LE CODE CIVIL ET LES DROITS DES PAYS DU PROCHE-ORIENT par Ibrahim NAJJAR Professeur à la Faculté de Droit et de Sciences Politiques De l’Université Saint-Joseph de Beyrouth Avocat à la cour Un survol même superficiel du paysage juridique arabe prouve à l’évidence que, si l’expression et la pratique du droit des obligations et des contrats internationaux sont dominées par l’utilisation des langues arabe et anglaise, le droit privé sous-jacent est souvent d’inspiration française. Ce constat est aussi vérifiable en droit public, dans les pays du golf, comme dans ceux du Proche-Orient, les Etats francophones d’Afrique du Nord et, d’une manière générale, la plupart des pays de la région. Cette contamination est largement due au rayonnement du Code civil français, mais aussi de l’idée même de codification et à divers facteurs d’ordre socio-historiques. Durant la seconde moitié du 19ème siècle, l’Empire ottoman a, en effet, cherché à européaniser ses législations et à se doter de différentes codifications. Auparavant, le législateur ottoman, voulant sans doute, tenter une codification « islamique », avait pris le parti d’adopter et de publier un « code civil », la « mejellé ». Ce code fut un échec, bien qu’il ait dominé longtemps les autres sources gouvernant le régime juridique et les cadres notionnels en vigueur dans la région. Ce code civil ottoman fut une tentative de codifier les préceptes du rite (officiel) hanafite… en matière civile et commerciale, alors même que ces questions ne touchent point à la foi. La codification – en tranches successives – fut achevée en 1876, après sept années de travail, et comprenait 1851 articles et 16 titres. Néanmoins, cette codification, peu inspirée et rudimentaire, fut vite abandonnée dans de nombreux pays qui étaient sous la domination ottomane, dès la chute de l’Empire ottoman. Les textes européens, adoptés par l’Empire ottoman, restèrent soit en vigueur, soit une source législative déterminante. 2 En outre, si les différentes influences britanniques dans de très nombreux pays arabes (Irak, Jordanie, Arabie Saoudite, état des Emirats Arabes Unis, Oman, état de Bahrein, état du Qatar, Egypte, etc…) furent d’ordre commercial, linguistique, culturel et politique, le retrait de la Grande Bretagne de la région s’est opéré sans qu’elle laisse une codification de nature à influencer la législation(1). Quant au chareh islamique, il a toujours distingué entre les questions touchant à la foi (ibadate) et celles découlant des relations quotidiennes de droit civil ou de droit commercial (mo’amalate). Autant les premières sont restées encadrées par une sorte de sacralisation, en raison de leur racine religieuse, autant les secondes furent perméables aux influences les plus diverses. Ces dernières (les Moa’malate) furent ainsi favorisées par les codifications égyptienne, libanaise et syrienne. Dans les pays du Proche et du Moyen-Orient, parmi lesquels on peut ranger le Liban, la Syrie, l’Egypte, la Jordanie (dans une certaine mesure) (2), le code civil français de 1804 a dès lors bénéficié de ces facteurs qui en ont pérennisé l’influence. Ce survol général, forcément réducteur, montre ainsi que quatre sources de droit se partagent l’inspiration des différents droits dans les pays arabes du Proche-Orient : 1°) le chareh islamique, pour les matières du droit extrapatrimonial de la famille et les successions musulmanes ; 2°) la codification ottomane, en matière de droit des contrats et des principes d’interprétation par le juge des actes juridiques ; 3°) Le droit des affaires anglo-saxon ; 4°) Le droit des obligations issu de la codification française de 1804. On pourrait schématiser et proposer une distinction majeure entre: 1- les questions de statut personnel (naissance, mariage, filiation, succession, etc…), largement soumises à des considérations Pourtant, des voix s’étaient élevées, ici et là, pour que la Grande Bretagne dote les pays placés sous son « protectorat » ou sa gouvernance d’un corps de droit écrit. (2) Le droit civil de l’Irak est fortement influencé par le code civil ottoman. V., par exemple, la jurisprudence civile irakienne, par Salman BAYATE, éd. Al Ahlya, 1962 (en arabe). (1) 3 religieuses et sacrées, évoluant à des vitesses plus ou moins multiples, selon les principaux rites de l’Islam(1) et l’intensité des conservatismes ; 2- et le droit privé en général, où les relations juridiques sont franchement organisées en fonction des législations européennes, particulièrement françaises. A tel point qu’au travers des différentes classifications juridiques arabes, on retrouve les repères du droit français. Mieux, on peut relever que, dans les pays visés, suite à la technique juridique française, le droit public s’oppose au droit privé ; le droit commercial au droit civil ; le droit administratif au droit civil ; le droit pénal aux autres disciplines de droit privé, le droit processuel au droit substantiel ; etc… Sont ainsi consacrés, dans de nombreux pays arabes, les domaines et les classifications que le droit français soumet à des catégories logiques et abstraites. A tel point, que la rédaction d’un dictionnaire juridique françaisarabe(2) répond à des besoins réels et contribue, par ricochet, à une – difficile – homogénéisation de la terminologie juridique de la langue arabe. Le rayonnement du droit privé égyptien, dont les travaux d’Al Sanhoury (fortement inspiré par le traité de droit civil de Planiol et Ripert), n’ont pas peu contribué à l’édification d’une telle culture juridique française, dans un environnement pourtant non francophone. Cela a conduit à une véritable acculturation des systèmes juridiques et du droit de nombreux pays arabes cultivant dorénavant les concepts du droit français(3) quoique moyennant des leviers et une terminologie parfois désuets voire problématiques. Il ne peut être question dans le cadre de cette approche comparative d’étudier toutes les disciplines du droit privé, pourtant écrit dans les pays (1) Au Moyen-Orient, ce sont, essentiellement les rites hanafite (applicable aux sunnites en Syrie, Jordanie, Egypte et au Liban) et jaafarite (applicable aux chiites (en Irak, au Liban). (2) Le soussigné en a fait l’expérience au quotidien en publiant un dictionnaire juridique français-arabe (qui en est à sa 9ème édition !) avec la collaboration de deux juristes égyptiens. (3) Des cours spéciaux d’Al Sanhoury sont publiés en deux volumes (« Les sources du droit dans la doctrine islamique – Etude comparée avec la doctrine occidentale », 1953 à 1954, éd. Dar Ihia’ el Tourath el Arabi) et démontrent à quel point le droit français des obligations et de la formation du contrat (autonomie de la volonté, objet, cause, nullité, effet relatif, résolution…) habite le droit égyptien. 4 arabes. Une telle tentative nécessiterait de nombreux développements pluridisciplinaires. En outre, s’il faut, à l’évidence, marquer les différences majeures (1) qui séparent le droit musulman et le droit civil français – le chareh est essentiellement casuistique à l’instar de ce qu’était le droit romain –, il reste que de larges zones de recoupements et de rencontres caractérisent les droits arabes et le droit civil français, du moins tel qu’issu de la codification de 1804. Si le droit extrapatrimonial de la famille des pays arabes visés n’accorde pas un grand crédit aux principes généraux du droit, la codification civile française reste, dans les autres domaines, omniprésente, sous-jacente ; elle joue le rôle d’un repère, guidant l’interprète même si celui-ci doit, par endroit, marquer l’originalité de son droit positif. Le Coran n’est-il pas une codification par excellence ? C’est sans doute la raison pour laquelle il est possible de démontrer que certains des principes directeurs de la codification civile française de 1804 demeurent en vigueur dans le droit des biens et dans le droit des obligations dans la plupart des pays du Proche-Orient. Quelques exemples suffiront à illustrer la permanence et le classicisme du droit français, au travers du droit des obligations (Section 1ère). Mais les réformes plus ou moins récentes du droit privé français de la famille demeurent étrangères à l’inspiration de la législation des pays arabes. L’introduction du PACS, la réforme des droits successoraux du conjoint et des enfants, celle des régimes matrimoniaux et du « démariage »…, ces matières restent totalement étrangères aux coutumes et aux modes actuels de pensée arabe... Cela risque de peser sur l’avenir de la francophonie juridique. D’autant que la pénétration du droit français par les nécessités de la « mondialisation » le rend parfois moins attractif (Section 2nde). (1) Le droit musulman répugne à consacrer la validité des fictions juridiques (rétroactivité, représentation successorale, etc…) et préfère faire un usage, parfois immodéré des « subterfuges légaux ». 5 Section 1ère : L’influence de la codification civile française en matière de droit des obligations Sans prétendre ni vouloir procéder à une étude comparative détaillée, il est clair que le droit des obligations dans les pays évoqués atteste de l’influence décisive des principes, sinon des textes du code civil français. Cela ressort clairement aussi bien en matière de formation du contrat et ses racines tirées du « patrimoine », que de responsabilité civile – pour ne citer que quelques matières symptomatiques. § 1 – L’autonomie de la volonté et la théorie du patrimoine On ne peut raisonnablement évoquer le droit des obligations sans se référer au préalable à ce qui en forme la substance sou jacente, le patrimoine et certains principes directeurs, dont l’autonomie de la volonté. Or les opérateurs du commerce international sont souvent étonnés par la vigueur du principe de l’autonomie de la volonté telle qu’elle est appliquée dans les différents droits des pays arabes, notamment du ProcheOrient. D’autant qu’une telle autonomie est souvent consacrée par le droit anglo-américain. Bien sûr, certaines lois d’origines socialistes ont contribué à limiter le domaine de cette autonomie dans les matières ayant fait l’objet d’une intervention étatique. On sait cependant que ces lois ont largement été – ou sont en voie d’être – abandonnées, après les récentes transformations dans certains pays – notamment l’Egypte, l’Irak et la Syrie, dans une moindre mesure. Dans certains secteurs où le chareh islamique reste prépondérant (prohibition des prêts à intérêt, de l’usure, des contrats aléatoires, etc...), la liberté laissée aux individus reste variable. Plus la législation est proche du chareh, moins les choix individuels sont libres dans ces domaines particuliers. Néanmoins, hormis ces interdits, il est évident qu’au Liban, en Egypte, en Syrie, dans une moindre mesure, en Jordanie, en Irak, voire dans 6 de nombreux pays du Golf, l’autonomie de la volonté reste un domaine totalement consacré. Une telle autonomie signifie que le législateur laisse la place éminente et primordiale à la liberté des sujets de droit. Ceux-ci pourront conclure à leur guise, en vertu d’un consensualisme généralisé, sans autre formalisme que celui nécessité par l’opposabilité aux tiers de certains contrats translatifs de la propriété (notamment) immobilière. Dans le droit des biens, appelé ici « foncier », le système de la publicité obligatoire et de l’effet erga omnes des inscriptions du « cadastre » – équivalent lointain de la « Conservation des hypothèques » du droit français, dont les mentions sont facultatives – impose, par exemple au Liban, que les contrats non transcrits et publiés au « registre foncier » ne génèrent, inter partes, qu’une créance de l’enregistrement. Mais, hormis cette particularité, le consensualisme reste la règle. Cela est, il est vrai, largement favorisé par une conception du patrimoine voisine, sinon identique, de celle que le droit français répugne à abandonner. Il est spectaculaire de constater que les droits des pays arabes en matière de transmission des successions, par exemple, s’inspirant portant très largement des différents chareh islamiques pour la dévolution héréditaire, s’accommodent de la théorie française du patrimoine. En effet, les différents rites musulmans veillent jalousement à leur spécificité. Le rite hanafite désavantage les filles en général surtout lorsqu’elles ne viennent pas en concours avec des garçons ; le rite jaafarite, applicable aux chiites, autorise les filles à recueillir la totalité de la succession même en l’absence de garçons(1). Pourtant dès que la dévolution successorale au sens strict n’est pas concernée, la transmission de l’hérédité et de la propriété en général s’opère de plein droit dès l’instant du décès. Une telle transmission automatique de la succession est vérifiable même dans le domaine des droits réels immobiliers, quelque soit la succession, légale ou testamentaire. De nombreuses législations arabes n’admettent, en effet, aucune solution de continuité, afin d’éviter la vacance de l’hérédité. La transmission automatique de la succession aboutit par conséquent à consacrer un système de la succession à la personne du défunt à l’instar du droit français. Mieux (1) Mais sans abandonner la règle coranique sacrée : « au garçon le double de la part d’une fille ». 7 encore, l’existence d’une véritable option successorale, c’est-à-dire concrètement de la possibilité de renoncer à l’hérédité, est aujourd’hui consacrée dans les différents rites du chareh. Cela rejoint l’inspiration de Zachariae(2) qui a puisé dans les dispositions successorales du code civil français, le fondement de l’existence d’un patrimoine relevant d’une personne, le de cujus. Un tel système, parfois mal qualifié par certains auteurs arabes ou libanais, procède incontestablement de la double affirmation que le droit français établit, avec Aubry et Rau, à savoir : « Pas de personnalité sans patrimoine ; pas de patrimoine sans personnalité ». Pourtant, les apparences ont parfois paru trompeuses. Pendant des décennies, on a considéré que la maxime « pas de succession sans l’apurement des dettes » était le corollaire du système germanique considéré comme instituant un système de « patrimoine d’affectation ». Ce dernier, naissant dès l’instant du décès du de cujus, attendant sa liquidation, conduit à la négation de l’utilité de l’option successorale. A quoi servirait en effet le droit de répudier une succession si elle ne consistait qu’à recueillir l’excédant qui résulterait de sa liquidation ? On peut en déduire que même en matière de statut personnel le droit des pays arabes est influencé par la théorie française du patrimoine ; cette théorie du patrimoine autorise la volonté des sujets de droit à faire usage d’une liberté quasiment infinie, en tout cas plus importante encore qu’en droit français « contemporain » de la technique contractuelle. C’est par ce biais que la common law coexiste heureusement, dans de nombreux pays du Golfe, avec le droit contractuel commercial d’inspiration française. Il en découle que lorsque les préceptes coraniques n’ont pas contaminé la législation positive, la liberté contractuelle, le consensualisme, la formation du contrat, les vices du consentement, obéissent, comme en droit français, à des règles d’une souplesse évidente, beaucoup moins formalistes que les récents développements du droit positif français. Il suffit, pour s’en convaincre, de consulter les ouvrages de doctrine. Ceux-ci, à l’instar de la démarche du législateur, analysent les conditions de formation et de perfection des contrats en général et des contrats nommés, en (2) Comp. F. ZENATI, « Mise en perspective et perspectives de la théorie du patrimoine », RTD civ., 2003, p. 667 et suiv. 8 particulier, selon la technique et le détail de l’enseignement du droit privé français, notamment d’avant les années 1930. Cela apparaît clairement dans un domaine, l’arbitrage, aujourd’hui largement consacré dans plus de 16 pays arabes (1) où l’interventionnisme législatif, même particulièrement ombrageux, laisse une très large place à l’autonomie de la volonté et à l’autonomie de la clause compromissoire. § 2 – Le droit de la responsabilité civile Les trois principales codifications en matière de droit des obligations et des contrats furent, successivement, les suivantes : - Le Code des obligations et des contrats libanais, daté du 9 mars 1932 (publié au Journal officiel du 11 avril 1932) ; - Le Code civil égyptien n° 131/1948 du 29 juillet 1948 ; - Le Code civil syrien du 18 mai 1949. La France, puissance mandataire au Liban et en Syrie, chargée, à l’époque, par la SDN, dans ces deux pays jadis sous domination de l’Empire ottoman, de les conduire vers l’indépendance et de les doter des lois fondamentales et nécessaires à l’organisation de leur système législatif, fut sans doute influente surtout au Liban, pays traditionnellement lié à la France. L’Egypte, plus proche de l’Angleterre, bientôt suivie par la Syrie, adoptèrent une codification « à la française », c'est-à-dire inspirée des grandes divisions du Code civil dans les matières extrapatrimoniales. Ainsi, la responsabilité civile, délictuelle et contractuelle, le régime de la réparation, s’articulent dans ces trois codes autour de : - La responsabilité du fait personnel (art. 122 à 124, c.o.c. lib. ; art. 163 à 172 c. civ. égyp. ; art. 164 à 173, c. civ. syr.) V. N. NAJJAR, « L’arbitrage dans les pays arabes face aux exigences du commerce international », thèse, Paris 2, 2003. (1) 9 - La responsabilité du fait des tiers (art. 125 à 128, c.o.c. lib. ; art. 173 à 175 c. civ. égyp. ; art. 174 à 176, c. civ. syr.) - La responsabilité du faits des choses et des animaux (art. 129 à 133, c.o.c. lib. ; art. 176 et suiv. c. civ. égyp. ; art. 177 à 179, c. civ. syr.) Des institutions, comme l’enrichissement sans cause, sont reprises (art. 180, 181 c. civ. syr. ; art. 140 à 146 c.o.c. lib. ; etc…) ainsi que la fameuse proclamation du code civil français de la nécessité de la réparation intégrale et équivalente au préjudice subi. Ainsi l’obligation de minimiser le dommage, largement discutée par la doctrine française récente – mais vertement refusée par la cour de cassation par un arrêt remarqué du 19 juin 2003 – ou l’impossibilité pour le juge d’accorder des dommages-intérêts punitifs…, sont transposées dans les droits libanais, égyptien et syrien. Il en va de même des principales solutions en matière de responsabilité contractuelle, aussi bien du point de vue du non cumul avec la responsabilité délictuelle, de la distinction des obligations de moyens et de résultat, des clauses limitatives de la responsabilité, que de la réparation, en général, du seul préjudice prévisible – avec ce que cela comporte en matière de gradation des « fautes contractuelles », légère, lourde ou très légère…)(1). Certes, ici et là, grâce ou à cause de l’emploi de certaines expressions diversement formulées, ou en raison de préférences particulières, des solutions de détail, plus ou moins originales ou heureuses, sont adoptées dans les pays cités. Mais il demeure évident que la doctrine, la jurisprudence, la méthode d’interprétation et l’esprit – faveur à la victime – qui animent le droit civil français gardent, à ce jour, un retentissement vivace et décisif(2) – tant que la question de la foi religieuse n’est pas en cause, d’une part, et tant qu’une objectivation outrancière de la responsabilité n’est pas formellement imposée, par la loi, d’autre part. Pourtant, avec la généralisation, par exemple au Liban, depuis 2003, de l’assurance automobile obligatoire, gageons que les mêmes rapports dialectiques entre le droit de la responsabilité et celui des assurances, connaîtront les mêmes avatars nés de la collectivisation des risques… (1) V. Hervé LECUYER, « Les tendances contemporaines du droit de la responsabilité civile en France et au Liban », in Travaux et jours, n° 68, 2001, p. 131 et suiv. (2) V., par exemple : Répertoire des principes juridiques en Egypte et dans les pays arabes, par M. Abderrahim AMBAR, vol. 13, 14, 15, p. 234 et suiv. 10 Section 2nde : Les enjeux de la permanence de l’influence de la codification française Depuis près d’un quart de siècle, le droit français, tel qu’issu du Code civil, apparaît plus complexe, plus interventionniste, plus protecteur du consommateur et sans doute plus ouvert à l’ « européanité », à la mondialisation et même à l’adoption des lois modèles. Cela était fatal. On ne peut s’insérer dans un cadre régional pluri polaire sur le plan législatif et juridique sans se « mettre en conformité » à ses exigences. Plus l’Europe va s’étendre à l’Est, plus l’édulcoration du droit français aura vocation à être modifiée et son rythme de rayonnement atténué. Un droit ne peut avoir vocation à l’universalité ou à l’européanité, sans se laisser pénétrer par les exigences d’un « jus gentium » d’un genre nouveau. Cette affirmation doit cependant être fortement précisée. En effet, si le code civil se transforme pour ne laisser, dans les pays arabes du ProcheOrient, que les influences antérieurement adoptées (§ 1), il demeure que des rencontres demeurent imaginables de manière indirecte, c'est-à-dire au travers des nouvelles sources internationales communes au droit français et aux droits des pays arabes (§ 2). Les permanences du rayonnement du droit français des obligations paraissent encore possibles et vivaces. § 1 – Les transformations du droit civil français Ces transformations modifient la capacité d’ « exportation » de la codification civile française. Divers facteurs sont susceptibles d’intervenir dans l’application du droit et des textes. Les mêmes textes, inspirés du code civil et de la jurisprudence qui lui fut postérieure, aboutissent à une « actualisation » parfois surprenante et originale. Des textes inspirés du Code civil français ne sont pas nécessairement ou toujours appliqués conformément à la pratique et à la jurisprudence françaises. C’est parfois le cas en Egypte, au Liban, en Syrie. 11 Des textes inspirés par le Code civil ottoman, comme en Irak ou dans l’Etat des Emirats Arabes Unis, peuvent être « panachés », « coupés » de principes puisés en droit civil français ou y trouver une source de comparaison et d’inspiration. Ce sont là des « avatars » que connaissent le droit civil belge, et d’autres droits, sud américains par exemple, inspirés par le droit français tel que codifié en 1804. Mais c’est l’évolution du droit français qui peut poser un problème au fur et à mesure de son « européanisation ». Celle-ci contraint le droit français à une forme d’adaptation parfois perçue dans les pays arabes du Proche-Orient comme peu compatible avec l’environnement socio juridique ambiant. Le plus paradoxal ne provient pas seulement du fait que le droit européen de la famille et le principe de l’égalité des filiations paraissent incompatibles avec la morale religieuse qui oblitère souvent les droits proche orientaux ; mais de ce que le droit français s’aligne sur un grand nombre d’apports du droit comparé anglo-américain ou des droits conventionnels et modèles. C’est certainement le cas des codes de la consommation, de l’environnement, de la construction et de l’habitation, de la propriété intellectuelle, de la santé publique, de la sécurité sociale, du travail, etc… Ces corps législatifs spécifiques transforment de manière durable la physionomie du droit privé français tel qu’issu du code civil. Le droit de repentir, ou de rétractation, par exemple, investit non seulement le droit de la consommation mais les obligations issues du processus de formation de la vente, même immobilière. Les notions d’illicéité, d’ordre public, d’immoralité – notamment en matière de cause et d’objet des obligations et des contrats – s’en trouvent fortement lestés. Il est difficile, dans de telles circonstances de maintenir le cap de la contagion juridique française, même si on retrouve une communauté d’inspiration en adhérant aux normes internationales – comme ce fut le cas pour l’adoption des recommandations des Nations Unies en matière de 12 propriété intellectuelle et industrielle(1), ou pour la modernisation du droit bancaire et des marchés financiers. Il est ainsi symptomatique d’observer que dans les réglementations nouvelles, c’est l’anglais qui prend le relais du français, pour véhiculer des notions ou des applications techniques difficiles à transposer en arabe. Il est vrai, certes, que ces anglicismes ne sont pas au cœur du droit des obligations. Mais, de proche en proche, le droit des contrats, des biens, des affaires, de l’arbitrage interne et international finissent, par une sorte de choc en retour, par transformer le paysage du droit des obligations lui-même. C’est sans doute de cette manière que se pose le nouveau défi du droit français des obligations face à la mondialisation. § 2 – Les permanences du droit civil français Sans reprendre ici les sources, les mérites et l’évolution qui ont présidé à l’élaboration du code civil de 1804 et sa filiation par rapport au droit romain et au droit du Moyen Age, il faut néanmoins en souligner encore une fois le classicisme véritablement contagieux dans un contexte difficile et hautement problématique sur le plan culturel, à une époque où une arabité de reconquête fait face à une « occidentalité » souvent considérée comme facteur d’aliénation. Le droit français des obligations en particulier se caractérise par un universalisme et une étonnante œuvre d’abstraction qui vont bien au-delà des différents clivages culturels et religieux. Il y a dans le code civil comme une sorte d’alphabétisation méthodique du droit privé. Le droit français des obligations n’est certes pas appliqué dans tous les systèmes juridiques. Mais dans les pays du Proche-Orient, une véritable tradition de conformation à ce droit est solidement établie. Même si le droit civil français se laisse pénétrer par l’européanisation ou l’américanisation, les dés paraissent jetés du côté de l’ « autre rive » de la méditerranée. Il faut dire que la seule alternative pour les pays arabes musulmans consiste à les doter d’un corps législatif issu de la Mejellé ottomane (et V., par exemple : Ch. CARON, Le droit d’auteur libanais : Entre copyright et conception personnaliste, Proche-Orient Etudes Juridiques, 2003, n° 56, p. 5; I. NAJJAR, Chroniques de droit privé libanais, 2001, pp. 401 et suiv. (1) 13 hanéfite). Ce qui paraîtrait à la fois un recul, une régression, et une tentative d’hégémonie du rite sunnite dans un contexte politique d’une redoutable complexité. Malgré les progrès de l’islamisme, qui pourrait imposer ici ou là des prohibitions ponctuelles, les contraintes imposées par l’ouverture au monde des affaires s’opposent, croyons nous, à une quelconque radicalisation durable du droit civil laïc, c'est-à-dire, pour reprendre le langage accepté dans ces régions, en matière de transactions entre les individus et les personnes morales. C’est sans doute cette irréductibilité du droit codifié au fondamentalisme religieux qui permet de penser que les influences du classicisme du code civil français risquent de se pérenniser. C’est même, d’une certaine manière, ce qui permet de tenir un même langage juridique uniforme, non seulement dans les principaux pays arabes du Proche-Orient, mais entre le machrek et le maghreb. En tout cas, le dynamisme du droit français des obligations reste entier, même si ce droit subit des mutations relativement graves. La pesanteur des faits et du droit fondamental des obligations demeure plus forte que les tentations de l’isolationnisme. Ibrahim NAJJAR