le réel. En effet, la science des choses que l’on observe en premier lieu autour de soi puise
originairement sa source dans une disposition première (Grundstimmung) — l’étonnement — et de la
curiosité qui découle de cette disposition fondamentale. Autrement dit, c’est cette disposition
fondamentale de l’étonnement qui donne son impulsion et relance toute recherche véritablement
scientifique. C’est là ce que nous nommons encore « recherche fondamentale », exempte de tout intérêt
pratique a priori. Or, ce à quoi assiste Husserl avec la montée du nazisme, c’est à un phénomène tout à
fait contraire. Le rapport de subordination entre science et technique s’est déjà résolument inversé, car
la science est devenue d’entrée de jeu instrumentale, et assujettie aux diktats de l’industrie et de ses
besoins en ressources technologiques, à commencer par l’industrie de l’armement. Or, ce phénomène
est des plus surprenants dans la mesure où c’est la philosophie, et son idéal de compréhension
désintéressé, qui sont à l’origine de la science. Pour le dire très simplement, et ainsi que l’histoire des
sciences à ses débuts le démontre, la science d’Aristote, mais aussi celle des modernes, est d’abord le
prolongement naturel de la philosophie occidentale. Que l’on songe à Nicolas de Cues, à Descartes, à
Leibniz, ou plus près de nous à Einstein, Max Planck ou Heisenberg, ce fut toujours la theoria qui
permit de forger les idées directrices sur l’ordre de l’univers, et ce n’est qu’à partir d’elles qu’il fut
possible d’élaborer de nouveaux objets de savoir et les concepts qui leur sont appropriés.
Kant et les limites de la science
Ce phénomène qui consiste en ce que la philosophie est originairement la possibilité même de
forger des idées desquelles des concepts seront issus est ce que Kant nomme les idées directrices. Dans
l’univers de la physique de Newton, celle que Kant avait apprise, l’Idée princeps porte sur la nature
même du monde : à savoir qu’il n’est plus cette nature animée des Grecs, ni la natura médicatrix des
Stoïciens romains, ni même cette œuvre divine des médiévaux conçue pour l’habitation transitoire des
hommes, mais un ensemble mécanique complexe, entièrement en mouvement, et dont la logique est
essentiellement déchiffrable par l’algèbre. En l’absence de cette idée directrice, Newton n’aurait tout
simplement pas pu découvrir la loi de la gravitation, ni d’autres règles lui permettant d’expliquer la
trajectoire des astres. Or, Kant ce grand philosophe qui va marquer de son empreinte la fin du XVIIIe
siècle et l’entier du XIXe siècle jusqu’à nos jours, méditant l’œuvre de Newton, découvre que la science
repose sur des axiomes qui ne relèvent pas strictement de la connaissance, mais de la pensée pure. C’est
là leur dimension transcendantale, c’est-à-dire leur a priori qui excède toute expérience possible, et qui
consiste en définitive en une hypothèse philosophique portant sur l’architecture de l’univers la plus
raisonnable et la plus vraisemblable. Une fois ce fondement assuré, Kant s’empresse de préciser que la
science est contrainte de laisser celui-ci à l’arrière-plan de son activité pour convertir les phénomènes
perçus dans l’espace-temps en objets d’expérimentation rigoureuse, régie par des concepts, tels que la
causalité et la nécessité. D’une part, expose-t-il dans la Critique de la Raison pure, nous ne pouvons pas
saisir ces objets en faisant abstraction des intuitions a priori que sont l’espace et le temps. Autrement
dit, nous ne pouvons connaître ce qui est hors des limites et des données de l’expérience
sensible. Nous
(re)connaissons (erkennen) comme réels uniquement les phénomènes empiriques en tant qu’ils affectent
nos sens et qu’ils sont ordonnés par notre entendement, c’est-à-dire par la faculté qui produit des
concepts. Puisqu’ils sont tributaires de nos facultés, les objets de l’expérience ne sont donc jamais que
des phénomènes de la chose et non la chose en soi, telle qu’elle existe en indépendamment de nous. Or
cela signifie qu’un phénomène, tel que la science le construit, ne peut aucunement être réduit à lui
même, dans la mesure où il renvoie toujours à une chose en soi. Certes, ce renvoi est problématique
puisque la chose en soi nous est et nous demeure inconnue en sa constitution ultime
. La chose en soi
Pour connaître véritablement un objet, il faut penser le donné de l’intuition en son concept. C’est en
ce sens que la raison humaine et finie. Autrement dit, il n’y a pas d’intuition suprasensible pour
l’homme, une telle intuition étant réservée à une raison infinie.
A ce propos, Kant affirme : « En effet, si comme il convient, nous ne considérons les objets des sens
que comme des simples phénomènes, nous reconnaissons cependant par là aussi qu’ils ont comme
fondement une chose en soi, bien que nous ignorons comment elle est constituée en elle-même, et que
nous n’en connaissons que le phénomène, c’est-à-dire la façon dont nos sens sont affectés par cette
chose inconnue. » (E. Kant, Prolégomènes à toute métaphysique future qui pourra se présenter comme science, Ed.
Vrin, Paris, pp. 88-89.)