Ses œuvres en italien sont classées dans l’édition Gentile en deux grandes séries :
a. les dialogues métaphysiques regroupant : Le souper des cendres ; De la cause, du principe et de l’un ; L’ infini,
l’univers et les mondes ;
b. les dialogues moraux comportant : L’expulsion de la bête triomphante ; La cabale du cheval pégaséen ; Les fureurs
héroïques.
Une partie d’entre elles est rédigée et publiée à Londres où sa réception ne fut pas le plus souvent sans soulever le
scandale ou l’indignation que Bruno lui-même rapporte, par exemple dans Le souper des cendres.
Bruno écrira aussi une pièce de théâtre en italien, la comédie publiée à Paris et intitulée il Candelaïo.
Son procès, quant à lui, donnera ultérieurement lieu à une importante littérature où témoignages et archives restées secrètes jusqu’à
ces dernières années nous renseignent sur ce que retint à charge l’Inquisition et comment évolua son cours, de Venise en 1592 à Rome
le 17 février 1600, année sainte de Jubilé, Clément VIII regnante.
A ce point peut-on déjà retenir la variété des thèmes où l’écrit philosophique ne craint pas, pour convaincre et démontrer,
de prendre le plus souvent la forme du dialogue contradictoire et vivant, d’user de celle des poèmes et parfois du dessin, de
s’exprimer dans une langue d’accès facile, imagée, alerte, entraînante, allant parfois à la satyre où la verve d’un Rabelais
n’est pas loin (Chandelier ; Souper des cendres), usant de l’allégorie subtile et salutaire (Cabale), séductrice (L’infini),
tacticienne et politique (Expulsion), ou inspirée ( Fureurs).
On propose de donner dans ce qui suit l’idée d’une lecture non-traditionnelle de l’œuvre, entre une « esthétique » – au
sens d’une forme originale, prégnante, inventive – et une « philosophie » revendiquée comme conception ouverte d’un
monde pluriel, vivant et créateur, cosmologie spiritualisée par certains aspects mais non religieuse dans son contenu, discours
en fait d’un ré-enchantement du monde.
Rompant de toute part avec la scolastique académique et ses dogmes sinon ses références ultimes et incontestées –
Aristote et son monde clos mais aussi Platon et son mépris de la matière – docteur sans chaire, « académicien de nulle
académie » comme il le dit lui-même, jamais chevalier plus errant du savoir ne contrevint plus au respect des dogmes établis
et à la supposée vertu de la Tradition. Moine défroqué, converti puis brouillé avec la Réforme calviniste, chercheur au sens
moderne, éditeur proche des luthériens, polygraphe parisien, homme de cour à Londres, savant reconnu, poète, dramaturge,
théologien, cosmologiste avant tout et homme du verbe plutôt que grammairien, rebelle d’une conscience toujours pure
devant ses accusateurs – qu’on relise les Actes de son procès –, Bruno est cet individu complet et en plénitude d’une
Renaissance finissante qui annonce l’inquiétude et le prométhéisme (Spengler) des Temps modernes ou la sécularisation du
salut (Löwith). Peut-être même avant tous, est-il l’initiateur d’un mouvement de l’esprit qui conduira à l’intuition d’une
certaine « mort du Dieu »4 et la naissance possible enfin du vivant se sachant lui-même. S’ouvrant possiblement à la joie
d’être (Spinoza), à la tâche d’appeler l’homme nouveau (Nietzsche), à la pensée de la déréliction et du souci (Heidegger) ou
celle ironique et joyeuse des « jeux du monde » en quoi les chemins de la modernité en devenir s’exposent au passant de
l’univers (Axelos).
Humaniste, philosophe et métaphysicien, Bruno est peut-être d’abord écrivain et poète, polémiste, inventeur de nouvelles
représentations, artiste – « Socrate musicien » si l’on veut, au sens du Nietzsche de la Naissance de la tragédie –, penseur
original de la tradition occidentale, inventeur d’idées et de mondes. Même si sa place au sein de l’histoire de la philosophie
en France reste à ses marges, même s’il conviendrait de distinguer les traditions nationales où l’italienne, l’anglaise et
l’allemande l’établissent peut-être mieux, Bruno ouvre à la pensée des perspectives et des formes neuves auxquelles son
étonnante existence donne le sceau de l’authenticité. Comme le dit Diderot : « Les lignes tracées avec le sang du philosophe
sont bien d’une autre éloquence » (Corresp. T.IX.) ou encore Gœthe désignant Bruno « d’apôtre vivifiant de la pensée » (voir
le Faust) ou plus près de nous un Ernst Bloch apercevant dans la manière du Nolain une pensée tendue et anticipatrice (Cf.
Philosophie de la Renaissance).
Une carte des lieux où s’installa, s’enfuit ou résida provisoirement Bruno, en finalement si peu de temps – moins de dix
ans – donne pour l’époque un certain vertige. De Naples à Genève, de Rome à Toulouse, de Paris à Londres, de Wittenberg à
Francfort ou Prague, puis Venise et Rome encore… Une vie de monastères en collèges ou académies, de villes lointaines en
capitales européennes, de soutenances de thèses en disputes académiques, de châteaux en palais royaux, de couvents en
auberges, de cours d’ambassade en geôles de l’Inquisition. Le plus exceptionnel est qu’il publia plusieurs de ses oeuvres dans
les pays indiqués, parlant sans doute français avec le Roi de France (Henry III), l’anglais avec la Reine d’Angleterre
(Elisabeth I) ou la langue de Luther avec ses éditeurs allemands.
Une telle figure offrirait de l’Europe, en fin de sa période renaissante, à l’orée de la modernité et du temps de la science,
une image d’homme libre, héroïque, ouvert à la connaissance et à ses risques, multiplié en ses possibles de pensée, de révolte,
de quête d’une idéale sociabilité, d’affirmation de soi et d’imagination du futur.
Les thèmes du discours et ses dimensions
La philosophie
Notre introduction a observé la place modeste de Bruno dans l’histoire de la philosophie, du moins en une certaine
tradition intellectualiste française. Le Nolain ne semble pas inventer au premier abord de concepts en propre 5, n’avance pas
apparemment de science nouvelle à la manière d’un Bacon, n’offre pas une méthode à même de rationaliser par calcul le
monde ou systématiser une cohérence du sujet, ce qu’un Descartes tenta de faire. Le discours, marqué par les conceptions
d’un temps, cependant les dépasse. Il est à ce titre précieux pour l’histoire, et si système il y a, ce dernier vaut plus par un
mouvement et une forme, en la cohérence profonde d’une majeure intuition.