Vivons-nous dans un monde de senchante

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Vivons-nous dans un monde
desenchante ?
15/02/2014
Textes de base
Nature et conséquences du désenchantement
« Partout où la connaissance empirique rationnelle a réalisé de façon systématique le
désenchantement du monde et sa transformation en un mécanisme causal, la tension
par rapport au postulat éthique selon lequel le monde serait un cosmos ordonné par
Dieu, donc orienté de manière éthique, est finalement apparue. L’attitude empirique par
rapport au monde, et en particulier l’idée d’un monde ordonné mathématiquement,
induit par principe le rejet de tout questionnement sur le ‘sens’ au devenir terrestre. »
Max Weber (1864-1920), Economie et société, traduction basée sur celle de Catherine
Colliot-Thèlène dans Le désenchantement de l’Etat, p. 136.
« En même temps que l'ascétisme entreprenait de transformer le monde et d'y déployer
toute son influence, les biens de ce monde acquéraient sur les hommes une puissance
croissante et inéluctable, puissance telle qu'on n'en avait jamais connue auparavant.
Aujourd'hui, l'esprit de l'ascétisme religieux s'est échappé de la cage - définitivement?
Qui saurait le dire... Quoi qu'il en soit, le capitalisme vainqueur n'a plus besoin de ce
soutien depuis qu'il repose sur une base mécanique. Il n'est pas jusqu'à l'humeur de la
philosophie des Lumières, la riante héritière de cet esprit, qui ne semble définitivement
s'altérer; et l'idée d'accomplir son ‘devoir’ à travers une besogne hante désormais notre
vie, tel le spectre de croyances religieuses disparues. Lorsque l'’accomplissement’ [du
devoir] professionnel ne peut être directement rattaché aux valeurs spirituelles et
culturelles les plus élevées - ou bien, inversement, lorsqu'il ne peut plus être ressenti
comme une simple contrainte économique - l'individu renonce, en général, à le justifier.
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Aux États-Unis, sur les lieux mêmes de son paroxysme, la poursuite de la richesse,
dépouillée de son sens éthico-religieux, a tendance aujourd'hui à s'associer aux passions
purement agonistiques, ce qui lui confère le plus souvent le caractère d'un sport.
Nul ne sait encore qui, à l'avenir, habitera la cage, ni si, à la fin de ce processus
gigantesque, apparaîtront des prophètes entièrement nouveaux, ou bien une puissante
renaissance des pensées et des idéaux anciens, ou encore - au cas où rien de cela
n'arriverait - une pétrification mécanique, agrémentée d'une sorte de vanité convulsive.
En tout cas, pour les ’derniers hommes’ de ce développement de la civilisation, ces mots
pourraient se tourner en vérité – ‘Spécialistes sans vision et voluptueux sans cœur’ - ce
néant s'imagine avoir gravi un degré de l'humanité jamais atteint jusque-là. »
Max Weber, Éthique protestante et Esprit du Capitalisme.
« On a coutume de nommer l’époque de la civilisation, celle du désenchantement, et
celui-ci parait aller de pair plutôt (et même seulement) avec l’absence totale de
questionnement. Pourtant il en va l’inverse. Mais il faut savoir d’où vient le charme.
Réponse : de la domination illimitée de la machination. Quand celle-ci parvient à une
domination définitive, quand elle s’impose en tout, il n’y a plus de condition permettant
de sentir particulièrement l’enchantement et d’y résister. L’envoutement par la
technique et ses progrès continuels n’est qu’un des signes de cet enchantement en vertu
duquel tout pousse au calcul, à l’exploitation, à l’élevage, à la commodité et à la
réglementation. »
Martin Heidegger (1889-1976), Contributions à la philosophie, traduit et cité par
Catherine Colliot-Thèlène, Le désenchantement de l’Etat, p. 137.
L’âge de l’homme ?
« Devant Dieu ! – Mais maintenant ce Dieu est mort ! Hommes supérieurs, ce Dieu a été
votre plus grand danger. Vous n’êtes ressuscité que depuis qu’il gît dans la tombe.
C’est maintenant seulement que revient le grand midi, maintenant l’homme supérieur
devient – maître ! Avez-vous compris cette parole, ô mes frères ? Vous êtes effrayés :
votre cœur est-il pris de vertige ? L’abîme s’ouvre-t-il ici pour vous ? Le chien de l’enfer
aboie-t-il contre vous ? Eh bien ! Allons ! Hommes supérieurs ! Maintenant seulement la
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montagne de l’avenir humain va enfanter. Dieu est mort : maintenant nous voulons –
que le Surhomme vive. »
Friedrich Nietzsche (1844-1900), « De l’homme supérieur », Ainsi Parlait Zarathoustra.
« Dans le cours des siècles, la science a infligé à l'égoïsme naïf de l'humanité deux graves
démentis. La première fois, ce fut lorsqu'elle a montré que la terre, loin d'être le centre
de l'univers, ne forme qu'une parcelle insignifiante du système cosmique dont nous
pouvons à peine nous représenter la grandeur. Cette première démonstration se
rattache pour nous au nom de Copernic, bien que la science alexandrine' ait déjà
annoncé quelque chose de semblable.
Le second démenti fut infligé à l'humanité par la recherche biologique, lorsqu'elle a
réduit à rien les prétentions de l'homme à une place privilégiée dans l'ordre de la
création, en établissant sa descendance du règne animal et en montrant
l'indestructibilité de sa nature animale. Cette dernière révolution s'est accomplie de nos
jours, à la suite des travaux de Ch. Darwin, de Wallace et de leurs prédécesseurs, travaux
qui ont provoqué la résistance la plus acharnée des contemporains.
Un troisième démenti sera infligé à la mégalomanie humaine par la recherche
psychologique de nos jours qui se propose montrer au moi qu'il n'est seulement pas
maître dans sa propre maison, qu'il en est réduit à se contenter de renseignements
rares et fragmentaires sur ce qui se passe, en dehors de sa conscience, dans sa vie
psychique.
Les psychanalystes ne sont ni les premiers ni les seuls qui aient lancé cet appel à la
modestie et au recueillement, mais c'est à eux que semble échoir la mission d'étendre
cette manière de voir avec le plus d'ardeur et de produire à son appui des matériaux
empruntés à l'expérience et accessibles à tous. D'où la levée générale de boucliers
contre notre science, l'oubli de toutes les règles de politesse académique, le
déchaînement d'une opposition qui secoue toutes les entraves d'une logique
impartiale. »
Sigmund Freud (1856-1939), Introduction à la psychanalyse, Payot, p. 266.
« Derrière les Eglises qui perdurent et la foi qui demeure, la trajectoire vivante du
religieux est au sein de notre monde pour l’essentiel achevée (…) Si fin de la religion il y
a, ce n’est pas au dépérissement de la croyance qu’elle se juge, c'est-à-dire la
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recomposition de l’univers humain-social non seulement en dehors de la religion, mais à
partir et au rebours de sa logique religieuse d’origine … L’intelligence de la religion
depuis ses origines et dans ses mutations principales n’est pas séparables de l’effort
pour comprendre l’immense transformation qui nous a faits et qui s’est opérée à la
faveur du désenchantement du monde. L’expression a chez Weber une acceptation
strictement définie – ‘l’élimination de la magie en tant que technique de salut’. En la
reprenant dans un sens beaucoup plus large – l’épuisement du règne de l’invisible –
nous ne pensons pas la dénaturer. Car, essaiera-t-on de montrer, la désertion des
enchanteurs, la disparition du peuple des influences et des ombres sont le signe de
surface d’une révolution autrement plus profonde dans les rapports entre ciel et terre,
révolution au travers de laquelle il y va décisivement de la reconstruction du séjour des
hommes à part de la dépendance divine. »
Marcel Gauchet (né en 1946), Le désenchantement du monde, Editions Gallimard, 1985,
p.9-10
Le désenchantement, un problème du monde occidental ?
« L’incertitude est au fondement du christianisme. Le sentiment de sécurité que procure
‘une monde habité par les dieux’ disparait avec les dieux eux-mêmes ; quand le monde
est dédivinisé, les possibilités de communication avec le Dieu transcendant sont
réduites à ce lien fragile qu’est la foi au sens que lui donne Hébreux 11:1 à savoir ‘la
substance des choses qu'on espère, une conviction de celles qu'on ne voit point. ‘
Ontologiquement, la substance des choses qu’on espère ne peut se trouver ailleurs que
dans la foi ; épistémologiquement, il n’y a pas de preuve de l’invisible sinon la foi même.
Ce lien est mince et peut facilement se rompre. (…) Le danger de voir la foi se réduire à
une croyance socialement utile ne peut d’ailleurs que croitre avec les succès mondains
du Christianisme. »
Eric Voegelin (1901-1985), The New Science of Politics, inclus dans Modernity without
restraint, p.188.
« L’Islam est une religion du Livre, une religion des Textes … La Révélation écrite parle à
l’intelligence, qui la reçoit de façon tout à fait particulière à travers le prisme de la foi
qui lui donne un statut, une substance et une essence particulière … La première raison
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qui reçoit la Révélation n’est [donc] pas la raison analytique mais celle du cœur … La
conscience musulmane contemporaine, des gens ordinaires jusqu’à son élite
intellectuelle, n’a pas divorcé de ce rapport tout à fait particulier aux deux Livres qui
éclairent la vie et lui donnent sens. La raison analytique cherche et continue de
chercher, mais elle reçoit de la conscience et du cœur des informations d’un autre ordre
qui disent le pourquoi et les finalités, l’éthique et les limites. La raison accueille les
raisons du cœur, les lumières de la foi. Les deux Livres, qui se font écho, empêchent que
le monde ‘se désenchante‘ selon l’expression de Marcel Gauchet et préviennent les
usages strictement techniciens de la raison et des sciences sans conscience. »
Tariq Ramadan (né en 1962), Islam et la réforme radicale. Presses du Châtelet.
« Philosophie Magazine : Depuis la publication de votre livre Le Désenchantement du
monde, en 1985, où vous défendiez la thèse d’une « sortie de la religion », le religieux
semble avoir fait un retour fulgurant dans le monde. N’est-ce pas un démenti factuel à
votre thèse ?
Marcel Gauchet : En aucune façon. Je n’ai jamais parlé de la mort de Dieu ou de la
disparition de la religion mais de la sortie de l’organisation religieuse du monde. … Ce
processus-là, qui a engendré ce que nous appelons modernité, continue. Il n’implique
pas la disparition de la croyance religieuse, mais il change sa place dans l’existence
collective. Elle devient une conviction personnelle qui n’a plus vocation à fournir une
norme englobante de la cité. …. Nous parlons là bien sûr de l’Occident.
Mais ailleurs, les religions politiques ne font-elles pas retour ?
À quoi assiste-t-on aujourd’hui dans l’espace mondial ? À la diffusion de ce que la sortie
de la religion a produit dans le monde occidental : raisonnement économique et
scientifique, valeurs politiques de la liberté individuelle, etc. Ce sont des données qui
arrivent comme des chocs culturels de première grandeur dans des sociétés encore
largement structurées sur un mode religieux. (…) Le fondamentalisme est une réponse à
la sortie de la religion. Il se propose de restaurer l’organisation religieuse du monde.
Mais il poursuit cette visée, en réalité, dans le cadre de la modernité, au sein de laquelle
il est beaucoup plus pris qu’il ne le croit. C’est pourquoi il n’a pas les moyens de son
ambition. »
Extrait d’un entretien avec Marcel Gauchet dans Philosophie Magazine (2008).
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