et fixèrent durablement à Asunción la représentation d’une présence indienne chaquéenne « pure » dans le nouveau Paraguay. Ce n’était d’ailleurs pas sans une certaine fascination que les Paraguayens ordinaires observaient les Maká circuler dans les rues d’Asunción longtemps après la guerre, comme s’ils voyaient en eux la manifestation présente de l’une de leur prestigieuse souche ancienne. Ainsi, ce sont en fait les individus ou les groupes parmi les plus proches de la société paraguayenne qui ont été symboliquement purifiés en étant cristallisés dans une identité indienne fossile. Ce qui fonctionne collectivement pour les Maká vaut pour des individus. Capitan Pinturas, qui fut l’un des principaux associé de Belaief, à la fois informateur, guide, qui revêtit l’uniforme et fut distingué en recevant un diplôme d’officier honoraire de l’armée paraguayenne, non seulement n’a pas été incorporé dans l’armée au titre de ses services de vétérans, mais plus encore devint l’un des principaux informateurs des ethnologues sur la culture chamacoco des années 1950 aux années 1970, notamment de Branislava Susnik et d’Edgardo Cordeu. Ainsi, l’un des principaux personnages hybrides dans la guerre du Chaco, est devenu l’un des Indiens les plus « purs » parmi les Indiens après la guerre. Après-guerre, le Chaco perdit en substance dans le discours national. Pendant quelques temps il fut question de mettre à profit la présence des Guaraní occidentaux venus de Bolivie pour peupler le Chaco national, mais dès 1937/1938 la rhétorique nationale du Chaco s’est évanouie. Par contre les Indiens du Chaco n’ont pas été nationalisés. Ils furent cantonnés à la frontière de la république comme subalternes, incarnant une humanité primitive, fossilisée et déclassée, placée à la marge de la nation, et cela de manière durable – alors qu’ailleurs en Amérique latine les politiques indigénistes tendaient à faire tomber les systèmes discriminatoires, à effacer les frontières intérieures, à incorporer les communautés indiennes, et à valoriser les cultures indiennes dans le patrimoine national. Le travail de nationalisation du Chaco qui accompagna la guerre et qui fut un temps étendu aux Indiens n’a pas été mené à son terme. Après-guerre le Chaco reste un espace frontière. La république paraguayenne maintient de ce fait une relation coloniale avec ce territoire et les peuples indigènes. En conservant une culture coloniale, le Paraguay a conduit un processus de nationalisation du Chaco dans la guerre, tout en produisant à la marge de la nation de l’ethnicité. En déléguant aux acteurs privés la gestion des populations indiennes, l’État paraguayen a favorisé leur maintien durable dans des positions subalternes, voire infrahumaine. Ainsi la fluidité des échanges et les transferts d’expériences qui remettaient en question la notion même de frontière, et que l’étude des sensibilités permet de 1 Catalogue de la collection ethnographique publié dans El Liberal (Asunción), 25 novembre 1933, p. 6-7. 80 mettre à jour, furent recouverts par une action symbolique clivante qui enferma les Indiens dans une relation ethnique au Paraguay. Ainsi, bien que en 1926 les Asuncènes étaient tombés sous le charme des Chamacoco que le père Emilio Sosa Gaona était venu leur présenter, encore au début des années 1970 lorsque des anthropologues paraguayens réalisèrent un sondage au cours de la préparation du Congrès de la Barbade afin de savoir comment leurs compatriotes percevaient les Indiens, 77 % d’entre eux répondirent : son « animales porque no están bautizados »1. De manière caractéristique, dans l’Alto Paraguay, l’entreprise Casado différenciait toujours à la fin des années 1970 ses employés pour sa comptabilité entre « Cristianos » et « Indígenas »2. Ainsi, entre les sensibilités et les représentations mentales, l’inertie des stéréotypes et le socle symbolique ont résisté à la force des expériences, tandis que les pratiques se sont ajustées plus facilement au fil des appréhensions concrètes du réel, le temps de l’événement. 1 2 Branislava Súsnik, Miguel Chase-Sardi, Los indios del Paraguay, op. cit., p 288. Archives Puerto Casado, dépouillées par Marie Morel. 81 Une quête d’alliance dans le voisinage culturel et idéologique La politique culturelle française au Brésil dans le contexte de la Guerre froide Marcio Rodrigues Pereira Le terme « voisinage », qui sert à désigner quelque chose qui est proche d’une autre dans l’espace, le temps ou la ressemblance, peut avoir connotation concrète et/ou abstraite. Dans le cas entre le Brésil et la France, ce terme a une signification concrète, puisque le Brésil est le pays qui a la plus grande frontière terrestre avec la France (environ 730 km entre la Guyane et l’Etat brésilien de l’Amapa), qu’abstraite, principalement en fonction de la ressemblance culturelle, en raison de racines communes latines et de l’influence culturelle française au Brésil qui s’est développée depuis le début du XIXe siècle. Cependant, durant la Guerre froide, quand le monde est grosso modo partagé en deux blocus, quand les alliances entre les pays qui pratiquent la même politique économique signifient la formation d’un front contre l’ennemi commun, une autre idée de voisinage entre Brésil et France acquiert de l’importance : le voisinage idéologique. Mais comme celui-ci est déjà assuré depuis la fin de la Seconde Guerre, c’est-à-dire les deux pays s’opposent au blocus soviétique, la politique culturelle française appliquée au Brésil aura paradoxalement les Etats-Unis comme principal antagoniste. Complexe contradiction des relations internationales, le plus grand allié économique et militaire de la France pendant la Guerre froide est, dans la même époque, au Brésil (et certainement en d’autres régions du globe), le major ennemi. En 1948, le consul français au Brésil Henry Hulot a raison et manifeste déjà une conscience aiguë de ce que « nous [Français] n’avons pas à craindre la concurrence italienne ou allemande dans le domaine culturel. L’ennemi numéro un reste et restera le Dollar »1 Le voisinage culturel franco-brésilien Le séculaire voisinage culturel entre le Brésil et la France -hors le fait de la latinité commune des deux pays-, qui est due à la présence culturelle française au Brésil (pas au sens inverse), se réalise durant tout le XIXe siècle de manière spontanée, mieux, conduite par la dynamique du capitalisme global et par le concept de « civilité » à la française, qui est introduit au Brésil en grande partie avec le transfert de la cour de Lisbonne à Rio de Janeiro en 1808. Ici, l’idée de « spontané » sert à différencier une deuxième période, à partir de laquelle la présence culturelle française au Brésil est conséquence, aussi, de la politique culturelle internationale de la France appliquée au pays. Cette deuxième période a sa phase embryonnaire dans la fin du XIXe siècle, avec la création de la première Alliance Française au Brésil en 1886, à Rio de Janeiro ; avance vers le pragmatisme aux années de 1930, avec la première mission universitaire en 1934, à São Paulo ; et atteint son sommet pragmatique, en raison du fait d’être la condition sine qua non pour que la France reste une grande puissance, au contexte de la Guerre froide. Cette deuxième période de la présence culturelle française au Brésil est caractérisée par l’intervention de l’État français au transfert des éléments culturels de la France. Et ce qui nous intéresse dans cet article est comment l’État français pratique sa politique culturelle au Brésil pendant la Guerre froide, une époque où sa politique culturelle internationale sert comme son plus important atout dans les relations internationales afin que la France puisse maintenir son poids dans la géopolitique globale. Le fait est que, depuis la fin de la Seconde Guerre, la France doit compter, plus que jamais, avec l’appui et l’aide des « voisins », et le Brésil est vu par les Français comme un important voisin géographique et –principalement- culturel. L’origine de la politique culturelle internationale française Au dernier quart du XIXe siècle, l’élite économique et politique française, traumatisée par la victoire allemande de 1871, se questionne sur le chemin à suivre pour maintenir et si possible étendre sa puissance internationale. En ce contexte, « un large consensus s’était opéré dans la classe politique 1 Lettre du consul de France à Porto Alegre, Henry Hulot, à la DAS, PA 18/03/1948. AMAE, S. B Amérique, s. s. Brésil, c. 33. 82 sur une politique d’affirmation nationale hautement proclamée ; […] le sentiment de puissance s’étale dans le discours politique dès qu’il s’agissait d’évoquer la position internationale de la France »1. Sans conditions de s’imposer lointaine à travers l’armée, pour des raisons économiques et à cause du grand pouvoir belligérant des ses deux principaux adversaires à l’époque (les Britanniques et les Allemands), la France devient pionnière, depuis la fin du XIXe siècle, à la pratique de la politique culturelle internationale. Bien entendu, la politique culturelle internationale, cette quatrième dimension des relations internationales (les trois autres étant la politique, l’économique et la militaire), est née dans le contexte de l’expansion industrielle et du nationalisme que cette même expansion fait gérer. Elle sert donc à défendre les intérêts économiques et idéologiques de la bourgeoisie nationale, qui la subventionne à travers des institutions de l’État. Appliquée dans un pays étranger, la politique culturelle française doit développer dans ce même pays l’admiration et la sympathie pour les éléments culturels crées par le peuple français, inclus les produits industriels et, comme conséquence logique, l’admiration et la sympathie pour la politique et idéologie existante en France. La politique culturelle internationale deviendra déjà au début du XX e siècle un important outil adopté par les plus grandes puissances européennes dans ses relations internationales2. Restons en France. En général est acceptée l’idée selon laquelle l’Alliance Française représente l’embryon de la politique culturelle internationale française. Fondée à Paris en 1883 par un groupe d’intellectuels, religieux et politiciens de premier échelon, l’Association est reconnue comme d’utilité publique en 1886. Dans son premier statut de mars 1884, on lit que « l’Association nationale [Alliance Française] sert au rayonnement de la langue française dans les colonies et à l’étranger », pour arriver à ce but, elle doit « créer et subventionner des écoles françaises, ou introduire cours de français à l’intérieur des écoles étrangères »3. Cependant, le premier effort, disons plus pragmatique, d’une politique culturelle internationale, débute en 1910 avec la création du Bureau des Écoles et des Œuvres Françaises à l’Étranger (BEOFE), « mettant ainsi fin à la phase où les initiatives privées ou semi privées dominent [Congrégations religieuses, AFAA, Alliance Française, etc.] »4. Durant le premier conflit mondial, on passe d’une politique culturelle sporadique à une phase de politique culturelle plus intense. Le perfectionnement de la politique culturelle internationale Après la Première Guerre, avec la projection des Etats-Unis comme principal acteur dans des disputes internationales, et le surgissement du premier État socialiste, qui s’oppose radicalement à l’idéologie bourgeoise dominant au globe, les relations internationales deviennent plus complexes. Dorénavant, outre le fait de la principale puissance politique et économique d’être localisée de l’autre côté de l’Atlantique, s’imposant ainsi au –antérieur- quasi-monopole des puissances européennes en ce qui concerne les décisions internationales les plus importantes, la naissance de l’URSS fait apparaître un nouveau type d’antagonisme dans les disputes entre les nations : État capitaliste versus État socialiste. En plus, à partir des années vingt, quelques-unes des nations périphériques tentent leurs premiers pas dans la politique culturelle internationale pour ne pas se laisser effacer complètement par les grands ; en ce sens, Brésil et Portugal servent comme deux exemples5. On voit alors l’apparition de nouveaux protagonistes dans des relations internationales en même temps que diminue le poids politique des empires européens. Pour faire face à cette réalité, la France perfectionne et fortifie sa politique culturelle vers l’extérieur. Pour cela, elle créa en 1920, au sein du MAE, le Service des Œuvres Françaises à l’Étranger (SOFE). Le SOFE est composé par des spécialistes sur les diverses parties du monde. Le groupe qui doit définir et guider la mise en place de la politique culturelle française dans l’Amérique latine comprend des personnalités comme George Dumas, Paul Rivet, Ernest Martinenche etc. George Pierre Guillen, « Le discours politique au moment de Fachoda »…, p. 19. Voir par exemple, sur la politique culturelle internationale allemande, Françoise Kreisler, L’action culturelle allemande… 3 M. Brueziere, L’Alliance Française…, p. 11. 4 Hugo Rogélio Suppo, « Le Brésil pour la France »,… p. 127. 5 Sur la politique culturelle internationale brésilienne et Portugaise voir, par exemple, respectivement, Juliette Dumont, L’Institut International de Coopération Intellectuelle et le Brésil… et Marie-jo Ferreira, « As comemorações do Primeiro Centenário da Independência brasileira ou a exaltação de uma modernidade luso-brasileira »… 1 2 83 Dumas devient le principal représentant de l’application de la politique culturelle française au Brésil. Son idée de base est de créer des relations d’amitiés avec les élites et à travers celles-ci développer ses intérêts. La priorité est de participer à la formation des élites de l’éducation basique à l’université. En comparaison avec la politique culturelle des autres puissances, la politique culturelle française appliquée au Brésil, jusqu’avant la Seconde Guerre, se développe avec facilité. Puis, différemment des autres nations, la France retrouve un « sol fertile » au Brésil, qui avait été nourri pendant tout le XIXe siècle par son rayonnement culturel spontané, c’est-à-dire du fait de sa culture, principalement littéraire, philosophique et artistique être déjà la culture étrangère prépondérante au Brésil –au moins chez l’élite1. Ici, le fondamental à retenir est que la politique culturelle française au Brésil, dans le contexte de la Guerre froide, tient sa place et doit son relatif succès, en grande partie, à l’ancienne image et prépondérance culturelle de la France au pays. Présence culturelle française au Brésil aux années de guerre : Un hiatus ? À partir des années quarante, on voit s’accentuer le changement du regard du Brésil sur l’Europe et sur lui-même. En conséquence des deux guerres mondiales, en même temps que l’on constate la décadence des vieux empires européens, se développent l’orgueil national brésilien et la présence culturelle Nord-américaine. Déjà en 1939, l’Ambassadeur français à Rio de Janeiro voit avec pessimisme le projet de commémoration au Brésil du cent cinquantième anniversaire de la Révolution française : « Il y a peu de chances que la suggestion [du MAE à tous les postes diplomatiques] d’associer le gouvernement [brésilien à la commémoration] trouve au Brésil un accueil bien empressé pour trois raisons : le caractère résolument conservateur et antilibéral de l’Estado Novo, ses tendances nationalistes et la position de principe que le gouvernement brésilien a prise contre toute idéologie d’origine étrangère »2. J’exprime quelques réserves sur l’adjectif « conservateur », qui ne me paraît pas convenir au gouvernement du Président Vargas ; de plus, il est important de rappeler que le nationalisme brésilien doit être nuancé en fonction du fait que la politique étrangère du pays, pendant l’Estado Novo (1937 à 1945), est guidée par l’idée du développement industriel, que favorise le pragmatisme au détriment de n’importe quelle idéologie qui puisse empêcher l’avance de la nouvelle bourgeoisie nationale (en opposition à l’antérieur énorme pouvoir de la vielle bourgeoisie agraire). Exactement pour cette raison-là, le gouvernement Vargas rompt avec l’Axe seulement en 1942, donc après l’entrée des EtatsUnis au conflit mondial. Or, dans les années de 1930 les Etats-Unis est le premier partenaire économique du Brésil, l’Allemagne est la seconde, donc, rien n’est plus cohérent dans une politique étrangère de pragmatisme industriel capitaliste, que rompre les relations diplomatiques avec l’Allemagne national-socialiste seulement après le blocus imposé aux Allemands par le principal allié économique et militaire brésilien : les Etats-Unis. Faites les nuances, le diplomate français semble fiable seulement pour une partie de son analyse. En fait le Parti Communiste Brésilien est déjà dans l’illégalité depuis 1922, et le gouvernement Vargas avait placé aussi dans l’illégalité, au milieu des années trente, les partisans du nazisme-fascisme, c’està-dire, deux modèles politiques et économiques à l’époque identifiée avec les gouvernements totalitaires. Mais comme le Président Vargas est lui-même à la tête d’un gouvernement totalitaire, fêter l’anniversaire de la Révolution française deviendrait une gênante incongruité. Celle-ci serait faire la propagande des idéaux de Liberté, Égalité et Fraternité, serait aussi peut-être éclairer l’image de la situation politique française, qu’aux années trente a un peuple très lié aux partis de gauche et, comme on verra sous Pétain, aussi une forte sympathie pour le nazisme-fascisme. Alors, que reste l’image mythique de la « France éternelle », bien sur à la condition qu’elle n’ose pas s’imposer à la réalité du Brésil… (Et bien sûr aussi du propre Hexagone !). Ici je ne prends pas en considération la culture portugaise comme étrangère à la culture brésilienne, au contraire, j’accepte l’idée que la première est la condition sine qua non de la seconde. Sur la présence culturelle française au Brésil au XIX e siècle et première moitié du XXe voir Mônica Leite Lessa,, L’influence intellectuelle française au Brésil…; Denis Rolland, La crise du modèle français…; Hugo Rogélio Suppo, Politique culturelle française au Brésil… 2 Cité par Denis Rolland, La crise du modèle français…, p. 315. 1 84 Dans les années suivantes -realpolitik brésilienne à part-, à cause de l’Armistice, l’image de la France devient ambiguë au Brésil. Mais d’une ambiguïté asymétrique. Puis l’image traditionnelle, la séculaire, est celle qui reste imprégnée dans l’histoire des mentalités, donc, dans l’histoire de longue durée, et c’est celle-là qui restera après la guerre. Déjà l’image de l’alliance franco-nazie reste plutôt liée à l’histoire politique, donc celle de courte durée : Pour les brésiliens des années de Guerre froide, Vichy représente un hiatus dans l’histoire de la France. Dans ce nouveau contexte, au Brésil, la politique culturelle internationale vichyste est conduite par l’ambassade française à Rio de Janeiro, ce qui n’empêche pas la diffusion, hors des milieux diplomatiques officiels, de la France résistante, qui a sa politique culturelle internationale dirigée à partir de Londres et ensuite d’Alger. Situation assez complexe, déjà que, a priori en opposition, les deux directions ont eu des occasions de voir ses intérêts aller vers la convergence. Le meilleur exemple en ce sens est la défense et l’effort à sauvegarder l’image positive du « génie » français dans les arts et la pensée ; chose qui évidemment intéresse vichystes et résistants. La tournée théâtrale dirigée par Louis Jouvet, qui débute à Rio de Janeiro en 1941, est subventionnée par le gouvernement de Vichy et en même temps reçoit l’appui des résistants français à Londres et au Brésil. Quant à Louis Jouvet, dans ses nombreuses interviews et conférences au Brésil, il n’avoue jamais représenter la diplomatie de Vichy, ni être un sympathisant de la Résistance. À l’époque, il s’auto définit toujours comme porte-parole de l’art théâtral français1. Il faut dire que, selon Denis Rolland, entre 1941 et 1945 « La troupe [dirigée par Jouvet] joue dans 11 pays de l’Amérique latine, elle donne plusieurs centaines de représentations (…). En 1941 et 1942, il s’agit d’une mission officielle, de la principale action de la propagande culturelle financée par l’État (gouverné par Pétain). En 1945 pourtant, l’acteur et quelques fidèles sont accueillis à Paris comme des héros de la France Libre, ils sont félicités par De Gaulle pour leur remarquable ‘ambassade itinérante’ »2. Pendant les années de guerre, la tournée dirigée par Louis Jouvet est l’unique exception au hiatus de la pratique de la politique culturelle de l’État français au Brésil, qui jusqu’à 1939 consiste fondamentalement à créer des institutions et subventionner des artistes et intellectuels en mission au pays. Bien entendu, la présence culturelle française au Brésil reste constante dans la même période, mais cette présence est due aux institutions et aux personnes d’origine française déjà sur place avant la guerre : les Alliances Françaises de Rio de Janeiro (créée en 1886), São Paulo (1934), Curitiba et Porto Alegre (créées à la fin des années trente principalement pour faire concurrence aux langues italienne et allemande, qui sont très présentes au sud du Brésil à cause du grand nombre de migres de ces deux pays ) ; le Lycée français de São Paulo (fondé en 1925, actuel Lycée Pasteur), le Lycée franco-brésilien de Rio de Janeiro (fondé en 1915, rebaptisé comme Lycée Molière) ; les congrégations religieuses françaises ou dirigées par des français (en 1945 il en existe une vingtaine au Brésil) et les professeurs, chercheurs et enseignants qui ont été envoyés en mission au Brésil avant la guerre, dont la majeure partie reste jusqu’à la fin du conflit3. États-Unis, principal allié économique, militaire et idéologique et majeur adversaire à la politique culturelle internationale française Dans le tableau géopolitique d’après-guerre, l’importance économique, belliqueuse et politique de la France recule. Et comme l’importance culturelle d’une nation, entre ses contemporains, est toujours liée à son poids économique, belliqueux et politique, la prépondérance de la culture française chez l’élite brésilienne périclite. D’un autre côté, sa relative faiblesse dans ces trois niveaux des relations internationales peut être atténuée par sa traditionnelle brillante réputation culturelle au Brésil. Conscient de cet atout, plus que jamais en son histoire, l’État français développe un grand effort en fonction de sa politique culturelle vers le Brésil –et le monde-. Dès ce début, ses principaux obstacles sont le nationalisme brésilien et la culture nord-américaine, qui s’impose beaucoup moins par la tradition que par sa force économique et belliqueuse, donc aussi politique. Il ne faut pas oublier l’importance du théâtre aux années quarante, particulièrement du théâtre français et du propre Louis Jouvet qui, à l’époque, était très réputé au Brésil. Sur le passage de Louis Jouvet au Brésil, voir Denis Rolland, Louis Jouvet… ; sur l’histoire du théâtre français au Brésil, voir Marcio Rodrigues Pereira, Le théâtre français au Brésil… 2 Denis Rolland, Louis Jouvet…, dans la présentation. 3 Marcio Rodrigues Pereira, Presença cultural francesa no Brasil… 1 85 En même temps que la politique culturelle internationale devient un des atouts les plus importants pour les relations internationales de la France, elle doit aussi être plus maîtrisée que jamais, elle doit êtres appliquée de façon plus subtile. Dorénavant la France doit exporter sa culture, son image, tout en se souciant de ne pas faire croire qu’elle est en train d’imposer une culture supérieure. L’expression « action civilisatrice » d’une nation, qui à travers sa culture « civilise » un peuple étranger, les habitantes des États perçus comme retardataire, doit être remplacée par le concept de « échanges culturels ». Les barbaries (mot qu’est utilisé souvent pour définir les pratiques des peuples vues comme « non civilisés ») des deux Grandes Guerres, qui sont causées par et se passent principalement entre les pays qui se croient les plus avancés, les plus « civilisés », réveillent avec force, en particulier aux pays qui à partir du début des années cinquante passent à êtres nommés de Tiers Monde, la conception de « relativisme culturel ». Cette même conception qui sert à nourrir les luttes d’indépendance en Asie, Moyen-Orient et Afrique, et que en Amérique latine fait renforcer les nationalismes -inclus le nationalisme brésilien. Le second souci qu’a la France dans sa politique culturelle appliquée au Brésil –et au monde- à partir de 1945, qui reste une constante pendant la Guerre froide, est d’avoir la culture anglo-saxonne comme majeur adversaire et, en même temps, besoin des Etats-Unis comme principal allié économique et militaire. La victoire française contre les Allemands est possible grâce à l’entrée en guerre des Soviétiques et Nord-américains en 1941. La France a donc comme alliés, immédiatement après-guerre, les deux majeures puissances du globe. Mais rapidement elle réalise que les Etats-Unis est le plus grand adversaire à surmonter, en ce qui concerne l’influence culturelle dans la géopolitique, pour qu’elle puisse récupérer sa traditionnelle importance dans des relations internationales. De la même façon, en 1947 elle constate la nécessité et agit en fonction de s’éloigner carrément de l’URSS, entre autres, licenciant ses ministres communistes (pro- soviétiques) en mai de la même année, pour bien s’adapter aux suggestions de Washington et, quelques mois plus tard, à la doctrine Truman et son complément économique le Plan Marshall ; cette énorme aide nord-américaine qui entre décembre de 1947 et octobre de 1951 transfert à la France 2.756 milliards de dollars, soit 22, 2 % de tout le financement américain à la reconstruction européenne (Montant seulement inférieur à ce que reçoit la GrandeBretagne à la même période : 2.825 milliards, soit 22, 9 % du total des 12.321 milliards dépensés par le Plan Marshall. Le restant étant partagé entre les autres 15 pays européens)1 Encore en 1947, la France intègre depuis son origine l’Organisation européenne de coopération économique (OECE). Institution composée par tous les pays bénéficiaires du Plan Marshall et que représente la première ébauche d’alliance libérale occidentale face à l’Europe socialiste. Dans le plan de la défense, en conséquence de l’expansion du pouvoir soviétique à l’Est, les Européens occidentaux insistent auprès des Nord-américaines pour un nouvel accord militaire. Celui-ci est concrétisé avec la signature du traité de l’Atlantique Nord, en avril 1949, auquel participent outre les Etats-Unis et le Canada, la France et plus neuf pays européens. Si par voie de règle les historiens acceptent l’idée que la Guerre froide a son début le plus évident en 1947, c’est dans cette même année que le gouvernement français fait carrément le choix de son champ. A l’intérieur de l’Hexagone doit prévaloir l’idée de voisinage idéologique au American way of life, en opposition aux voisins géographiques de l’Est. Par contre, pour augmenter son importance et faire valoir ses intérêts à l’extérieur, qui durant notre période s’opposent à plusieurs occasions aux intérêts Nord-américains, la France s’efforce énormément, principalement à travers sa politique culturelle internationale, en fonction de garder son image de pays de « grande culture » millénaire et autonome, qui s’occupe des choses d’esprit, de la philosophie, des arts, de la littérature, en opposition à la culture Nord-Américaine, qui est souvent décrite, par les français, dans la documentation consultée, comme la culture de la technique, des besoins plus immédiats et superficiels des hommes. D’ailleurs ce type de critique, qui a l’intention de diminuer l’importance de la culture nord-américaine, a sa problématique accentuée au Brésil du fait de la politique culturelle française appliquée dans un pays qui vit exactement une phase d’accéléré développement industriel, où les techniques et les sciences physiques, chimiques et d’ingénieries sont prioritaires. Là encore on est devant une autre grande difficulté trouvée par les français au Brésil pour maintenir son influence culturelle : ajouter à sa traditionnelle image de voisinage culturelle linguistique, littéraire, philosophique et artistique, l’idée 1 Stanislas Jeannesson, La Guerre froide…, P. 31. 86 qu’elle peut aussi servir aux intérêts plus urgents du contexte socio-historique brésilien, au développement industriel du pays. Plutôt une différence de marchandise qu’une différence culturelle On est ici devant une situation très délicate à analyser. Le contexte de Guerre froide nous permet de constater plus nettement l’importance de la politique culturelle internationale française, il nous fait percevoir de façon plus claire que les alliances dans les relations internationales au monde capitaliste cachent toujours l’antagonisme, qui reste latente, entre les alliés. Espèce de antagonisme que, s’il y ne peut pas se concrétiser militairement (avec la guerre) ou économiquement (avec sanctions, blocus économiques, protectionnismes…), il se réalise en toute plénitude à travers la politique culturelle internationale, à travers du soft power. La documentation consultée nous montre cette constante ambiguïté (alliés dans les relations internationales en général et féroces adversaires dans la dimension culturelle), au Brésil, aux relations entre la France et les Etats-Unis. Mais il faut néanmoins nuancer l’idée d’antagonisme culturelle entre ces deux pays, déjà qu’il se réalise plus dans la rhétorique des représentants de la politique culturelle française que dans la constatation empirique, mieux, empiriquement, l’un veut exporter Astérix et l’autre John Wayne. Puis, dans contexte de Guerre froide, les deux pays sont des avatars dans la défense de la culture capitaliste de masse engendrée de manière extraordinaire après la Seconde Guerre. Dans leurs politiques culturelles internationales, en même temps qu’ils insistent sur le besoin de valoriser les particularismes culturels de chaque peuple1, ils « imposent », en pratique, que de tels particularismes culturels doivent s’adapter aux exigences de l’idéologie de marché. Ainsi, les particularismes culturels se métamorphosent en simples marchandises, c’est-à-dire, Astérix, John Wayne et Macunaíma2 ont le même esprit qu’un Big-Mac. Ce qui nous fait aboutir à la très connue « pensée unique », qui s’impose avec la fin de la Guerre froide. En ce sens, la politique culturelle française et nord-américaine sont plutôt alliées. Elles ont en commun la défense du capitalisme national / libéral en opposition aux idéaux universalistes et progressistes soviétiques. Au Brésil, où le Parti Communiste est dans l’illégalité et où les relations diplomatiques avec l’URSS resteront rompues pendant toute la période ici analysée3, la France et les Etats-Unis ont l’avantage d’exercer leur politique culturelle avec la quasi-absence, au moins directe et légale, de la concurrence soviétique. La France face au nationalisme brésilien et les autres puissances culturelles européennes Sur ce sujet des pays de l’Est et asiatiques, voir par exemple l’article d’Anne-Chantal Leandri-Lepeuple, « L’enjeu culturel de Radio Free Europe, Radio Liberty et RIAS »… Dans cet article, Anne-Chantal nous montre comment les radios des pays de l’Est et asiatiques, soutenues par les Etats-Unis et les pays de l’Europe occidentale, se servent de programmes qui valorisent les éléments de la culture musicale, folklorique et religieuse locaux pour alimenter la résistance à l’universalisme soviétique. Dans les pays asiatiques par exemple, la Radio Liberty va « également considérer l’islam comme un élément de résistance et, à ce titre, la résurgence identitaire du monde musulman fut prise en compte et soutenue », dans « la Radio Free Afghanistan, les émissions furent systématiquement ouvertes par une lecture du Coran pour mettre l’accent sur la religion, spécificité culturelle à utiliser dans la lutte contre les Soviétiques », p. 60. 2 Macunaíma est un personnage de la littérature brésilienne créée par l’écrivain Mário de Andrade en 1928, l’année de la première édition de son livre Macunaíma. Il représente, selon l’idée de son créateur, l’âme du peuple brésilien. En raison de son grand succès national tant pour le public que pour la critique, dû au charisme du personnage, en 1969 le réalisateur Joaquim Pedro de Andrade adapte le roman au cinéma, avec le même titre. 3 Fondé en mars 1922, le Parti Communiste Brésilien est mis dans l’illégalité en juin de la même année. Il a acquit nouvellement le droit à la légalité en 1945 et a se droit a été une autre fois retiré en avril 1947. Ensuite, il ne reviendra que comme parti politique légal seulement en 1985, avec la fin de la dictature militaire. Le Brésil et l’URSS n’ont pratiquement pas des relations diplomatiques entre 1917 et 1945. Ils ont un bref rétablissement de ces relations entre avril 1945 et octobre 1947, l’année où le Président Dutra rompt unilatéralement les contacts avec l’URSS. Les relations diplomatiques sont rétablies en novembre 1961. Mais cette fois avec une série de contraintes, comme les impositions faites par le gouvernement brésilien au nombre limité de fonctionnaires russes pour l’Ambassade à Rio de Janeiro et l’interdiction à ces mêmes fonctionnaires de s’éloigner de l’Ambassade au-delà d’un rayon de plus de 35 kilomètres. Avec le coup d’Etat militaire en 1964, les relations entre les deux pays restent presque nulles jusqu’à la fin des années soixante-dix. En rapport à la Chine, le Brésil rompt ses relations diplomatiques en 1949. Il reconnaît officiellement la République Populaire de Chine seulement en 1974. 1 87 La nouvelle politique culturelle française dirigée au Brésil est élaborée en 1945, ayant comme une des instructions fondamentales le rapport fait par la mission dirigée par Pasteur Vallery Radot et Raymond Ronze. Cette mission a eu comme fonction « évaluer l’image de la France et ses institutions aux pays latins de l’Amérique ». La conclusion du rapport dit que « l’accueil chaleureux que la mission a reçu, s’explique par l’affection que les nations latino-américaines ont pour la France et par le désir qu’elles ont de lutter contre l’expansion intellectuelle des Etats-Unis »1. A partir de la lecture de ce rapport, on peut comprendre pourquoi, en plusieurs moments, les responsables de l’exécution de la politique culturelle française essayent de s’utiliser du nationalisme brésilien contre les éléments culturels venus des Etats-Unis, perçus par beaucoup de brésiliens comme partie de la politique impérialiste Nord-Américaine. On voit que, même si le nationalisme brésilien (qui s’accentue aux années cinquante et soixante) est un obstacle à la culture française, son majeur obstacle est et restera les Etats-Unis. Loin de pouvoir dispenser le même budget que les Nordaméricains, les Français vont utiliser de la stratégie de lancer une force (le nationalisme brésilien) contre l’autre (l’impérialisme Nord-américain). Au Brésil, contre la présence culturelle Nord-américaine, les Français s’appuient sur leur vielle rhétorique sophiste, selon laquelle la culture française est universelle et les autres sont soit impérialistes soit régionalistes. Mais on constate que, comme à la fin du XIXe siècle, après la Seconde Guerre et en particulier au gouvernement De Gaulle, le nationalisme français, surnommé de façon euphémique « culture universaliste », canalisé à l’étranger par sa politique culturelle, aide énormément la France à maintenir son importance dans des relations internationales. Avant et durant la Seconde Guerre, la France pouvait même considérer les Allemands et les Italiens comme des adversaires de poids en ce qui concerne l’influence culturelle au Brésil. Il y avait une raison à cela, le Sud du pays, particulièrement l’État de Rio Grande do Sul, comptait un taux important d’immigrants italiens et allemands. Dans cet État, les Allemands arrivent à représenter entre 14 et 20 % de la population. La réputation des immigrants allemands, selon les observateurs français, est celle d’un peuple s’intégrant difficilement. La création et le maintien d’écoles laïques et religieuses où l’on ne parle que la langue germanique donne raison à cet argument. Cependant, comme le note le consul de France à Porto Alegre, avec la défaite du Reich et le décret du Président Vargas « prohibant l’emploi de langues étrangères ayant été abrogé, on ne peut que reconnaître en toute objectivité que l’influence allemande est en décroissance dans la circonscription », et le consul de conclure que, dans ces circonstances, la culture allemande « perd son caractère combatif »2. Si la position de la culture allemande au Brésil après la déroute de l’Axe n’était pas confortable, celle de la culture italienne n’était pas très différente. Même si celle-ci ne souffrit pas de l’antipathie encourue par la communauté allemande, peut-être à cause du fait que « très peu d’Italiens ont répondu à l’appel de leur pays lors de son entrée en guerre »3. En 1948, le consul général italien rencontre de sérieuses difficultés pour réactiver l’Instituto de Cultura Italo-Riograndense, qui avait été créée en 1935 avec le nom de Instituto Dante Alighieri4. Sur les britanniques, ils sont peu mentionnés dans la documentation consultée. Quand les Français les citent, c’est presque souvent en les incluant comme une sorte de renforcement à la présence culturelle Nord-Américaine. Même que le British Conseil travaille de façon active au Brésil pendant notre période, principalement à travers des cours dans la Cultura Inglesa (au Brésil, espèce de version britannique de l’Alliance Française), les Français le perçoivent plutôt comme un représentant mineur – mais bien sûr important- de la culture anglo-saxonne. L’importance du Brésil pour la France Et quelle est l’importance du Brésil pour la France à la période de Guerre froide ? Au contraire du changement qui se passe avec la France, la fin de la Seconde Guerre fait augmenter le poids politique de l’Amérique latine dans des relations internationales, particulièrement du Brésil. Les Français constatent la nouvelle réalité. Les correspondances entre les diplomates au Brésil et le MAE 1 Rapport de la Mission en Amérique Latine. Paris, 01/07/1945. DGRC, MAE, AMAE. Lettre du consul de France à Porto Alegre, Henry Hulot, à la DAS, PA 18/03/1948. AMAE, S. B Amérique, s. s. Brésil, c. 33. 3 Idem. 4 Idem. 2 88 la montre avec fréquence, par exemple dans le plan « ultra secret » de sa politique culturelle définie pour la région en 1947, où l’on peut lire : « Depuis 1939, le Brésil, l’Argentine, le Chili et l’Uruguay, se sont très nettement industrialisées. Les ressources minières, en fer surtout, promettent au Brésil un avenir industriel de premier plan […] Toutes sont représentées à l’ONU, où elles comptent 20 voix sur 51 [en 1947], près de 2/5 des votes. On peut dire sans exagération qu’aucune décision importante n’est prise à l’Assemblée de l’ONU sans l’accord de l’Amérique latine. […] Faire de ce continent, non seulement un grand foyer de la langue française, mais encore un centre de rayonnement de nos arts, sciences, idées […] serait donner à notre culture dans le monde une possibilité d’expansion infiniment accrue. Enfin, du point de vue politique, l’Amérique latine peut nous apporter une aide précieuse […] Elle nous l’a en fait déjà donnée. La décision d’adopter aux grandes conférences la langue française comme langue de travail, sur pied d’égalité avec l’anglais, celle aussi d’installer à Paris l’organisation intellectuelle mondiale [UNESCO], n’auraient sans doute pas été prises sans l’appui des Républiques latino-américaines. Même à l’égard des grandes puissances, surtout les USA, notre position peut être infiniment renforcée, si nous disposons d’une influence [culturelle] solide dans ces Républiques »1 Outre de représenter un grand marché, on vient de voir que l’Amérique latine peut servir énormément aux intérêts politiques de la France aux relations internationales, inclus et peut-être principalement si bien instrumentalisée comme alliée attachée à l’idée de voisinage latin ; qui est en fait la raison pour laquelle la France reçoit l’appui de la région pour maintenir sa langue comme langue officielle –avec l’anglais- dans des institutions multinationales et pour l’installation de l’UNESCO à Paris. Ainsi le Brésil, comme majeure puissance territoriale, démographique et économique de la région, doit donc recevoir une attention spéciale de la politique culturelle française. Immédiatement après la Libération, encore en 1944, la France envoie au Brésil son premier attaché culturel (Poste crée dans la même année, l’attaché culturel doit s’occuper entièrement de tout en ce qui concerne la divulgation de la culture française au pays où il travaille). Déjà l‘année suivante, la France organise une méga exposition pour montrer ce qu’est devenue la « nouvelle France », occupant les salles du Musée des Beaux Arts, de l’éminent bâtiment du ministère de l’Éducation (l’actuel édifice Gustavo Capanema, à Rio de Janeiro) et au Casino de Copacabana. Sont exposés tableaux, sculptures, arts décoratifs (céramiques, bijoux, mobiliers etc.), disques, livres et films ; outre des produits comme vins, champagnes, parfums, haute couture etc. Pour clôturer, une grande tournée de La Comédie Française. Je n’ai pas pu le confirmer, mais étaient inclus dans le projet grands concerts pour casinos ou music-hall2. La présence culturelle française dans des nouveaux espaces et classes sociales brésiliennes Une autre importante nouvelle de la politique culturelle française au Brésil durant la Guerre froide, vient du besoin des français d’étendre leur présence culturelle sur les régions plus éloignées d’énorme territoire brésilien. Régions auparavant négligées, entre autres, à cause de leurs poids économique et politique moins important que les régions sud et sud-est du pays, en particulier les états de Rio de Janeiro et São Paulo, où en général a été centrée la politique culturelle française. Après la Guerre, se développent les luttes pour l’indépendance à l’intérieur des colonies françaises, et comme la Guyane fait frontière avec le Brésil, l’État français, à travers sa politique culturelle, augmente la subvention dans la région Nord du pays. Le Collège Notre Dame de Nazaré, à Belém du Para, qui est dirigé par une congrégation religieuse française, se voit transformé en un petit centre stratégique, où les prêtres et missionnaires sont conseillés à inculquer aux étudiants une conscience de grande admiration pour la France métropolitaine, au même temps ils doivent empêcher le développement de quelque sympathie pour des mouvements séparatistes qui puissent arriver à la voisine Guyane3. À l’autre extrême du pays, la France s’efforce aussi d’augmenter sa présence culturelle, puis comme déjà dit c’est au sud du Brésil où sont concentrés la plupart des migrés Allemands et italiens. C’est que même avec le déclin suite à la perte la Seconde Guerre, déjà dans la Plan d’action pour l’Amérique Latine (très confidentiel). DGRC. (Date illisible) Paris, 1947. AMAE, S. Relation culturelle, 1945-1947, c. 144. 2 Lettre d’Ambassadeur d’Astier au MAE. Rio 30/03/45. Service des Œuvres, MAE, AMAE. 3 Note interne de la DGRC, MAE. Paris 22/09/1948). AMAE. 1 89 seconde moitié des années cinquante, les italiens et la RFA ont réussi à récupérer et réactiver leurs institutions au Brésil responsables pour la divulgation de leurs respectives cultures et langues. Comme le projet élaboré par la France a comme condition sine qua non pour son succès l’expansion de sa langue, l’éducation reçoit une attention privilégiée. La France commence à financer, systématiquement, les collèges et les missions religieuses dirigés par des congrégations religieuses d’origines françaises ou étrangères administrées par des français au Brésil (en 1946, il a 23 congrégations religieuses françaises éparpillées dans tous les états brésiliens). Il est motivé et ensuite concrétisée la création des Alliances Françaises dans presque toutes les capitales des états brésiliens. Comme la culture nord-américaine arrive à toucher plus directement les couches populaires, les Français vont créer des filiales de l’Alliance aux centres plus éloignés et plus pauvres -ici encore une innovation dans notre période, déjà que depuis le début du XXe siècle la politique culturelle française a ciblé presque qu’exclusivement l’élite brésilienne. Ainsi est que déjà en 1945 sont créées les Alliances de Belo Horizonte, Juíz de Fora, Fortaleza et Santos ; ensuite les Alliances de Recife, Salvador, Belém, Natal, Florianópolis e Pelotas (toutes avant des années cinquante). En 1983, on compte 31 Alliances au Brésil, quelques-unes avec plusieurs filiales, comme celle de Rio de Janeiro avec 6 filiales et celle de São Paulo avec 8. Encore en 1983, il a 34 000 étudiants inscrits dans les Alliances au Brésil1. Au milieu des années soixante-dix est créée l’École Française de Brasília, aujourd’hui Lycée François Mitterrand, qui depuis son inauguration fait que l’enseignement primaire et secondaire français sont représentés dans les trois plus importantes villes du Brésil : le Lycée Pasteur à São Paulo (principal centre économique du pays), le Lycée Molière à Rio de Janeiro (ex-capitale nationale et vitrine brésilienne pour le monde) et le Lycée de Brasília (capitale nationale depuis 1960). La France fait construire deux importants centres culturels que font beaucoup de succès entre les classes moyennes et haute brésiliennes depuis la deuxième moitié des années cinquante jusqu’aux années de 1970 : à Rio de Janeiro est créée la Maison de France en 1949, qu’a son théâtre inauguré en 1956 ; à São Paulo, le Centre Culturel de l’Alliance Française ouvre les portes de son théâtre en 1963. Comme le théâtre français a un très bon accueil au Brésil, depuis 1945 la France envoie, tous les deux ans, des grandes troupes théâtrales en tournée au pays ; à partir de 1960 et jusqu’à 1970 (je ne fis pas des recherches sur le théâtre après cette date), ces mêmes tournés deviennent annuelles. En plus, depuis la deuxième moitié des années cinquante et jusqu’à l’année de 1970, l’État français soutient financièrement deux groupes de théâtre franco-brésiliens : Les Comédiens de l’Orangerie, installés à Rio, et Les Strapontins à São Paulo. Les deux troupes ont eu des succès auprès du public et des critiques pendant toutes les années soixante. Il est important de rappeler que ces deux centres culturels, comme les Alliances Françaises, possèdent des bibliothèques, discothèques, vidéothèques, et certaines des salles de cinéma de films, dans lesquelles la France divulgue sa culture littéraire, musicale et cinématographique. Toujours avec l’intention d’augmenter sa présence au milieu académique brésilien, pour à travers l’élite intellectuelle et scientifique conduire aux autres groupes sociaux sa culture, le Français d’après Seconde Guerre a accru le nombre de bourses d’études pour des étudiants et chercheurs brésiliens en France. S’efforce aussi en avoir des places, aux centres de recherches et universités brésiliennes, à ses propres professeurs et chercheurs. Pour faciliter son rapport culturel, scientifique et technique avec le Brésil, sont signés deux importants accords entre les deux pays : en 1948, l’Accord culturel franco-brésilien et, en 1967, l’Accord de Coopération technique et scientifique. Pendant la Guerre froide, l’État français, par l’action du MAE, intensifie énormément son effort pour transférer les éléments de sa culture à travers le monde. Sa politique culturelle internationale devient un de ses principaux atouts pour récupérer le poids économique et politique de la nation dans la géopolitique internationale. Ayant les Etats-Unis comme principal allié économique, militaire et idéologique contre le blocus soviétique, la France a aussi ce même pays, parfois, comme un de ses principaux antagonistes dans des disputes internationales. Ainsi doit-elle chercher des appuis ailleurs pour imposer son 1 M. Brueziere, L’Alliance Française… 90 autonomie et réaliser ses intérêts. L’une des manières la plus efficace qu’elle trouve est de s’approcher des autres nations, en particulier des nations avec lesquelles elle a déjà un certain voisinage culturel. En ce sens, le Brésil apparaît comme un partenaire idéal pour la France. Il est un pays séculairement influencé par la culture française ; outre le voisinage culturel, il est son plus grand voisin en frontière terrestre et, pendant la Guerre froide, a eu toujours des gouvernements éloignés idéologiquement et même diplomatiquement de l’URSS. En plus, comme la France, le Brésil veut aussi maintenir son autonomie par rapport à l’impérialisme Nord-américain –qui essaie de s’imposer en utilisant –entre autres- un autre concept de voisinage : le Panaméricanisme. Est important aussi le fait que le Brésil a vu accroître son importance dans des relations internationales, principalement en fonction de son développement industriel accéléré dans la même période. Marcio Rodrigues Pareira, ex-professeur d’histoire de la politique étrangère brésilienne à l’Université Cândido Mendes à Rio de Janeiro, est doctorant à l’Université de Strasbourg. 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Espace frontière par définition, il a été pensé à partir de la représentation « civilisation et barbarie » qui mettait en opposition deux mondes étanches. Or, cette vaste région demeurée à l’écart du contrôle des Etats était travaillée en profondeur par les différents fronts de colonisation. De ce fait, le Chaco était un territoire où circulaient les hommes, les objets, les idées, les sensations. La circulation du sensible brouillait ainsi ce que le symbolique prétendait séparer. Notre proposition est d’identifier quelles sont ces circulations du sensible qui traversent la « frontière », afin de comprendre comment le symbolique en gommant ces expériences a maintenu le Chaco paraguayen dans un état d’espace frontière. Mots clefs : Paraguay, Chaco, colonisation, Indiens, sensibilités Resumen En qué la historia de lo sensible permite complejizar y renovar la noción de frontera? Nos proponemos examinar la situación del Chaco, en curso de colonización, hacía los años 1920-30. El Chaco boreal era entonces pensado como un "desierto" por las literaturas nacionales (Bolivia, Paraguay, Argentina). Espacio fronterizo por definición, el Chaco fue representado desde la oposición "civilización / barbarie", como lugar de contacto entre dos mundos impermeables. Sin embargo, esta vasta región que se había mantenido al margen del control de los estados era trabajada en profundidad por los diferentes frentes de colonización. Así, el Chaco era un territorio por el que circulaban hombres, objetos, ideas y sensaciones. La circulación del sensible revolvía así lo que el simbólico pretendía separar. Nuestra propuesta es definir cuáles son estas circulaciones del sensible que cruzan la "frontera", luego de estudiar cómo el simbólico al borrar estas experiencias ha mantenido el Chaco paraguayo en un estado de espacio frontera. Palabras claves: Paraguay, Chaco, colonización, indígenas, sensibilidades Abstract How the history of sensitive makes it possible to complex the concept of frontier? In order to answer this question, we propose to examine Chaco in colonial situation, in the 1920/1930 years. At that time, the boreal Chaco was described as a "desert" in Bolivia, in Paraguay, in Argentina. It was represented according to the system of "civilización and barbarie" which put in opposition two tight worlds. However, this vast area remained with the margin of the States was worked in-depth by the front of colonization. So Chaco was a territory where men circulated, objects, ideas, feelings. The circulation of sensitive thus scrambled what the symbolic system claimed to separate. Key words: Paraguay, Chaco, colonization, Indians, sensitivities 92