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philosophie pour employer les mots à ce degré de désinvolture ; à moins, bien sûr,
d’être totalement ignare de ces deux mille cinq cents ans, CQFD (l’ignorance n’est
pas en tant que telle une imposture) :
« Si Marx privilégie l’exposé conceptuel de la logique de la marchandise par rapport
au résumé de son évolution historique et empirique, ce n’est pas pour des raisons
‘méthodologiques’ (qui en tant que séparées du contenu n’existent pas chez Marx). »
Il est certainement vrai du monisme hégélien qu’il a fait disparaître la séparation entre
logique de la forme et logique du contenu
puisque la « logique » de Hegel n’a que le
vocabulaire d’une logique sans en être une, tout en prétendant fusionner les deux...
Marx ne s’est pas occupé de logique dans ses écrits. En ce sens il n’a effectivement
pas séparé la forme du contenu, pas plus que ne le fait par exemple le lecteur d’un
livre de champignons ou de cuisine, mais pas dans le sens hégélien que dit Jappe, il a fait,
dans le pire des cas, de l’économie, dans le meilleur des cas, la critique de l’économie.
Il a constitué une théorie ayant un contenu (sémantique) et n’a pas explicité le moins
du monde sa méthodologie, ce qui est dommage ; s’il l’avait fait un tant soit peu, il
aurait levé les ambiguïtés de ses restes hégéliens, qui déjà scandalisaient les libertaires
de la fin du dix-neuvième siècle,
car il aurait nécessairement fait, sinon de la logique
formelle, du moins un peu d’épistémologie qui évalue les rapports entre forme et contenu,
entre logique formelle et connaissance concrète d’un sujet. On est ici devant une des
pires confusions que peut produire un monisme, celle entre forme et contenu : un
monisme tautologique aurait assurément pris des précautions, le monisme antilogique
n’en a évidemment cure
. Mais Jappe s’aventure plus loin : en bon élève de l’école de
Francfort, Jappe rattrape effectivement l’imposture hégélienne
lorsqu’il ose (p. 203)
comparer l’unification de la nature par la gravitation de Newton avec l’unification du
monde par l’argent
! Si je veux bien convenir que les formulations paradoxales sont
pour autant que cette seconde expression signifie quoi que ce soit, la logique étant
comme la mathématique, par nature, une science formelle ; dès qu’on y applique un contenu, on ne
fait plus proprement de la logique, sinon par un certain abus de langage, on fait de la physique,
de la biologie, de la chimie, etc., voire de l’anthropologie, bref on pratique une discipline
spécifique, la forme y étant évidemment sous-jacente On ne progresse dans l’étude de la forme
qu’en s’y intéressant pour elle-même. L’intérêt de la forme est que le nombre trois, le nombre
ou le modus ponens y sont les mêmes, indépendamment de tout contenu spécifique.
Voir l’intéressante documentation brute, Socialisme autoritaire ou Socialisme libertaire,
parue en 10-18 il y a une trentaine d’années.
C’est pourquoi, dans un registre voisin, l’essai d’Henri Lefèbvre Logique Formelle et
Logique Dialectique (juste après-guerre) est pitoyable, sinon minable.
Je songe aux inepties sur les mathématiques auxquelles se livre Hegel…
Ce qui est ignorer les personnalités et les motivations diverses et complexes de
Kepler, de Galilée et de Newton. Leur profonde culture antique, scolastique, géométrique et
parfois nécessaires et concéder que certaines métaphores sont parlantes et utiles,
celle-ci confine à la stupidité ou peut-être… à la folie, elle contredit (et désamorce)
toute critique de l’économie politique en ramenant les lois de la nature aux lois
économiques
. Voilà donc des gens qui n’ont jamais regardé choir une pomme dans
la lumière du matin. Ou alors ça ne les fait penser qu’à l’argent. Avec des critiques
aussi folles
on est carrément mal barré pour critiquer la folie de la loi de la valeur
.
philosophique, bref l’état d’esprit aux antipodes de la culture d’ingénieur qui germe
effectivement à cette époque, mais n’est pas encore non plus une inculture (qu’on songe à Léonard
de Vinci). C’est ignorer aussi la recherche de concordance des théories avec les faits observés, la
théorie de Ptolémée aussi était unitaire, mais de plus en plus en désaccord avec les observations.
Serait-ce à dire que dans une société non capitaliste, la gravité ne serait plus vérifiée ?
On n’est pas loin des barbus qui marchent sur l’eau et arrêtent le soleil, ce qui légitime le
sobriquet de quatrième imposteur que je donne à Hegel, en référence à un célèbre pamphlet du
début du dix-huitième siècle !
A l’opposé de cette folie, il est pourtant facile de montrer que toutes les notions
effectivement centrales du premier chapitre du Capital peuvent être exposées sans en référer à
la prétendue « logique » de Hegel, mais beaucoup plus simplement par analogie avec la
physique. Une fois qu’on a compris cela, il n’est pas vraiment nécessaire de répondre à ceux qui
récusent l’analyse de Marx sous prétexte qu’elle serait nouménale au sens de Kant et non pas
phénoménale : car alors il en irait de même pour toute l’analyse dimensionnelle en physique
alors que c’est elle justement qui rend la démarche de la physique intelligible (tout au moins la
physique classique). Bien plus, les développements de Marx sur le capital variable, le capital
fictif ou le fameux « travail abstrait » (Jappe, p. 44) se laissent aisément comprendre comme
analyse dimensionnelle, passant outre aux objections d’un kantisme mal digéré par les
économistes, sans non plus recourir aux métaphores hégéliennes du magnétisme (qui
ressemblent tant aux métaphores des économistes eux-mêmes !). Quant au remède à tout ça, il
est trivialement physique : sauf à croire à l’antigravité (à la façon des barbus) il faut manger, boire,
dormir sans la marchandise pour enfin s’adonner aux activités qui restituent la joie de vivre, il
faut donc rétablir les savoir-faire que la marchandise a détruits afin de supprimer la division du
travail. Comme quoi il n’est pas besoin d’être hégélien pour parvenir aux mêmes conclusions que
Marx !
Rentrer dans les filets de ce mode d’analyse m’interdirait de m’intéresser au monde
sans y voir la loi de la valeur jusque dans la préhistoire, jusque dans l’histoire naturelle et le ciel
étoilé. Mais j’en suis sorti (il y a plus de vingt ans) d’autant plus facilement que j’avais déjà des
connaissances de cette science classique refoulée par Hegel et que j’admets que Marx a vraiment
percé le secret de la valeur, mais aussi que l’on peut exposer son raisonnement essentiel plus
sobrement et en s’affranchissant d’une philosophie désastreuse. Le pire est peut-être que cet
hégélianisme n’interdit pas strictement de se familiariser avec un peu de science contemporaine,
dans sa forme la plus avilie par la marchandise, il n’interdit que d’accéder aux formes de la science
antérieures au règne de la marchandise, qui ouvriraient une autre perspective dans la
compréhension des sciences elles-mêmes : avec l’école de Francfort, Jappe démontre son
orthodoxie marxiste en ne croyant pas qu’il existe des impostures et, partant de là, il a vraiment