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Contre l’ineptie hégélienne
Manuel de logique
à travers la lecture du livre d’Anselm Jappe :
Les Aventures de la Marchandise
Il est une part non négligeable du livre d’Anselm Jappe, Les Aventures de la Marchandise,
à laquelle je pourrais souscrire : notamment la tendance catastrophiste du phénomène
aveugle de la valeur, la psychologie désastreuse qu’il veloppe chez les individus (le
fétichisme de la marchandise). Je pourrais être d’accord avec lui aussi sur ce fait que le
travail productif (de valeur) n’a pas disparu, même s’il concerne un secteur toujours
plus restreint (voir par exemple p. 154). Par ailleurs il a raison de souligner que cette
restriction est surestimée, qu’elle n’est pas si évidente ou avérée qu’on veut bien le
dire. Travailler sur une machine informatique à produire des marchandises
« virtuelles » dont la valeur utile est essentiellement une nuisance n’est que la
diminution du rôle de la machine à tisser ou de la machine à vapeur, la quasi-disparition
de l’ouvrier tisserand et du charbonnier, ainsi que de l’uniforme de l’ouvrier d’usine,
non la disparition de la machine ni de l’ouvrier, ni de la productivité du travail. Le prolétaire a
aussi changé d’uniforme dans l’usine nouvelle, qui ne fabrique essentiellement que des
nuisances. Il y a bien d’autres points encore auxquels je souscrirais : nombre d’entre
eux sont si flagrants (libéralisme avoué ou à peine masqué des gauches et de leurs
succédanés) qu’il est à peine besoin de raisonnement pour s’en aviser
1
, il suffit de
regarder ce qui se passe.
Mais à côté de cela, il y a une part énorme de sa démarche que je ne peux que rejeter :
il y a un point majeur je ne peux être qu’en désaccord radical avec Jappe, c’est sa
tentative de ramener le marxisme hégélien, celui-là même qui a ruiné l’occasion
historique pour le socialisme scientifique d’être vraiment scientifique, ainsi que l’avait
suggéré Lucio Colletti. Ce qui demande à préciser quel genre de science a ainsi été
ruinée, laquelle n’a qu’un rapport très indirect avec ce qu’on appelle science
aujourd’hui. Tout vient de la confusion entre science et technologie issue de
l’inculture d’ingénieur, mais entretenue par le refoulement par les hégéliens de la
science classique qui aurait pu faire contrepoids à ce fléau.
1
Toutefois, le peu de raisonnement dont on a besoin, peut s’en tenir à la bonne vieille
logique classique, pour comparer par exemple ce qui est dit à ce qui est fait, ou ce qui est fait
avec quelques définitions.
1°) La théorie de la valeur peut se comprendre dans un langage beaucoup plus simple
que le jargon verbeux de l’hégélianisme, il suffit de la comparer à ce qu’on appelle en
physique une analyse dimensionnelle, même si justement c’est pour faire apparaître que la
dimension valeur est une pseudo-grandeur
2
. Partant de là, tous les points de vue
acceptables de Jappe (que j’accepterais sans réserve dans un autre langage) peuvent
être non seulement énoncés, mais aussi démontrés. Les démonstrations sont d’ailleurs
alors faciles.
2°) Je n’accorde qu’une seule chose au marxisme hégélien : Marx est, historiquement,
bel et bien sorti de l’école hégélienne : mais justement il en est sorti. Je souscris au
point de vue de Colletti selon quoi la lecture du Capital a bien plus à gagner dans un
rapprochement avec Kant (la raison pure) : Marx n’aurait pas eu besoin d’écrire trois
mille pages, s’il n’avait anticipé les objections de ses adversaires et cherché par avance à y répondre,
en montrant que son exposé est cohérent, exempt de contradictions. La part accordée
à l’hégélianisme devrait aujourd’hui être limitée à un éclairage historique, car c’est de
l’hégélianisme qu’il faut sortir, si l’on veut aller de l’avant. Pour les mêmes raisons, on
devrait pouvoir éclairer en historien l’apport essentiel d’Aristote (notamment à la
logique) sans le limiter aux quelques deux ou trois paragraphes qu’il a pu écrire à
propos de la valeur. Mais, comme on va voir, c’est justement cet éclairage historique
que les hégéliens empêchent, concernant l’apport central d’Aristote (et de bien
d’autres).
3°) Marx a conservé certaines figures de rhétorique hégélienne et c’est une calamité,
quoique très limitée chez Marx. Elle n’a plus de bornes chez Anselm Jappe : les mots
général, universel, tautologie, concept, contradiction et autres lois, catégorie, etc., qui sont l’apport
essentiel d’Aristote (et tous ses successeurs, y-compris ceux qui ont critiqué voire rejeté
son point de vue) à la philosophie et à la logique, voire à l’épistémologie, sont
employés par Jappe dans certains chapitres, plusieurs fois par page, avec ces
2
Dans sa forme la plus élémentaire, la notion d’analyse dimensionnelle répond à la
question : qu’est-ce qu’on mesure avec telle ou telle unité ? Chaque grandeur est alors appelée
une dimension, par exemple, la longueur, la masse, la température sont des dimensions. La
révolution française (loi de germinal an III) a tenté de traiter la valeur comme une dimension,
au sens moderne de ce terme (lequel, strictement, n’apparaît qu’avec Planck dans les derniers
jours du dix-neuvième siècle). Reconnaître que la valeur est une pseudo-dimension permet une
critique de l’économie politique d’autant plus intéressante qu’elle est peu verbeuse,
compréhensible par un ouvrier aux prises avec de vraies grandeurs physiques, même s’il n’en a
qu’une formation rudimentaire et appliquée. Je reconnais donc à l’ouvrier plus de qualités pour
critiquer la valeur qu’à ces intellectuels hégéliens, même si le savoir (et le savoir-faire) ouvriers
ne sont pas suffisants. Mais la recherche d’un point de vue général, universel doit alors se
familiariser avec un peu de… logique.
2
significations métaphoriques empruntées par Marx à Hegel, qui fondent un public
incapable de savoir ce que c’est qu’une tautologie, un concept, une contradiction, une
loi, c’est-à-dire tout ce qui rendrait utilisable une critique de l’économie politique. Et
tout ce qui fait par conséquent de l’hégélianisme la philosophie officielle de la gauche,
sinon de ce monde en général.
4°) Du point de vue de la critique sociale, la critique de Sokal, prolongée par les
Prodiges et Vertiges de l’analogie de Bouveresse, ne sert à rien tant qu’on ne désigne pas le
fondateur historique de ce type d’imposture : Hegel est le premier « philosophe » qui ait écrit
un traité de « logique » à la fin duquel on ne sait toujours pas ce que c’est qu’une
tautologie, un concept, une contradiction, une loi. Et pire, qui brouille les cartes,
puisqu’on en sait moins qu’avant : tous les auteurs avant Fichte, même quand ils
critiquaient Aristote, la scolastique ou les stoïciens, incluaient dans leur cours un
rappel du corpus de la logique, c’est-à-dire, justement les notions de concept, de
jugement, de syllogisme, de tautologie, de contradiction, etc. Car la science classique
avait fini par constituer un corpus comme la géométrie (à laquelle la logique est
apparentée) indépendant de tel ou tel auteur particulier. Comment discuter la loi
(réelle ou prétendue) de la valeur si on ne sait pas ce que c’est qu’une loi ?
L’attrait qu’on peut trouver au livre de Jappe est d’avoir traité aujourd’hui un sujet que plus
personne ne semble trouver utile d’exposer : la théorie de la valeur. Je ne lui dénie pas
un certain talent dans ce marxisme orthodoxe (je pourrais peut-être y relever des
accents de Karl Korsch, non sans un certain brillant stylistique). Mais cela ne suffit
pas, ce n’est pas avec de la rhétorique, même avec du style, qu’on pourrait venir à
bout de ce qui est justement en question, les tares originelles issues de la liquidation
de la philosophie par Fichte, Schelling et Hegel. Car en adoptant ce langage ultra-
hégélien, loin de donner une chance à un retour de la critique marxiste, en la sortant de
ses écueils passés, Jappe rétablit au contraire toutes les conditions qui l’ont conduite au
déclin et à la ruine : l’inculture historique, l’inculture scientifique, l’inculture
philosophique et l’inculture en logique classique (et, par conséquent, moderne). Pour
persifler Jappe, je pourrais dire que le jargon hégélien fonctionne comme un sujet
automate, devenu schizophrénique. Les passages les plus clairs sont, dans ces
conditions et pour quiconque n’est pas familier du jargon hégélien, ceux il nous
parle de l’or et de l’argent, parce qu’on y reconnaît la qualité substantielle et physique des
choses. Non d’ailleurs sans une incitation à un certain fétichisme larvé des métaux
précieux car, si l’on peut trouver un charme à la substance, contrairement à Jappe,
j’aime autant parler des étoiles et du soleil, de la pluie et de l’arc en ciel, qui ont ces
mêmes qualités substantielles, sans incitation au fétichisme. Voilà qui m’incite
immédiatement à un rapport naturaliste de même type à l’or, à l’argent, à la neige et
au sable, à l’arc en ciel et à la rosée : ces quatre derniers étant d’ailleurs plus
immédiatement accessibles à mon rapport expérimental aux choses, j’ai développé la
tendance à les préférer lorsqu’il s’agit seulement de leçon de choses.
A propos de leçon de choses justement, Lucio Colletti a plus fait que Jappe pour démêler
cet écheveau en montrant que les prétendues « contradictions » sont des
« oppositions réelles »
3
, en restituant par conséquent les points que Hegel a obscurcis
et que Kant avait clarifiés, au seuil des fameuses antinomies de la dialectique
transcendantale (dont Hegel ne fera, comme d’habitude, qu’un usage métaphorique).
J’ai montré dans mes récents opuscules que, malheureusement, on ne peut plus s’en
tenir à un point de vue kantien sur ces questions de rapport entre la logique et les
choses. Du reste, ma thèse centrale de philosophie de la logique, est une approche
personnelle, radicalement nouvelle de ces questions à travers la notion de symétrie. Mais elle ne
peut être accessible qu’à celui qui est un peu familier des questions de logique. (Pour
les mêmes raisons, ma lecture de Spinoza ne saurait être strictement spinoziste :
Spinoza a recours dans son Ethique à la notion de cause ; or un siècle après Spinoza,
cette notion est déjà rendue au moins suspecte par David Hume et elle est à
manipuler plus que jamais avec précautions après Bohr et Heisenberg au vingtième
siècle. Quoi que ce ne soit pas la seule
4
, c’est une authentique difficulté de lecture de
mes très réelles affinités avec Spinoza, car je n’ignore évidemment pas à quel point ce
langage de la causalité
5
est obsolète).
Voici quelques points que je ne peux manquer de relever dans le livre de Jappe ; ici
l’abondance d’inepties est telle que je ne relèverai que deux points
6
: tout d’abord (p.
183) le suivant, au début d’un chapitre (Histoire et Métaphysique de la marchandise)
l’usage des catégories hégéliennes rejoint l’imposture de Hegel lui-même tant il y faut
abjurer toute la connaissance du langage issue de deux mille cinq cents ans de
3
Les notations d’origine latine (contraires, subcontraires, contradictoires, subalternes)
remontent à Apulée (IIe siècle) et Boèce (VIe siècle).
4
Il y a des points où je me sépare assez nettement de Spinoza, mais ce n’est pas le lieu
ici de m’y étendre.
5
Pour s’en sortir, je préconise une astuce de langage qui ne va certainement pas au
fond des choses mais permet de se faire une première idée des problèmes en jeu : chaque fois
que Spinoza parle de cause, remplacer le mot par condition, et la notion de causalité par celle de
conditionnalité.
6
On perdrait son temps à les relever un par un tant on entre ici dans le règne de
l’abondance. Sauf bien sûr dans le cas de telles inepties parviendraient une fois de plus à
entraîner des révolutions et, derrière leurs intellectuels, des foules dans une impasse
intellectuelle, il y a bien mieux à faire : se renseigner un peu sur la logique classique, apprendre
à lire aussi les modernes…, apprendre à lire la réalité en cherchant les grilles de lecture les plus
pertinentes, sans quoi une pareille abondance conduirait à y passer sa vie !
3
philosophie pour employer les mots à ce degré de désinvolture ; à moins, bien sûr,
d’être totalement ignare de ces deux mille cinq cents ans, CQFD (l’ignorance n’est
pas en tant que telle une imposture) :
« Si Marx privilégie l’exposé conceptuel de la logique de la marchandise par rapport
au résumé de son évolution historique et empirique, ce n’est pas pour des raisons
‘méthodologiques’ (qui en tant que séparées du contenu n’existent pas chez Marx). »
Il est certainement vrai du monisme hégélien qu’il a fait disparaître la séparation entre
logique de la forme et logique du contenu
7
puisque la « logique » de Hegel n’a que le
vocabulaire d’une logique sans en être une, tout en prétendant fusionner les deux...
Marx ne s’est pas occupé de logique dans ses écrits. En ce sens il n’a effectivement
pas séparé la forme du contenu, pas plus que ne le fait par exemple le lecteur d’un
livre de champignons ou de cuisine, mais pas dans le sens hégélien que dit Jappe, il a fait,
dans le pire des cas, de l’économie, dans le meilleur des cas, la critique de l’économie.
Il a constitué une théorie ayant un contenu (sémantique) et n’a pas explicité le moins
du monde sa méthodologie, ce qui est dommage ; s’il l’avait fait un tant soit peu, il
aurait leles ambiguïtés de ses restes hégéliens, qui déjà scandalisaient les libertaires
de la fin du dix-neuvième siècle,
8
car il aurait nécessairement fait, sinon de la logique
formelle, du moins un peu d’épistémologie qui évalue les rapports entre forme et contenu,
entre logique formelle et connaissance concrète d’un sujet. On est ici devant une des
pires confusions que peut produire un monisme, celle entre forme et contenu : un
monisme tautologique aurait assurément pris des précautions, le monisme antilogique
n’en a évidemment cure
9
. Mais Jappe s’aventure plus loin : en bon élève de l’école de
Francfort, Jappe rattrape effectivement l’imposture hégélienne
10
lorsqu’il ose (p. 203)
comparer l’unification de la nature par la gravitation de Newton avec l’unification du
monde par l’argent
11
! Si je veux bien convenir que les formulations paradoxales sont
7
pour autant que cette seconde expression signifie quoi que ce soit, la logique étant
comme la mathématique, par nature, une science formelle ; dès qu’on y applique un contenu, on ne
fait plus proprement de la logique, sinon par un certain abus de langage, on fait de la physique,
de la biologie, de la chimie, etc., voire de l’anthropologie, bref on pratique une discipline
spécifique, la forme y étant évidemment sous-jacente On ne progresse dans l’étude de la forme
qu’en s’y intéressant pour elle-même. L’intérêt de la forme est que le nombre trois, le nombre
ou le modus ponens y sont les mêmes, indépendamment de tout contenu spécifique.
8
Voir l’intéressante documentation brute, Socialisme autoritaire ou Socialisme libertaire,
parue en 10-18 il y a une trentaine d’années.
9
C’est pourquoi, dans un registre voisin, l’essai d’Henri Lefèbvre Logique Formelle et
Logique Dialectique (juste après-guerre) est pitoyable, sinon minable.
10
Je songe aux inepties sur les mathématiques auxquelles se livre Hegel…
11
Ce qui est ignorer les personnalités et les motivations diverses et complexes de
Kepler, de Galilée et de Newton. Leur profonde culture antique, scolastique, géométrique et
parfois nécessaires et concéder que certaines métaphores sont parlantes et utiles,
celle-ci confine à la stupidité ou peut-être… à la folie, elle contredit (et désamorce)
toute critique de l’économie politique en ramenant les lois de la nature aux lois
économiques
12
. Voilà donc des gens qui n’ont jamais regardé choir une pomme dans
la lumière du matin. Ou alors ça ne les fait penser qu’à l’argent. Avec des critiques
aussi folles
13
on est carrément mal barré pour critiquer la folie de la loi de la valeur
14
.
philosophique, bref l’état d’esprit aux antipodes de la culture d’ingénieur qui germe
effectivement à cette époque, mais n’est pas encore non plus une inculture (qu’on songe à Léonard
de Vinci). C’est ignorer aussi la recherche de concordance des théories avec les faits observés, la
théorie de Ptolémée aussi était unitaire, mais de plus en plus en désaccord avec les observations.
12
Serait-ce à dire que dans une société non capitaliste, la gravité ne serait plus vérifiée ?
On n’est pas loin des barbus qui marchent sur l’eau et arrêtent le soleil, ce qui légitime le
sobriquet de quatrième imposteur que je donne à Hegel, en référence à un célèbre pamphlet du
début du dix-huitième siècle !
13
A l’opposé de cette folie, il est pourtant facile de montrer que toutes les notions
effectivement centrales du premier chapitre du Capital peuvent être exposées sans en référer à
la prétendue « logique » de Hegel, mais beaucoup plus simplement par analogie avec la
physique. Une fois qu’on a compris cela, il n’est pas vraiment nécessaire de répondre à ceux qui
récusent l’analyse de Marx sous prétexte qu’elle serait nouménale au sens de Kant et non pas
phénoménale : car alors il en irait de même pour toute l’analyse dimensionnelle en physique
alors que c’est elle justement qui rend la démarche de la physique intelligible (tout au moins la
physique classique). Bien plus, les développements de Marx sur le capital variable, le capital
fictif ou le fameux « travail abstrait » (Jappe, p. 44) se laissent aisément comprendre comme
analyse dimensionnelle, passant outre aux objections d’un kantisme mal digéré par les
économistes, sans non plus recourir aux métaphores hégéliennes du magnétisme (qui
ressemblent tant aux métaphores des économistes eux-mêmes !). Quant au remède à tout ça, il
est trivialement physique : sauf à croire à l’antigravité la façon des barbus) il faut manger, boire,
dormir sans la marchandise pour enfin s’adonner aux activités qui restituent la joie de vivre, il
faut donc rétablir les savoir-faire que la marchandise a détruits afin de supprimer la division du
travail. Comme quoi il n’est pas besoin d’être hégélien pour parvenir aux mêmes conclusions que
Marx !
14
Rentrer dans les filets de ce mode d’analyse m’interdirait de m’intéresser au monde
sans y voir la loi de la valeur jusque dans la préhistoire, jusque dans l’histoire naturelle et le ciel
étoilé. Mais j’en suis sorti (il y a plus de vingt ans) d’autant plus facilement que j’avais déjà des
connaissances de cette science classique refoulée par Hegel et que j’admets que Marx a vraiment
percé le secret de la valeur, mais aussi que l’on peut exposer son raisonnement essentiel plus
sobrement et en s’affranchissant d’une philosophie désastreuse. Le pire est peut-être que cet
hégélianisme n’interdit pas strictement de se familiariser avec un peu de science contemporaine,
dans sa forme la plus avilie par la marchandise, il n’interdit que d’accéder aux formes de la science
antérieures au règne de la marchandise, qui ouvriraient une autre perspective dans la
compréhension des sciences elles-mêmes : avec l’école de Francfort, Jappe démontre son
orthodoxie marxiste en ne croyant pas qu’il existe des impostures et, partant de là, il a vraiment
4
J’ai pensé un instant développer quelques autres points de ma critique de Jappe à
propos d’autres confusions relatives à la science classique que les deux relevées
précédemment (par exemple : l’usage et l’abus de termes tels que substance, forme,
logique, dialectique,
15
comment Jappe développe la métaphore du sujet-automate en
référant à la notion scolastique de relation sujet-prédicat sans nous dire par ailleurs en
réalité, ce que c’est qu’un automate, invention post-scolastique, comment la séparation
de l’espace et du temps dépassée en fait par Einstein, avec des excuses à Newton
obsède les hégéliens au moins depuis la Fausse Conscience de Joseph Gabel, comment la
notion d’en-soi issue de Kant est occultée par l’emploi métaphorique qu’en fait Hegel,
et jusqu’à la reprise un détournement peut-être ! à la façon d’un vulgaire politique
du parti socialiste, du concept de Big Bang inventée par Fred Hoyle pour se moquer de
l’abbé Lemaître !). Mais tout compte fait, compte tenu de l’abondance déjà signalée de
telles confusions, je trouve plus judicieux d’approfondir ce que j’ai dit précédemment.
Il me semble donc devoir revenir, avant de clore le sujet, sur l’étrange comparaison
que fait Jappe entre l’unification du monde (humain) par l’argent et du monde naturel
par la gravitation, ce qui revient selon moi à réduire les lois naturelles à des lois
économiques.
Si la comparaison avait été effectuée dans l’autre sens, elle n’aurait pas forcément été
valable, mais du moins aurait-elle eu du sens. Marx n’écrit-il pas lui-même :
« Parce que, dans les rapports d’échange accidentels et toujours variables de leurs
produits, le temps de travail social nécessaire à leur production l’emporte de haute
lutte comme loi naturelle régulatrice, de même que la loi de la pesanteur se fait sentir
à n’importe qui lorsque sa maison s’écroule sur sa tête. » ?
Il veut dire que chacun subit la loi de la valeur comme si elle était une loi naturelle
16
. A
cet égard, on pourrait se demander si la loi de la valeur n’est pas une loi naturelle au
réponse à tout ce qui pourrait de près ou de loin rappeler ces formes, en les accusant injustement
d’être à la source de la loi de valeur. Alors je laisse le fleuve à ces hégéliens et je préfère m’abreuver
à la source, effectivement.
15
Les termes substance et dialectique ont des usages si complexes et variés depuis
l’antiquité, qu’on se serait volontiers passé d’avoir, de plus, à prendre en considération des
usages métaphoriques. Alors que le seul usage historique effectif de chacun de ces termes pris à
part, chacun de son côté, pourrait faire l’objet d’un livre.
16
Mais en tant que comparaison, le texte de Karl Marx est crédible. C’est Anselm
Jappe qui largue les amarres en exhumant tout le fond sous-jacent et plausible d’hégélianisme de
même titre que la loi de la gravitation. Avant même de répondre, il convient de noter
que ce point de vue est en fait assez largement répandu dans le libéralisme, et dans
d’autres courants de pensée contemporaine, y-compris le fascisme, qui se servent de
la nature comme alibi de ce qui est leur œuvre. Mais il est clair alors qu’en ce sens très large
tout est naturel, l’œuvre des antilibéraux, des antifascistes ou de n’importe quel
courant à l’œuvre dans le passé ou à l’avenir est tout aussi naturelle. La nature-alibi est
effectivement un poncif de nombreuses idéologies, y-compris « progressistes » (le
« bon sauvage » de Rousseau comme modèle pour la volution, dont on trouve
aujourd’hui de nombreuses réminiscences).
J’ai pu me poser la question dans un tout autre sens, indépendamment de toute
recherche d’alibi, et non sans un brin de pessimisme : ne faut-il pas regarder en un
sens les lois économiques sinon comme des lois naturelles, du moins comme une
forme gradée ou, plus exactement, masquée de celles-ci
17
? Plus précisément
encore, j’ai pu me demander à quel point les premiers économistes modernes, les
physiocrates du dix-huitième siècle, ne cherchaient pas sur le modèle de la physique
newtonienne qui avait réussi, une compréhension de la nature humaine à travers
l’économie, de même qu’après tout les chimistes et les premiers électriciens
cherchaient aussi à copier le modèle de Newton, de même que durant le dix-
neuvième siècle, une part notable des sciences humaines naissantes chercheront aussi
à s’aligner, de près ou de loin, sur un modèle naturaliste Mais j’ai conclu
négativement, les économistes sont vraiment une espèce à part. Sur ce point je donne
raison à Engels qui disait que l’économie est une science pour s’enrichir le plus vite
possible. Rien à voir avec la curiosité naturaliste d’un Kepler, d’un Galie ou d’un
Newton. Si cette curiosité a eu lieu, Marx est donc la seule exception qui confirme la
règle. Il est donc seulement dommage qu’il ait formuler son sujet en s’émancipant
si incomplètement d’une école de philosophie aussi obscure que celle de Hegel, car il
a, de la sorte, raté l’occasion de faire la seule comparaison naturaliste qui pouvait tenir
la route, celle de la valeur avec une dimension au sens physique du terme (même si
c’était pour montrer ensuite que ce n’est qu’une pseudo-dimension : cette façon de voir
physiquement
18
le problème restitue exactement la notion de fétichisme, elle revient à
Marx, absent du texte de Karl Marx, en vue de prouver que Marx est resté hégélien. Ce qui n’a
rien d’évident si on ne va pas le chercher.
17
Cette question elle-même peut s’entendre de plusieurs façons mais je ne
développerai pas la suivante, pourtant intéressante : un ulcère est aussi un phénomène qui obéit
à des lois, bien qu’il soit un phénomène pathologique déséquilibrant les lois de la santé ; on
pourrait bien regarder les lois économiques comme des lois naturelles de l’ordre pathologique.
18
Elle évite de recourir de façon métaphorique à la notion de métaphysique qui concerne
tout autre chose : 1) classiquement, il s’agit principalement de la démonstration de l’existence
5
dire, sinon que la valeur n’existe pas, du moins qu’elle contient un « mensonge
19
» ou
au moins une « erreur »). Et il a don prise pendant plus d’un siècle à des
prolongements d’une imposture intellectuelle qui, sinon, n’aurait pas dépassé la durée
d’un effet de mode.
La comparaison, telle que Jappe la formule, inverse littéralement la question. C’est la
nature qui copierait les lois de l’économie. De la sorte, Jappe fait donc disparaître tout
repère extérieur à l’humanité aliénée, à partir duquel on pourrait émettre des
objections, des alternatives ou, du moins, des points de vue différents : peut-être
entend-il de la sorte par avance réfuter les tenants de la nature-alibi ? J’ignore ses
motivations et elles ne m’importent guère. C’est un postulat que je n’ai pas à justifier,
j’admets que les lois de la nature sont un fait, même si je ne les comprends pas, même
si je ne les connais pas. Il me paraît crucial que nous puissions encore trouver
quelques points de vue un peu extérieurs à l’économie sinon au genre humain pour
penser
20
. Le monisme hégélien voudrait ne rien tenir pour extérieur à lui me pour
tenir les têtes dans ses filets, mais au prix d’avoir des ignorants de tout ce qui se fait
hors de la « logique » de Hegel.
Je ne veux pas m’étendre ici, mais un minimum me paraît indispensable : qu’est-ce
qu’une loi ? Spinoza relève à juste titre que la loi s’entend de deux façons différentes,
il y aurait d’un côté les lois de la nature (ce qu’il appelle la loi divine) de l’autre les lois
humaines. Selon Spinoza
21
, c’est par métaphore seulement qu’on emploierait le nom
de « lois » pour les lois de la nature. (On retrouve ce distinguo chez Montesquieu dans
l’Esprit des Lois, à ceci près qu’en homme du dix-huitième siècle, Montesquieu n’utilise
de Dieu ; 2) de façon plus moderne, on pourrait l’employer de la même façon que métalogique,
métamathématique, etc.
19
Encore une notion que Jappe récuse sous prétexte d’éviter tout « moralisme » dans
la critique. Ce qui épargne de réfléchir à un rapprochement pourtant intéressant, celui de la
quête d’un remède avec la quête d’une éthique en philosophie classique. Et qui empêche aussi
de réfléchir à la notion du vrai et du faux autrement que dans ce jargon aberrant de Hegel : il
n’y a pas forcément de morale dans l’idée du faux : un sophisme contient une volonté délibérée
de tromper, mais pas un paralogisme ni une erreur d’appréciation.
20
« Le concept de « vérité », compris comme dépendant de faits qui dépassent
largement le contrôle humain, a été l’une des voies par lesquelles la philosophie a, jusqu’ici,
inculqué la dose nécessaire d’humilité. Lorsque cette entrave à notre orgueil sera écartée, un pas
de plus aura été fait sur la route qui mène à une sorte de folie l’intoxication de la puissance
qui a envahi la philosophie avec Fichte et à laquelle les hommes modernes, qu’ils soient
philosophes ou non, ont tendance à succomber. » Bertrand Russell, Histoire de la philosophie
occidentale.
21
Traité théologico-politique
plus l’adjectif « divine » pour parler des lois naturelles). Je ne suis pas sûr de devoir
suivre Spinoza dans l’idée que les lois de la nature ne seraient qu’une métaphore : un
exemple vaudra mieux ici qu’un cours. code nal stipulait que tout condamné à
mort aura la tête tranchée (article 12, abrogé) on ne discute pas pour savoir s’il s’agit bien
d’une loi humaine, me si on la tient pour… inhumaine, et on ne discute pas non
plus qu’il s’agit d’une loi. Mais quand la syllogistique d’Aristote utilise l’énoncé tout
homme est mortel, on ne discute pas non plus du fait qu’il s’agit cette fois ici d’une loi de
la nature. On pourrait bien en revanche se demander s’il y a une raison majeure
d’appeler cela une loi. Selon moi, sauf à couper l’usage de la langue en deux
morceaux
22
, il s’agit bien de lois dans les deux cas, en vertu de la forme : une loi est une
proposition universelle. Une discussion plus fouillée pourrait admettre aussi comme lois
des propositions d’existence (quelque cheval bon marché est rare) mais je ne m’en
occuperai pas ici. Bien que certains
23
discutent encore ce point
24
, j’admets qu’une loi
est une loi en vertu de considérations purement formelles.
Il me semble utile maintenant de regarder de plus près la formulation d’Anselm Jappe
de la métaphore que j’ai entrepris de discuter :
« Avec la physique de Newton, une seule force, la gravitation, est censée gir
l’univers, de même qu’à cette époque-là le monde commençait à s’unifier sous le
gouvernement d’une seule force, l’argent. »
Si Jappe avait employé le terme de loi et non de force, sa proposition serait, à la rigueur
recevable, tout en restant à mon sens très discutable. Car on peut parler effectivement
22
A tout prendre, je préfère admettre des subdivisions dans la logique formelle, entre
des modalités ontiques et des modalités déontiques (de même que ces modalités utilisent des
verbes modaux distincts dans les langues germaniques). Les lois humaines correspondraient à des modalités
déontiques, les lois naturelles à des modalités ontiques. Toutefois l’article du code pénal de même que la loi
biologique « tout homme est mortel », sont ici exprimés sans verbe modal, ce qui souligne davantage encore la
difficulté de discernement de l’origine des lois à travers leur seule forme, si on ne l’y introduit pas expressément.
J’ignore quelle folle conclusion pourrait en tirer un hégélien sur les rapports entre forme et
contenu, étant donné que j’ai sur cette question une approche totalement inédite (elle ne figure
pas dans mes deux récents opuscules).
23
Max Kistler dans Causalité et Lois de la nature, Editions Vrin
24
Il y aurait une différence entre :
Aucune sphère d’or pur de 1 kilomètre de rayon n’existe dans l’univers
et
Aucune sphère d’uranium pur de 1 kilomètre de rayon n’existe dans l’univers.
Je préfère dire que la première loi est peut-être fausse, alors que la seconde est
assurément vraie. La raison en est que le métal doré n’explose pas, tandis que le métal uranium
explose. Reconnaître une proposition comme loi en vertu de sa forme n’implique pas que cette
loi est vraie.
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