a - Hubert Bonin

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Les réseaux bancaires parisiens et l’empire : comment mesurer la
capacité d’influence des ’’banquiers impériaux’’ ?
Hubert Bonin, professeur d’histoire économique à l’Institut d’études politiques de Bordeaux (Centre
Montesquieu d’histoire économique-Université de Bordeaux 4) [www.hubertbonin.com]
Nombre d’historiens économiques et ultramarins ont reconstitué et scruté
l’organisation en réseaux des agents impliqués dans la colonisation et la vie de
l’empire, et ce livre lui-même offre plusieurs chapitres significatifs à cet égard. Avant
eux, des livres ’’pamphlets’’ ou tout au moins critiques se sont attachés à préciser les
faisceaux de liens unissant des groupes d’entreprises, de compagnies financières et de
banques, dans le sillage de la thématique des « deux cents familles » et des « trusts »
censés « gouverner la France ». Les volumes magistraux rédigés par Jean SuretCanale1 pour rassembler toutes les données concernant l’implantation des sociétés en
Afrique noire francophone ont parachevé cette ambition de bien cerner les réseaux
d’affaires. Cependant, une fois ces informations rassemblées, est-on pour autant plus
avancé dans l’appréhension de la réalité de la vie des affaires et de la Cité ? Le constat
de l’accumulation d’une telle ’’force’’ économique impériale ne fausse-t-elle pas la
perception de ce qui s’est réellement passé ? En effet, une chose est de tisser et de
nourrir des réseaux ; une autre en est de les mobiliser et de les rendre efficaces,
influents, actifs, aptes à peser sur ’’le cours de l’Histoire’’ en agents de rapports de
forces déterminant une véritable inflexion du processus de décision. Après le livre
pionnier de Jacques Marseille, la thèse de Catherine Hodeir a ainsi débattu
sereinement et richement de la cristallisation d’un patronat impérial et de sa capacité
d’influence face au processus de décolonisation.
Dans cet esprit, nous souhaitons ici soupeser la réalité de la capacité d’influence des
réseaux bâtis par les banquiers : ont-ils pu les activer à leur profit en orientant les
décisions de la puissance publique ? Sans capacité à l’exhaustivité et en nous
concentrant sur les seuls ’’banquiers’’ (donc mêlant crédit et gestion d’actifs), en
écartant de notre champ d’étude les ’’financiers’’ (les gestionnaires de compagnies
d’investissement), nous avons choisi quelques cas d’étude qui nous ont paru
symboliques des débats qui se sont noués autour d’enjeux clés de l’avenir de la « mise
en valeur » de l’empire. Notre mini-projet consiste à cerner des ’’nébuleuses’’ (ou
confédérations d’entreprises et de pôles d’affaires dessinés en ’’groupes cohésifs’’) qui
ont confédéré des hommes d’affaires et des entreprises autour de pôles bancaires afin
d’intervenir sur le marché des affaires ultramarines et de se constituer des ’’positions
de force’’ au sein de l’espace positionnel du monde des affaires et de l’espace social et
politique dans lequel se prennent des décisions d’attribution de tel ou tel avantage
économique (concession de service public, concession minière ou foncière, etc.).
Deux temps se succéderont par conséquent : une esquisse de ces nébuleuses et une
tentative de les saisir en pleine interaction.
1. La réalité de réseaux d’influence de banquiers ultramarins et
impériaux
Sans viser à l’originalité, nous pouvons isoler plusieurs « mouvances » qui ont peu à
peu acquis une force relative dans la conduite des affaires bancaires ultramarines
1
Jean Suret-Canale, Afrique et capitaux (deux volumes), Paris, L’arbre verdoyant, 1987.
2
impériales – donc sans parler ici des affaires de financement du commerce
international transocéanique général.
A. L’influence historique du CNEP
C’est le poids de l’Histoire qui explique que le Comptoir national d’escompte de Paris
(CNEP) ait été durablement l’une des clés de voûte de la sphère d’influence bancaire
au sein de la communauté des intérêts impériaux ; en effet, lorsque les autorités ont
tenté en 1848 de reconstruire le crédit de la place parisienne, malmené par une série
de krachs et par les troubles politiques, le jeune Comptoir s’est vu confier non
seulement la mission de reconstituer la confiance sur Paris et l’escompte local, mais
aussi la fonction de réescompteur des mini-systèmes de crédit que les autorités ont
mis en place dans l’outre-mer issu de la première colonisation, essentiellement sur les
Antilles. Il a été alors consacré le ’’parrain’’ des « banques coloniales » édifiées à La
Martinique, à La Guadeloupe2 - notamment pour transformer en liquidités les
indemnités obligataires accordées aux propriétaires ayant perdu la ’’propriété’’ de
leurs esclaves – et au Sénégal3 ; il y a acquis un capital de savoir-faire, un capital de
relations dans le monde ultramarin (sucres, rhums, armement maritime, négoce,
etc.) et, pourrait-on dire, un rang de préséance dû à cette simple antériorité
historique : il avait été le premier à s’engager dans ces affaires impériales, et il
entendait par la suite conduire une stratégie d’essaimage de ce double capital
technique et relationnel au profit des territoires rassemblés dans le cadre de la
« seconde colonisation ». Or ni le Crédit industriel et commercial, ni le Crédit
lyonnais ni la Société générale se ne sont guère souciés de l’empire4 avant les années
1910, voire les années 1940 – sauf une exception que nous évoquerons plus bas ; la
règle – indicible mais que nous jugeons fondée – des ’’chasses gardées’’ semble avoir
prévalu et le CNEP est devenu la grande banque impériale, avec des relais en Tunisie
(où il organise plusieurs emprunts beylicaux en 1865-1867), en Égypte et en Océanie
britannique5. Cette influence s’exerce en particulier sur les grandes places
marchandes et maritimes de la Métropole : ses agences y sont l’un des fers de lance
du financement du négoce ultramarin, et la banque y acquiert une intimité étroite
avec le monde des entreprises moyennes-grandes qui sont tournées vers les outremers ; sur Paris également, il s’est construit une clientèle de PME commerciales,
engagées dans l’import-export ou dans la vente à commission, qu’il choie par ses
prestations de change, de warrants ou de crédit documentaire.
Cet héritage historique et cet enracinement dans ce terreau économique constituent à
nos yeux la cause de la capacité d’influence du CNEP dans les réseaux impériaux. La
figure symbolique en est son vice-président lui-même (1894-1902, avant de devenir
Alain Buffon, Monnaie et crédit en économie coloniale. Contribution à l’histoire économique de la
Guadeloupe, 1635-1919, Société d’histoire de la Guadeloupe, 1979.
3 Banque de La Martinique, Banque de La Guadeloupe, Banque de La Réunion, en 1853 ; Banque de la
Guyane, Banque du Sénégal, en 1855.
4 « L’outre-mer, marché pour la banque commerciale (1876-1985) ? », in Jacques Marseille (dir.), La
France & l’outre-mer (actes du colloque de novembre 1996 ; Les relations économiques & financières
entre la France & la France d’outre-mer), Paris, Comité pour l’histoire économique & financière de la
France, 1998, pages 437-483.
5 H. Bonin, « Le Comptoir national d’escompte de Paris, une banque impériale (1848-1940) », Revue
française d’histoire d’outre-mer, tome 78, n°293, 1991, pp. 477-497. H. Bonin, « The French banks in
the Pacific area (1860-1945) », in Olive Checkland, Shizuya Nishimura & Norio Tamaki (dir.), Pacific
banking (1859-1959). East meets West (actes du colloque de Tokyo, 1993), Londres, MacMillan, et
New York, St. Martin’s Press, 1994, pp. 61-74.
2
3
président), Émile Mercet, que l’on retrouve dans nombre d’institutions inspirées de
l’esprit économique impérial : c’est l’une des figures de l’Union coloniale, où il
retrouve des chefs d’entreprise qu’il finance, et il préside l’association à sa création en
1893 ; mais il est aussi bien positionné au sein du réseau des républicains modérés
puisqu’il est l’un des créateurs de l’Union libérale républicaine (aux côtés de Léon Say
et d’Édouard Aynard)6, l’une des trois formations regroupant les « progressistes », les
opportunistes de droite constituant la base d’une majorité modérée entre 1892 et
1899 (derrière Méline), et l’une des plus libre-échangistes. Le sénateur Ernest
Denormandie7, lui aussi, alors président du CNEP, un temps gouverneur de la Banque
de France en 1879-1880, contribue par sa position notabiliaire à étendre le
rayonnement de ’’l’établissement de place’’ qu’est le CNEP par ses aspects ultramarins,
puisqu’il préside aussi la Banque de l’Indochine entre 1892 et 1902. Beaucoup plus
tard, la tradition ultramarine du CNEP est revivifiée par Henri Bizot ; d’abord
secrétaire général adjoint, il accède au cercle des dirigeants de la maison, et il en
relance l’enseigne dans plusieurs outre-mers : « Après la guerre, il multiplie les
voyages dans les places fortes du Comptoir, en Inde et en Australie. Nommé directeur
général en 1958, puis président en 1964, il cherche à le moderniser »8, notamment en
tirant parti de ses bastions ultramarins pour tisser de nouveaux réseaux
commerciaux.
B. La combativité impériale de Paribas
Si le cœur des activités de la Banque de Paris et des Pays-Bas (Paribas) est constitué
par la banque d’entreprise et par les affaires européennes, ses dirigeants n’en
deviennent pas moins concernés à la marge par l’empire, qui peut nourrir ses métiers
de ’’compagnie d’investissement ‘’ (mobiliser des capitaux dans des projets
d’investissement, placer leurs titres) et de banque commerciale (financer les activités
de ces projets une fois qu’ils ont abouti). Peu à peu, Paribas prend conscience que
l’empire peut être « une bonne affaire », que le défrichement de ’’terres vierges’’
(mines, négoce, financement des infrastructures) peut devenir aussi attrayant que
celui de la Russie et de l’Amérique latine, puis que de l’Europe centrale et orientale.
Une équipe, encore peu étudiée9, semble s’y construire qui oriente une fraction du
portefeuille d’activités stratégiques de la maison vers l’empire. Dès lors, en tirant
parti de la position de Paribas sur la place parisienne, ces acteurs de son insertion
dans l’impérialisme économique qui prend corps au tournant du XXe siècle
deviennent insensiblement eux aussi des hommes d’influence au sein des réseaux
relationnels bancaires, puis aussi dans l’ensemble de la place des affaires impériales.
Paribas recherche des occasions d’affaires : comment investir les fonds des
investisseurs particuliers – dans le cadre de la gestion de fortune de grands
bourgeois, de patrons de sociétés, de familles patriciennes – et institutionnels – dans
le cadre du placement de leur portefeuille de disponibilités, telles les compagnies
d’assurances – et l’outre-mer procure des courants nouveaux : titres de sociétés à
Gilles Le Béguec, « L’exemple des républicains modérés (1888-1903) », in Sylvie Guillaume (dir.),
Les élites fins de siècles, XIXe-XXe siècles, Pessac, Publications de la Maison des sciences de l’homme
d’Aquitaine, 1992, pp. 141-156. Sur Mercet, cf. aussi Christophe Charle, Les élites de la République,
1880-1900, Paris, Fayard, 1987, pp. 167-168.
7 Nous renvoyons aux remarques sur Denormandie dans le chapitre de Yann Bencivengo dans ce
même livre.
8 Félix Torres, Banquiers d’avenir. Des Comptoirs d’escompte à la naissance de BNP Paribas, Paris,
Albin Michel, 2000.
9 Éric Bussière, Paribas, l’Europe et le monde, 1872-1992, Anvers, Fonds Mercator, 1992.
6
4
émettre et à placer, prêts aux projets d’infrastructures (aux sociétés de BTP, de
construction et entreprise électrique, parfois à des compagnies ferroviaires), et, peu à
peu, aux sociétés minières et industrielles qui apparaissent.
Cette stratégie est symbolisée par la mise sur pied d’une holding filleule de Paribas en
1920, la Compagnie générale des colonies, qui prend des participations dans des
dizaines de sociétés outre-mer (Madagascar, Afrique subsaharienne, Indochine), ce
qui densifie le réseau de relations et d’affaires de la banque. Au Maroc10, Paribas est
la clé de voûte du « consortium marocain »11 créé dès 1902 (Paribas, Crédit lyonnais,
Société générale, CNEP, CIC, Crédit algérien, BFCI puis BNC, SMC, BUP, Banque de
l’Indochine) qui répartit les principales affaires bancaires en fonction du poids de
chaque mouvance, par exemple pour les émissions des Chemins de fer du Maroc ou
pour les projets de travaux publics et d’électrification, et elle-même est la marraine
active de la Compagnie générale du Maroc. Et ce pôle d’affaires ultramarines reste
important encore12 dans les années 1950-1960 ; il se renforce même d’un partenariat
croissant avec la firme de négoce SCOA. L’homme clé de ces liens avec l’Afrique
subsaharienne dans les années 1970, à l’apogée de ce ’’modèle économique’’, devient
alors Georges Nesterenko, ingénieur influent au sein de la maison, qui devient
président de SCOA – et trésorier de la Société française d’histoire d’outre-mer... Mais
au coeur même de Paribas, l’influence ultramarine est confortée par l’accès de Pierre
Moussa à la direction générale en 1969-1981 puisqu’il disposait d’une solide
ouverture sur les affaires d’outre-mer13.
L’on discerne mal pour les années 1900-1940 de quel poids disposent les ’’banquiers
impériaux’’ au sein de Paribas ou quelle importance leur accorde Finaly14 ; Dans les
années 1920, nombre de réunions interbancaires concernant le Maroc sont animées
par André Laurent-Atthalin, apparemment le parrain de la Paribas impériale15 –
même si le président (Griolet, puis Moreau) représente la maison dans nombre de
conseils d’administration de sociétés coloniales ; en tout cas, c’est Laurent-Atthalin
qui siège au conseil d’administration de l’Union coloniale au milieu des années 1920 :
administrateur-délégué de la Compagnie générale des colonies et de la Compagnie
générale du Maroc, vice-président de la Banque d’État du Maroc et de la Banque de
Madagascar, il nous semble l’homme d’influence de Paribas dans les réseaux
impériaux jusqu’à la Seconde Guerre mondiale
C. La diversification de la mouvance de la Haute Banque
L’on sait depuis toujours comment Rothschild a étendu ses affaires dans certains
segments de l’outre-mer, du Nickel néo-calédonien aux métaux non ferreux de
Penarroya et aux activités de transitaire de SAGA. Mais l’on ne discerne guère dans la
documentation disponible les Rothschild ou leurs représentants dans le monde
Nous renvoyons à la thèse en cours de publication de Georges Hatton sur les activités de Paribas au
Maroc.
11 Cf. Dossier Banque d’Etat du Maroc, Archives du CIC, carton 34, années 1920-1930.
12 « La Banque de Paris et des Pays-Bas », in La France et les trusts. N° spécial Economie et politique,
1954, n°5-6, pp. 73-77 (revue proche du PCF).
13 Moussa avait été directeur de cabinet d’un ministre de la France d’outre-mer, directeur des affaires
économiques au ministère de la France d’outre-mer et directeur du département Afrique à la Banque
mondiale en 1962-1964.
14 Éric Bussière, Horace Finaly, banquier, 1871-1945, Paris, Fayard, 1996.
15 Ibidem, p. 264.
10
5
parisien des élites ultramarines ; René Fillon, secrétaire général de la banque, nous
paraît l’homme clé dans les années 1950, puisqu’il devient président de Penarroya et
se fait même élire sénateur du Soudan en 1955... Il faudrait déterminer quelle équipe
engage Rothschild à revenir aux affaires pétrolières (abandonnées à Bakou au début
du siècle) pour se lancer (avec Worms) dans la création de sociétés de financement de
la recherche pétrolière outre-mer16 (Cofirep, Francarep) face au partenariat ParibasBUP (Finarep) au milieu des années 1950. Ajoutons que, au-delà de ses activités
d’armement maritime et de négoce de combustibles, Worms elle-même n’intervient
que tardivement en mini-pôle d’affaires ultramarin, surtout depuis les années 1940
(contrôle de la Banque industrielle d’Afrique du Nord, etc.) et grâce à l’émergence de
ses activités bancaires17 à partir de 1929.
En revanche, l’on sait aussi que d’autres maisons de Haute Banque ont conquis des
positions significatives dans l’outre-mer puisque, comme Paribas, elles avaient à
amplifier leur métier de gestion d’actifs au profit d’investisseurs familiaux et
institutionnels, tout en dénichant outre-mer des marchés pour leur métier de banque
d’affaires. Mirabaud a été l’un des constituants clés de cette nébuleuse, certainement
à cause de l’attrait (’’noble’’ ?) du secteur minier, devenu l’une des constantes
historiques de cette maison, dès la fin du XIXe siècle (Phosphates de Gafsa, Mokta,
Penarroya) ; dans l’entre-deux-guerres, le rôle de Pierre Mirabaud dans cette
démarche nous paraît décisif. Comme l’influence des Mirabaud18 est importante au
sein de la Banque de l’union parisienne (BUP)19, - et encore plus après 1953, quand la
banque d’affaires absorbe la banque Mirabaud parisienne, l’on connaît bien la
confédération informelle que les deux banques ont constituée sur la place parisienne,
en parrainant diverses sociétés bancaires (la Compagnie algérienne20) et en
accompagnant les initiatives d’une nébuleuse constituée autour des Mirabaud (avec
Eugène Mirabaud21, qui siège au Conseil de la Compagnie algérienne et des
Phosphates de Gafsa dans les années 1950) et surtout des Nervo, des Durand-Réville
et des Lemaignen ; en fait, cette mouvance assume l’héritage matériel et relationnel
des Talabot, puisque les Nervo en sont issus ; cela explique la reprise de la tutelle de
la SCAC (transit transméditerranéen), de la Compagnie algérienne (successeur de la
Société générale algérienne) et de Mokta (mines de fer algérien puis aussi de métaux
non ferreux). Elle s’est renforcée des liens noués avec Optorg, la société de négoce
technique en Afrique subsaharienne, qui absorbe la Société commerciale du HautOgooué et Peyrissac, jusqu’alors parrainées par Durand-Réville, puis aussi Chavanel,
« Eldorado ou Panama ? », in Henri Coston, La Haute Banque et les trusts. Les financiers qui
mènent le monde, Paris, La Librairie française, 1960 (livre-pamphlet), pp. 368-380,
17 Un centenaire, 1848-1948. Worms & Cie, Paris, Worms, 1948. La banque s’installe à Alger et
Casablanca en 1945-1946.
18 Isabelle Chancelier, Messieurs Mirabaud et Cie. D’Aigues-Vives à Paris, via Genève et Milan, Paris,
Éditions familiales, 2001
19 H. Bonin, La Banque de l’union parisienne. Histoire de la deuxième banque d’affaires française
(1874/1904-1974), Paris, PLAGE, 2001.
20 H. Bonin, « La Compagnie algérienne levier de la colonisation et prospère grâce à elle (1865-1939) »,
Revue française d’histoire d’outre-mer, n°328-329, second semestre 2000, pp. 209-230. « Une
histoire bancaire transméditerranéenne : la Compagnie algérienne, d’un ultime apogée au repli (19451970) », in Daniel Lefeuvre (et alii, dir.), La Guerre d’Algérie au miroir des décolonisations françaises
(En l’honneur de Charles-Robert Ageron), Publications de la Société française d’histoire d’outre-mer,
2000, pp. 151-176 (seconde édition en 2005).
21 Cf. « Famille Mirabaud », dans le livre-pamphlet d’Henri Coston, Le retour des ’’200 familles’’, La
librairie française, 1960, p. 38.
16
6
ce qui, par ces deux dernières maisons, renforce les liens de cette nébuleuse avec la
place négociante de Bordeaux et une partie de sa bourgeoisie d’affaires.
Une histoire précise de cette confédération d’intérêts manque encore, mais il est clair
qu’un bloc relationnel dense, dynamique et durable (jusqu’aux années 1960) s’est
constitué en fer de lance de l’influence impériale bancaire sur la place parisienne.
Lemaignen, P-DG d’Optorg en 1962-1969, et de la SCAC, préside le Comité national de
l’Afrique française à la Chambre de commerce internationale, après avoir été membre
de la Commission des Communautés européennes en 1958-1961, chargé des relations
avec l’Afrique. Cette mouvance dispose de quelques antennes politiques, modestes
mais peut-être actives, tel Robert Lemoult, P-DG d’Optorg en 1940-1962, et sénateur.
Toutefois, auparavant, un groupe informel des ’’banquiers impériaux’’ au sein de la
BUP s’était constitué par le biais du développement d’affaires ultramarines menées de
façon autonome par rapport à cette confédération ; en effet, la BUP s’était associée
pour un temps aux initiatives de la mouvance Schneider au Maroc (Compagnie
marocaine) ; sans disposer de pièces d’archives explicites, nos recoupements
permettent d’identifier un ’’banquier impérial’’ essentiel, Joseph Courcelle, qui
représente la BUP au sein de la Compagnie générale des colonies, de la Compagnie
marocaine, des Chemins de fer du Maroc et de Port de Tanger, ainsi que des
Tramways et éclairage de Shanghai (jusqu’en 1937) dont la maison est la marraine
depuis sa création en 1906 ; mais Jean Exbrayat, homme d’affaires intime de la BUP,
dont il est administrateur, préside la SCOA, dont l’on peut supposer que, en ces temps,
elle œuvre avec plusieurs banquiers, vu sa dimension. Le boum des affaires minières
du groupe BUP-Mirabaud en Afrique du Nord (Gafsa), en Afrique subsaharienne et
dans les métaux non ferreux (Huaron, Mokta, de façon leader ; Penarroya, Le Nickel,
dans le sillage des Rothschild), avec l’impulsion à beaucoup d’investissements
financiers (par toujours couronnés de succès) explique l’implication de son président
Henri Lafond, un ingénieur à l’origine, dans cette activité, et, comme vice-président
de la SCAC, il maintient le lien entre transport de pondéreux (charbon), transit et
banque, initié par les Talabot dès le Second Empire.
Néanmoins, malgré notre dépouillement systématique des archives de la BUP et la
rédaction des passages ’’impériaux’’ de notre monographie, nous sommes incapable
d’y identifier un quelconque groupe spécialisé de ’’banquiers impériaux’’, car les
dossiers d’affaires ultramarins sont traités en projets comme les autres, au gré des
occasions qui se présentent, des relations nouées ponctuellement pour tel dossier, des
propositions des maisons de Haute Banque sœurs (Mallet pour l’affaire des
Tramways de Shanghai ; Odier-Bungener pour la Compagnie algérienne), des
partenaires belges de la maison (pour la même affaire, par exemple), ou des familles
fortunées (Gradis, Maurel & Prom) que la banque choie et qui l’associent à leurs
projets etc. Paradoxalement, l’état actuel de nos recherches ne nous a permis de
préciser de quel capital d’influence disposaient les dirigeants de la Compagnie
algérienne (la dixième banque française par ses encours dans l’entre-deux-guerres),
alors même que Lucien Bordet (polytechnicien et inspecteur des Finances) reste à sa
présidence entre 1893 et 1926 ; mais la maison est supervisée de plus ou moins prêt
par la mouvance Mirabaud, en particulier par Jean Boissonnas (administrateur de la
Compagnie algérienne, du Haut-Ogooué, de la Banque de Syrie et du grand Liban,
etc.), car la branche Boissonnas constitue l’un des pôles de cette mouvance
Boissonnas pendant plusieurs décennies.
7
D. L’émergence de pôles bancaires autonomes : Banque de l’Indochine et
CFAT
En parallèle, des banques peu actives en métropole car spécialisées dans les
opérations sur certains territoires ultramarins ont peu à peu accumulé une robuste
puissance bancaire et relationnelle sur la place parisienne. Elles se sont érigées en
intermédiaires sinon obligés du moins puissants entre celle-ci et l’outre-mer dont
elles étaient des acteurs clés ; elles ont eu également besoin de la communauté
bancaire pour obtenir des refinancements de crédits ou partager des opérations
d’émission de titres. Toutefois, elles ne se transforment en coeur de nébuleuses
impériales qu’au fil des décennies, quand elles ont acquis par elles-mêmes une
envergure financière et une position sur la place qui en font des forces d’action
autonomes.
a. Le Crédit foncier d’Algérie & de Tunisie agent d’influence ?
De façon méconnue jusqu’aux publications récentes22, le Crédit foncier d’Algérie & de
Tunisie (CFAT) s’est érigé insensiblement en un pôle d’influence non dénué
d’importance, surtout à partir des années 1910-1920, essentiellement bien entendu
pour les affaires transméditerranéennes et pour les flux concernant la Méditerranée
occidentale, avant de devenir l’un des acteurs de l’influence française en
Méditerranée nord-orientale. Nous avons montré comment cette banque, pendant
longtemps considérée comme une simple excroissance du Crédit foncier au Maghreb,
s’est érigé en mini-pôle d’influence ; au-delà de la croissance rapide de ses activités de
banque commerciale transméditerranéenne, cela est dû à son insertion dans des
réseaux d’affaires puissants, qui l’utilisent comme relais financier et bancaire tout en
préservant son autonomie de gestion, et au rayonnement et à la position de quelques
figures du capitalisme ultramarin qui en sont des acteurs importants. C’est le cas de
l’ancien ministre des Colonies André Lebon23, dont la présidence du CFAT (de 1902 à
1937) nous semble la clé de voûte de son réseau d’influence : président des
Messageries maritimes, vice-président puis président du CFAT, administrateur (et
vice-président) de Suez et président de l’Union coloniale elle-même. C’est le cas aussi
d’Edmond Philippar24, une personnalité méconnue de ce milieu ultramarin – il est le
responsable exécutif du CFAT de 1907 à 1935 –, mais présent dans tant d’affaires et
sur tant de fronts de l’expansion transméditerranéenne, notamment en Méditerranée
orientale, qu’il en devient un levier d’influence décisif – mais avec quelque discrétion
par rapport à son président, tout en étant trésorier de l’Union coloniale : « Le
maréchal Lyautey lui-même décide de promouvoir Philippar au rang de commandant
de la Légion d’‘honneur en décembre 1932, car le patron du CFAT symbolise
clairement le projet impérial de rayonnement économique en Méditerranée, tout
particulièrement au Maroc, où il a joué, à son échelle et dans sa spécialité, un rôle
déterminant dans la colonisation agricole et immobilière. »25 Ajoutons que Xavier
H. Bonin, Un outre-mer bancaire méditerranéen. Le Crédit foncier d’Algérie & de Tunisie (18801997), Paris, Publications de la Société française d’histoire d’outre-mer, 2004. H. Bonin, « Une banque
française maître d’oeuvre d’un outre-mer levantin : le Crédit foncier d’Algérie & de Tunisie, du
Maghreb à la Méditerranée orientale (1919-1970) », in Outre-Mers. Revue d’histoire, premier semestre
2004, tome 91, n°342-343, pp. 239-272.
23 Joël Dubos, André Lebon. Un homme d’affaires en République (1858-1938), Rennes, Presses
universitaires de Rennes, 2003.
24 H. Bonin, CFAT, op. cit., pp. 212-213.
25 Ibidem, p. 213.
22
8
Loisy, lui aussi président du CFAT (en 1937-1944) est lui aussi le trésorier de l’Union
coloniale pendant les années 1930. Or le CFAT finit par participer à nombre
d’opérations financières concernant le Maghreb, de moins en moins en complément
des grandes banques et de plus en plus en véritable partenaire ; il tente de courtcircuiter le CNEP à Madagascar en s’y alliant avec les Messageries maritimes pour y
lancer le Crédit foncier de Madagascar en 1919 ; et il devient l’une des chevilles
ouvrières de l’enracinement au Levant dans l’entre-deux-guerres.
b. La Banque de l’Indochine de plus en plus en actrice des réseaux
impériaux
De son côté, au fil des décennies, la Banque de l’Indochine26 a dépassé ses simples
fonctions d’outil monétaire et bancaire en Asie du Sud-Est pour devenir une
puissance bancaire et financière trapue tant dans l’outre-mer qu’en métropole. Nos
collègues27 ont déjà souligné la constitution de sa force d’influence dans les affaires
indochinoises ou dans les affaires néo-calédoniennes où ses activités de banque
commerciale – depuis la création d’une succursale en 1888 – en font de plus en plus
la marraine du monde des affaires local (en faveur du groupe commercial et
industriel Ballande, du négoce, des sociétés de nickel dont Le Nickel, des armements
maritimes). À partir des années 1940-1950, elle met en oeuvre une stratégie de
réallocation d’actifs non seulement vers la métropole, mais aussi vers l’Afrique où elle
entend participer aux investissements de modernisation– et c’est ce qui tente
d’ailleurs un moment la banque Lazard, qui aurait esquissé un mouvement de prise
de contrôle de la Banque de l’Indochine vers 1954-1955. Celle-ci intègre dans sa
mouvance le CFAT et transporte une bonne part des disponibilités du Crédit foncier
indochinois au Maroc ; cela explique que, en 1958, quelque 18 % de son portefeuilletitres soient investis en Afrique (contre seulement 12 % en Asie) et encore 12 % en
1963. Elle renforce par conséquent son image de ’’banque impériale’’.
La question clé réside dans l’insertion des dirigeants de ces deux maisons au sein des
réseaux des ’’banquiers impériaux’’, c’est-à-dire de leur capacité d’influence dans les
cercles d’hommes d’affaires animant l’esprit économique impérial. Après la Seconde
Guerre mondiale, la disparition de Jean Laurent remet en question l’équilibre
relationnel ; mais le directeur général (1952-1974), François de Flers, a collaboré avec
lui dès 1937 et n’a pu que maintenir la capacité d’influence de cette institution,
d’autant plus qu’il est parrainé par son propre président, Émile Minost, qui est
l’ancien patron du Crédit foncier égyptien et connaît tous les arcanes des affaires
bancaires ultramarines28.
E. L’émergence d’un trublion ambitieux, la BNCI
Alors que sa prédécesseur la BNC avait négligé les outre-mers et qu’elle-même avait
bataillé une dizaine d’années pour acquérir une image de marque de fiabilité et pour
reconquérir une part de marché satisfaisante, la BNCI se retrouve soudain dans le
cercle des ’’banquiers impériaux’’ car son directeur général Alfred Pose a lancé depuis
Marc Meuleau, Des pionniers en Extrême-Orient. La Banque de l’Indochine, 1875-1975, Paris,
Fayard, 1990. Yasuo Gonjo, Banque coloniale ou banque d’affaires. La Banque de l’Indochine sous la
IIIe République, Paris, Publications du Comité pour l’histoire économique & financière de la France,
1993.
27 Nous renvoyons aux chapitres de Patrice Morlat et de Yann Bencivengo dans ce même livre.
28 « La Banque de l’Indochine », in La France et les trusts, 1954, pp. 77-80.
26
9
Alger en 1940-1942 une politique de déploiement en Afrique qui débouche sur la
création de BNCI-Afrique, fruit de la transformation de la petite Banque de l’union
nord-africaine acquise en septembre et 1940 ; elle est appelée dans les années 19501960 à se déployer sur tous les rivages méditerranéens, atlantique et indien du
continent africain, à Madagascar et aux Antilles.
F. La position des banquiers dans les réseaux et institutions tournés vers
l’empire
Au-delà du quotidien des affaires et des cas exceptionnels que nous étudierons dans
la seconde partie, l’on peut se demander si les ’’banquiers impériaux’’s ont présents et
actifs au sein des réseaux et des institutions tournés vers l’empire, s’ils se sont insérés
dans les réseaux économiques ou politiques ? Une recension systématique reste à
effectuer de leur pénétration au sein des groupes de représentation d’intérêts et des
partis eux-mêmes.
2. Peut-on prouver l’efficacité de l’influence des ’’banquiers impériaux’’ ?
Sans pouvoir dresser un tableau exhaustif et systématique du pouvoir d’influence des
’’banquiers impériaux’’, nous allons néanmoins soupeser quelques cas d’étude qui
peuvent aider à préciser leur capacité d’intervention sur la place bancaire, voire au
cœur des enjeux politiques. Il ne s’agit pas d’accumuler les épisodes d’une histoire
narrative, mais de saisir au coeur de l’action comment se noués des rivalités entre
pôles d’affaires pour étendre ou consolider leur nébuleuse relationnelle.
A. Les ’’affaires’’ successives de la Banque de l’Indochine
Un premier point d’achoppement potentiel a été constitué par le destin de la Banque
de l’Indochine. Dès sa création, le Comptoir d’escompte de Paris (car le CNEP est
devient pour un temps le CEP) est sur les rangs : il dispose déjà d’agences en
Cochinchine depuis 1864, de sièges dans plusieurs territoires asiatiques (Pondichéry,
Calcutta et Bombay, Shanghai et Hong Kong, Yokohama) et est le parrain des
banques coloniales. Il pourrait aspirer naturellement à devenir le tuteur et l’acteur
d’une maison d’émission et de banque en Indochine. Or, malgré sa forte position sur
la place parisienne en tant que ’’banquier impérial’’, son image de marque reste
troublée car il aurait montré une trop grande prudence dans la distribution des
crédits en Indochine et dans le soutien de l’essor des plantations, car il aurait fini
dans ce cas par refuser d’accorder des prêts sans garantie. Peut-être tout simplement
cette banque du négoce franco-international manque-t-elle de la stature financière
pour assumer en direct la responsabilité d’une nouvelle Banque de l’Indochine ? C’est
pourquoi une mouvance concurrence se cristallise autour du CIC, fort de ses relations
avec des places portuaires et marchandes par le biais des banques provinciales dont il
est soit le parrain soit le correspondant sur Paris ; avant de créer la Société bordelaise
de CIC en 1880, il s’associe donc avec ses filleules la Société marseillaise de crédit et la
Société lyonnaise de dépôts pour déposer un projet concurrent du CEP ; il est vrai
aussi que le CIC est le correspondant sur Paris de la Hong Kong & Shanghai Bank
britannique et que la maison pourrait arguer de sa proximité avec les milieux
catholique pour mieux plaider sa cause auprès de la majorité réactionnaire macmahonienne au pouvoir en 1873-1876.
10
La compétition joue par conséquent entre deux projets concurrents. Cependant,
l’accord se fait parce que, à cette époque, la position et la force du CEP dépassent
celles du CIC dans le monde des affaires impérial : « La Banque de l’Indochine est la
fille du CEP »29. Celui-ci, les maisons de Haute Banque qui sont ses alliées (HentschLütscher30, Hoskier, Mirabaud-Paccard) et la toute jeune banque d’affaires Paribas,
qui en associe plusieurs à son démarrage, concluent un gentlemen’s agreement avec
le CIC en octobre 1874 pour qu’un consensus accompagne la création de la Banque de
l’Indochine, que préside Edouard Hentsch, président du CEP et administrateur de
Paribas, et que dirige Pierre Girod, par ailleurs directeur du CEP. La mouvance de ce
dernier et celle du CIC portent chacune 8 000 actions, alors que la Société générale et
le Crédit lyonnais sont absentes du projet et du capital, et le CEP lui transfère
plusieurs de ses agences asiatiques.
La transformation de la Banque de l’Indochine en enjeu pour les ’’banquiers
impériaux’’ est nettement plus sensible quand se pose la question du renouvellement
de sa concession et de son extension au Tonkin. En effet, la Société générale, qui a
acquis une stature internationale solide, entend participer aux affaires asiatiques et
conçoit un projet de banque d’émission tonkinoise. Cela ouvrirait la possibilité à des
divisions de la place : or la Société générale paraît bien trop marquée à droite par
rapport à l’axe de la majorité républicaine modérée31, qu’a su courtiser le CNEP. la
Société générale délaisse son propre projet et rallie le « tour de table » de la Banque
de l’Indochine dès 1887, ce qui permet à celle-ci en 1888 de se faire étendre au
Tonkin son privilège d’émission renouvelé.
Plus tard encore surgit une troisième occasion de remise en cause des équilibres
atteints quand c’est la stratégie asiatique elle-même de la Banque de l’Indochine qui
est en question : faut-il renouveler sa concession d’émission ? comment faire évoluer
le cahier des charges ? Dans le même temps, le Crédit lyonnais, qui lance des agences
en Inde en 1894-1895, et qui s’est déjà établi en Égypte, devient quasiment une
’’banque impériale’’ et vise lui aussi une association aux affaires indochinoises et
chinoises. Or le CEP a perdu quelque peu de sa force de financement et de relation à
cause de son krach de 1889 ; le nouveau CNEP est beaucoup moins robuste d’autant
plus que plusieurs maisons de banque proches ont été elles aussi balayées par le
krach (Hentsch) ; et il a dû délaisser depuis lors sa fonction de tutelle de sa filleule. La
multiplication des intervenants et le repli relatif de la capacité d’influence du CNEP,
qui a dû reconstruire ses réseaux dans les cercles du pouvoir, modifient donc le
rapport de forces interbancaire. Toutefois, les perspectives de division des intérêts
français en Asie face à la puissance bancaire britannique32 suscitent quelque
M. Meuleau, La Banque de l’Indochine, op.cit : tout ce développement s’inspire du livre de M.
Meuleau.
30 Robert Hentsch, Hentsch. Banquiers à Genève et à Paris au XIXe siècle, Paris, autoédition, 1996.
Robert Hentsch, De mère en fille. Histoire des familles Hoskier, Appert, Giroud, Hentsch, Paris,
autoédition, 1997,
31 Cf. H. Bonin, Histoire de la Société générale. I. 1864-1890. Naissance d’une banque, Genève, Droz,
2006.
32 H. Bonin, « The French banks in the Pacific area (1860-1945) », in Olive Checkland, Shizuya
Nishimura & Norio Tamaki (dir.), Pacific Banking (1859-1959). East Meets West, Londres, MacMillan;
New York, St. Martin’s Press, 1994, pp. 61-74. H. Bonin, « L’activité des banques françaises dans l’Asie
du Pacifique des années 1860 aux années 1940 », Revue française d’histoire d'outre-mer, 1994, tome
81, n°305, pp. 401-425. H. Bonin, « Les banquiers français à Shanghai dans les années 1860-1940 »,
dans : Le Paris de l’Orient. Présence française à Shanghai, 1849-1946, Musée Albert Kahn,
Boulogne/Seine, 2002, pp. 113-119. E.W. Edwards, « The origins of British financial co-operation with
29
11
inquiétude, ce qui explique la cristallisation d’un nouveau consensus à propos du
destin de la Banque de l’Indochine : en 1895-1896, avec le renouvellement du
privilège d’émission (sous condition d’une politique d’expansion dans le reste de
l’Asie), le contrat implicite entre les maisons françaises est renouvelé, qui en fait
’’l’établissement de place’’ de la communauté d’affaires nationale en Asie, d’autant
plus qu’elle récupère l’agence du CNEP à Hong Kong et que le Crédit lyonnais renonce
à son activité directe en Asie et entre au conseil d’administration.
Cela scelle aussi quelque peu sa réelle indépendance par rapport à ce dernier ;
jusqu’alors son parrain sur la place, il doit la laisser s’émanciper et s’ériger elle aussi
en pôle d’influence au sein du groupe des ’’banquiers impériaux’’. Si le pôle du CNEP
s’est effacé pour les affaires asiatiques, les autres banques n’ont pas réussi, ni en
1887-1888, ni en 1894-1895, à court-circuiter la Banque de l’Indochine ; une sorte de
groupe de pression indochinois-asiatique semble s’être cristallisé au fil des années
pour déjouer les velléités des banques parisiennes d’agir en direct en Asie (comme la
Deutsche Bank avec la Deutschasiatisch Bank) et, au tournant du siècle, il est
désormais suffisamment solide pour devenir l’un des porteurs clés de l’esprit
économique impérial – avant d’être à son tour victime d’une offensive
concurrentielle, comme nous le verrons plus bas.
B. L’enjeu de la crise de la Banque industrielle de Chine
L’affaire de la Banque industrielle de Chine (BIDC) est trop connue33 pour réclamer
un nouvel éclaircissement ; la tentative de monter une banque mixte, à la fois banque
commerciale et banque d’affaires dotée d’un portefeuille-titres important, en Chine
officiellement pour compléter et en réalité pour concurrencer la Banque de
l’Indochine débouche sur un montre de gestion où la maîtrise des risques laisse à
plusieurs des reprises l’établissement au bord du gouffre, juste avant la Première
Guerre, puis au tournant des années 1920. Mais la place parisienne a connu à chaque
boum conjoncturel de telles sociétés d’argent confondant le métier de banque et celui
d’investisseur spéculatif, au nom d’un expansionnisme moderniste servant de caution
à un affairisme combatif. Quoi qu’il en soit, le cas d’étude se situe en 1923 quand
s’effondre la BIDC ; chacun sait que Paribas a mobilisé son pôle d’influence pour
élargir à l’Asie sa mouvance impériale ; au nom de la défense des intérêts français sur
la scène internationale par la sauvegarde d’une banque active en Extrême-Orient, et
face au Royaume-Uni et au Japon, il a semblé impossible de laisser disparaître cette
BIDC, d’où le magnifique cas d’étude de représentation d’intérêts qui est déployé par
Paribas : mobilisation de la presse, des réseaux d’influence auprès des ministères des
Finances et des Affaires étrangères, etc. C’est alors un combat entre deux mouvances
bancaires, bien décrit par J.-N. Jeanneney34 pour l’année 1921 ; l’hostilité au
renflouement de la BIDC vient du ministère des Finances, en particulier du Trésor,
méfiants vis-à-vis d’une banque incertaine, et de la Banque de l’Indochine, forte du
soutien de Paul Doumer, alors ministre des Finances, mais aussi ancien gouverneur
de l’Indochine, quand Paribas avait renâclé devant le cofinancement du Chemin de
France in China, 1906-1961 », English Historical Review, 1971, LXXXVI, pp. 285-317. E.W.Edwards,
“British policy in China, 1913-1914. Rivalry with France in the Yangtze Valley”, Journal of Oriental
Studies, 40, 1977, pp. 20-36.
33 Jean-Noël Jeanneney, « La Banque industrielle de Chine et la chute des frères Berthelot (19211923) », in J.-N. Jeanneney, L’argent caché. Milieux d’affaires et pouvoirs politiques dans la France
du XXe siècle, Paris, Fayard, 1981, pp. 131-191.
34 Ibidem, pp. 150-151.
12
fer du Yunnan ; les faveurs au sauvetage sont portées par les Affaires étrangères, le
ministre Loucheur, Paribas et divers cercles influents en Extrême-Orient. Devant le
refus des grandes banques, de Rothschild et du Comité des forges de s’engager, la
BIDC s’effondre en juillet 1921. C’est « la guerre des banques : Indochine contre
Paribas [...]. Nul doute qu’au fond des coeurs la Banque de l’Indochine ait pu
ressentir quelque satisfaction à voir s’abîmer une rivale dont l’audace et quelquefois
la jactance l’avaient grandement irritée, dont l’âpre concurrence et l’esprit
d’entreprise l’avaient bousculée. »35
Une fois ’’l’affaire’’ dissipée, le cours des affaires redémarre avec discrétion : la reprise
des actifs sains de la BIDC par Paribas, sa transformation en Société française de
gérance de la BIDC et l’évolution de celle-ci en Banque franco-chinoise pour le
commerce et l’industrie (BFC) expriment le succès d’une coalition discrète qui est
confirmée par la composition du conseil d’administration de la BFC36 : aux côtés de
plusieurs représentants de Paribas et un de la Banque nationale de crédit,
établissement qui joue les trouble-fête face aux grands de la place bancaire, ont été
réunis plusieurs anciens hauts fonctionnaires des Finances et des Affaires étrangères,
dont un ancien ambassadeur au Japon par ailleurs administrateur du CFAT, ce qui
consacre le réseau d’influence tissé par Paribas depuis un demi-siècle. C’est qu’il
semble alors possible d’insérer la France plus encore dans le boum des affaires
économiques de la république chinoise en plein redémarrage afin de contenir
l’offensive britannique et américaine (avec Jean Monnet, notamment…). Ce cas
d’étude constitue donc la confirmation de la percée durable de Paribas parmi les
’’banquiers impériaux’’ : au Maroc et à Madagascar, la banque d’affaires ajoute
(beaucoup plus modestement, néanmoins) l’Asie, les relations entre l’Indochine et le
reste de l’Asie, et les places bancaires et marchandes chinoises. tout en laissant
grosso modo le leadership en Indochine à la Banque de l’Indochine.
C. L’enjeu des banques d’émission au Maghreb
L’évolution géopolitique, administrative et économique de plusieurs territoires
maghrébins suscite parfois des tensions entre compétiteurs pour obtenir des
positions privilégiées sur ce marché de l’argent : des rivalités d’influence ont pu
prendre corps, que notre évocation essaye de cerner.
a. La ruée sur la Tunisie, un enjeu (de 1881 à 1904)
L’enracinement historique de la Banque de l’Algérie37, créée dès août 1851, justifie
qu’elle ne s’insère dans aucune mouvance spécifique ; elle-même, par sa force – due à
la relative envergure de l’économie du territoire dont elle supervise la vie monétaire
et bancaire – et par sa légitimité – due, peut-on penser, à sa bonne gestion –, tend à
en devenir en soi un pôle d’influence – que les historiens n’ont pas encore apprécié.
Néanmoins, le fait que, au gré de l’alternance politique, l’on y ’’exile’’ parfois des
hauts fonctionnaires brillants mais liés à telle ou telle chapelle politicienne ou dont
organise la mutation pour libérer une place clé, laisse à penser qu’il s’agit plus d’une
Ibidem, p. 173 et 180.
« La Banque franco-chinoise pour le commerce et l’industrie », L’Illustration économique et
financière. Nos possessions coloniales : l’Indochine, 1925, n°15, p. 71.
37 Banque de l’Algérie et de la Tunisie, Cinquante ans au service de la Tunisie, Paris, Banque de
l’Algérie et de la Tunisie, 1955. Mohamed Lazhar Gharbi, Le capital français, à la traîne. Ébauche d’un
réseau bancaire au Maghreb colonial (1847-1914), Tunis, Université de la Manouba, 2003.
35
36
13
excroissance de l’administration centrale que d’un pôle de mouvance en soi ; c’est
d’ailleurs une maison proche du ministère des Finances, ce qui se justifie par le statut
de colonie.
Pourtant, peu à peu, le déploiement de ses activités, de son portefeuille de savoirfaire et de son assise financière légitime son évolution vers une position de mini-pôle
d’influence, apte à user d’une marge de manoeuvre certaine ou tout au moins à
promouvoir ses propres intérêts au sein de l’appareil économique d’Etat. Il est vrai
qu’elle est soutenue de plus en plus par les strates de capitalisme d’origine
européenne qui se densifient dans les capitales régionales algériennes. Quoi qu’il en
soit, notre collègue M.L. Gharbi38 a bien montré combien sa direction générale et son
administration parviennent à enrayer le projet de création d’une institution
d’émission monétaire au sein du nouveau protectorat tunisien ; dans un premier
temps, en 1881-1884, il s’agit pour elle, tout en se concentrant sur les affaires
algériennes, de freiner les initiatives venues de la métropole ou issue du monde du
négoce tunisien ; puis, à partir de 1884, elle propose d’étendre son privilège
d’émission à la Tunisie ; un mini-groupe de pression réunit la Banque de l’Algérie, les
milieux d’affaires de l’Est algérien et le réseau d’affaires cristallisé autour du chemin
de fer Bône-Guelma. La bataille ne paraît pas avoir été trop rude tant l’appareil
économique d’État et la majorité politique se sont entendus pour admettre qu’il fallait
un cadre rigoureux à la « mise en valeur » du nouveau protectorat, visé par tant
d’aspirations affairistes et donc qu’il fallait adosser le marché de l’argent tunisien à
une institution déjà solide. Le ministère des Finances (Caillaux) l’emporte ainsi sur la
logique ’’autonome’’ du ministère des Affaires étrangères (Delcassé) et la loi de juillet
1900 consacre l’essaimage de la Banque de l’Algérie en Tunisie, qui y étend son
privilège d’émission en 1904 – avant de prendre en 1948 le nom de Banque de
l’Algérie et de Tunisie.
b. La ruée sur le Maroc : la création de la Banque d’État du Maroc
Chacun sait combien le Maroc est devenu le champ de bataille des mouvances
bancaires et financières et comment des bastions s’y sont édifiés en quelques lustres.
Les combats se sont cristallisés notamment autour de la création d’une banque
d’émission quand le protectorat français a été reconnu par la communauté
internationale. La jeune BUP ne pouvait prétendre concurrencer Paribas ; pourtant, le
CIC, en soutenant la Banque commerciale du Maroc et divers intérêts commerciaux,
la BUP, alliée à Schneider et à sa Compagnie marocaine, holding supervisant des
sociétés de commerce et de travaux publics, et des groupes comme Hersent ou
Gradis, pouvaient enrayer la montée en puissance de Paribas. L’on peut penser que
l’abstention positive des trois grands établissements de crédit a laissé le champ libre à
Paribas, car ils auraient pu créer ensemble un bloc d’influence décisif ; il est évident
ensuite que la force de financement de la banque d’affaires semblait la plus adaptée à
l’énorme besoin d’emprunt d’un territoire à mettre en valeur rapidement et
intensément39. Enfin, et surtout, la position internationale a semblé aux autorités
Mohamed Lazhar Gharbi, « La Tunisie et la Banque de l’Algérie, 1881-1903 : divergence d’intérêts
ou els paradoxes d’une relation », in Le capital français à la traîne. Ébauche d’un réseau bancaire au
Maghreb colonial, 1847-1914, Tunis, Faculté des lettres Manouba, 2003, pp. 287-311.
39 Jean-Claude Allain, « Les emprunts d’État marocains », in Charles-Robert Ageron (dir.), Les
chemins de la décolonisation de l’empire colonial, 1936-1956, Paris, Institut d’histoire du temps
présent & Éditions du CNRS, 1986, pp. 131-145. Pierre Guillen, « Les investissements français au Maroc
38
14
(notamment le ministère des Affaires étrangères, avec Delcassé) la rendre seule à
même à affirmer la puissance française face à la finance allemande menaçant le
Maroc de son emprise impérialiste : il fallait une banque européaniste, déjà
solidement impliquée dans des réseaux relationnels en Belgique, aux Pays-Bas, en
Italie et en Espagne, pour dissimuler l’emprise française sur la nouvelle banque
d’émission à créer – puisque les pays étrangers devaient en prendre de leur côté un
gros bloc afin de tempérer l’influence française. Les tentatives d’autres pôles
d’influence bancaires sont déjouées : les velléités de la Bao ne paraissent guère
crédibles – mais l’on ne sait si le CNEP avançait derrière elle –, tout comme celles de
la Banque de l’Algérie, épaulée par les milieux d’affaires oranais40. Et l’on sait
comment fut alors créée la Banque d’État du Maroc sous le patronage de Paribas,
dans le sillage de la conférence d’Algésiras.
c. La Banque de l’Algérie versus Paribas : l’enjeu de la Banque d’État du
Maroc (1919-1925)
Après une quinzaine d’années de consolidation de son portefeuille d’activités, la
Banque d’État du Maroc se retrouve au coeur d’un jeu de rivalités interbancaires à
propos de la reconfiguration de son actionnariat de contrôle et du renouvellement de
son privilège d’émission. Or les difficultés monétaires du protectorat en 1919
poussent à reconsidérer la position stratégique acquise par Paribas en son sein : un
groupe d’influence prône la reprise du privilège par la Banque de l’Algérie, qui
deviendrait ainsi la grande banque centrale maghrébine, d’autant plus que l’aide
apportée à la monnaie marocaine pendant la crise s’est traduite par la diffusion de
francs algériens au Maroc. Mais une coalition réunit les autorités marocaines,
soucieuses d’éviter l’immixtion de la colonie algérienne dans la vie économique du
protectorat, les Affaires étrangères, tutrices de ce dernier, et Paribas, face à l’union
fédérant l’influente administration de la Banque d’Algérie et le ministère des
Finances, soucieux de rationalisation monétaire facilitant une mutualisation des
moyens de soutien de la monnaie au Maroc grâce à cet adossement à un
établissement plus solide41. Cependant, entre-temps, les pouvoirs publics
métropolitains acceptent que la banque d’affaires reprenne en 1919-1920 les
participations russe, suédoise et allemande dans la Banque d’État du Maroc, ce qui
renforce son pouvoir de contrôle. Certes, la Banque de l’Algérie concède en mars 1920
la responsabilité de sa consoeur dans la mise sur pied du nouveau franc marocain ;
mais elle accentue la diffusion du franc algérien au Maroc et y pousse ses intérêts.
C’est alors que la lutte d’influence débouche sur la victoire du camp autonomiste :
« La lutte devint trop coûteuse pour la Banque de l’Algérie. À partir de 1923, son
gouverneur Moreau chercha à négocier un armistice entre les deux établissements » ;
aussi, tandis que la Banque du Maroc obtient des autorités plusieurs agréments qui
garantissent son autonomie et son mode opératoire, « au début de 1925, un accord
était passé avec la Banque de l’Algérie, qui mettait fin aux hostilités »42, ce qui
consacre la victoire de facto du groupe mené par Paribas43. Désormais, la Banque
de 1912 à 1939 », in Maurice Lévy-Leboyer (dir.), La position internationale de la France, Paris,
EHESS, 1977, pp. 399-412.
40 Mohamed Lazhar Gharbi, op.cit., pp. 472-478.
41 Cf. le développment d’Éric Bussière, Horace Finaly, banquier, 1871-1945, Paris, Fayard, 1996, pp.
147-152.
42 Ibidem, p. 152.
43 Sur l’ensemble de ce dossier, cf. Mohamed Lazhar Gharbi, op.cit., pp. 461-496.
15
d’État du Maroc44 devient, aux côtés de la holding d’investissement Compagnie
générale du Maroc, l’un des leviers de la capacité hégémonique de Paribas dans le
protectorat, puisqu’elle lui ouvre les portes de l’information pertinente et des
cofinancements profitables. « La Banque de Paris et des Pays-Bas est le chef de file
indiscuté de tous les groupes intervenant au Maroc : en fait, elle contrôle la plupart
des secteurs importants de l’économie en liaison avec notre Banque d’État, la
Compagnie générale du Maroc et l’Omnium nord-africain. »45
D. L’enjeu des banques d’émission en AOF, au Liban, à Madagascar
En parallèle, plusieurs autres territoires d’outre-mer deviennent de mini-champs de
rivalités interbancaires pour y assurer le parrainage du marché de l’argent.
a. L’AOF champ de compétition bancaire (1901) ?
Quand se crée l’AOF et quand l’émergence relative de l’économie des colonies
d’Afrique centrale requiert la mise sur pied d’une architecture bancaire apte à
consolider le système économique en maturation, le sort de la Banque du Sénégal
devient un enjeu. Jusqu’alors, depuis 1853, son mode de conduite résultait d’un
équilibre subtil entre l’influence gestionnaire du CNEP, les intérêts girondins
majoritaires (avec 73 % du capital) au sein des milieux d’affaires représentés dans
cette maison (notamment derrière les Maurel, comme Émile Maurel46) et les intérêts
marseillais. L’extension du champ d’activité de la Banque du Sénégal à l’ensemble de
l’AOF conduit ces derniers à se mobiliser pour bousculer cet équilibre datant d’un
demi-siècle et pour affirmer la puissance du négoce et de l’armement maritime de la
cité phocéenne.
Est-ce que, pour autant, le CNEP a pu jouer sa carte ? Comme nous l’avons indiqué,
c’est l’Histoire qui explique la fonction qu’il a jouée comme relais des « banques
coloniales » sur la place parisienne ; malgré ses déboires en 1889, il conserve sa
capacité d’intermédiation et de refinancement et c’est donc tout naturellement qu’il
se retrouve au premier rang quand se pose la question du sort de la vieille Banque du
Sénégal face au déploiement des intérêts politiques et économiques français le long
de la Côte occidentale d’Afrique. La coalition des intérêts historiques du négoce,
autour d’Émile Maurel, semble avoir joué en faveur du partenaire de longue date
qu’est la Banque du Sénégal. Pourtant, les difficultés conjoncturelles subies en 18891899 en Afrique ont affaibli le monde du négoce et la Banque du Sénégal ; le CNEP luimême se remet peu à peu de son propre krach de 1889. Des compromis s’imposent
par conséquent entre les partenaires du projet de création d’une nouvelle banque en
Afrique subsaharienne française ; il faut avouer qu’ils sont facilités par l’abstention
des autres grandes banques parisiennes, apparemment encore peu désireuses
d’engager des capitaux dans ces contrées, tandis que Paribas, la Compagnie
algérienne-Mirabaud et le CFAT semblent se concentrer sur les perspectives offertes
par le Maghreb. Par ailleurs, malgré ses aléas récents, le rôle du CNEP semble
Samir Saul, « La Banque d’État du Maroc et la monnaie sous le protectorat », dans Jacques
Marseille (dir.), La France & l’outre-mer. Les relations économiques & financières entre la France &
la France d’outre-mer), Paris, Publications du Comité pour l’histoire économique & financière de la
France, 1998, pp. 389-427.
45 Edmond Spitzer, directeur de la Banque d’État du Maroc, in Michel Poniatowski, Mémoires, Paris,
Plon/Le Rocher, 1997, p. 243.
46 Nous renvoyons au chapitre d’Yves Péhaut, dans ce même livre.
44
16
nécessaire comme levier de stabilisation des affaires bancaires coloniales : leur
fragilité, en effet, s’explique par la faible envergure financière relative des
intervenants sur des marchés délicats et surtout marqués par de profondes inégalités
de développement, et, d’autre part, par les soubresauts conjoncturels des cours des
denrées sur les marchés du négoce mondial et des changes47 ; déstabiliser encore plus
les circuits de l’argent avec les outre-mers caraïbéens ou africains aurait pu s’avérer
délicat, ce qui incite les pouvoirs publics à maintenir leur confiance envers le CNEP –
dont les dirigeants sont par ailleurs bien insérés dans le « parti colonial ».
D’un côté, peut-être en ayant conscience qu’un relatif affaiblissement limite peut-être
les moyens d’action de ses partenaires-rivaux, le pôle d’influence marseillais pousse à
la création d’une seconde banque d’émission, au sein de laquelle ils pourraient
devenir majoritairement influents puisque les maisons de négoce bordelaises
classiques (commerce de traite) sont peu actives au-delà de la Guinée et sont
quasiment absentes de Côte d’Ivoire et du Dahomey. « En février 1900, Augustin
Féraud, maître d’oeuvre de l’offensive marseillaise [président de la Chambre de
commerce, vice-président de la Société marseillaise de crédit et du CNEP], entame des
discussions avec [Henri] Nouvion et Mercet, [respectivement] les directeurs de la
Banque du Sénégal et du CNEP. [Ce sont] des négociations plutôt difficiles car son
projet – fondation d’un établissement de deux millions de francs en réservant 60 %
des titres aux Bordelais, 20 % au CNEP et 20 % aux Marseillais [Mante-Borelli-Régis,
CFAO, Cyprien-Fabre, SMC] – suscite l’hostilité de Nouvion qui souhaite écarter le
CNEP et réduire l’influence des Marseillais »48 car il veut préserver son autonomie de
gestion.
Cependant, le clan girondin réagit autour de Maurel, sans qu’on sache encore quelle
part les pouvoirs publics ont pu prendre à ces débats. Finalement, la nouvelle BAO
montée en 1901 laisse la part belle aux intérêts bordelais et l’offensive du « camp
marseillais » semble avoir été enrayée. Dès lors, le pôle girondin (Maurel, Maurel &
Prom) et parisien (le CNEP) s’entendent avec le pôle des intérêts marseillais : la SMC,
Mante & Borelli, la CFAO, Cyprien Fabre, notamment, sont associés au projet, qui
débouche sur la création de la Banque de l’Afrique occidentale (BAO)49 en 1901.
Aucun conflit entre mouvances de ’’banquiers impériaux’’ ne paraît donc s’être noué
sur ce dossier – mais l’accès à des archives nouvelles (CNEP ?) devrait permettre de
mieux cerner le jeu des réseaux d’influence en cette occasion. Et la capacité
d’influence des négociants girondins garde quelque peu de sa réalité dans l’entredeux-guerres, autour de Lucien Maurel – par ailleurs vice-président de l’Union
coloniale – et de Gaston Gradis, notamment, tous deux administrateurs de la BAO.
b. Paribas levantine (1923-1924)
Quand s’effondre l’empire ottoman, le fait que les agences de la Banque impériale
ottomane situées dans ce qui devient le Levant français passent dans la mouvance
Cf. Christian Schnakenbourg, « La Banque de la Guadeloupe et la crise de change, 1895-1904 »,
Bulletin de la Société d’histoire de la Guadeloupe, n°87-90, 1991, pp. 31-95. Suite, Ibidem, n°104-105,
1995, pp. 3-100.
48 Xavier Daumalin, Marseille et l’Ouest africain, Marseille, Publications de la Chambre de commerce
et d’industrie Marseille-Provence, 1992, pp. 226-227.
49 Yves Ekoué Amaïzo, Naissance d’une banque de la zone franc, 1841-1901. La Banque du Sénégal,
Paris, L’Harmattan, 2001. Jacques Alibert, De la vie coloniale au défi international. Banque du
Sénégal, Banque de l'Afrique occidentale, B.I.A.O. 130 ans de banque en Afrique, Paris, Chotard, 1983.
47
17
d’un nouvel établissement situé dans la mouvance de Paribas n’est pas étonnant : en
effet, la banque d’affaires a inséré la BIO dans sa mouvance implicite et, d’ailleurs, en
1923-1925, prend le contrôle de la banque commerciale que tend à devenir la BIO.
C’est pourquoi il paraît logique que le respect des positions acquises débouche sur la
création en 1921 d’une Banque de Syrie et du Grand Liban en quasi-filiale de la
mouvance ultramarine Paribas, et l’initiative de cette dernière est couronnée par
l’attribution en 1924 du privilège d’émission dans les deux territoires à la BSGL.
Cependant, les compétiteurs ne restent pas l’arme au pied et une alliance entre le
CFAT et la Société générale (alors proches car le premier vient de récupérer de la
seconde la Banque de Salonique) se concrétise dans la mise sur pied de la Banque
française de Syrie.
c. Paribas malgache (1924-1926)
La montée en puissance de l’économie malgache et la multiplication des intervenants
sur le marché de la banque commerciale finissent par rendre indispensable la
création d’un institut d’émission et de refinancement pour stabiliser l’architecture du
crédit dans la Grande Ile. Une rivalité s’affirme alors entre le banquier ‘’’naturel’’ de la
Grande Ile50, le CNEP, qui avait établi des agences à Tamatave et Tananarive dès le
XIXe siècle, qui avait alimenté le monde colonial local en liquidités et qui avait suggéré
la création d’une banque d’émission sous contrôle dès 1895, et Paribas, désireuse de
faire fructifier son capital d’expérience dans la gestion de banques d’émission outremer et de banques dans les pays émergents, notamment en Europe centrale et
balkanique ; dès novembre 1922, elle prépare un projet en ce sens51. Or les historiens
politiques ont insisté sur l’aspect politique de l’attribution de la concession : le groupe
de pression de Paribas s’est orienté vers les cercles d’influence parlementaires et
partisans, puisque les dirigeants clés de la maison ont choisi de soutenir peu ou prou
la majorité de gauche en 1924-1926, sans participer au « mur d’argent ». Cela
expliquerait que, le 28 novembre 1924, le gouvernement Herriot lui attribue la
concession de la Banque de Madagascar ; la convention est signée le 18 décembre52, le
projet de loi déposé à la Chambre le 19 décembre, la loi votée dès le 22 décembre
1925, quels que soient les aléas subis par le Cartel des gauches entre-temps. Si les
effets positifs de l’activation du réseau politique sont indéniables, il convient de
relever que, par surcroît, Paribas parrainait le Crédit foncier de Madagascar et que sa
filiale Compagnie générale des colonies avait entrepris d’épauler plusieurs sociétés
franco-malgaches (Compagnie lyonnaise de Madagascar, etc.) ; or sa capacité de cofinancement et surtout de mobilisation d’investisseurs métropolitains, donc son
profil de banque d’affaires, pouvait apparaître plus pertinent que celui de la simple
banque commerciale qu’était le CNEP. Vis-à-vis de ce dernier, Paribas est bonne
gagnante, d’ailleurs puisque elle-même ne détient que 20 % du capital (dont 15 % en
direct) et elle laisse son ex-adversaire devenir son partenaire pour 10 %.
E. L’enjeu du sauvetage et du contrôle des intérêts ultramarins dans les
années 1930
Louis-Bernard Rakotomanga (et alii), Madagascar, cent ans d’expériences bancaires, 1866-1986,
Antananarivo, Bankin’ny Tantsaha Mpamokatra, 1987.
51 Procès-verbal du conseil d’administration de Paribas, 21 novembre 1922.
52 Ibidem, 2 et 18 décembre 1924.
50
18
L’équilibre entre la progression de l’emprise de l’État au sein d’une économie mixte
ultramarine et la prospérité des mouvances d’intérêts impériaux est confirmée par les
choix suivis face aux krachs du début des années 1930. Les mouvances des
’’banquiers impériaux’’ sont favorisées par l’appareil économique d’Etat si elles
inscrivent dans le même temps leur action dans le cadre de la défense de l’intérêt
général. Le soutien à leur prospérité et à leur puissance s’accompagne de plus en plus
de contreparties. L’évidence s’en impose en Afrique subsaharienne quand vacillent la
Banque française de l’Afrique et la Banque commerciale africaine, qui y étaient
devenues deux des trois grands établissements aux côtés de la BAO. La BFA est
renflouée par la BAO elle-même et ses partenaires : ceux-ci doivent patienter pour
récupérer leurs créances ; la BAO puise dans ses disponibilités pour une avance à
l’État pour qu’il puisse garantir les dépôts de la BFA et fournit dans le même temps
une avance aux différents gouvernements des territoires pour qu’ils puissent résister
aux aléas de trésorerie causés par la chute de la BFA. Quant à la BCA, elle est renflouée
par la BUP ; celle-ci voit ainsi certes confirmer son influence en Afrique subsaharienne
(liens avec la SCOA, les Gradis et Maurel & Prom, investissements dans diverses
sociétés de plantations), mais elle doit en payer le prix en fournissant des subsides à
la BCA, qu’elle a contribuée à fonder en 1924 avec des investisseurs belges (du groupe
SGB), de la Banque transatlantique et du CCF. C’est l’État qui impose à la BUP de
rétablir quelque peu la confiance en refinançant sa filleule : « Je vous faisais
connaître les hautes raisons d’intérêts générales qui justifieraient un relèvement de la
BCA. »53 Ainsi refinancée en urgence, puis recapitalisée par l’intermédiaire de la
mouvance BUP, la BCA peut relancer ses activités et peu à peu récupérer ses créances
et rembourser son passif, avant que, en 1941, la BAO prend le relais de la BUP et
devient l’actionnaire majoritaire de la BCA. Elle a donc réussi à écarter deux
dangereux concurrents en les insérant peu à peu dans sa mouvance ; mais elle en
payé le prix, dans le cadre d’un compromis avec la puissance publique, soucieuse de
stabiliser le marché de l’argent africain et finalement satisfait de consolider la
position oligopolistique de la BAO si cela en représente la condition nécessaire.
F. Sauver l’empire bancaire dans les années 1950-1960 ?
Le courant de pensée que nous appellerons ’’l’économisme’’ a traversé nombre de
milieux d’affaires quand le message modernisateur et assimilationniste a semblé
pendant quelques semestres pouvoir dominer la réorganisation de l’outre-mer au
mieux de la préservation des intérêts détenus dans ces contrées54. Or des hommes
situés au cœur des mouvances bancaires et financières y ont joué un rôle certain :
Robert Lemaignen55 (« Les liaisons intérieures de l’Union française ») et Luc DurandRéville56 (« L’Afrique équatoriale ») participent ainsi à la publication phare de 1953
Dossier Banque commerciale africaine, archives de la BUP, 45A.654, compte rendu de la réunion
avec le ministre, le gouverneur général de l’AOF, le directeur du Mouvement général des fonds, le
directeur général de la BUP et le sous-secrétaire d’Etat auprès du ministre des Colonies, 19 octobre
1931, deux jours après la fermeture des guichets de la banque. Dès la fin de cette réunion, le groupe
BUP-Banque transtlantique-Paribas-Crédit lyonnais réescompte pour 29 millions de francs d’effets, la
BAO pour 70 millions. Le passif moratorié se chiffre à 100 millions en décembre 1931.
54 Cf. des développements de Jacques Marseille, Empire colonial et capitalisme français. Histoire d’un
divorce, Paris, Albin Michel, 1984.
55 Sur Lemaignen et Durand-Réville, nous renvoyons aux fines analyses de Catherine Hodeir,
Stratégies d’empire. Le grand patronat colonial face à la décolonisation, Paris, Belin, 2003, pp. 216221.
56 Cf. aussi Luc Durand-Réville, « Les conditions de l’essor économique des colonies françaises
d’Afrique subsaharienne », Marchés coloniaux du monde, n°19, mars 1946, pp. 265-268.
53
19
qui symbolise quelque peu l’apogée de l’esprit économique impérial57 juste avant le
mouvement des indépendances, La France d’outre-mer. Sa situation actuelle. C’est
que l’empire africain a constitué avec la métropole (et certaines places européennes
comme Genève) l’un des pôles de repli des capitaux devant être rapatriés
d’Indochine ; le Maroc et l’Afrique subsaharienne notamment tiennent une place clé
dans ce dispositif de reconversion, ce qui suppose une certaine stabilité
institutionnelle outre-mer.
Est-ce à dire pour autant que les ’’banquiers impériaux’’ auraient participé au groupe
de pression ’’dur’’ qui a freiné la marche vers l’autonomie ou l’indépendance des
territoires d’outre-mer ? Ainsi, nous avons repéré de tels acteurs au sein de l'UPANG
(Union privée pour l'aide à l'action nationale du général de Gaulle) qui, créée en
novembre 1949-janvier 1950, est destinée à animer la collecte de fonds auprès de gros
donateurs, dont le monde de l’entreprise, afin de cofinancer le RPF58. Si l’un des
patrons du CNEP (Henri Bizot) y est présent activement et si le secrétaire général de la
banque Rothschild, Fillon, en est le trésorier, le monde ultramarin y est peu
important, malgré le fait que ces deux maisons ont des intérêts réels outre-mer ; et
même si Mme Félix-Éboué-Tell en prend la présidence, l’on ne peut prétendre que
« la banque » soutient le RPF parce qu’il prévoit une politique ferme59 en outre-mer et
paraît opposé aux « bradeurs d’empire ». Pourtant, nous avons relevé les noms de
Luc Durand-Réville, patron d'un groupe de négoce avec l’outre-mer, sénateur,
d’Henri Vézia, l’un des grands négociants bordelais, d’Henri Borgeaud, négociant et
industriel en Algérie, de Pierre et Rémy Lebon, héritiers du groupe Lebon, et d’Edme
Campenon (travaux publics : Campenon-Bernard) ; par Campenon-Bernard et
Durand-Réville, l’on pourrait arguer que la mouvance de la BUP serait influente dans
ce monde gaulliste – et il est vrai que le frère du général a été l’un de ses dirigeants
dans les années 1930-1940. Toutefois, en conclure que « la banque coloniale »
(ultramarine) soutient le RPF serait fallacieux ; il s’agit seulement d’un flux
d’influence, entre autres, et l’on trouverait certainement des ’’banquiers impériaux’’
dans le sillage du MRP, du CNIP, voire des radicaux…
Nous n’avons pas perçu que les dirigeants de la Compagnie algérienne et du CFAT se
sont engagés dans la résistance à l’indépendance ; le suivi mois par mois des
réactions des patrons de ce dernier montrent qu’ils sont désemparés par la tournure
des événements, qu’ils croient pendant longtemps dans l’avenir d’une Algérie et d’un
Maroc dans la France puisqu’ils intensifient leurs investissements de modernisation
dans l’ensemble de leurs succursales et réseau maghrébin ; mais aucunes pièces
d’archives ne révèle une quelconque participation à un groupe de pression ’’résistant’’
à l’autorité politique, quel que soit le choix effectué. N’oublions pas non plus que le
président de la BUP, Lafond, situé au cœur d’une mouvance de ’’banquiers
impériaux’’, est lui-même assassiné par l’OAS en 1963 parce qu’il aurait refusé
d’épauler les défenseurs de l’Algérie française auprès de De Gaulle.
H. Bonin, « La perception de la puissance de la France impériale », in H. Bonin, « Les milieux
d’affaires et la perception de la puissance française au tournant des années 1960 », Relations
internationales, n°57, printemps 1989, pp. 49-76.
58 H. Bonin, « Le financement du RPF », in Fondation Charles de Gaulle-Université de Bordeaux 3, De
Gaulle et le RPF, 1947-1955, Paris, Armand Colin, 1998, pp. 78-88.
59 Parmi les membres du comité de direction se trouvent Henri Fouques-Duparc, sénateur-maire
d'Oran, député en 1951, Yves Perrussel, avocat, maire de Tunis, et Jacques Foccart.
57
20
De toute façon, doit-on vraiment suivre les assertions – y compris de certains
analystes académiques – sur la dépendance de l’État vis-à-vis des puissances
d’argent ? Notre sentiment est que la politique coloniale de la France ne se conduit
pas à la Bourse – pour plagier de Gaulle – et ce ne sont pas les velléités supposées des
’’banquiers impériaux’’ ou des financiers et hommes d’affaires en général de mobiliser
leurs réseaux de représentation des intérêts pour peser sur la politique ultramarine
qui nous paraissent suffisantes pour infléchir durablement celle-ci – mais nous ne
saurons nous engager plus avant. Sur un tout autre registre, l’autorité de l’État ne s’en
laisse pas compter en tout cas : rappelons qu’une ordonnance de juillet 1942 a
supprimé le privilège de la BAO en AEF au profit de la Caisse centrale de la France
libre créée dès décembre 1941 ; et, surtout, que le choix du destin de la BAO ne suit
pas les exigences des ’’banquiers impériaux’’ : quand la BAO perd son privilège
d’émission en AOF en octobre 1955 et devient une banque commerciale normale, la
Banque de l’Indochine fait connaître son intérêt fort pour reprendre cette nouvelle
BAO. Or les négociations conduites avec la Banque de l’Indochine et le CIC échouent,
et l’État impose son propre choix : les actions détenues par l’État et les
gouvernements territoriaux sont cédées à un pool de banques (CNEP, CCF, Compagnie
algérienne, Rothschild, Union européenne, Banque belge d’Afrique), à charge pour
elle de les revendre sur la place60 ; aucune mouvance de ’’banquiers impériaux’’ ne
parvient à circonvenir la puissance publique.
Au contraire, l’on pourrait supposer que ’’l’économisme’’ qui prévaut dans certains
milieux d’affaires ne vise pas tant à substituer le développement par l’investissement
à l’indépendance, mais bien plutôt à assurer une transition douce de l’empire à
l’indépendance afin d’y préserver les intérêts des entreprises et notamment pour y
stimuler les placements financiers, ce qui constituerait une sorte de ’’bloc’’ entre
hommes d’affaires et banquiers pour promouvoir une évolution propice aux
perspectives de valorisation des actifs présents et futurs. La mouvance de la BUP nous
paraît orientée dans ce sens, que ce soit au Maghreb ou en Afrique subsaharienne61.
La reconfiguration des investissements des groupes financiers liés aux grandes
banques d’affaires nous paraît confirmer cette tendance puisque chacun d’entre eux
parvient à remodeler ses positions en tirant parti des transitions ’’modérées’’ qui se
produisent, notamment au Maroc et en Afrique subsaharienne (Guinée exceptée)62.
Cela justifierait-il pour autant le livre-pamphlet de Beau de Loménie : L’Algérie
trahie par l’argent63 ? alors même que Daniel Lefeuvre montre combien nombre de
banques et de confédérations d’entreprises ont imaginé jusqu’au bout pouvoir y
développer des projets d’investissements dans le sillage du Plan de Constantine64.
Conclusion : L’État arbitre entre les rivalités d’intérêts bancaires ?
À travers la narration de ces combats capitalistes entre pôles d’affaires, épaulés plus
ou moins par leurs réseaux de relations institutionnelles (notamment au sein de
Jacques Alibert, op.cit.
Cf. Luc Durand-Réville, « La décolonisation et ses conséquences sur les investissements privés
français », Revue politique et parlementaire, n°717, novembre 1961, pp. 17-24.
62 Cf. Jean Suret-Canale, « Les banques d’affaires et l’outre-mer dans les années 1950-1980 », in La
France et l’outre-mer. Un siècle de relations monétaires et financières, Paris, CHEFF, 1998, pp. 485495.
63 Emmanuel Beau de Loménie, L’Algérie trahie par l’argent, Paris, 1957.
64 « Industrialisation et grand capital », in Daniel Lefeuvre, Chère Algérie, 1930-1962, Paris,
Publications de la SFHOM, pp. 327-329.
60
61
21
l’appareil d’État) et poussés par leur ’’nébuleuse’’ d’intérêts économiques, des rivalités
d’influence se sont affirmées pour consolider la puissance de feu de chaque pôle ou
nébuleuse. Les nébuleuses des ’’banquiers impériaux’’ se sont affrontées au sein d’une
économie libérale ouverte au libre jeu des groupes de représentation d’intérêts. Le
CNEP et Paribas ont réussi à obtenir plusieurs leviers d’affaires au sein de l’économie
impériale, mais l’influence du premier se stabilise tandis que celle du second
s’accentue nettement entre 1907 (Maroc) et 1925 (Madagascar). Le CNEP insère dans
sa nébuleuse le parrainage des « banques coloniales » et de la Banque de l’Indochine,
puis aussi de la BAO ; mais Paribas marque ses points au Maroc (en 1907 puis encore
en 1925) et au Levant. Parallèlement émergent des forces nouvelles, des banques
ultramarines qui acquièrent peu à peu une autonomie de décision, qui se constituent
des réseaux d’influence et qui, surtout, sur le registre de notre analyse, fédèrent une
’’nébuleuse’’ de pôles d’affaires : la Banque de l’Indochine peut ainsi gagner face au
CIC, au Crédit lyonnais et à la Société générale (pour essaimer au Tonkin puis devenir
l’établissement de place français tourné vers l’Asie), avant de repousser Paribas
désireuse de sauver la BIDC ; la Banque de l’Algérie parvient à étendre son privilège
en Tunisie mais est contenue dans ses velléités de glisser vers le Maroc. Enfin, le CFAT
et la BUP deviennent des pôles puissants, mais ils ne sont pas partie prenante dans
ces combats interbancaires institutionnels et se contentent de la guerre menée sans
cesse sur les divers marchés de l’argent ultramarins.
Cependant, quels que soient les clivages au sein de l’appareil d’État, notamment entre
les Affaires étrangères et les Finances, surtout, nous ne pensons pas que la France
soit une ’’république bananière’’, malgré les éruptions de corruption récurrentes. Les
mécanismes de l’alternance, l’expression des rivalités d’influence par le biais d’une
presse souvent ouverte aux réseaux d’intérêts, constituent autant de contrepoids
éventuels, sans parler des qualités intrinsèques de la haute fonction publique. La
mouvance de l’appareil économique d’État impérial se cristallise de plus en plus dans
l’entre-deux-guerres – que ce soit les départements spécialisés au sein de l’Intérieur
(Algérie) et des Affaires étrangères (protectorats) ou le ministère des Colonies, et elle
vient rivaliser avec les directions classiques de sein de l’appareil d’État traditionnel
(Commerce, Finances). A travers plusieurs cas d’étude, l’on constate ainsi que la
marge de manoeuvre de l’État est réelle et que les décideurs peuvent imposer des
choix aux « puissances d’argent » ; peu à peu, par ailleurs, le courant de pensée de
l’interventionnisme public s’affirme, en particulier en faveur de formes d’économie
mixte (comme les caisses de crédit agricole, en Algérie ou à Madagascar).
Ainsi, la mise en place de la Banque de Madagascar s’accompagne d’une immixtion
de l’État puisqu’il y prend une participation, des sièges au Conseil et un pouvoir
d’influence certain. Le renouvellement du privilège d’émission de la BAO en 1927
(vote à l’Assemblée nationale le 21 février 1928, au Sénat le 25 janvier 1929 ;
promulgation en janvier 1929, mise en oeuvre en février) confirme cette tendance à
l’économie mixte puisque l’État prend 28 % de la BAO65, en nomme le directeur
général et y détient trois sièges au Conseil. La convention de juin 1931 (puis la loi
d’avril 1932) amplifie cette emprise puisque l’État augmente sa part à 32 % en
échange de mesures permettant à la BAO de renflouer ses finances compromises par
le sauvetage de la Banque française de l’Afrique – notamment parce qu’il faut enrayer
la menace causée par la montée en puissance de la Banque belge d’Afrique. Dans le
même temps, si la puissante Banque de l’Indochine a réussi à enrayer les velléités du
65
Jacques Alibert, op.cit.
22
gouvernement d’accroître les contrôles sur la Banque de l’Indochine en 1924-1926,
avec même l’idée de créer une nouvelle banque d’émission, les négociations engagées
en 1929 débouchent sur la nécessité d’un recul de l’établissement devant les exigences
de l’État – alors même que c’est la droite poincariste qui gouverne le pays : si son
privilège d’émission est renouvelé pour 25 ans par la loi de 1931, elle concède à l’Etat
un cinquième de son capital – car il assure la moitié d’une augmentation de capital de
75 à 120 millions de francs –, six postes sur vingt au Conseil et deux sur six au comité
de direction, la nomination par décret du président, même si la maison préserve
l’autonomie de nomination du directeur général. Cette évolution est couronnée par
l’emprise de l’Etat décidée en 1940 puisque le président cumule son poste avec la
direction générale et l’influence de l’État au Conseil devient déterminante.
Notre opinion penche à suggérer que prétendre que l’État ne serait que le jouet des
mouvances des ’’banquiers impériaux’’ serait fallacieux, puisque sa fonction de pur
arbitre évolue de plus en plus vers une responsabilité nette de la conduite des
opérations bancaires ou tout au moins dans le contrôle relatif de ces opérations, dans
le suivi des marges et surtout dans la définition récurrente de nouvelles clauses aux
contrats de concession pour développer de nouvelles activités ou de nouvelles
implantations et pour abaisser le prix des transactions entretenues avec l’appareil
d’État lui-même.
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