Chapitre I: Histoire de la psychologie différentielle
Apparition intimement liée avec un phénomène culturel caractérisant les sociétés
occidentales appelé individualisation et qui fournit les bases sur lesquelles se sont
fondées la psychologie différentielle et les sciences psychologiques en général.
1) L’individualisation jusqu’au 19ème siècle
Depuis le début de l’ère chrétienne jusqu’au Moyen-Age, les comportements sont
déterminés par l’appartenance et la position (homme, femme, religieux ou paysan, etc.)
que l’on occupe dans une collectivité. L’individu est considéré comme une partie de ce
« nous » collectif, il a peu d’existence en dehors de sa relation avec la société.
L’individualisation (terme crée en 2004 par Van Drunen et Jansz) est le processus
caractérisant l’évolution des rapports entre l’individu et la société, et plus particulièrement
le fait que l’individu prenne progressivement le pas sur la collectivité. Ce processus se
caractérise par 3 éléments, qui aujourd’hui, nous semblent évidents :
L’individu n’est plus une composante lié à une collectivité mais un être à part
entière qui peut être distingué de ses pairs. Il est « sujet » et le monde qui
l’entoure est son « objet ». Les autres lui apparaissent comme étrangers et dans
certains cas, l’individu se voit comme une victime de la société qui agresse et
menace son véritable « moi ».
L’individualisation se traduit par la découverte de l’existence de différences
particulières entre individus, en termes de « personnalité », de « caractère » ou
de « capacités mentales ». Aujourd’hui ce n’est plus seulement un constat mais
aussi une recherche : les jeunes occidentaux tendent à se différencier de ceux qui
forment leur milieu social, c’est-à-dire les parents, les profs… afin de se forger
une identité propre.
Psychologisation : croyance que chacun a une vie intérieure, un ensemble de
pensées, de motivations, de sentiments qui constituent l’identité et ne sont pas
directement visibles.
Ce processus nait au 14ème siècle, pendant la Renaissance Italienne (même si on
constate des prémisses dans la philosophie grecque et le christiannisme). Il est important
de le distinguer de la norme de différenciation individuelle : la norme suggère que, dans nos
cultures, être différent est valorisé tandis que l’individualisation décrit simplement le
processus par lequel l’individu s’est historiquement perçu comme différencié des
autres, dissocié de la société et caractérisé par une vie intérieure.
Ce phénomène a une grande dimension historico-culturelle, les rapports individu-
société ne sont pas les mêmes dans d’autre cultures. Ainsi, dans les sociétés collectivistes
(Extrême-Orient…) l’individu n’est pas séparé de la collectivité et il entretient des liens
d’interdépendance avec les autres. Il est dans sa nature d’être social (= appartenir à une
société), il ne s’oppose pas à la société et ne choisit pas d’en faire partie ou non. C’est la
relation entre « soi » et les « autres » qui y est fondamentale.
Markus & Kitayama, 1991 : Quand on demande à des étudiants de se définir,
les japonais choisissent avant tout des rôles sociaux (père, étudiant, fils de…)
tandis que les occidentaux choisissent des traits de personnalité (ambitieux,
solitaire…) qui, pour eux, dépendent de la situation.
L’évolution de l’individualisation a entre autres été analysée par Riesman et Weber.
2) Norbert Elias et la Civilisation des Mœurs
On observe une évolution des mœurs à partir de la Renaissance :
- Utilisation de ses propres couverts plutôt qu’un plat commun
- Les artistes signent leurs œuvres
- Apparition de premières biographies de personnes célèbres
- Les portraits individuels deviennent de plus en plus fréquents
Selon le sociologue allemand Norbert Elias (20ème), cette individualisation s’explique
par une division accrue du travail et la complexification des réseaux de relations entre
individus à partir de la Renaissance. Cette complexification implique que l’individu ne
peut plus être défini par un seul rôle social stable. On observe dès lors la mise en place de
nouveaux modes de relation avec les autres qui exigent un contrôle des « pulsions » par
une nouvelle instance psychique, c’est-à-dire une régulation du comportement en
fonction des interdits sociaux. Freud l’appellera le « surmoi ». Selon Elias, ces désirs,
croyances et pulsions intériorisés deviendront le fondement d’une véritable psychologie et
sont caractéristiques de l’histoire sociale du sujet.
Un autre facteur mis en évidence par Elias est le monopole de la violence par l’Etat :
au fur et à mesure que l’Etat moderne se construit, se centralise et se structure, il acquiert
le monopole de la violence légitime en développant l’armée, la police… Cela signifie que
chaque individu doit maitriser son agressivité et contrôler ses pulsions, surtout pour
ceux qui sont proches du Roi. L’individualisation se voit donc favorisée car chacun va se
caractériser par un ensemble de pulsions différentes, qui définiront sa « personnalité ».
La théorie d’Elias se fonde sur le postulat que les changements sociaux émergent
d’abord des classes plus élevées pour ensuite se transmettre vers les classes plus
modestes. Il montre ainsi que les nouvelles mœurs dans les cours (usage de la
fourchette…) mettent parfois plusieurs siècles avant de s’installer chez les plus pauvres.
3) Influences philosophiques aux 17ème et 18ème siècles
Dans son ouvrage « Comprendre la nature humaine », Stephen Pinker cite 3
métaphores de l’esprit humain datant de la Période Moderne (après la Renaissance) qui
vont durablement caractériser la façon dont, en philo et en psycho, sera abordée la nature
humaine. Pour Pinker, ces métaphores sont encore d’actualité.
a. Le fantôme dans la machine
L’idée que de vie intérieure, de pensées et d’émotions propres se développe surtout
au 17ème avec le « je pense donc je suis » de René Descartes. Il postule un « je » capable de
contrôler son esprit et par là, le monde qui l’entoure. Il propose une distinction âme-
corps (dualisme cartésien) basée sur le fait que le corps est divisible et n’affecte pas
l’esprit (on peut perdre un membre en conservant sa raison) alors qu’il est impossible de
retrancher une partie de l’esprit, qui est une chose pleine et entière : le corps et l’esprit
sont donc indépendants.
Gilbert Ryle (20ème) propose le résumé suivant : le corps est dans l’espace et obéit
donc aux lois mécaniques par opposition à l’esprit. Il qualifie cette idée de « fantôme
dans la machine », l’esprit dans le corps. Dans cette perspective, les différences
psychologiques ne peuvent s’expliquer de manière biologique, le corps et l’esprit étant
indépendants.
b. La « tabula rasa »
Pour le philosophe empiriste anglais John Locke (17ème), l’esprit humain est une
page blanche à la naissance qui se remplirait au fil des expériences de l’individu et
fonctionnerait par associations : les sensations simples deviendraient des idées en
s’associant. L’esprit humain n’est donc pas stable, il évolue en fonction de son vécu. Il
postule aussi que chacun est capable de définir son propre caractère. Dans cette
perspective, l’esprit n’est plus un don du ciel dont on cherche à appréhender l’essence,
mais comme un phénomène naturel dont on peut observer les manifestations.
c. L’importance des sentiments et « Le bon sauvage »
Au 18ème, la fascination pour la raison donnera lieu à un important courant
philosophique, Les Lumières, qui aboutira à un développement rapide des sciences
(appréhender le monde extérieur par la raison). En contrepoint à cette fascination, certains
penseurs comme J-J. Rousseau (18ème) mettent en avant l’importance de la sensibilité. On
demande aux individus d’exprimer leurs sentiments et de faire preuve d’empathie
réciproque. Le mouvement romantique du 19ème cultivera cet idéal. A travers ce
mouvement, les individus se perçoivent comme disposant d’une profondeur.
Rousseau popularisera aussi une perspective voisine de Locke, l’idée du Bon Sauvage :
selon lui l’homme nait bon mais est corrompu par la civilisation. La nature humaine n’est
donc pas rase mais est bonne. Cette vision s’oppose à celle de Hobbes (17ème) qui voit dans
l’Etat une nécessité pour contrôler les pulsions violentes et la guerre vers laquelle
tendent naturellement les hommes.
Les 3 métaphores plaident l’idée selon laquelle les traits humains sont relativement
peu dépendants de processus biologiques. La table rase et le bon sauvage insistent sur le
rôle des facteurs sociaux et environnementaux dans la constitution de l’âme humaine.
4) Le 19ème siècle
Ces tendances sont renforcées par l’explosion démographique qui accompagne la
révolution industrielle. L’urbanisation qui en découle implique une perte relative des
liens familiaux et avec le village. On observe un accroissement des inégalités entre riches
(bourgeoisie capitaliste) et pauvres (prolétariat et agriculteurs) et un individualisme
marqué dans les classes moyennes.
Avec la Révolution Française, l’individu est vu comme égal aux autres, libre et ce qu’il
est ou devient est perçu comme un reflet de ses actes et dispositions personnelles plutôt
que de son origine.
Cet individualisme est doublé d’un sentiment d’aliénation (=abandon) car on est
souvent coupé de sa famille et que l’on se voit obligé de se battre pour obtenir des
ressources (argent, nourriture, emploi). Dans les classes moyennes, la famille est donc
vue comme un refuge, un endroit où l’on peut librement exprimer ses sentiments et son
intimité, contrairement à l’extérieur où de telles manifestations sont vues comme des
faiblesses.
Ceci s’accompagne d’une division du travail entre les hommes et les femmes :
Hommes : sphère publique càd travail et relations sociales qui en découlent
Femmes : sphère privée càd ménage, éducation des enfants…
Sous l’influence du romantisme, on se préoccupe davantage de ses sentiments et
émotions intérieurs : c’est le début des journaux intimes, poèmes et autobiographies.
a. L’influence darwinienne
Avec l’engouement pour la science (qui remplace progressivement la science), les idées
de Darwin sur la sélection naturelle (1859) sont appliquées à la société humaine. Chaque
organisme diffère des autres et ces différences apparaissent aléatoirement ; un processus
de sélection maintient celles qui favorisent la survie. Avec ces idées, les différences
psychologiques entre individus sont appréhendées d’une manière nouvelle :
L’accent est mis sur ces différences individuelles (qui déterminent la survie du
patrimoine héréditaire), contrairement à l’empirisme qui essayait d’identifier les
processus généraux qui caractérisent la pensée, en négligeant donc ces
différences.
L’homme passe de création divine au produit d’une évolution dont la finalité
n’est pas évidente. Il est davantage vu comme un animal, ce qui a facilité le
développement d’une psychologie objective, caractérisant l’homme comme
n’importe quel organisme, sans intervention divine.
L’approche darwinienne souligne l’origine biologique des différences,
contrairement au concept de table rase.
Basé sur ces idées, Spencer (19ème) décrit la société anglaise comme fondée sur un
conflit d’accès à des ressources rares : selon ses caractéristiques propres, chaque individu
lutterait avec ses pairs pour survivre et atteindre le bonheur. La société s’améliore
progressivement car seuls ceux qui y parviennent sont adaptés à l’environnement et
survivent.
Ces idées furent populaires auprès de la haute bourgeoisie (disposant des pouvoirs
politique et économique) vu que la réussite était considérée comme le produit de ses
propres capacités et non de facteurs extérieurs. Chacun a donc sa place et les moins nantis
n’ont pas besoin d’aide sociale, la sélection opérant naturellement.
b. Expliquer les différences interindividuelles
En considérant un monde basé sur une compétition entre individus pour la réussite
sociale, il reste à expliquer pourquoi certains réussissent et d’autres échouent. Les
capacités mentales devinrent dès lors un objet de fascination : chaque individu est doté de
capacités qui le rendent plus ou moins apte à survivre que les autres.
Broca (19ème) compara les différences entre les crânes et cerveaux de groupes sociaux
différents. Il expliqua la différence d’intelligence entre l’homme et la femme par la
différence de taille entre leurs cerveaux.
Gall (18ème) fut un important précurseur de psycho différentielle : il identifia une
trentaine de facultés psychologiques (faim, imitation, préservation de soi…) qu’il associa
avec une partie du cerveau. Pour lui, une faculté fort développée devrait se traduire par
un grossissement de la zone du cerveau correspondante.
c. Francis Galton et la mesure en psycho différentielle
L’anglais Francis Galton (19ème), également influencé par Darwin, s’intéressa à la
variété interindividuelle dans les caractéristiques héréditaires sélectionnées en fonction de
l’environnement. Pour lui, les différences sont innées plutôt qu’acquises : il cherche à
démontrer que l’excellence est d’origine familiale. Cherchant à développer des outils
pour mesurer cette variété humaine, il sera petit à petit fasciné par la mesure et les
statistiques, en particulier pour la courbe normale qui sera appliquée aux humains par le
belge Quetelet. Galton postule que tous les traits physiques et psychologiques se
distribuent de cette façon, ce qui est peu étonnant vu que les traits psychologiques sont
déterminés par un grand nombre de facteurs. En plus de traits physiques, il s’intéressa
beaucoup aux traits physiologiques (respiration, ouïe…).
Sous l’influence de Galton, apparaît l’eugénisme, dont le but est d’améliorer l’espèce
humaine en encourageant des programmes sélectifs de mariages, stérilisation et
reproduction afin d’éliminer les mauvaises caractéristiques de la population (pauvreté,
criminalité…). Aux USA cela se traduira par des politiques (stérilisation…) visant à éviter
que des personnes souffrant de tares diverses (alcoolisme, faibles QI, maladies…) n’aient
de descendance.
Son but principal était d’améliorer le patrimoine héréditaire de l’humain au niveau
individuel, il pensait que les caractéristiques des individus qui ont une influence négative
sur le patrimoine devaient être éliminées. Cet eugénisme sera transposé plus tard à
l’ « hygiène raciale » des Nazis : il s’agit cette fois d’éliminer les « races » qui menacent le
patrimoine humain. Bien que Galton ne pratiqua pas l’hygiène raciale, on peut considérer
que la différenciation des individus passe aussi par une différenciation des groupes.
Beaucoup de travaux cherchèrent ainsi à démontrer l’infériorité de certains groupes
pour des raisons biologiques. Dans les années 20, aux USA, des tests mentaux furent
utilisés pour favoriser des quotas d’immigration en fonction de la nationalité : des
psychologues (tels Yerkes) attribuaient les différences de résultats de QI à des causes
biologiques plutôt que socioculturelles. L’unique solution envisagée fut de limiter
l’afflux d’immigrés afin d’éviter de transmettre des différences dans la descendance : la
psycho différentielle est donc ici utilisée pour favoriser des politiques discriminatoires.
Aujourd’hui l’eugénisme apparaît comme dépassé. Toutefois il pourrait réapparaitre
sous une nouvelle forme avec l’émergence de techniques de sélection d’embryons,
chaque parent étant susceptible un jour, d’éliminer de sa descendance les gènes qui ne lui
plaisent pas (cfr thérapie génique qui modifie le matériel génétique).
5) Le 20ème siècle
L’individualisation se poursuit, chaque individu se voyant comme unique, distinct de
la société, disposant d’une volonté et de croyances propres. Souvent même, être différent
d’autrui devient une motivation. Cette poursuite de l’individualisation s’explique par le
fait qu’il est à présent possible de passer d’une strate sociale à l’autre ; selon les
croyances, on peut se déplacer dans les échelons de la société, davantage selon ses traits et
efforts personnels, qu’en vertu de sa naissance.
Une fois encore, des tests furent mis au point, permettant d’établir ces caractéristiques
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