Conférence de Macroéconomie, M F. Bittner, 11 mars 2009 Nicolas Evans & Florian Cahagne Régulation et dérégulation La régulation peut s’entendre d’une manière générale comme l’intervention des pouvoirs publics dans l’économie afin d’en assurer un bon fonctionnement. Les pouvoirs publics cherchent notamment à intervenir pour pallier aux défaillances des marchés laissés à eux-mêmes, ceci pour promouvoir le développement et le bien-être général, la justice sociale et l’efficacité économique. Selon la théorie classique, la « main invisible du marché » est censée remplir cet office sans qu’aucune intervention ne soit nécessaire ; au contraire de telles interventions ne pourraient qu’être nuisibles. Néanmoins, force est de constater que la réalité des marchés s’éloigne souvent d’une théorie qui, pour être élégante, est parfois idéaliste. Les principaux écarts à cette idéalité sont notamment liés aux problèmes de concentration des acteurs, aux externalités, et à l’imperfection de l’information. La régulation de l’économie se donne donc pour but de corriger ces imperfections pour restaurer l’optimum social. Il convient cependant de trouver un bon équilibre entre trop et pas assez de régulation, les deux excès étant dommageables. Cet équilibre, par nature oscillant, après un long mouvement de régulation jusque dans les années 1970 (I), s’est ensuite déplacé vers une plus grande dérégulation (II). La crise actuelle fait apparaître avec une acuité renouvelée l’importance d’un tel équilibre (III) Face aux imperfections des marchés, la régulation s’est progressivement imposée. 1) La régulation a connu une lente montée en puissance jusque dans les années 1970. Le XIXème siècle, âge d’or du libéralisme économique a vu la longue émergence de problèmes économiques et sociaux souvent nouveau. Ces problèmes ont mis en lumière les imperfections des marchés et la nécessité d’une intervention des pouvoirs publics dans l’économie afin de réguler un système sinon chaotique et inégalitaire. Ces interventions se justifient principalement pour trois raisons : - L’existence de coûts et barrières d’entrée sur certains marchés (liés notamment aux coûts d’infrastructure) engendre de très importantes économies d’échelle. Ces économies d’échelle sont autant d’incitation à une concentration des acteurs qui peut aboutir à une situation oligopolistique voire monopolistique. On est alors bien loin du critère d’atomicité des agents et de telles situations, si elles sont bénéfiques pour une minorité d’entreprises, sont néfastes à l’intérêt collectif. - L’existence d’externalités, liées notamment à des biens publics tels que l’environnement, amène les agents à se comporter de manière égoïste en négligeant la communauté, ce qui encore une fois lui est nuisible. - L’imperfection de l’information engendre des inconvénients tels que l’aléa moral ou la sélection adverse qui sont eux aussi nuisibles. Deux voies sont possibles pour pallier à ces inconvénients : la règlementation et l’intervention directe de l’Etat dans l’économie, notamment via des nationalisations. Pour ce qui est des concentrations excessives, des monopoles sont apparus dans certains secteurs comme l’industrie pétrolière (la Standard Oil) ou les télécommunications (American Telephone & Telegraph), d’autres secteurs, notamment celui des transports, ont vu fleurir les oligopoles. Les barrières d’entrée liées aux lourds infrastructures ou investissements de départ sont en effet autant d’incitations d’abord au regroupement des agents puis à l’éviction de nouveaux entrants. De telles situations sont nuisibles car elles maintiennent des prix artificiellement hauts ou désincitent à la R&D. Un premier mode d’intervention a donc été la règlementation pour faire disparaître juridiquement de tels monopoles (par exemple les lois antitrust américaines du début du siècle ou la politique de répression des pratiques anticoncurrentielles de l’Union européenne). Une autre possibilité est la nationalisation de tels monopoles, qui en redistribuant à l’ensemble de la société leur profit, voient ainsi leur caractère dommageable disparaître. C’est notamment la voie qu’a emprunté la France, d’abord en 1937 en regroupant les compagnies ferroviaires en une SNCF nationalisée, puis à une plus grande échelle en 1945-1946 (Air France, Banque de France…). Ce principe de nationalisation des monopoles figure même à l’alinéa 9 du préambule de la Constitution de 1946. Pour ce qui est des externalités, la nationalisation permet également de les internaliser et donc de faire disparaître leur rôle souvent néfaste. Néanmoins, la voie la plus suivie est souvent celle de la réglementation. Par exemple, la règlementation sur l’environnement, en instituant des sanctions en cas de pollution, fait internaliser ce problème aux entreprises. En matière d’information imparfaite, la règlementation est également la voie privilégiée. Elle est censée assurer la transparence des secteurs concernés (notamment les marchés financiers), l’honnêteté des agents et limiter les problèmes d’aléa moral. Les banques, au vu de leur rôle fondamental, savent par exemple qu’il est probable que l’Etat les aide en cas de graves difficultés financières. Cela les pousse à prendre des risques inconsidérés. La réglementation, en leur imposant un ratio actifs sur fonds propres, est là pour limiter cette prise de risques. De fait, la plupart des activités financières sont étroitement encadrées par des codes de déontologies, des autorités de régulation (AMF en France) ou des standards internationaux (IAS pour les normes comptables). Deux voies sont donc possibles pour réguler l’économie, la réglementation ou l’intervention directe, notamment au travers des nationalisations. La France a longtemps optée pour la seconde possibilité là où les Etats-Unis avaient choisi la première. Néanmoins, la situation évolue, l’Etat français met en place des autorités de régulation dans les domaines à problèmes dont il se désengage (CSA et ouverture du marché de l’audiovisuel, Arcep et ouverture du marché des télécoms), les Etats Unis songent à nationaliser des banques. 2) Les excès de la régulation ont cependant montré qu’elle pouvait être néfaste D’une manière générale, la régulation est devenue de plus en plus contraignante jusque dans les années 1970. Elle a pu alors apparaître comme excessive et a révélé ses défauts au grand jour. Les nationalisations ont ainsi parfois révélé avec fracas les mauvaises capacités de gestionnaire de l’Etat. Nombreuses sont les entreprises françaises autrefois nationalisées à avoir connu de graves difficultés financières (Crédit lyonnais, Snecma…). Un excès de règlementation est également dommageable, il peut être nuisible à la concurrence en dissuadant l’entrée de nouveaux agents. Cela peut même être conçu dans un but purement protectionniste, les normes techniques ou phytosanitaires peuvent être la meilleure façon de restreindre l’accès des entreprises étrangères à un marché national (cas des fixations de ski au Japon). Une règlementation trop contraignante peut également freiner l’esprit d’entreprise et les efforts de R&D (la Commission dite Attali proposait ainsi de supprimer le principe de précaution). Ainsi, si la régulation est nécessaire, notamment dans certains secteurs particulièrement exposés aux risques de concentration (transports, télécoms…), d’externalité négative (industrie lourde…) ou d’information imparfaite (marchés financiers…), elle s’avère néfaste lorsqu’elle vient à se révéler excessive. C’est en ce sens qu’un profond mouvement de dérégulation s’est initié dans les années 1970. Une intervention étatique perçue comme trop grande a entraîné une vague de dérégulation. La dérégulation est devenue une des politiques dominantes dans les pays développés au cours des années 1970, suite entre autre, à l’élection de gouvernements libéraux (Thatcher au Royaume-Uni). La dérégulation peut se comprendre de deux façons : soit une politique qui vise à défaire les monopoles étatiques établis pendant la vague de régulation, soit l’ouverture de services traditionnellement publics au marché concurrentiel par la dérèglementation. 1) La dérégulation est pensée comme un retour vers des marchés plus efficaces… La dérégulation est traditionnellement la diminution de règlements de l’Etat (lois, ordonnances, directives) qui vise à augmenter les libertés des acteurs sur les marchés. Les buts de cette politique sont les suivants : - L’incitation à la concurrence et l’innovation en supprimant les règlements et les standards imposés à certains secteurs ; Une augmentation de l’efficacité des acteurs grâce à moins de prescriptions et d’intermédiaires qui permettent de faire des transactions plus rapidement ; Une augmentation de la liberté de choix et de décisions sur les marchés ; Une diminution des budgets de l’Etat. L’idée principale est donc que l’économie privée parvient à régler les grands marchés plus efficacement que l’Etat, qui en avait pris contrôle auparavant. Effectivement, les modèles classiques macroéconomiques nous démontrent que l’offre et de la demande s’équilibrent en marché de concurrence (parfaite), tandis que le marché monopolistique introduit une rente au producteur qui augmente notamment les prix et par cela diminue la quantité produite par rapport à la concurrence. En plus de l’argument purement économique, les politiques libérales ajoutent que la constellation monopolistique donne également trop de pouvoir aux agences étatiques, qui de plus en plus développent des intérêts propres. Ainsi, la dimension politique et la susceptibilité à la corruption au sein de monopoles peut également causer un détournement des politiques publiques par le lobbying ou simplement les intérêts personnels des dirigeants. De cette manière l’output des cartels étatiques n’est pas optimal, ce qui incite beaucoup à exiger la libéralisation afin de libérer les marchés de telles influences. En effet, les marchés devront théoriquement être plus efficaces, puisque la dérégulation enlève les effets distordant des agences de régulation qui n’ont plus d’impartialité politique et incite effectivement aux buts introduits auparavant. Ceci dit, le raisonnement fonctionne en terme d’output, mais on ne peut pas dire de façon globale que les marchés règleront toujours mieux les grands services publiques qu’une agence qui poursuit les intérêts des citoyens – ce n’est qu’au moment de l’abus de pouvoir monopolistique que cet argument peut devenir pertinent. Un deuxième axe de la dérégulation consiste à l’ouverture des services publics qui ont historiquement toujours été affilié à l’Etat. Au sein de politiques de New Public Management (NPM), l’Etat externalise des procédures et des services et abandonnant les structures monopolistiques dans l’administration publique. L’introduction de la concurrence privée dans ce secteur assume le même rôle et suit la même logique que dans la dérégulation des marchés : une augmentation de la qualité des services publiques par l’introduction de méthodes de l’économie privée dans l’administration. Un exemple d’une telle politique est la restructuration de la CIA au Etats-Unis en 1990, qui a davantage utilisé une logique de marché au lieu de la hiérarchisation et externalisé des services pour augmenter la productivité et l’efficacité suite à l’assouplissement des lois qui la concernait. 2) …Mais elle n’est pas sans limites. Pour intuitive qu’elle puisse paraître, la dérégulation est basée sur un paradoxe : bien que la régulation restreigne les acteurs économiques, elle a souvent amélioré la performance globale d’un secteur dans des conditions non-concurrentielles. Son abandon n’est donc pas forcement un pas vers un marché plus efficace. L’argument classique selon lequel le marché est le plus efficace quand il n’y a pas d’intervention ne peut donc pas être validé aussi simplement. Comme vu ci-dessus, la théorie conservative nous démontre que la création de cartels artificiels par la régulation s’avère parfois contreproductive en déséquilibrant l’offre et la demande d’un marché mais que les raisons en faveur de la dérégulation ne sont pas toujours purement macroéconomiques. Ceci revient à dire que l’intervention des pouvoirs publics pourrait être plus efficace que les marchés, s’il n’y avait pas d’effets distordant. De ce fait, le choix de la dérégulation représente une « second best strategy » en ce sens qu’une régulation de marché est préférée à une mauvaise gestion par les agences étatiques. Le rôle social de l’Etat impose également des limites à la dérégulation. En tenant compte du fait que la concurrence parfaite n’existe pas, les arguments basés sur les modèles économiques ne peuvent pas non plus être appliqués sans restrictions. L’intervention de l’Etat ne peut donc jamais être réduite à zéro, ce qui cause une création de deux marchés au sein du même marché : d’un coté les entreprises privées desservent les clients et les régions les plus profitables, et de l’autre coté l’Etat doit s’occuper de toutes les parts de marché que l’économie privée estime ne pas être rentable. L’exemple récent de la dérégulation du monopole de la Poste en Allemagne a montré exactement ce phénomène : les entreprises privées ont surtout agit dans les villes principales à coûts plus faible tandis que l’Etat a du assurer le service dans les régions peu peuplées et difficilement accessibles avec des coûts beaucoup plus importants. Ce phénomène de « cherry picking » est un des arguments les plus pertinents des adversaires de la dérégulation puisque par la libéralisation, la qualité et le prix du service ne peut être assuré pour touts les cas. La crise actuelle fait réapparaître un besoin de régulation, désormais mondialisée. 1) La crise révèle les excès de la dérégulation La phase de dérégulation initiée dans les années 1980 est sans doute en partie responsable de la crise actuelle. L’insuffisante régulation du crédit explique ainsi l’effondrement du marché des subprimes. Si en France les banques ne peuvent pas accorder de crédit sans s’être assurées que leur débiteurs sont solvables, cela n’a pas été le cas aux Etats-Unis, d’où un crédit qui se répand parmi des populations de moins en moins solvables, jusqu’au jour où le système s’écroule… Plus généralement, la crise fait crument apparaître la nécessité d’une régulation des activités financières. L’imperfection de l’information s’est révélé désastreuse et à considérablement amplifié les effets d’une crise qui autrement serait restait beaucoup plus limitée. Les banques ne se font plus confiance et les mécanismes de crédit sont bloqués. L’intervention des Etats est donc nécessaire afin de corriger autant que faire se peut ces imperfections. L’établissement d’autorités indépendantes de contrôle, de normes comptables strictes est un gage de stabilité des marchés financiers. Après une phase de déréglementation, une prise de conscience des nécessités incompressibles de régulation se fait jour. Cette régulation, plus généralement, se fait aussi par l’intervention directe des Etats, plans de relance sectoriels ou non, rachats d’entreprises en difficulté. Le rôle de l’Etat, préteur en dernier ressort, apparaît en plein jour, ce qui n’est cependant pas sans créer un aléa moral. 2) La régulation doit désormais être pensée au niveau mondial La mobilité nouvelle des capitaux nécessite désormais une régulation mondialisée. Les plans de relance de l’économie ne peuvent plus être pensés isolément les uns des autres avec l’interpénétration des économies. Avec la crise, on cherche ainsi à développer une régulation européanisée (projet d’un organisme de régulation européen suggéré par M. de Larosière) voire mondialisée (rôle qui serait dévolu au FMI). Réguler un marché national ne sert à rien si les autres ne le sont pas. Les paradis fiscaux permettent aux capitaux d’échapper à des réglementations contraignantes, annihilant les efforts des Etats. Ce constat est aussi valable pour l’industrie. Les industries les plus polluantes quittent les pays les plus réglementées pour s’installer dans les pays moins regardants. On arrive ainsi à des catastrophes comme celle de Bhopal. Qui plus est, la pollution ne connaît plus de frontières, il ne sert à rien de vouloir réguler sa seule industrie nationale si celle du voisin ne l’est pas. L’abolition progressive des frontières fait émerger des comportements de type « passager clandestin » et la nécessité d’une régulation qui, comme ce qu’elle veut réguler, doit désormais se penser au niveau mondial. La régulation n’étant pas sans coût ou rigidités, et la mémoire des agents économiques étant parfois courte, il est malheureusement probable qu’une fois la crise passée, elle en vienne à être trop contraignante. Bibliographie Bundeszentrale für politische Bildung , 2006. Lexikon. URL : http://www.bpb.de/popup/popup_lemmata.html?guid=R67NXL KELMAN, Steven, 1999 Business Process Transformation at the CIA. Kennedy School of Government Case Program. KRUGMAN, Paul et OBSTFELD, Maurice, 1995 Économie Internationale, Bruxelles, Paris, De Boeck Université. PRAGER, Jean-Claude et VILLEROY DE GALHAU, François, 2006 18 leçons sur la politique économique, Paris, Seuil