Marges linguistiques - Numéro 7, Mai 2004 - M.L.M.S. éditeur
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Il existe des mots dont on ne sait pas vraiment ce qu’ils veulent dire. Pourtant cela n’empêche
qu’ils sont définis et employés couramment. Par exemple « à la portée de » ou « hors de la
portée de » se basent explicitement sur l’appréciation subjective. Et cela non seulement à
l’égard d’une personne à son propre sujet, mais encore à l’égard de l’autre. Implicitement, il
existe également toutes les connotations que peut avoir le mot « la portée ».
En français, il existe des expressions toutes faites qui « aident » à fabriquer l’affection
psychopathologique en servant comme signifiant. Regardez les nombreuses expressions autour
de « poil » : « ne pas avoir un poil sur le caillou », être chauve ; « ne pas avoir un poil de
sec », transpirer abondamment ; « brave à trois poils », fanfaron ; « avoir un poil dans la
main », être paresseux ; « tomber sur le poil », attaquer, importuner quelqu’un ; « de tout
poil », de toute espèce de gens ; « à poil », tout nu ; « être de bon ou mauvais poil », être de
bonne ou mauvaise humeur ; « être au poil », très bien, satisfaisant ; « au petit poil, au quart
de poil », tout juste. J’abrège, il y en a davantage. Pour finir : « se poiler », rire aux éclats. On
l’aura compris : en français, on est porté sur le poil. Quoi d’étonnant à ce qu’un patient ait une
phobie du poil ! Le phobique tout comme le paranoïaque est persécuté par le langage.
Un patient déprimé et invalide parle d’une après-midi de pêche. Ce qu’il faudra entendre,
c’est que ce sont moins les poissons qui l’intéressent dans cette histoire que le fait « d’avoir la
pêche », c’est-à-dire « d’être en bonne forme, d’avoir la chance ». Il n’est pas indifférent que
le « péché » soit le mot qui suit dans le dictionnaire. Car celui qui « a la pêche » fait parfois
« une bouchée » du péché.
Enfin, un dernier exemple : le « retard ». Comme le mot l’indique, il est tard, trop tard.
Mais pourquoi « re-tard » ? Parce qu’on a été retardé, qu’on a pris du retard ? Mais par rapport
à quoi et en quoi ? Quel parent n’a pas l’habitude d’écrire un mot d’excuse de retard de son
enfant pour la conseillère d’éducation de l’établissement scolaire ? Et voilà, toute la famille se
plonge dans une question existentielle. Par quoi ce retard a-t-il été causé ? Comme il faut une
excuse précise, mieux vaut être concis pour ne pas passer pour un fou. Alors mieux vaut in-
venter un motif que de faire une rédaction aussi farfelue qu’un essai sur le devenir du temps
chez un écolier entre le lever et le franchissement du portail de l’école. Pourtant, la vérité est
là. Et il ne faut pas non plus donner le mauvais exemple à son enfant en inventant une excuse.
Mais dire la vérité sur un re-tard, c’est parfois trop demander. Surtout quand quelqu’un s’est
levé à l’heure. Une fois que l’enfant aura soumis l’excuse à l’établissement, il pourra attester à
quel point les conseillères se plaignent du manque d’imagination des mots des parents ! Tou-
jours la même excuse ! Les fabricants de montres n’ont pas encore songé à toutes les straté-
gies de vanter leurs produits !
4. Les vicissitudes de la traduction
Voici un exemple tel qu’il s’est présenté pendant un de mes derniers cours. Dans la retra-
duction entre l’allemand et le français, on réalise le clivage auquel prête le terme de « plaisir »
dans les deux langues. En général, les termes allemands – et surtout ceux qui apparaissent
dans le Vocabulaire de la Psychanalyse (Laplanche et Pontalis) – se caractérisent par leurs
compositions. Ceux-ci comportent des préfixes et des suffixes indiquant des mouvements au-
tour d’un radical qui n’ont plus grand-chose à voir avec la grammaire, mais qui conjuguent des
représentations inconscientes. Ces dernières subissent des mouvements que la spatialisation
et la temporalisation, au sens phénoménologique, cherchent à raccrocher à un corps qui les vit
et les perçoit (un « corps vécu »), à défaut d’y trouver un sujet. Ce fonctionnement particulier
de la langue allemande donne déjà assez matière de compréhension quant au « morcelle-
ment » ou l’ « éclatement » qui caractérise les états psychotiques et déficitaires (Wolf, 1995,
1998). Au cours de l’enseignement, l’exemple des termes « envie » (Neid, Lust) et « jalousie »
(Eifersucht) a été proposé. En allemand l’« envie » est irréductible, le terme ne comporte pas
de composition. En français, il possède un double sens : plaisir et envie. (Un double sens n’est
pas un sens contraire d’un point de vue grammatical. Cependant, il l’est d’un point de vue psy-
chique à cause de l’ambivalence qu’il suscite). Tandis que le nom allemand de la « jalousie »
est une composition de deux termes (Eifer = empressement, Sucht = addiction, toxicomanie
ou recherche). Celle-ci donne, en plus, lieu à un proverbe allemand
en la comparant à la pas-
sion (Leidenschaft, Leiden = souffrance ; schaffen = créer, création) : la jalousie est une pas-
sion qui cherche avec empressement ce qui crée la souffrance.
Eifersucht ist eine Leidenschaft, die mit Eifer sucht was Leiden schafft.