Document n°266 - Cours licence Emmanuel Le Masson

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SECTION IV : Démocratie politique, démocratie sociale : la promotion de la notion de
gouvernance
« Pour Max Weber, l’équilibre des pouvoirs dans les démocraties forme une histoire
inachevée. Un tel constat implique que toute démocratie politique y compris les plus
anciennes – soit incessamment amendée, donnant ainsi lieu à l’essor de nouveaux pouvoirs,
de nouvelles instances et de nouvelles légitimités qui s’affirment à divers niveaux de l’espace
public - au stade local ou à des stades supérieurs - sous des formes toujours plus diverses »1.
A) Démocratie politique : la promotion de la notion de gouvernance
Depuis le début des années 1980, se dessinent de nouvelles formes de
politiques publiques où les contradictions en œuvre au sein de la société ne sont plus
gérées au niveau du Politique mais au niveau même de la société et même au niveau le
plus prés des individus, dans le cadre d’une société considérée comme pacifiée.
Nouvelle formes de politiques publiques qui se trouveront légitimés par une absence
généralisée d’engagement et par une volonté de l’organiser ou de la légitimer.
Document n°206
« Trop de citoyens, trop de groupes, surtout syndicalistes, surtout de gauche, s’impliquent
dans la vie politique, rendant presque impossible, la tâche des « décideurs ». La crise tels
qu’ils la voient (M. Crozier, S. Huntington, J. Watanuki), ce n’est donc pas une quelconque
apathie, mais au contraire une énergie devenue redoutable dès lors que la société d’en bas
s’est mise à douter des élites politique – et à agir, le cas échéant, contre elles. Intellectuel
libéral à la mode giscardienne, auteur d’essai remarqués sur le « phénomène bureaucratique »
lié selon lui à une insuffisante implication civique des acteurs sociaux, Michel Crozier paraît
s’être transformé en penseur néo-conservateur réclamant un retour à l’ordre. Et il rejoint le
démocrate Samuel Huntington, connu à l’époque pour avoir été l’un des théoriciens des
politiques de « pacification » américaines dans le Sud-Est asiatique. Ensemble, que
découvrent-ils ? Que les intellectuels ont failli à leur mission en encourageant une « culture
d’opposition » au système. Qu’on doit « reconnaître qu’il y a une limite désirable à
l’extension indéfinie de la démocratie politique », à l’excessive vitalité » des années 60 : sa
« participation populaire accrue », son incurable « fidélité au concept d’égalité ».
S. Halimi, « Le grand bond en arrière », éd Fayard 2004, p.249.
Dans un contexte d’organisation d’une réelle déresponsabilisation de l'exécutif et du
législatif2, les agents des administrations publiques sont invités à mettre en œuvre des
politiques publiques intégrant de plus en plus l'amont et l'aval, dans un objectif non avoué de
1
Groux G., art « Clivages démocratiques, pluralités des régulations et légitimités », in Duclos L. Groux G.,
Mériaux O. (ss la dir) (2009), Les nouvelles dimensions du politique. Relations professionnelles et régulations
sociales, LGDJ, Montchrestien, p.14.
2
L’arrivée à la présidence de N. Sarkozy ne change guère ici la donne à ce jour, l’orientation globale reste la
même, le Politique semble toujours organiser sa déresponsabilisation, et ce malgré les discours volontaristes du
Chef de l’Etat.
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maintien de l'ordre et de la paix sociale.
Document n°207
Aujourd'hui, "la politique ne se limite pas à la prise en compte d'une décision identifiée à un
moment ou à un texte mais intègre l'amont (la consultation) aussi bien que l'aval
(l'évaluation). La politique publique permet aussi de comprendre la pluralité des acteurs et des
modes d'interventions dans le processus d'intervention dans le processus de décision : les
groupes de pression sous la forme classique de la concertation et de la cogestion mais aussi
"le public" sous forme de sondage, de la consultation du groupe concerné (usagers, lycéens,
étudiants, personnes âgées, handicapés, fonctionnaires, etc.) et de l'audit généralisé".
N. Rousselier, art : « Deux formes de représentation politique : le citoyen et l’individu »,
in M. Sadoun (ss la dir), « La démocratie en France », tome 1, Ed Gallimard, 2000, p.324
Il convient de souligner qu'une telle façon d'envisager le rôle des administrations
publiques dans la prise de décision publique nous éloigne des formes de la démocratie et de la
représentation classique.
Cette façon d'envisager les décisions publiques est bien loin du modèle républicain
traditionnel et n'est pas sans conséquence sur le maintien ou le renforcement des inégalités,
dans la mesure où on sait que les mobilisations des individus sont très dépendantes des
positions dans les rapports sociaux de production. En d'autres termes, un tel modèle de
démocratie ne fait que donner la parole à ceux qui l'ont déjà, à ceux qui ont des capacités de
mobilisation, autant dire qu'encore une fois, les classes populaires seront exclues, dans la
mesure où elles sont sous représentées dans le tissu associatif et politique.
Document n°208
"Donner la parole à tel ou tel public, telle ou telle cible, produit à bon compte un effet de
démocratie où la parole ainsi donnée en bloc, illisible à force d'être massive et immédiate
(questionnaire, sondage, audit, etc. …) peut tourner à la manipulation d'opinion. On est loin
de la mise en place de véritable processus de délibération fondés sur la transmission et
l'appropriation de l'information, l'autonomie des participants, la maîtrise du temps et la
capacité de contradiction et d'expression des conflits. Il serait présomptueux de ce point de
vue de parler d'une nouvelle citoyenneté"
N. Rousselier, art : « Deux formes de représentation politique : le citoyen et l’individu »,
in M. Sadoun (ss la dir), « La démocratie en France », tome 1, Ed Gallimard, 2000,
p.328.
Document n°209
"Mandataires, médiateurs et porte-parole ne sont jamais désignés au hasard. La distribution
de la prise de parole et du pouvoir de décision dans le cadre d'une politique publique relève
plus de l'exercice de la domination et de la discrimination que d'une improbable égalité
représentative. Certains groupes peuvent se mobiliser plus facilement que d'autres et avec
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une plus grande impunité que d'autres, comme le montre le cas des agriculteurs.
Le niveau d'accès au processus d'élaboration des décisions publiques représente un "coût
élevé" qui joue bien souvent le rôle de barrière. La puissance publique elle-même est loin
d'avoir abdiqué son pouvoir de régulation et de commandement. Elle continue d'inclure et
d'exclure à son gré les acteurs d'une consultation ou d'une négociation dont elle a elle-même
défini le cadre (…) plus encore, le modèle de la gouvernance ouvre une large remise en cause
de la démocratie représentative, se substituant à cette dernière, il ne relie plus un seul centre
de pouvoir à la communauté nationale. "Pouvoir anonyme", qui n'est plus contrôlé par les
citoyens parce qu'ils ne parviennent ni à l'identifier, ni à le situer, le modèle de la
gouvernance nourrit ainsi une crise de "l'imputation politique". L'image d'une administration
démultipliée, associant à ses fonctions régaliennes des agences exécutives de nature semiprivée, remplace l'image d'un pouvoir politique qui était encore perçu comme une unité de
commandement soumise au choix concentré des citoyens et capable d'intervenir puissamment
dans la définition de leur vie".
N. Rousselier, art : « Deux formes de représentation politique : le citoyen et l’individu »,
in M. Sadoun (ss la dir), « La démocratie en France », tome 1, Ed Gallimard, 2000,
p.330-331.
Ces nouvelles politiques publiques au cours des années 1990 trouvent leur légitimation
dans une nouvelle technique de gouvernement : la gouvernance.
Cette notion de gouvernance renvoie à une technique de gouvernement, à la définition
d’un processus de régulation sociale au caractère s’affirmant volontiers démocratique.
Document n°210
"Le modèle de la gouvernance se différencie aussi bien du gouvernement parlementaire que
du gouvernement décisionnel. Il ne correspond plus à la vision autoritaire d'un pouvoir qui,
une fois désigné par un mode de délégation démocratique, est transmis par le biais d'un
appareil administratif hiérarchisé. Pour toutes ces raisons, le modèle de la gouvernance
représente à certains égards une extension de la démocratie ; les modalités de la décision
publique et non plus seulement le mode de désignation des représentants (soit parlementaires,
soit gouvernants) doivent répondre de l'exigence démocratique".
N. Rousselier, art : « Deux formes de représentation politique : le citoyen et l’individu »,
in M. Sadoun (ss la dir), « La démocratie en France », tome 1, Ed Gallimard, 2000,
p.330.
Document n°211
« Pour la gouvernance, la décision au lieu d’être la propriété et le pouvoir de quelqu’un
(individu ou groupe), doit résulter d’une négociation permanente entre les acteurs sociaux,
constitués en partenaires d’un vaste jeu, le terrain de jeu pouvant être une entreprise, un Etat,
une organisation, un problème à résoudre » « La gouvernance peut être analysée comme un
système démocratique de gestion. Elle reprend dans une perspective de management, les
ingrédients de la démocratie », « un pacte fondateur », l’égalité », « la participation ».
241
Philippe Moreau-Desfarges, « La gouvernance, Ed Puf, coll « Que sais-je », 2003, p.7 ;
19
Document n°212
« Le détour par l’écoute des citoyens se donne comme une figure obligée de l’action publique
et comme un nouvel art de gouverner, comme si désormais il n’était plus possible de prendre
de décision sans avoir consulté le public au préalable ».
Blondiaux L. (2008), Le nouvel esprit de la démocratie. Actualité de la démocratie
participative, Seuil, République des idées, p.6.
Cette technique de gouvernement présuppose qu’il n’existe pas dans la société de
conflits irréductibles et que les contradictions entre intérêts divergents peuvent être résolus
dans la négociation, dès lors justement que les individus sont raisonnables et croient dans la
validité du processus.
Document n°213
Ce pouvoir étant censé ne plus descendre d’en haut, ne plus appartenir à une instance précise,
se coule dans une négociation multiforme et continue. Tout est marchandage et compromis,
avec, tout de même, pour tenir le système, un intérêt commun très fort : que ce système
fonctionne ! »,
Philippe Moreau-Desfarges, « La gouvernance, Ed Puf, coll « Que sais-je », 2003, p.56
Au fond, la gouvernance correspond au rêve d’une société sans conflits, d’une société dans
laquelle le Politique peut être désidéologisé, l’Etat se contentant de fixer les règles du jeu et
d’évaluer le résultat des processus de négociation.
Document n°214
« L’Etat n’apparaissant plus qu’à l’origine (fixation des normes) et à la fin (contrôle ultime
de l’application de ces normes) des processus sociaux, tout l’entre-deux est régi par la
concurrence ».
Philippe Moreau-Desfarges, « La gouvernance, Ed Puf, coll « Que sais-je », 2003, p.27
Document n°215
« La gouvernance, elle, porte une autre forme d’intérêt général. Façonné par les diverses
parties impliqués, il s’agit d’un compromis constamment renégocié (…) Au principe de cette
nouvelle action publique, s’il y a moins de commandement central et de hiérarchie que de
procédures de négociation, l’ajustement entre acteurs n’en reste pas moins nécessaires. La
négociation en réseaux apparaît comme mode coordination en actions, impliquant objectifs et
moyens, systèmes de valeurs et logiques d’intérêts. Et cela par des procédures d’interaction et
de négociation systématiques »
242
Jean-pierre Gaudin, »Pourquoi la gouvernance, Paris, Presses de Science Po, 2002) in
Philippe Moreau-Desfarges, « La gouvernance, Ed Puf, coll « Que sais-je », 2003, p.33
Cette modification des techniques de gouvernements correspondraient pour certains à une
volonté non de démocratiser le pouvoir, mais à une volonté de manipuler l’opinion.
Document n°216
« A ces critiques se joignent celles, non moins nombreuses et en provenance de démocrates
souvent sincères, qui associent démocratie participative et manipulation. Les nouveaux
subterfuges déployés par le pouvoir ne viseraient en rien une démocratisation de l’accès à la
décision. Au mieux ils contribueraient à « ce que tout change pour que rien ne change », pour
reprendre la formule tirée du Guépard de Lampedusa ».
Blondiaux L. (2008), Le nouvel esprit de la démocratie. Actualité de la démocratie
participative, Seuil, République des idées, p.7.
Document n°217
„Le concept de bonne gouvernance est directement issu de cette méfiance à l ‘égard de
l’humain : tout en prêchant à longueur de journée la force et la victoire de la démocratie, les
nouveaux gestionnaires publics éloignent peu à peu, en effet, les choix politiques des
aspirations ou des pulsions du peuple, présentées péjorativement comme populistes, et
remettent ainsi en cause, au prétexte de bonne gouvernance, le principe même de
souveraineté populaire. L’individu perd, dans cette révolution son statut d’homme libre,
c’est-à-dire sa part de souveraineté ».
A. Bellon in Caillé A (ss la dir) (2006), Quelle démocratie voulons nous ? Pièces pour un
débat, La Découverte, p.65-66.
Document n°218
« (…) assez curieusement, la substitution récente de l’idée de gouvernance à celle de pouvoir
remplit des fonctions assez analogues. Elle vise à laisser entendre que personne n’a ou ne
détient de pouvoir, que toute décision est issue des nécessités objectives de la situation, que
tout part en principe d’en bas.
A aucun moment, ni dans l’entreprise ni au sein de l’appareil d’Etat, n’est structurée une
situation de débat où s’affronteraient des conceptions opposées du bien commun . Tout est
contractuel, négocié, accepté. Ce que nous vous imposons, c’est ce que vous avez voulu. Qui
« nous » ? Qui « vous » ? Personne ».
Ph. Corcuff in Caillé A (ss la dir) (2006), Quelle démocratie voulons nous ? Pièces pour
un débat, La Découverte, p.96.
Plus précisément, une telle technique de gouvernement implique donc :
une redéfinition de l’intérêt général ;
243
-
une modification du droit ;
une gestion de proximité ;
une mise sous contrôle des Etats.
1°) Une redéfinition de l’intérêt général
Dans le modèle de la bonne gouvernance, l’intérêt général ne peut plus être considéré comme
étant autre chose ou supérieur à l’agrégation des intérêts particuliers. Il n’y a plus à
proprement parler d’intérêt général mais bien plutôt des intérêts généraux qui sont invités à
s’exprimer. Mais pour certains, une telle reconnaissance de la société civile revient à nier le
rôle du peuple.
Document n°219
« L’intérêt public n’est plus un, monopolisé par l’Etat, mais pluriel, exprimé par toutes sortes
d’entités tant publiques (outre l’Etat, les régions, les villes, les organisations internationales
…).
Philippe Moreau-Desfarges, « La gouvernance, Ed Puf, coll « Que sais-je », 2003, p.43.
« L’Etat post-moderne reconnaît ainsi l’existence d’autres acteurs, avec lesquels il est tenu de
négocier, sans se réfugier derrière une souveraineté devenue largement illusoire »
Jacques Chevallier, « L’Etat post-moderne », LGDJ, 2003, p.44.
Document n°220
En juillet 2001, la Commission de Bruxelles publiait un « Livre blanc sur la gouvernance
européenne, pour un certain nombre de fonctionnaires européens, « le peuple compris comme
l’ensemble des citoyens est le grand absent. Le grand paradoxe de la gouvernance est qu’on
nous propose d’élargir la démocratie à la société civile, alors que celle-ci est précisément cet
ensemble de relations dans lequel les individus ne sont pas des citoyens, mais de simples
vecteurs d’intérêts particuliers. On n’est citoyen que comme membre du peuple souverain.
Les prérogatives qui placent la loi, expression de la volonté du souverain, au-dessus de
l’intérêt privé, sont la seule garantie (…) contre l’inégalité et contre la domination des plus
faibles par les plus forts ».
B. Cassen, art : « Le piège de la gouvernance », in « Le Monde Diplomatique, juin 2001.
Document n°221
La société civile, désignant plus ou moins ce qui se situe en dehors de l’univers politique, tant
de choses en définitive que l’expression en perd toute signification. La notion de société civile
se révèle même tellement floue qu’elle favorise toutes les usurpations et tous les coups de
mains pour la monopoliser au profit des plus audacieux, représentés spécialement par les
ONG et autres associations avides de subventions liguées pour les représenter à elles seules ».
Hermet G. (2007), L’hiver de la démocratie ou le nouveau régime, A.Colin, p.114.
244
Sont promues toutes les formes d’intervention des individus ou groupements
d’individus qualifiées aisément, d’ « intervention citoyenne », pour contrôler l’action du
politique, parfois au risque de l’élitisme.
Document n°222
„ (…) l’intervention citoyenne préconisée par Pierre Rosanvallon se range (…) parmi les
alternatives d’envergure (au modèle républicain), réputées capables de rivaliser un jour avec
la démocratie d’opinion sur la base d’une reconnaissance explicite du caractère politique de
contre-pouvoirs représentés par exemple par des agences indépendantes. Le seul problème
consisterait à savoir de façon plus précise ce dont il s’agit.
Rosanvallon voit quant à lui dans cette intervention un instrument capable de « transformer
les idées et les projets en forces matérielles », dans le cadre d’une « démocratie d’interaction
entre société civile et société politique » soutenue par des « conférences d’argumentation » et
appuyée par des « observatoires citoyens » ou des agences de notation de l’action des
responsables politiques . Tout ce qu’on peut supputer est que cette conception très distincte de
celle de la démocratie participative, ouverte quant à elle au tout-venant des citoyens, recèle à
l’inverse une orientation élitiste tournée vers les catégories instruites, c’est-à-dire vers les un
ou deux pour cent de la population adulte qui participent d’ores et déjà au débat politique ».
Hermet G. (2007), L’hiver de la démocratie ou le nouveau régime, A.Colin, p.160.
Document n°223
„De son côté Bernard Manin s’inscrit dans une ligne parallèle inspirée à la fois de Habermas
et de Noberto Bobbio (ce dernier a estimé que la qualité démocratique d’une collectivité
quelconque devait s’apprécier non au regard de l’extension statistique du droit de vote ou de
l’effectif des membres des partis ou des syndicats, mais à celui de la réalité et de l’intensité
d’un débat décisionnel ouvert à tous dans le plus grand nombre possible d’instances de tous
ordres). Pour Manin, il conviendrait de compenser les insuffisances du principe de
représentation comme pure délégation de pouvoir et de la règle majoritaire comme simple
artifice de décision par un processus de délibération ouvert à tous ceux qui souhaiteraient y
participer, débouchant sur une forme de « démocratie délibérative » étendue peu à peu à de
multiples secteurs de l’action publique au niveau local au moins. Mais il y a loin de la coupe
aux lèvres. Intellectuellement séduisantes et peu réfutables dans l’abstrait, ces idées
s’apparentent trop à des théories, voire à des utopies démenties par la réalité présente. Les
électeurs ne se prêtent aucunement à la discussion organisée. Ils se ferment aux explications
« prodiguées » par « ceux » d’en haut à ceux d’en bas. Ils exigent de la proximité avec
l’orateur, à qui ils coupent la parole comme pour attester leur droit égal ou supérieur à
l’expression des idées ».
Hermet G. (2007), L’hiver de la démocratie ou le nouveau régime, A.Colin, p.161.
245
2°) Une modification du droit
Dès lors que le Centre Politique n’a plus le monopole de l’expression de l’intérêt
général, ou plus encore est suspect de ne promouvoir que des intérêts spécifiques sous
couvert du masque de l’intérêt général, les normes de portée générale et universelle, en
l’occurrence, les lois, finissent par être déconsidérées.
Document n°224
« La gouvernance remodèle la notion de droit. Selon la représentation classique, le droit
s’identifie à la loi, adoptée solennellement par la représentation nationale, et fixant des règles
quasi-éternelles. Ce droit s’en tient à des principes, à des formules générales. Il se méfie du
particulier ou, tout au moins, l’abandonne au gouvernement et au juge. Avec la gouvernance,
la production de droit est illimitée et permanente. Le droit ne descend plus d’en haut. Ses
sources sont multiples : lois contrats, jurisprudence, déclarations d’intention … Ce droit est
en négociation constante, la volonté générale laissant la place aux jeux des volontés
particulières.
L’intérêt général au lieu d’exprimer une perspective quasi éternelle, arrêtée par le pouvoir
(le roi, la nation, l’Etat, …) est façonné par les négociations multiformes et permanentes de la
gouvernance. Cet intérêt général renouvelé, au lieu de véhiculer une identité hors du temps
(l’Angleterre, la France, Général Motors, …), est construit et reconstruit. » .
Philippe Moreau-Desfarges, « La gouvernance, Ed Puf, coll « Que sais-je », 2003, p.6465
Document n°225
La gouvernance affirme « (…) une primauté de la norme négociée sur la loi
démocratiquement votée, avec celle-ci, au moins comme tendance, la supériorité des juges sur
les législateurs (pour commencer des législateurs nationaux).
Hermet G. (2007), L’hiver de la démocratie ou le nouveau régime, A.Colin, p.161.
3°) Une gestion de proximité
Dans le cadre du modèle de la gouvernance, tout ce qui est « éloigné » est suspecté
d’ignorance, c’est ainsi que ce modèle favorise toutes procédures de déconcentration,
délocalisation et décentralisation. La gestion de proximité est considérée comme celle qui
cerne le plus précisément les besoins et problèmes des populations.
Document n°226
« L’impératif gestionnaire appelle des gestions au plus près des problèmes. Les acteurs
directement impliqués sont posés comme les plus aptes à traiter une question, l’appréhendant
246
dans ses termes les plus concrets ».
Philippe Moreau-Desfarges, « La gouvernance, Ed Puf, coll « Que sais-je », 2003, p.44
Document n°227
« Pour donner corps à l’illusion de la cité unie, les efforts pour agréger les individus dissous
dans la population ne suffisent pas. Il faut aussi montrer que les gouvernants
démocratiquement choisis et les dirigeants parvenus à la tête des grands groupes industriels
et financiers ne constituent pas une oligarchie « hors du commun », qu’ils n’ont pas perdu le
contact avec leur mandants et leurs actionnaires, ni avec les usagers-consommateurs. C’est
pourquoi reviennent dans d’innombrables déclarations et articles, comme un déni
obsessionnel et pathétique, l’écoute, la proximité, le terrain – sans compter les adverbes
véritablement et concrètement, parsemés dans les discours et interviews comme autant de
petites tâches de lâchetés intellectuelle. La proximité est un cas particulier : si le commerce
de proximité est censé contrebalancer l’anonymat des grandes surfaces, ce qu’on cherche
surtout à rapprocher de la population par ce mot, ce sont les institutions de la violence légale
– justice de proximité, police de proximité. Quant au terrain, les ministres ne cessent de
l’arpenter, en tous sens et en toute saison » .
Eric Hazan, « LQR . La propagande au quotidien”, éd Liber-Raisons d’agir, 2006,
p.113.
Relevons que cette valorisation de la démocratie de proximité n’est pas sans légitimer une
idéologie réactionnaire qui consiste à considérer que le peuple a son mot à dire sur les choses
du quotidien, mais est insuffisamment informé pour statuer sur des questions d’importance
nationale ou internationale.
Document n°228
„Confondre démocratie participative et démocratie de proximité, comme il est d’usage de le
faire aujourd’hui, revient à limiter considérablement l’impact de ces nouvelles formes
politiques, à suggérer, à l’instar de Joseph Schumpeter, que la compétence des citoyens
ordinaires ne peut s’exercer que sur des questions locales, les seules qui seraient « à la
portée de leur intelligence » ».
Blondiaux L. (2008), Le nouvel esprit de la démocratie. Actualité de la démocratie
participative, Seuil, République des idées, p.69.
Il reste que ce modèle de la gouvernance ne renvoie pas simplement à la relation Etat/
population, il oriente également les rapports inter-étatiques, il est l’objet de réflexions à un
niveau international, il sous -entend une moindre souveraineté ou autonomie intérieure des
Etats.
Document n°229
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« En parlant de « gouvernance » plutôt que de « réforme de l’Etat » (…), les banques
multilatérales et les organismes de développement ont pu aborder des questions délicates
susceptibles d’être ainsi amalgamées sous une rubrique relativement inoffensive, et d’être
libellées en termes techniques, évitant de la sorte à ces organismes d’être soupçonnés
d’outrepasser leurs compétences statutaires en intervenant dans les affaires politiques internes
d’Etats souverains ».
Ch de Alcantara, Revue internationale des sciences sociales (RISS) n°155, mars 1998.
4°) Un Etat, des Etats sous contrôle
Document n°230
A un niveau international, « l’Etat ne peut invoquer sa souveraineté comme le droit de faire
tout ce qu’il veut chez lui, sans contrôle. L’Etat se trouve désormais sous la surveillance
multiforme et croisée d’innombrables instances : sa propre population, les organisations non
gouvernementales (ONG), les agences de notation, les organisation interétatiques (notamment
Fonds monétaire international … Les Etats tels que les élèves d’une classe, sont constamment
jugés et comparés. Et il n’est pas bon d’être mal noté, d’être accusé de mauvaise gouvernance
(comme l’Argentine en ce début de XXIème siècle).
Une appréciation sévère fait fuir les investisseurs, suscite la méfiance des organes financiers.
Avec cet impératif de bonne gouvernance, l’Etat s’aligne dans une certaine mesure sur
l’entreprise : comme cette dernière, l’Etat, ayant pour première mission de développer la
prospérité de sa population, doit se vendre. L’Etat n’est plus tout à fait ce monstre arrogant,
maître de la guerre ; il n’est qu’un acteur important en compétition ».
« La gouvernance est bien le produit d’un monde convaincu d’être pacifié. Il faut gérer,
épanouir la créativité. Dans cet univers apaisé, la surveillance mutuelle et permanente doit
assurer la discipline, chacun rendant des comptes et devant être transparent »
Philippe Moreau-Desfarges, « La gouvernance, Ed Puf, coll « Que sais-je », 2003, 39-40
et p.52
Un modèle de la bonne gouvernance est aujourd’hui mis en exergue par un ensemble
d’institutions internationales, avec l’appui de gouvernements nationaux –généralement et
même exclusivement il s’agit de pays riches et démocratiques – ou d’organismes de notations.
5°) Vers une démocratie post-totalitaire ?
a) Entre régime à pluralisme limité et parcellitarisme
Modèle qui appuie fortement l’idée de la nécessité de l’existence d’un Etat de droit adossé à
un principe de subsidiarité qui suppose une priorité donnée à une gestion de proximité, à un
248
principe de croyance dans la supériorité des mécanismes d’autorégulation sur ceux de
l’hétéro-régulation - sous entendu le Politique – et à une volonté d’encourager la participation
de tous, mais le plus souvent dans le cadre d’une conception générale qui ignore l’inégale
distribution de la volonté participative et la permanence d’inégalités réelles dans le « cercle
des égaux », l’espace public de débat en démocratie n’empêche pas l’existence de renard libre
dans le poulailler libre ».
Document n°231
Jacques Chevallier relève que le modèle de la « good governance » présente les
caractéristiques suivantes :
« Le principe fondamental de subsidiarité sur lequel repose ce modèle signifie que
l’intervention de l’Etat n’est légitime qu’en cas d’insuffisance ou de défaillance des
mécanismes d’auto-régulation sociale (suppléance), étant entendu qu’il convient alors de
privilégier les dispositifs les plus proches des problèmes à résoudre (proximité) et de faire
appel à la collaboration des acteurs sociaux (partenariat) ; on est ainsi au cœur même d’une
post-modernité placé sous le signe du pluralisme et de la diversité. La « suppléance implique
que l’Etat, au lieu de se substituer aux acteurs sociaux, encourage les initiatives qu’ils
prennent en ce qui concerne la gestion des fonctions collectives (mécénat, associationnisme,
économie sociale, …) et appuie les accords qu’ils négocient pour régler leur relations
mutuelles (thème sous-jacent à la « refondation sociale » préconisée en France par le
MEDEF). La « proximité » postule que les problèmes soient traités au niveau où ils se posent
pour les citoyens, en évitant tout mécanisme de remontée systématique. Enfin, le « partenariat
se traduit par le souci d’associer les acteurs sociaux à la mise en œuvre des actions publiques,
par des formules de participation, voire de délégation de responsabilités. Cette logique
entraîne le recentrage des fonctions étatiques ; » .
Jacques Chevallier, « L’Etat post-moderne », LGDJ, 2003, p.49
Document n°232
Selon M. Sadoun, l'Etat social "ne peut ignorer les intérêts particuliers, tout ce qui distingue
plutôt qu'il ne rassemble. Son interlocuteur est l'individu, non le citoyen. Il répond à une
quête, il répare un manque. Il est la compétence et le pouvoir, alors que l'Etat républicain
mettait au premier plan le citoyen qui impulse et décide. Et dans cette mutation, c'est le sens
même de la loi qui change. Saisissant des intérêts particuliers, la loi n'est plus ni stable, ni
générale, elle doit s'accommoder de la différence et du conflit au point de se contredire. (…)
On n'est plus dans l'utopie d'un politique qui s'accomplit dans la résolution de la question
sociale ; on se fait à l'idée d'un Etat extérieur, protecteur d'un social atomisé qui lui échappe,
enfermé dans le cycle des demandes toujours exposé au risque du déficit. L'Etat qui ne peut
diversifier ses réponses, se retrouve réduit au niveau d'un système économique, exposé à
249
épuiser ses réserves, (…) qui ne trouve pour seule réponse à l'exclusion qu'une compensation
financière individuelle.
Plus conforme à l'esprit du libéralisme qu'à celui du républicanisme, ce mouvement
favorise l'émiettement des intérêts particuliers et le repli de l'individu sur sa sphère intérieure.
Simple correcteur du marché dont il reproduit la logique, celle d'un rapport médiatisé par la
chose, par l'argent, le Politique ne peut élever l'individu à la conscience du collectif, en faire
un citoyen. Il n'est même pas cet espace où se réalise l'égalité.
Il ajuste, il corrige à la marge les inégalités sans pouvoir exiger du bénéficiaire une
contribution collective. Il n'est plus que le gestionnaire du social".
M. Sadoun, art : « De la République à la démocratie », in M. Sadoun (ss la dir), « La
démocratie en France », tome 2, Ed Gallimard, 2000, p.468-469.
"Sollicité d'intervenir dans un domaine celui de l'égalité, "l'Etat providence ne peut
assumer la fonction de transformation assignée à toute instance politique : avec de
l'individuel, il ne fait pas du collectif, avec du multiple, il ne fait pas de l'un, avec de l'intérêt
particulier, il ne fait qu'indirectement de l'intérêt général. Loin de favoriser l'ouverture sur le
collectif, il est le simple correcteur d'un marché dont il emprunte la logique. L'output est à
l'image de l'input atomisé et éclaté".
"Avec une communauté politique réduite aux acquêts, la République n'a plus la même
consistance : l'assisté coexiste avec le citoyen, les droits sociaux existent sans les devoirs
politiques, les ajustements locaux se succèdent au coup par coup sans s'intégrer dans un vrai
projet global".
M. Sadoun, art : « De la République à la démocratie », in M. Sadoun (ss la dir), « La
démocratie en France », tome 2, Ed Gallimard, 2000, p.471-472.
Document n°233
"Les démocraties contemporaines n'ont trouvé le chemin de la stabilité qu'à compter du jour
où elles ont découvert qu'il fallait consentir à l'écart pour apprécier l'accord au lieu de
chercher en vain la coïncidence"
M. Gauchet, « La religion dans la démocratie », Ed Gallimard, 1998, p.17.
Au bout du compte comme le souligne Guy Hermet3, il convient de s’interroger sur
cette gouvernance démocratique en la resituant dans « (…) le procédé en vertu duquel des
acteurs dominants ou en passe de le devenir ont constamment esquivé de diverses manières le
risque d’une participation durable à l’exercice de l’autorité de ceux des acteurs concurrents
qu’ils n’étaient pas disposés à coopter, par exemple ceux qui envisageaient une expression
moins strictement symbolique de la souveraineté populaire ». Pour le dire toujours dans ses
mots, ne s’agit-il pas de mettre en œuvre un nouveau « procédé d’endiguement de la
souveraineté du peuple », « d’évitement d’une expression politique populaire trop
pressante » ?
3
G. Hermet, art : « Un régime à pluralisme limité , à propos de la gouvernance démocratique. », in RFSP.
250
Dans cette perspective, G. Hermet émet l’hypothèse d’une parenté entre gouvernance
démocratique et « régime à pluralisme limitée » ou « démocratie organique » selon la
définition qu’en donne Juan Linz s’appuyant au passage sur l’analyse du gouvernement de
Franco « les régimes autoritaires sont des systèmes à pluralisme limitée, mais non
responsables, sans idéologie directrice élaborée (…) ni volonté de mobilisation intensive ou
extensive, sauf à certains moments de leur développement »4. Il relève ainsi deux points
communs à la gouvernance et à la démocratie organique quant à leur mode de légitimation et
quant au but poursuivi par l’action publique :
Document n°234
- « Dans la gouvernance, de manière pas toujours explicite il est vrai, l’autorité à tout le moins
arbitrale représentant sous une forme ou une autre la puissance publique tire sa légitimité non
pas tant de son input clairement démocratique (le mandat électif) que de son input issu de la
cooptation (des intérêts, de l’élastique société civile) et, davantage encore probablement, de
ses outputs. (…) De leur côté, si les régimes autoritaires ou conservateurs ont tiré leur
légitimité initiale de leur rôle de rempart contre la révolution sociale ou la subversion
communiste, ils ont en revanche recouru de plus en plus, à partir des années 1960, à
l’argument de la « performance économique »(…) ».
- « (…) la gouvernance partage avec les régimes à pluralisme limité, tels que définis par Juan
Linz : la prévention du risque plutôt que la réalisation du projet d’avenir comme finalité de
l’action publique ».
G. Hermet, art : « Un régime à pluralisme limité , à propos de la gouvernance
démocratique. », in RFSP.
Toutefois, il relève une différence :
la nature de ce pluralisme limitée diverge, celui-ci se trouvait circonscrit à
des fins principalement idéologiques ou macro-politiques dans les dictatures
« libérales », tandis qu’il l’est dans un but fonctionnel ou technique dans le
modèle proche de la gouvernance européenne.
Document n°235
« Un cadre se dessine, à l’intérieur duquel le marché agit désormais comme le grand
intégrateur aux dépens de l’Etat et des institutions sociales, et où l’Etat social, dépouillé de ses
attributs, tend à se transformer en dernière instance en un appareil juridique chargé avant tout
de garantir les droits de la propriété. La relation entre l’économie et la politique paraît vouée à
se renverser. Dans les temps de la « grande transformation », c’était l’intégration politique qui
constituait le terme et la finalité de l’intégration économique. Dans la grande disruption, c’est
4
G. Hermet, art : « Un régime à pluralisme limité , à propos de la gouvernance démocratique. », in RFSP.
251
l’intégration économique qui est visée, tandis que la sphère politique démocratique se trouve
abaissée au rang d’instrument subordonné ».
Hermet G. (2007), L’hiver de la démocratie ou le nouveau régime, A.Colin, p.66.
Par ailleurs, il souligne le fait que la notion de gouvernance connaît une utilisation
dans « cinq sites principaux » : l’entreprise autour des thèses de la corporate governance, la
ville autour de la notion de gouvernance urbaine, les politiques de développement, les régimes
internationaux autour de la notion de gouvernance mondiale et surtout l’Union Européenne,
car pour Guy Hermet, la notion de gouvernance trouve là une substance « beaucoup plus
solide que dans les cas précédents ».
Document n°236
« (…) l’urban governance débute en Angleterre avec l’élection de Margaret Thatcher en 1989
et prend sa source dans le désengagement des pouvoirs publics municipaux britanniques. Elle
a pour objectif de réorganiser le désengagement des municipalités néolibérales, en faisant
appel à la société civile (associations et secteur économique privé). Ainsi, « on fait d’une
pierre trois coups : on réduit les frais du public, on augmente le bénéfice du privé et on
supprime dans une grande mesure la marge d’intervention des classes populaires dans la
gestion des affaires publiques ».
Caillé A (ss la dir) (2006), Quelle démocratie voulons nous ? Pièces pour un débat, La
Découverte, p.72.
Document n°237
« A tout considérer, l’Union européenne est même l’unique site où s’observe une
gouvernance autre que déclarative, incantatoire, imaginaire, à usage d’intimidation purement
théorique ou analytique, ou encore vaguement bricolée ; une gouvernance, au contraire, d’ores
et déjà en état de marche et en situation d’invention permanente ».
G. Hermet, art : « Un régime à pluralisme limité , à propos de la gouvernance
démocratique. », in RFSP.
De ce point de vue, il relève l’émergence en réalité d’un « modèle techno-libéral »
visant à annihiler la dimension proprement politique des institutions repérables dans le
changement des termes utilisés, on serait passé « de la démocratie politique, comme
gouvernement, compromis, peuple souverain, représentation, négociation collective, égalité,
délégation » à un « lexique d’origine principalement économique : dialogue social,
partenaires sociaux, mouvement social européen, subsidiarité, transparence, flexibilité, code
éthique, critères de convergence, levée d’obstacles ou de contrainte ».
Document n°238
252
La gouvernance démocratique dans l’Union serait marquée par :
« la dé-hiérarchisation relative du mode de gestion politico-économique,
allant de pair avec le non moins relatif repositionnement à l’horizontale de ce
même mode de gestion dans la perspective d’une concertation entre des
acteurs de toutes espèces et des acteurs privés non moins divers » ;
« le dépaysement, c’est-à-dire l’articulation ou la désarticulation des
institutions et des processus entre de multiples sites topographiques ou
géographiques « multi-niveaux » (régions, Etats, « Bruxelles » des
« eurocrates » et des représentants nationaux ; Bruxelles, Strasbourg,
Luxembourg, Francfort, en attendant mieux …) ;
l’idée d’auto-ajustement, d’équilibrage automatique des phénomènes,
empruntée à la cybernétique aussi bien qu’à la conception d’un marché
autorégulé dans le cadre de relations triangulaires entre des acteurs publics de
tous niveaux, des acteurs de la société civile (en clair des organisations
privées non économiques) et des acteurs économiques du du marché
véritable » ;
« la primauté de la norme négociée sur la loi démocratiquement votée et avec
celle-ci, la supériorité du pouvoir des juges par rapport à celui du législateur
(au moins le législateur national), refoulé, pour sa part, selon les vœux de
certains, dans une sorte de « corps d’extinction » ».
G. Hermet, art : « Un régime à pluralisme limité , à propos de la gouvernance
démocratique. », in RFSP.
Document n°239
« A la manière dont Luc Boltanski et Eve Chiapello ont pu montrer comment les structures du
capitalisme avaient su, à partir du milieu des années 1970, se renouveler en intégrant les
critiques dont elles faisaient l’objet, nous poserons la question des effets politiques de la
diffusion de ce « nouvel esprit » de la démocratie. Dans quelle mesure ces nouvelles formes
de participation n’ont-elles pas le plus souvent pour résultat sinon pour finalité de maintenir
en place les logiques et les structures de domination politique traditionnelles ? »
Blondiaux L. (2008), Le nouvel esprit de la démocratie. Actualité de la démocratie
participative, Seuil, République des idées, p.10-11.
Document n°240
« L’hypothèse parcellitariste » (désigne) « le fait que là où les totalitarismes historiques
entendaient subordonner étroitement tous les individus et toutes les dimensions de l’existence
sociale à la loi de la totalité en mouvement, la forme parcellitaire qui s’esquisse peut être
désormais tend à transformer toute chose, tout être ou toute pensée en parcelles soumises à la
loi du mouvement brownien des particules élémentaires ».
Alain Caillé, art : « Démocratie, totalitarisme et parcellitarisme » in Revue du Mauss,
« Malaise dans la démocratie . Le spectre du totalitarisme », n°25, premier semestre
2005.
Document n°241
La « dénégation du pouvoir, qui le rend invisible, aphone, alogal, est présentée comme
l’apothéose de la démocratie. Pour Aristote, cette dernière supposait la capacité de tous à
tantôt commander, tantôt obéir. Le pouvoir parcellitaire voudrait nous faire croire que la
démocratie authentique implique que personne ne commande. Au risque évident qu’il n’y ait
plus d’autre choix possible que l’obéissance universelle. L’appauvrissement du débat
politique central, l’indifférenciation croissante de la droite et de la gauche ne sont que le
253
résultat, dans le champ de la politique, de cette dénégation du pouvoir qui s’impose dans toute
la société ».
Alain Caillé, art : « Démocratie, totalitarisme et parcellitarisme » in Revue du Mauss,
« Malaise dans la démocratie . Le spectre du totalitarisme », n°25, premier semestre
2005.
Document n°242
« On entendra par parcellitarisme (…) le mouvement permanent qui tend à décomposer toute
chose, tout sujet collectif, institutions ou organisations, tout individu, tout savoir, tout
pouvoir, tout territoire ou tout espace de temps, etc., en parcelles, en postulant que cette
désagrégation est bonne par elle-même et sans se soucier à priori de la liaison souhaitable
entre les parcelles ainsi libérées ».
Alain Caillé, art : « Démocratie, totalitarisme et parcellitarisme » in Revue du Mauss,
« Malaise dans la démocratie . Le spectre du totalitarisme », n°25, premier semestre
2005.
Doit s’ajouter dans nos réflexions une interrogation sur les formes nouvelles
d’exercice du pouvoir dans les démocraties au regard du développement d’une certaine forme
de populisme.
Document n°243
« En apparence, la gouvernance se situe aux antipodes du populisme affiché. En effet, il s’agit
d’une méthode de gestion des affaires publiques dont la nature opaque et élitiste obéit à un
principe anti-politique qui commande de ne pas convier le Peuple réputé ignorant et versatile
à manifester son point de vue sur ces affaires. En secret, le cercle coopté des
« décideurs inconnus » de l’espace central de la gouvernance supranationale partage même
probablement la conviction que les grandes questions de portée collective doivent échapper
aux errements d’une quelconque volonté majoritaire, pour obéir à des choix rationnels ou à
des marchandages au sommet conditionnés par des équilibres changeants échappant à la
volonté des Etats.
Mais sous ce dehors se dissimule en fait une complémentarité entre le populisme et la
gouvernance. L’un et l’autre se croisent à une intersection qui est la démocratie participative
tellement vantée de nos jours. Il n’y a aucune surprise à ce que le discours populiste exalte
l’idéal d’une démocratie participative – d’acclamation en général – nullement exclusive de
son incarnation dans un leader plus ou moins charismatique. Cela quand bien même une
participation censée ouverte à tous et un certain culte de la personnalité devraient logiquement
entrer en collision.
Hermet G. (2007), L’hiver de la démocratie ou le nouveau régime, A.Colin, p.212-213.
b) L’idéologie du New public management
En cherchant à cerner la nature de la démocratie dans laquelle nous vivons, une
approche nous est apparu centrale : considérant que peu ou prou, le modèle de la
démocratie républicaine était largement remis en cause, nous nous sommes demandés
quelle en était la cause principale ? A cette question, une réponse faussement évidente a
connu une première formulation. Si la démocratie républicaine connaît une crise sans
précédent, c’est en raison d’une diffusion massive d’une « idéologie managériale » ou
« idéologie de l’entreprise » au sein même de la sphère publique. Il ne s’agit cependant
pas ici de considérer qu’il existerait UN discours monolithique qui s’imposerait dans tous
254
les services publics du bas jusqu’au haut de la pyramide, mais en revanche, on peut
dégager des thèmes, principes d’action et appel à des valeurs récurrents.
Document n° 244
« L’idéologie du New Public Management, qui inspire l’orientation des pratiques des
dirigeants et leur fournit des arguments pour justifier ces pratiques, ne se présente pas comme
un bloc uniforme de conceptions et de représentations. Ses thèmes essentiels, sur lesquels un
accord des groupes dirigeants (politiques, administratifs mais aussi patronaux) s’est
progressivement établi, peuvent être ramassés en trois affirmations. Premièrement, la
modernisation nécessaire de l’administration publique découlera de l’application de principes
managériaux, de méthodes de gestion des ressources – y compris « humaines » - qui ont été
expérimentées et généralisées avec succès dans les entreprises du secteur privé.
Deuxièmement, la qualité des « produits » de l’activité administrative doit être évaluée – à
l’image de ce qui se passe dans la relation entre un fabricant et ses clients – par ceux qui en
subissent les effets, partenaires de l’Etat, usagers de ses services, groupes, comités,
associations et entreprises qui sont en rapport avec l’administration. Troisièmement, le petit
cercle des dirigeants qui conçoit et fait appliquer la « politique » de l’entreprise – ici de la
fonction publique – doit être libéré des tâches de gestion au jour le jour pour se consacrer aux
tâches les plus fondamentales, à la définition des objectifs généraux et des stratégies, à
l’élaboration des programmes, à la production des règles d’action et à l’évaluation des
résultats.
Dans ses versions les plus « libérales », cette idéologie est insérée dans une glorification des
lois du marché et prône les vertus de la déréglementation, de la concurrence entre agences et
services, de l’évaluation des performances par la sanction financière des politiques mises en
œuvre. Dans d’autres versions, notamment en France, c’est « l’efficacité sociale » de l’activité
administrative qui est mise en exergue : si la fonction publique doit être réformée et ses agents
se conformer à un modèle managérial, c’est pour mieux « servir l’Etat » et le rendre plus
performant ».
J. Lagroye, B. François, F. Sawicki, « Sociologie politique », 4ème ed, Presses de sciences
Po, Dalloz, 2002, p.484-485.
Et cette récurrence finit par former une « musique de fond » pour reprendre une
expression de Claude Lefort ou crée un « fond de pensée anonyme » pour citer Jean Pierre
Le Goff. Au fond bien loin d’une certaine tradition marxiste, nous en sommes venus à
penser que les luttes idéologiques avaient une influence décisive sur les rapports sociaux
concrets. Et cette hypothèse repose d’abord sur l’idée que le réel ne se donne pas à voir, et
qu’il y a en second lieu, avant toute mise en œuvre d’une politique publique, une
construction sociale de la réalité où jouent les luttes idéologiques, les luttes pour imposer
un « référentiel global » pour reprendre les analyses de Ph.Muller. Enfin quand il s’agira
d’analyser cette « musique de fond », nous développerons l’idée à l’instar de J. P. le Goff
que sa caractéristique est de nier l’écart entre réalité et représentation de cette réalité, ce
qui en fait une des caractéristiques du discours totalitaire.
Document n°245
« (…) notre approche privilégie l’étude de l’arrière-fond culturel des sociétés, composé
d’idées, de représentations, de valeurs, d’affects qui déterminent un certain « air du temps ».
Ce dernier ne se réduit pas à des modes mais il est le signe de mutations structurelles, plus
ou moins visibles et conscientes, qui s’opèrent dans l’ensemble de la société ».
255
Le Goff J.P. (2008), La France morcelée, Gallimard, p.10.
Autour de la mise en mots de la réalité sociale, il y a des enjeux qui donnent lieu à des luttes.
Raisonner en termes de classes sociales pour étudier la société française s’éloigne d’un
raisonnement qui reposerait sur les PCS ou sur l’existence d’une opposition entre
inclus/exclus.
« Ainsi, l’exclusion ne fait pas que renvoyer à une réalité à prendre au sérieux, elle est aussi
une idéologie permettant de masquer la pérennité d’une société fondée sur l’exploitation »5.
Les exemples sont nombreux de l’influence de la mise en mots de la réalité sociale sur la
perception même de celle-ci, et par conséquent sur les politiques publiques qui en découlent.
« Les mots ont un poids particulier dans la démocratie. Ils ne font pas que nommer, ils
contribuent à créer les réalités sociales "6.
Pour un certain nombre d’auteurs en particulier ceux qui se situent dans une
orientation néo-institutionnaliste, la naissance d’une politique publique suppose une certaine
appréhension de la réalité sociale qui résulte de la victoire d’une communauté épistémique ou
d’un compromis entre communautés épistémiques.
Document n°246
« La manière dont le problème est posé, défini ou identifié détermine en quelque sorte la
façon de le traiter ; elle disqualifie indirectement certains groupes, dont la participation ne
semble plus nécessaire, et certaines solutions qui paraissent désormais inadaptées, ou qu’on
peut présenter comme telles ».
J. Lagroye, B. François, F. Sawicki, « Sociologie politique », 4ème ed, Presses de sciences
Po, Dalloz, 2002, p.516.
Document n°247
« (…) problématiser une question, ce n’est pas seulement dire ce qu’elle est, c’est
indissociablement dire qui est appelé à intervenir, de quelle manière et avec quels moyens.
Nombre de problèmes dont se saisissent les dirigeants politiques sont dès l’origine identifiés
de telle sorte qu’une seule solution peut être envisagée. D’autres ne le sont qu’au terme
d’affrontements entre des groupes qui revendiquent une place dans les négociations et qui
parviennent à imposer une problématisation qui justifie leur participation au processus ; ces
groupes se mobilisent et tentent de mobiliser d’autres groupes pouvant partager leur
représentation des actions à engager ».
J. Lagroye, B. François, F. Sawicki, « Sociologie politique », 4ème ed, Presses de sciences
Po, Dalloz, 2002, p.518.
5
Arnaud Spire, « Classes sociales et perspectives politiques », in J. Lojkine (ssla dir), « Les sociologies critiques
du capitalisme, en hommage à Pierre Bourdieu », Ed Puf, Actuel Marx, 2002, p.171.
6
D. Schnapper, « La démocratie providentielle. Essai sur l’égalité contemporaine », Ed Gallimard, 2002, p.205.
256
Au fond on retrouve ici les inspirations de Louis Althusser selon lesquelles ce qui caractérise
une idéologie, c’est de poser un certain nombre de questions qui finissent par délimiter le
champ des réponses.
Document n°248
« Les membres d’une communauté épistémique partagent des compréhensions
intersubjectives, une manière de connaître et de raisonner, construisent un projet politique
fondé sur les mêmes valeurs, partagent les mêmes convictions causales, utilisent les mêmes
pratiques discursives et s’engagent dans la même mise en pratique et la même production des
informations »
Peter Haas, cité par J. Lagroye, B. François, F. Sawicki, « Sociologie politique », 4ème ed,
Presses de sciences Po, Dalloz, 2002, p.524.
Document n°249
« Il reste qu’en ses thèmes essentiels l’idéologie managériale, qui accentue les effets de celle
de la « modernisation » et que des organismes internationaux tendent à unifier (Public
Management Programme de l’OCDE, Banque mondiale, cabinets de consultants en
organisation), sert la diffusion de modèles nouveaux et légitime la formation d’un groupe
dirigeant composite où les hauts-fonctionnaires ont belle part.
Comme l’écrit Vincent Wright, cette idéologie « représente une Weltanschauung, un
ensemble cohérent d’idées et de convictions : elle fournit un cadre de référence structurant ;
elle s’est développée par le biais d’une coalition sociale composée d’intellectuels, de
politiciens et de hauts fonctionnaires ; elle porte sur la répartition des ressources et les
priorités à donner à cette répartition ; elle constitue une source de légitimation de
comportements ».
J. Lagroye, B. François, F. Sawicki, « Sociologie politique », 4ème ed, Presses de sciences
Po, Dalloz, 2002, p.485-486.
On peut considérer qu’autour de la « Fondation St Simon » par exemple s’est formé
une véritable communauté épistémique, on devrait dire plus exactement qu’autour de
l’idéologie de la deuxième gauche se sont constitués des communautés épistémiques dans
un certain nombre de domaine de l’action publique (chômage, exclusion, pauvreté,
inégalités). Globalement mais nous y reviendrons, on peut retenir qu’un certain modèle
d’action publique reposant sur une conception d’un Etat modernisateur, relativement
centralisé s’était imposé de 1945 au milieu des années 80, avec une période forte qui court
du gaullisme jusqu’aux deux premières années du septennat de F. Mitterrand.
Ce modèle reposait sur :
Document n°250
- D’abord sur la centralité de l’Etat dans les procédures de médiation, qui prend la
forme d’une domination de l’élite politico-administrative et en particulier des grands
corps de l’Etat, à travers le contrôle de l’agenda politique.
- Ensuite sur une forme spécifique d’articulation des intérêts fondée sur un
« corporatisme sectoriel », c’est-à-dire sur l’organisation des liens privilégiés entre
chaque groupe social et un service de l’Etat.
- Enfin sur l’absence de gouvernement local qui fait que non seulement l’élaboration
des politiques publiques, mais aussi leur mise en œuvre locale, restaient, dans le
modèle classique, contrôlées par l’Etat central ».
257
P. Muller, « Les politiques publiques », Ed Puf, coll « Que sais-je ? », 2000 (4°ed), p.124.
A partir du milieu des années 80, la notion de gouvernance s’est donc imposé, modèle
qui, sur un fond de libéralisme voir de néolibéralisme économique dominant, va
promouvoir une nouvelle forme de régulation politique, une nouvelle forme de
participation politique.
Document n°251
« Aujourd’hui, un nouveau processus de réajustement est en cours à partir des normes issues
de la crise économique : limitation des dépenses publiques, modernisation de l’Etat,
reconnaissance de l’entreprise et de la primauté du marché, intégration européenne. Ce
nouveau référentiel global que l’on peut qualifier de « référentiel de marché » repose sur un
triple changement des normes :
- une réarticulation du social et de l’économique, avec l’affirmation d’une norme de
limitation des dépenses sociales, la mise en place de nouveaux moyens d’intervention
comme le revenu minimum d’insertion, et le renouveau de l’entreprise.
- Une redéfinition de la frontière public-privé, avec une mise en veilleuse du rôle
moteur de l’Etat, et l’alignement sur les politiques économiques libérales.
- Une nouvelle transaction entre le centre et la périphérie avec la décentralisation.
P. Muller, « Les politiques publiques », Ed Puf, coll « Que sais-je ? », 2000 (4°ed), p.48.
Document n°252
« (…) Jean Pierre Gaudin rend compte du processus qui tend aujourd’hui à valoriser un
ensemble de pratiques de contractualisation et qui est constamment sollicité pour accréditer la
thèse d’un nouveau modèle généralisé d’action publique, celui que désignent les théories de la
« gouvernance ». Les pratiques d’élaboration et de mise en œuvre de certaines politiques par
la négociation de contrats entre niveaux de gouvernement (international, national, locaux),
entre pouvoirs publics et acteurs sociaux, entre segments spécialisés de la bureaucratie et
ministères concernés, se sont, comme on l’a vu, développées dans des domaines d’action tels
que l’aménagement urbain, le « pilotage » des opérations de réhabilitation des quartiers, la
prévention de la délinquance ou l’environnement. Moins centrales dans d’autres secteurs,
elles y sont néanmoins valorisées et montrées en exemple ».
J. Lagroye, B. François, F. Sawicki, « Sociologie politique », 4ème ed, Presses de sciences
Po, Dalloz, 2002, p.549.
c) L’idéologie de la modernisation ou managériale : une idéologie totalitaire ?
Il s’agit ici de revenir à une analyse succincte de cette « musique de fond » que
d’autres appellent « idéologie dominante » ou « nouvel esprit du capitalisme », nous
développerons l’idée à l’instar de J. P. le Goff que sa caractéristique est de nier l’écart
entre réalité et représentation de cette réalité, ce qui en fait une des caractéristiques du
discours totalitaire.
Document n°253
« L’idéologie de la modernisation semble (…) rejoindre le discours totalitaire tel que
l’analyse C. Lefort. Ce dernier se présente en effet comme un pur recueil d’un sens déjà là,
qui serait inscrit dans les choses et qui, de ce fait, s’imposerait de lui-même. « Le discours
258
totalitaire, écrit C. Lefort, se déploie dans la conviction d’être imprimé dans la réalité », « il
énonce le vrai sur le vrai », ou encore, il reflète la vérité imprimée dans les choses ». Il ne se
présente pas comme un discours sur le social, c’est-à-dire à distance de la société qu’il
nomme, mais comme un « discours social » s’incarnant dans la société tout entière au point
d’en oublier son propre statut. Le discours totalitaire, explique Lefort, élabore des « systèmes
de signes dont la fonction représentative n’est plus repérable ». Il abolit l’écart entre
l’énonciation et l’énoncé qui laisse ouvert le champ des interprétations possibles.
Autrement dit : le discours totalitaire est dénégation de son statut symbolique, au profit de l’
« affirmation brute de l’identité de la représentation et du réel ». « Le réel est transparent », il
se lit, si l’on peut dire, à livre ouvert ; entre discours et réalité n’existent nul décalage et nulle
opacité. Pour le sujet, le monde devient « tout visible » et « tout intelligible », il n’a nul
besoin d’interprétation et ne se prête pas au pluralisme ; le discours totalitaire annule le besoin
de penser ».
J.P. Le Goff, « La démocratie post-totalitaire », Ed la Découverte, 2003, p.26.
Il ne s’agit pour autant pas de réaliser une adéquation totale entre idéologie
managériale, « nouvel esprit du capitalisme » et idéologie totalitaire, dans la mesure où la
définition des rapports de commandement à obéissance est largement différente.
Dans l’idéologie managériale ou de la modernisation, le « processus civilisationnel »
décrit par N. Elias en tant que système d’autocontrainte se sophistique. Dans le secteur privé,
le chef est remplacé par le client, dans le secteur public, c’est l’usager sommé de se
transformer en client qui assure la mise sous pression des producteurs, eux mêmes
consommateurs de biens et services publics ou privés, système schysophrénique s’il en est, et
paranoïaque (au regard des effets de la concurrence entre humains qui est ainsi organisé). Plus
largement, des entités anonymes viennent compléter l’acceptation de la soumission : marché,
globalisation, mondialisation sont les nouveaux mots qui viennent expliquer la nécessité de la
soumission et la docilité générale ambiante.
Document n°254
« A l’inverse du totalitarisme, le pouvoir de la modernisation a tendance à s’effacer,
renvoyant aux échelons inférieurs et finalement à la société et aux individus le poids d’une
responsabilité difficilement supportable. Ceux-ci ne sont pas placés face à un chef qui
s’affirme clairement et les domine frontalement, mais face à un pouvoir qui tend à effacer les
signes extérieurs de sa fonction, émet des injonctions paradoxales et énonce des discours
incohérents en tentant d’esquiver les contradictions et les conflits ».
J.P. Le Goff, « La démocratie post-totalitaire », Ed la Découverte, 2003, p.58.
Document n°255
« La modernisation donne l’image d’une société en perpétuel mouvement et en création
historique permanente ; elle construit un monde fictif, coupé du réel et du sens commun ; elle
s’appuie sur un pouvoir informe, brouille les distinctions entre Etat et société, entre
259
gouvernants et gouvernés ; elle réduit enfin l’homme à un ensemble de comportements
élémentaires à travers de multiples outils et considère la société comme une matière amorphe
soumise à l’intervention incessante des spécialistes. Ces aspects de la modernisation font bien
penser au totalitarisme. Mais, en même temps les différences sont essentielles. Le discours de
la modernisation ne prétend pas maîtriser les lois du mouvement historique, il véhicule une
vision de l’histoire et de l’avenir incertaine. Il n’affiche pas un savoir omniscient, il se veut au
contraire pragmatique et gestionnaire ; à l’inverse de la croyance selon laquelle « tout est
possible », il met en avant une logique de survie dans un monde immaîtrisable. A l’opposé de
la logique implacable et de l’ « idéologie de granit » du totalitarisme, il apparaît incohérent,
entretient la confusion et le relativisme. Le pouvoir auquel il est lié n’affirme pas la
supériorité d’un parti unique et d’un chef, mais se réclame du pluralisme et de la diversité ;
son caractère informe tend à le rendre invisible et lui permet de se défausser ».
J.P. Le Goff, « La démocratie post-totalitaire », Ed la Découverte, 2003, p.62.
La mobilisation de ces entités anonymes –qui a l’avantage de se présenter sous la
figure personnalisé du client ignorant sa place de citoyen et de producteur (L’idéologie, c’est
toujours celle de l’autre, « Virgin fermé le dimanche, c’est insupportable ! ») - a une vertu
celle de dénigrer et de rejeter dans le camps des irréalistes, archaïques ou autres passéistes,
ceux qui s’évertuent à souligner l’écart entre le vrai et sa représentation. Les entités anonymes
ne sont pas analysables sous peine de faire œuvre de dogmatisme, d’une complexification de
la complexité inaccessible aux communs des mortels, qui par essence, est un « mal
comprenant ». La complexité du monde ne peut souffrir de l’existence d’un discours
d’explicitation, par nature, trop englobant et simplificateur, la complexité ne peut faire l’objet
d’un discours porteur de sens, par essence totalitaire, le « Plein » est totalitaire, le « vide »
respecte la complexité du monde et par conséquent la liberté des individus.
L’heure est d’ailleurs au pragmatisme, malheur à tout homme politique qui déclarerait
qu’il n’est point pragmatique ou animé de proxémisme, les « pieds dans la boue », proche du
terrain, tout ce que tout chercheur en sciences sociales sérieux, s’inscrivant dans une
perspective de recherche véritable honnit lorsqu’il s’agit de comprendre la réalité sociale,
mais cela dit, on peut vivre dans le monde de la recherche en s’alimentant de monographies et
retrouver les bon vieux chemins de F. Le Play.
Il conviendrait enfin de rajouter que la diffusion de cette façon particulière de
comprendre la complexité du monde ne serait pas si grave s’il n’avait d’effet que sur les
chercheurs en sciences sociales (quoique !), il empêche en réalité la rencontre avec l’autre, la
discussion démocratique qui suppose un minimum d’oppositions et de reconnaissance de la
valeur du débat.
Document n°256
260
« Si le discours de la modernisation comme celui du totalitarisme, « peut se nourrir de tous les
arguments, fait feu de tout bois, ignore la contradiction », ce n’est pas qu’il affirme un point
de vue de certitude issue d’un « Grand Savoir », c’est que ses arguties manifestent un refus de
toute confrontation signifiante, une logique d’évitement qui à la fois tente de conjurer le vide
et l’entretient. Et c’est précisément de cette façon qu’il opère un travail de désagrégation,
qu’il sape les « conditions de la reconnaissance mutuelle, de la relation du semblable au
semblable », la « virtualité du rapport social, des liens élémentaires de réciprocité » (Claude
Lefort). En s’attaquant à la dimension symbolique de l’échange, il s’attaque à ce qui fait
l’humain ».
J.P. Le Goff, « La démocratie post-totalitaire », Ed la Découverte, 2003, p.64.
Au fond l’idéologie dominante travaille à la destruction de l’idée que l’histoire a un sens en
développant l’idée que les sens sont multiples et indéterminés, ce sur quoi, dans une optique
de démocratisation des sociétés humaines, on peut finalement être d’accord. Mais, la force de
ce discours dominant est finalement d’imposer l’idée qu’il ne peut plus y avoir de certitude,
que les communautés de citoyens ne peuvent déterminer relativement librement leur destin
face à l’existence de réalités incontournables, ce que nous avons appelé les entités anonymes.
Document n°257
La spécificité de l’idéologie de la modernisation « (…) est de pousser à l’extrême les
caractéristiques de la démocratie, non pas dans l’optique totalitaire visant à recouvrir
l’indétermination par un discours de certitude, mais au contraire en accentuant cette
indétermination à un point tel que la démocratie verse dans l’insignifiance et la déliaison ».
J.P. Le Goff, « La démocratie post-totalitaire », Ed la Découverte, 2003, p.78.
B) De la gouvernance au sein des rapports sociaux de production, l’état des relations
sociales, représentatitivité, conflits sociaux
Ici, il s’agit de revenir à la nature présente de la démocratie sociale en France en tant
qu’ « (…)ordre institutionnel distinct de celui organisé par la démocratie représentative »7.
Ordre institutionnel distinct certes, mais on y retrouve les mêmes principes :
« (…)reconnaissance d’une pluralité des sources de régulation, concurrence assumée, voire
organisée entre divers ordres normatifs, tendance à gouverner par le consentement ou le
compromis plutôt que par la contrainte et la prescription, nouvelles formes de légitimité »8.
1°) Gouvernance des entreprises, état des relations sociales : quels accords ? quelle
représentativité ?
a) Gouvernance des entreprises et démocratie sociale
7
Duclos L. Groux G., Mériaux O. (ss la dir) (2009), Les nouvelles dimensions du politique. Relations
professionnelles et régulations sociales, LGDJ, Montchrestien, p.8.
8
Duclos L. Groux G., Mériaux O. (ss la dir) (2009), Les nouvelles dimensions du politique. Relations
professionnelles et régulations sociales, LGDJ, Montchrestien, p.8.
261
Pour commencer, on peut relever que l’on distingue généralement deux modèles de
gouvernance de l’entreprise :
- un modèle anglosaxon de type shareholder orienté vers la satisfaction des
actionnaires ;
- un modèle de type stakeholder orienté vers la prise en compte des intérêts de toutes les
parties prenantes de l’entreprise.
Selon R. Pérez, les réflexions sur la gouvernance de l’entreprise, en tant que « management
du management » se sont d’abord développées aux Etats-Unis, suite au retour en force du
pouvoir actionnarial face au pouvoir managérial, sous l’effet de la financiarisation croissante
de l’économie et du poids grandissant des investisseurs institutionnels (fonds de pension). De
ces réflexions, se dégage un « modèle boursier » de gouvernance ( ou shareholder), qui place
les dirigeants de l’entreprise (managers) sous le contrôle et la surveillance des actionnaires et
dont l’objectif essentiel est d’assurer une création de « valeur actionnariale ».
Toutefois l’analyse des modes de décision et de régulation des entreprises révèle selon R.
Pérez, l’existence de plusieurs modèles de gouvernance :
- un « modèle partenarial » (stakeholder), qui prend en compte au delà des intérêts des
actionnaires, ceux des clients, des banques et des salariés. Le système de cogestion
dans le modèle rhénan, en constituerait un exemple typique ;
- un « modèle administré » marqué par une régulation forte des pouvoirs publics
négligeant l’expression et les intérêts des individus et organisations privées ;
- un « modèle réticulaire » régulé par les « réseaux interpersonnels et sociaux ».
Dans la même perspective, D. Pilhon relève le caractère trop général de l’opposition entre un
modèle de gouvernance de type shareholder et de type stakeholder et souligne l’émergence
d’une gouvernance hybride (statut de la société Européenne au sein de l’UE) suite à différents
scandales financiers aux Etats-Unis et en Europe et à la pression d’ONG qui souhaitent que le
monde de l’entreprise prennent mieux en compte des intérêts sociaux, éthiques ou
environnementaux.
Dans le cadre de cette typologie des modes de gouvernance des entreprises, nous
pouvons pousser l’analyse un peu plus loin en nous intéressant en particulier au
développement des approches théoriques autour de la notion d’ « entreprise réseaux » ou
« modèle réticulaire » au détriment des approches institutionnelles, mais avant de nous y
intéresser, il convient de relever en quoi la démocratie sociale est touchée par le
développement de la technique de gouvernement qu’est la gouvernance.
- Une démocratie sociale rénovée : une nouvelle gouvernance sociale
La démocratie sociale telle qu’elle se dessine, laisse apparaître une disparition de la
figure centrale de l’Etat et plus largement une disparition, selon Alain Supiot des figures du
droit du travail de l’ère industrielle : « la figure du Législateur et la notion d’Etatprovidence ; la figure de l’employeur et la notion d’entreprise ; la figure du salarié et la
notion d’emploi »9. « Passé un statut transitoire de « variable d’ajustement », le social n’et
plus désormais, comme le dit Alain Supiot, qu’un obstacle à l’universalisation des droits
économiques : « cela ne veut pas dire que cette dimension n’existe pas, mais qu’aucune
instance n’est habilitée à autoriser les Etats à exciper de considérations sociales pour limiter
9
Alain Supiot (2005), Homo juridicus, Seuil, p.187, cité par Duclos L., Mériaux O., art : « Métamorphose de
l’institution corporative et crise des politiques de l’intérêt », in Duclos L. Groux G., Mériaux O. (ss la dir)
(2009), Les nouvelles dimensions du politique. Relations professionnelles et régulations sociales, LGDJ,
Montchrestien, p.45.
262
le jeu du droit de la concurrence »10. « Autoriser les Etats » : l’expression est assez
évocatrice de la place des Etats dans l’économie globalisée. L’articulation entre
l’économique et le social typique de la régulation fordiste ne tenait en effet que si l’Etat se
maintenait comme figure souveraine unique. Or les modes de régulation contemporains,
qu’on les considère d’un point de vue de sociologie politique ou plus étroitement juridique,
témoignent de la multiplication des pouvoirs capables de s’autoréguler en dehors de la loi
des Etats, au premier rang d’entre-eux les marchés financiers et les entreprises qui en sont
les opérateurs. Les institutions sociales, qui avaient partie liée avec les Etats, déclinent avec
eux, alors que s’affirme la puissance des marchés »11.
Une disparition de la figure centrale de l’Etat qui constitue une véritable révolution
(contre-révolution !?) au regard du fait que « l’Etat a occupé en France, notamment par la loi,
un rôle essentiel dans l’organisation des professions, la codification des groupes
professionnels et leurs relations économiques ou contractuelles. En retour, la prédominance
des modèles professionnels s’est particulièrement bien adaptée aux logiques de l’Etat
providence. C’est ce que montre l’histoire des conventions collectives. Elle révèle un rapport
étroit ou une hybridation entre professions, relations professionnelles et « politique ».
Prenant avant tout la forme du contrat, la convention collective s’applique et est étendue
grâce au concours des pouvoirs publics, de la législation sociale et de l’administration.
L’efficacité du système français des relations professionnelles et des régulations juridiques
qui l’encadraient prenait ainsi pour assise la « profession ». Celle-ci constituait l’un des
éléments essentiels des rapports entre le « politique » et les « relations professionnelles mais
aussi l’un des fondements d’un ordre public social fondé sur le droit et les conventions de
branche, un ordre très hiérarchisé et constitué de niveaux – la loi, la convention collective,
l’entreprise – fortement intégrés. En ce sens, la notion de « relations professionnelles »
restait particulièrement adaptée dans un pays comme la France »12.
Cette disparition se fait au profit du développement de nouveaux modes de régulations
des rapports sociaux de production à différents niveaux : de la promotion du dialogue social
au niveau local jusqu’au niveau européen.
Document n°258
« La perte de centralité du rôle de l’Etat a eu pour effet la mise en cause des traits les plus
performants du modèle français des relations professionnelles comme de ceux qui
caractérisaient la notion d’ordre public social et le système fortement intégré qu’elle
impliquait. Le reflux de l’Etat a ainsi laissé place à de nouveaux modes de régulations plus ou
moins autonomes qui s’érigent aux niveaux local ou européen et qui prennent plus
d’importance : à l’Etat traditionnel ou au législateur s’agrègent ainsi l’entreprise, le territoire,
la branche, les institutions paritaires, les organismes européens, les instances internationales,
les contextes des professions soit autant de systèmes en interactions mais aussi en rivalité,
10
Alain Supiot (2005), Homo juridicus, Seuil, p.240, cité par Duclos L., Mériaux O., art : « Métamorphose de
l’institution corporative et crise des politiques de l’intérêt », in Duclos L. Groux G., Mériaux O. (ss la dir)
(2009), Les nouvelles dimensions du politique. Relations professionnelles et régulations sociales, LGDJ,
Montchrestien, p.47.
11
Duclos L., Mériaux O., art : « Métamorphose de l’institution corporative et crise des politiques de l’intérêt »,
in Duclos L. Groux G., Mériaux O. (ss la dir) (2009), Les nouvelles dimensions du politique. Relations
professionnelles et régulations sociales, LGDJ, Montchrestien, p.47.
12
Duclos L., Groux G., Mériaux O. (ss la dir) (2009), Les nouvelles dimensions du politique. Relations
professionnelles et régulations sociales, LGDJ, Montchrestien, p.267.
263
parfois. Ainsi, à l’ancien système intégré fondé sur la notion d’ordre public social et
hiérarchisé se substitue un nouvel ordre de régulations marqué par une multiplicité
d’instances et régi par un principe, celui de « polycentricité », une « polycentricité des formes
de régulation du social et du politique » pour reprendre Commaille et Jobert. Dans ce
contexte, les modalités d’action, de coordination et de régulation obéissent moins à des
injonctions hiérarchisées ou à des solutions du même ordre et « les systèmes de sens à
caractère global » se déprécient ».
Duclos L., Groux G., Mériaux O. (ss la dir) (2009), Les nouvelles dimensions du politique. Relations
professionnelles et régulations sociales, LGDJ, Montchrestien, p.268.
Dans une même perspective, J Commaille souligne que « tout semble concourir (à)
l’émergence d’un modèle de régulation politique qui ne soit plus à dominante étatique et
inspiré par les finalités de l’Etat social. Ce modèle est un modèle que nous pourrions
qualifier de managérial, comme une des expressions de cette substitution d’un régime de
rationalité technico-organisationnelle, instrumentale, à un régime de rationalité
essentialiste »13. Plus encore, à travers l’étude de la mise en œuvre des 35 heures, J Pélisse
souligne que l’on assiste à une managérialisation du droit, au sens où le droit se met « (…) au
service de logiques d’efficience et de rationalité propres aux organisations »14.
Cette managérialisation de l’Etat, du droit se traduit par l’acceptation, voir la
promotion d’une régulation « au plus bas », d’une certaine forme d’application du principe de
subsidiarité en matière de relations professionnelles. « Dans beaucoup de cas, les régulations
les plus locales s’affirment de façon toujours plus autonomes face aux régulations de type
supérieur. En d’autres termes, les régulations et les négociations liées à l’entreprise se
développent marge voire au détriment de régulations produites par des instances qui se
situent à des niveaux plus globaux de la société »15.
- De l’approche institutionnelle au « modèle réticulaire »
Pour nombre d’auteurs, nous assisterions au développement accéléré d’organisation en
réseau, nouveau mode d’organisation productive qui rend inefficace les modes
institutionnelles de régulation.
Document n°259
« L’accélération très nette intervenue depuis deux décennies dans le processus de
remplacement du modèle hiérarchique traditionnel par des organisation en réseau réglées sur
un mode contractuel pose un problème majeur à la logique d’institutionnalisation propre au
système des relations professionnelles. Cette logique suppose, en effet, un rapport
d’homologie entre les formes d’exercice du pouvoir économique et les contre-pouvoirs
J Commaile, art : « L’action publique et l’éventualité d’une régulation politique managériale », in Duclos L.
Groux G., Mériaux O. (ss la dir) (2009), Les nouvelles dimensions du politique. Relations professionnelles et
régulations sociales, LGDJ, Montchrestien, p.144.
13
Pélisse J., art : « La légitimité du dialogue social comme mode d’action publique. Analyses autour des 35h et
de leur « échec » in Duclos L. Groux G., Mériaux O. (ss la dir) (2009), Les nouvelles dimensions du politique.
Relations professionnelles et régulations sociales, LGDJ, Montchrestien, p.241.
14
15
Duclos L., Groux G., Mériaux O. (ss la dir) (2009), Les nouvelles dimensions du politique. Relations
professionnelles et régulations sociales, LGDJ, Montchrestien, p.268.
264
accordés à la « partie faible » au contrat de travail. Ce n’est pas tant que l’organisation du
pouvoir économique détermine ou conditionne l’organisation du dialogue social, c’est plutôt
que l’organisation du dialogue social présuppose toujours une certaine forme d’organisation
du pouvoir économique dont elle va, en retour, figer l’image dans la société. Si « les formes
de la représentation des travailleurs ont épousé celles que le capital imprimait à l’organisation
du travail, c’est », nous dit Alain Supiot, « par un nécessaire mimétisme ». La nécessité en
question voulait que « la représentation collective des salariés (soit) toujours calquée sur
l’organisation du pouvoir économique patronal, car elle a toujours eu pour objet d’équilibrer
le rapport de forces avec les employeurs »16. Tant que le « patron » et, d’ailleurs, le collectif
ouvrier restaient une « réalité tangible », la construction d’un face-à-face ne posait pas trop de
problèmes (au plan théorique s’entend). L’imputation des actes, des droits et des
responsabilités pouvait se satisfaire de la contrainte liée à la personnification des différentes
collectivités d’actionnaires et de salariés : en l’occurrence, l’existence d’un « centre unitaire
d’action et de volonté », suggéré par cette personnification, ne fait de doute pour personne (on
pourra toujours mettre un syndicat devant un patron et vice-versa). Or tout change avec les
formations d’entreprise en réseau, qui tendent à diluer le pouvoir économique et à rendre
l’organisation de la décision opaque et insaisissable pour les acteurs du dialogue social. Par
ailleurs, les phénomènes de triangulation des rapports de travail se répandent, les contrats
commerciaux se substituent aux contrats de travail, ce qui permet aux entreprises de transférer
les risques du lien salarial vers des filiales, des franchisés ou des tiers et d’échapper, si besoin
est, aux conventions collectives de branche les plus contraignantes. Pensée en référence à des
structures d’entreprises stables, bien délimitées et fonctionnant sur un mode hiérarchique,
l’instrumentation des relations professionnelles (le comité d’entreprise, le délégué syndical, la
négociation collective) se retrouve rapidement mise en échec par ces « organisation »
mouvantes, aux contours flous et à durée de vie limitée. Des centres de décision ne trouvent
en face d’eux aucun collectif de travail ; la représentation des salariés n’est, de la même
façon, que par accident en face d’un pouvoir dirigeant ….. Ces nouvelles organisations, en
d’autres termes, produisent des décideurs inaccessibles et « irresponsables » au sens propre
(qui « ne répondent pas » de leurs décisions). Face à cet « hydre à plusieurs têtes », il est
entendu qu’on ne peut plus se satisfaire de la vision que nous procure le droit des sociétés
pour organiser les pouvoirs, à fortiori les contre-pouvoirs. Pourtant si l’on ne veut pas que le
« développement du dialogue social » confine au formalisme sans substance – une tendance
bien réelle – il nous faut bien réévaluer son « précipité juridique ». La confrontation entre les
sciences de gestion et la sociologie du droit offre sans doute, dans cette perspective, les pistes
de réflexion les plus fertiles. Car paradoxalement, comme le souligne Gunther Teubner,
« alors qu’elle vante les mérites de l’organisation en réseaux, la littérature sociologique et
économique se distingue par son silence sur la question. Elle se limite à mettre en lumière leur
combinaison sophistiquée d’éléments contractuels et organisationnels (…) Personne ne parle
des relations internes de pouvoir, (…) de l’absence de responsabilités collectives en dépit de
la collectivisation de l’action, (du) déplacement des risques vers des tiers (….) (Ne peut-on
considérer que les réseaux) constituent un troisième ordre au-delà du contrat et de
l’organisation, requérant une régulation particulière ? »17 ».
16
Supiot A. (2001), « Vers un ordre social international ? Observations liminaires sur les nouvelles régulations
du travail, de l’emploi et de la protection sociale », Conférence sur l’avenir du travail, de l’emploi et de la
protection sociale, Annecy, 18-19 janvier 2001, p.16-17, cité par Duclos L., Mériaux O., art : « Métamorphose
de l’institution corporative et crise des politiques de l’intérêt », in Duclos L. Groux G., Mériaux O. (ss la dir)
(2009), Les nouvelles dimensions du politique. Relations professionnelles et régulations sociales, LGDJ,
Montchrestien, p.47.
17
Gunther Teubner, « L’hydre à plusieurs têtes : les réseaux comme acteurs collectifs de degré supérieur », in
Droit et réflexivité, Bruylant-LGDJ, 1996, p.267-290, in Duclos L., Mériaux O., art : « Métamorphose de
265
Duclos L., Mériaux O., art : « Métamorphose de l’institution corporative et crise des
politiques de l’intérêt », in Duclos L. Groux G., Mériaux O. (ss la dir) (2009), Les
nouvelles dimensions du politique. Relations professionnelles et régulations sociales,
LGDJ, Montchrestien, p.47-49.
Face à la modification du mode de gouvernement des entreprises et de la régulation
des rapports sociaux de production, certains auteurs, comme L. Duclos et O. Mériaux
s’interrogent dès lors sur la pertinence du paradigme institutionnaliste ou néoinstitutionnaliste.
« Ne faut-il pas plutôt penser que nous sommes confrontés à l’épuisement définitif des
solutions de gouvernement par l’Institution (dans sa figure hiérarchique ancienne), par suite
d’une incompatibilité radicale entre les conditions requises pour le fonctionnement du
paradigme de l’Institution et les formes d’exercice du pouvoir, de la souveraineté et de la
responsabilité, tant dans la sphère politique que dans le fonctionnement de nos économies
modernes ?»18.
La sociologie des organisations s’intéresse désormais moins aux institutions, aux
organisations qu’à l’action collective.
Du point de vue du droit émerge un paradigme du droit en réseau.
Document n°260
« avec la crise du modèle pyramidal, émerge progressivement un paradigme concurrent, celui
du droit en réseau (…) les frontières du fait et du droit se brouillent ; les pouvoirs interagisent
(les juges deviennent coauteurs de la loi et les subdélégations du pouvoir normatif, en principe
interdites, se multiplient) ; les systèmes juridiques (et, plus largement, les systèmes normatifs)
s’enchevêtrent ; la connaissance du droit qui revendiquait hier sa pureté méthodologique
(mono-disciplinarité) se décline aujourd’hui sur le mode interdisciplinaire et résulte plus de
l’expérience contextualisée (learning process) que d’axiomes à priori ; la justice, enfin, que le
modèle pyramidal entendait ramener aux hiérarchies de valeurs fixées dans la loi,
s’appréhende aujourd’hui en termes de balances d’intérêt et d’quilibration de valeurs aussi
diverses que variables ».
François Ost, Michel Van de Kerchove (2002), « De la pyramide au réseau ? Pour une
théorie dialectique du droit, Presses des Facultés universitaires de Saint Louis cité par
Duclos L., Mériaux O., art : « Métamorphose de l’institution corporative et crise des
politiques de l’intérêt », in Duclos L. Groux G., Mériaux O. (ss la dir) (2009), Les
nouvelles dimensions du politique. Relations professionnelles et régulations sociales,
LGDJ, Montchrestien, p.51.
b) La question de la représentativité des partenaires sociaux
- Du côté des salariés
l’institution corporative et crise des politiques de l’intérêt », in Duclos L. Groux G., Mériaux O. (ss la dir)
(2009), Les nouvelles dimensions du politique. Relations professionnelles et régulations sociales, LGDJ,
Montchrestien, p.49.
18
Duclos L., Mériaux O., art : « Métamorphose de l’institution corporative et crise des politiques de l’intérêt »,
in Duclos L. Groux G., Mériaux O. (ss la dir) (2009), Les nouvelles dimensions du politique. Relations
professionnelles et régulations sociales, LGDJ, Montchrestien, p.45.
266
Document n°261
Représentativité, théâtre d'ombres
LE MONDE Article paru dans l'édition du 26.02.08
Tous les jeudis depuis janvier 2008, les confédérations syndicales discutent de leur
"représentativité" et de leur financement... au siège du Medef, l'organisation patronale. Cette
situation paraîtra doublement incongrue. D'une part, on n'a jamais vu des groupes de pression
décider de leur futur statut légal et négocier entre eux des prélèvements qu'ils vont s'attribuer
sur les fonds publics. D'autre part, les organisations d'employeurs se trouvent en position de
décider qui va s'asseoir en face d'elles pour négocier au nom des salariés, tout en échappant à
une mise en examen symétrique de leur propre représentativité, qui a été récusée dès le départ.
Comment les états-majors syndicaux ont-ils pu accepter une telle asymétrie ? Ne peut-on y
lire des connivences implicites ou l'indicateur de profonds changements dans les relations
sociales, même de la part des syndicalistes les plus radicaux ?
Naturellement, il existe un problème de "représentativité" syndicale en France. Au début des
années 1970, plus d'un salarié sur quatre était adhérent à un syndicat contre un sur quatorze
aujourd'hui, soit le taux de syndicalisation le plus faible de tous les pays industriels. En outre,
la France est aussi le pays où il y a le plus d'organisations concurrentes (CGT, CFDT, FO,
CFTC, CGC, UNSA, SUD) sans compter les nombreux syndicats non confédérés
d'enseignants, de policiers, de conducteurs de train, de pilotes d'avion... De ce fait, les
nombreuses prérogatives des syndicats "représentatifs" semblent de moins en moins légitimes
: monopole de candidature au premier tour des élections professionnelles, faculté de négocier
dans les entreprises et dans les branches d'activité, gestion des organismes paritaires.
Comment en est-on arrivé là ? On évoque beaucoup les difficultés économiques,
l'individualisme moderne ou la mauvaise volonté patronale. Mais, dans tous les pays
comparables, les syndicats subissent aussi cette conjoncture défavorable et, nulle part ailleurs,
ils n'ont connu une telle désaffection des salariés.
La vraie différence se situe ailleurs : dans aucun autre pays, les syndicats ne se sont vu offrir
des moyens institutionnels, financiers et humains comparables à ceux qui leur ont été
accordés en France au cours de ces trente dernières années. Cela couvre largement leurs frais
de fonctionnement : dès lors pourquoi recruter des adhérents ? Certes, depuis 1968, toutes les
aides et privilèges ont été accordés - puis sans cesse augmentés - avec de très bonnes
intentions. Il s'agissait de renforcer les syndicats, de permettre une meilleure défense des
salariés, de promouvoir la modernisation négociée des entreprises et des administrations.
Nous sommes loin du compte !
D'une part, les réformes sont de plus en plus difficiles. Et le jeu de la négociation entre
"partenaires sociaux" ne change rien. Ces réformes sont accueillies avec méfiance et
scepticisme. D'autre part, plus les syndicats sont aidés, protégés, plus ils sont faibles, divisés,
et moins les salariés leur font confiance pour négocier en leur nom des sacrifices équilibrés.
Pourtant, toutes les solutions envisagées consistent à prolonger, voire à accentuer, ce système
désastreux, notamment en envisageant d'hypothétiques "élections de représentativité" qui
soulèvent des difficultés pratiques quasiment insurmontables... sans parler du bon seuil de
"représentativité" (5 %, 10 % ou 15 % des suffrages), chiffre magique qui est censé
consolider, sinon rendre plus homogène, le paysage syndical.
267
Aujourd'hui, ne faudrait-il pas commencer par faire la lumière sur les moyens dont disposent
les partenaires sociaux ? Ne faudrait-il pas limiter, au strict minimum, les aides et les
privilèges ? Cela est d'autant plus nécessaire qu'il serait inconcevable de laisser subsister des
"vaches sacrées" alors qu'il faut réduire les déficits budgétaires et sociaux.
Enfin, il faut s'interroger sur la place donnée à l'élection dans notre système social.
Naturellement, les délégués du personnel et les comités d'entreprise sont des institutions
utiles, mais la question est de savoir qui peut s'asseoir en face de l'employeur pour négocier
avec lui au nom des salariés de son entreprise. Ne conviendrait-il pas de privilégier, comme
dans d'autres pays, un négociateur appointé par le syndicat mais extérieur à l'entreprise, afin
de garantir son indépendance et d'éviter les dérives de certains financements. Bien sûr, sa
légitimité dépendrait de l'influence réelle de son organisation dans l'entreprise ou la branche
d'activité, la réduction des aides obligeant les syndicats à renouveler leur "rencontre" avec les
salariés.
Les discussions qui sont actuellement engagées au Medef visent pourtant à maintenir et à
généraliser un système indéfendable, qui ressemble à un théâtre d'ombres où l'essentiel est
caché au spectateur. Il s'agit du démantèlement progressif du droit du travail, protecteur du
salarié, en faveur d'un nouvel ordre conventionnel beaucoup plus satisfaisant pour les
employeurs. Il ne fait pas de doute que, sur le papier, cet ordre conventionnel présente
beaucoup d'avantages par rapport au système actuel, trop rigide, qui freine la modernisation
des entreprises et pénalise l'embauche.
Mais une condition essentielle manque en France : les salariés ne disposent plus, sur leur lieu
de travail, de syndicats vivants, efficaces et réellement indépendants de l'employeur comme
du pouvoir politique. Seuls de tels organismes pourraient négocier des compromis équilibrés
avec les employeurs tout en leur garantissant la paix sociale pour la durée du contrat.
Comment les syndicats peuvent-ils regagner cette crédibilité ? En retrouvant le chemin des
ateliers et des bureaux et en prenant en charge les multiples problèmes individuels auxquels se
trouvent confrontés leurs adhérents potentiels.
Dominique Andolfatto, professeur à l'université de Nancy
Dominique Labbé, IEP de Grenoble
Document n°262
Représentativité syndicale : l'élaboration des indicateurs soulève des réserves
Contestée par les syndicats les moins puissants au moment de son adoption, la loi du 20 août
2008 "portant rénovation de la démocratie sociale" continue d'inspirer de vives critiques et
des angoisses quasi existentielles.
La mise en application de ce texte est, en effet, une question de vie ou de mort : désormais, si
une organisation de salariés recueille moins de 10 % des suffrages exprimés aux élections
professionnelles dans une société, elle n'est plus considérée comme "représentative" et ne
peut donc plus participer aux négociations.
Au niveau des branches, il faut atteindre la barre des 8 % pour avoir voix au chapitre. Ce
pourcentage est calculé en agrégeant les résultats aux scrutins professionnels dans les
entreprises, branche par branche.
A l'échelon national interprofessionnel, c'est la même chose : un syndicat doit atteindre le
seuil de 8 %, le ratio étant établi à partir de l'ensemble des résultats électoraux. Ceux-ci sont
268
transmis à un centre qui a ouvert à Louviers (Eure) en début d'année. Géré par Extelia, un
prestataire désigné par la direction générale du travail (DGT), il centralise et traite les procèsverbaux (PV) d'élections.
Or la construction de ces indicateurs de représentativité, qui doit être bouclée fin 2012,
soulève déjà des réserves. Lors d'un débat organisé fin septembre à Paris par l'association
Réalités du dialogue social, René Valladon, secrétaire confédéral à Force ouvrière, a indiqué
que plus de 70 % des PV collectés à ce jour comportaient des erreurs. D'où le risque, à ses
yeux, d'un "contentieux lourd" et de grandes incertitudes sur l'évaluation du poids des
syndicats.
Le directeur général du travail, Jean-Denis Combrexelle, confirme le pourcentage d'anomalies
tout en le relativisant. Il souligne que le dispositif mis en place veille à gommer les
imperfections. Un certain nombre d'entre elles n'empêche pas de calculer l'audience
électorale, explique Xavier Monmarché, responsable du pôle élection chez Extelia. Il peut
s'agir, par exemple, d'un code postal erroné ou d'une faute d'orthographe sur le nom d'une
société.
D'après M. Monmarché, l'anomalie la plus fréquente, "et de loin", porte sur le code identifiant
la convention collective dont dépend l'entreprise : bon nombre de directeurs des ressources
humaines omettent de mentionner cette information dans le PV envoyé à Extelia.
Lorsque l'erreur constatée nuit au calcul de l'audience électorale, un courrier est alors adressé
à la société concernée ; les membres du bureau de vote ou les représentants des syndicats
peuvent également être associés aux vérifications, d'après la DGT.
Mais ces procédures ne rassurent pas entièrement M. Valladon. Il craint que la pertinence des
résultats ne soit sujette à caution.
Les mauvaises langues font remarquer que de telles critiques émanent avant tout des syndicats
qui sont les plus menacés par la loi de 2008. Une chose est sûre : le sujet, particulièrement
sensible, alimente soupçons et rumeurs. En août, certains syndicalistes ont cru que la DGT
avait déjà bâti des chiffres provisoires sur la représentativité à partir des PV transmis. M.
Combrexelle assure que rien de tel n'a été entrepris.
Bertrand Bissuel
Le Monde, Article paru dans l'édition du 10.10.10.
- Du côté patronal
La question de la représentativité n’est pas seulement posée pour les organisations de salariés.
Le monde patronal est divisé et les dernières élections prud’homales ont vu l’essor, comme
nous l’avons vu des acteurs de l’économie sociale. A cela s’ajoute, la division entre
269
représentants des TPE/PME et ceux des grandes entreprises, mais également, un Centre des
Jeunes Dirigeants qui ne cessent de vouloir faire entendre sa différence.
Document n°263
Une entreprise égale une voix !
Changer la représentation patronale
Dans son discours de politique générale du 24 novembre devant l'Assemblée nationale, le
premier ministre a indiqué qu'il souhaitait inscrire la refonte des règles sur la représentativité
patronale au coeur de son action.
Cette question est fondamentale car elle sous-tend celle du poids relatif des organisations
patronales et donc, de leur légitimité. Sur quelles bases cette représentativité est-elle appréciée
? Sur la base d'une " présomption irréfragable " qui ne repose plus aujourd'hui sur rien de clair
ni de précis !
En effet, alors que, dans les organisations de salariés, seule l'adhésion directe est prise en
considération par chacun pour compter ses ouailles, nombre d'entreprises ne savent même pas
que, quand la CGPME et le Medef s'expriment, c'est aussi en les comptant parmi leurs troupes
grâce aux adhésions indirectes d'une union patronale locale pour l'un, et d'une branche
professionnelle pour l'autre.
Il ne s'agit pas ici de remettre en cause la légitimité ni a fortiori l'utilité des organisations
patronales, mais il est évident que l'adhésion directe, acte validant essentiel, donnerait à ces
organisations une légitimité bien plus forte pour parler au nom de leurs adhérents et
représenter individuellement chaque entrepreneur. Avec un principe simple : une entreprise
égale une voix ! Si leur représentativité était évaluée comme celle des organisations salariales
depuis la loi du 20 août 2008, sur la base de leurs seuls adhérents directs, on y verrait plus
clair, et on aurait probablement des surprises...
Une entreprise ne se réduit pas à un plan comptable car, sur le fond, nombre de dirigeants de
PME et de TPE peuvent s'estimer très imparfaitement représentés à travers le prisme actuel du
Medef ou de la CGPME. Ces instances n'ont, en effet, traditionnellement pas vocation à
représenter le seul point de vue économique, celui de l'intérêt de l'actionnaire. Car une
entreprise ne se réduit pas à un bilan comptable ! Comme l'a démontré Joseph Stiglitz, sa
performance globale doit s'apprécier - comme celle d'un Etat - sur plusieurs critères combinés
: économiques certes, mais aussi sociaux, sociétaux et environnementaux.
Ainsi, comme Jean Mersch, le fondateur de notre mouvement, le Centre des jeunes dirigeants
(CJD) - le plus ancien mouvement patronal de France -, nous pensons que " nous ne pourrons
pas éternellement continuer à privatiser les profits et à socialiser les pertes ". Même si 95 %
des dirigeants de PME en sont propriétaires, la plupart sont avant tout des entrepreneurs qui
visent la pérennité de leur entreprise, le maintien de son activité et des emplois qu'elle a su
créer, et non uniquement la rentabilité du capital investi.
Pourquoi, dans ces conditions, refuser de reconnaître un droit d'expression à ceux qui, comme
les adhérents du CJD, parlent au nom de la vision globale qu'ils ont de l'entreprise et non de la
seule défense d'intérêts particuliers ou catégoriels ? Le droit d'expression des salariés existe
270
dans le code du travail depuis les lois Auroux de 1982 : créons le droit d'expression des
entrepreneurs !
Après tout, ce sont eux qui créent la croissance et l'emploi dans notre pays : 80 % des emplois
dans les vingt dernières années ont été créés par des TPE et des PME... qui ne se sentent pas
nécessairement représentées par des organisations auxquelles elles n'ont souvent, après tout,
rien demandé " directement ".
Michel Meunier
Président du Centre
des jeunes dirigeants (CJD) Le Monde 7 décembre 2010
Document n°264
L'inévitable révision de la représentativité patronale
LE 24 NOVEMBRE, dans son discours de politique générale, le premier ministre, François
Fillon, avait créé la surprise en annonçant sa volonté de revoir les règles de la représentativité
patronale. Il faisait ainsi droit à une revendication ancienne des syndicats.
Prudent, le chef du gouvernement s'est toutefois bien gardé de proposer un calendrier pour
cette réforme qui promet d'être longue et suscite, avant même d'avoir dépassé le stade du voeu
pieux, les foudres de la première organisation patronale française, le Medef. Dans un pays
comme a France où l'emploi va aussi mal, il y a peut-être d'autres urgences que d'ouvrir un tel
débat, avait observé Laurence Parisot en taclant le premier ministre. N'en déplaise au Medef,
qui risque d'y perdre des plumes, la réforme de la représentativité patronale est pourtant un
vrai sujet, y compris pour les chefs d'entreprise.
Le patronat est aussi divisé que l'est le monde syndical. Et dans les grandes négociations, ses
délégations ont souvent bien du mal à harmoniser leurs positions.
Les entreprises du CAC 40, bien que représentées au Medef ou dans ses fédérations, confient
à l'Association française des entreprises privées (AFEP) le soin de faire du lobbying pour elles
auprès des pouvoirs publics. Le Medef et la CGPME, qui sont fréquemment à couteaux tirés,
chassent de plus en plus souvent sur les mêmes terres : les petites et moyennes entreprises. Et
bien malin qui pourrait dire laquelle de ces deux organisations est la plus représentative des
PME. Laurence Parisot, qui vient de cet univers, a renforcé ce tropisme au Medef.
Doublons
Dans les entreprises de moins de dix salariés, la CGPME et l'Union professionnelle artisanale
(UPA), la troisième organisation patronale représentative au niveau national, se trouvent
parfois en concurrence avec de petits syndicats indépendants. Telle l'association Créateurs
d'emplois et de richesses de France (CERF). Le CERF, qui se présente comme le premier
lobbyiste des TPE, vient de faire une percée aux élections à la chambre de commerce et
d'industrie (CCI) de Paris.
271
Au fil des années et de l'évolution de l'économie, d'autres structures ont vu le jour : Yvon
Gattaz, ex-patron du groupe Radiall et ancien président du Conseil national du patronat
français (CNPF), l'ancêtre du Medef, défend les entreprises de taille intermédiaire (ETI) et les
entreprises patrimoniales. CroissancePlus, qui a vocation à fédérer les entreprises les plus
dynamiques, a été longtemps tenu par le Medef pour une sorte de parent pauvre... L'Union des
syndicats et groupements d'employeurs représentatifs dans l'économie sociale (Usgeres), un
secteur qui pèse lourd dans l'économie, demande à être reconnue comme un partenaire social
à part entière.
Dans cet environnement, le Medef ne pourra pas durablement s'en tenir à la défense de sa
représentativité historique. Il le sait, mais joue la montre, peu soucieux d'affronter par
exemple la délicate question des doublons entre organisations patronales et organismes
consulaires, acteurs-clé du développement économique local.
Les chefs d'entreprise y perdent leur latin. 17 % seulement (contre 26 % en 2004) ont voté,
entre le 25 novembre et le 8 décembre, pour élire leurs représentants dans les CCI territoriales
et régionales. Les résultats de ce scrutin n'ont pas encore été rendus publics. Mais le faible
taux de participation fait jaser un monde patronal qui se découvre fragile et confronté, lui
aussi, à une forme de désyndicalisation massive.
Claire Guélaud, Le Monde 29 décembre 2010
2°) Conflits sociaux : où en est-on ? La France championne du monde de la grève ?
Les analyses qui suivent en particulier sur la permanence des conflits « classiques » sont
très largement redevables aux propos de P. Bouffartigues.
a) La thèse du déclin des classes repérable par la modification de la nature des conflits
sociaux sous l’effet du changement social : Les théories des nouveaux mouvements sociaux
Les théories des nouveaux mouvements sociaux s’appuient généralement sur l’idée,
que le mouvement ouvrier n’est plus l’acteur essentiel de nos sociétés. Elles reprennent le plus
souvent à leur compte les analyses de R. Nisbet (1959) tentant de démontrer la fin des classes
sociales.
Document n°265
« Une (…) tentative de démonstration systématique de la fin des classes sociales a été
imaginée pour la première fois par R. Nisbet selon qui cette fin proviendraît :
- dans la sphère politique, de la diffusion du pouvoir au sein de l’ensemble des
catégories de la population et de la déstructuration des comportements politiques selon
les strates sociales ;
- dans la sphère économique, de l’augmentation du secteur tertiaire, dont les emplois ne
correspondent pour la plupart à aucun système de classe parfaitement clair, et de la
diffusion de la propriété dans toutes les couches sociales ;
- de l’élévation du niveau de vie et de consommation qui conduit à la disparition de
strates de consommation nettement repérables, rendant peu vraisemblable
272
l’intensification de la lutte des classes ».
L. Chauvel, « Le retour des classes sociales », in Revue de l’OFCE, n°79, octobre 2001.
Ces théories des nouveaux mouvements sociaux cherchent à déterminer quels seront
les nouveaux enjeux susceptibles de générer de nouvelles mobilisations des individus.
- Les modèles culturels
Pour R. Inglehart, plus les sociétés satisfont les besoins élémentaires de leurs
membres, plus ceux-ci cherchent à satisfaire des besoins non matériels. L’ère de prospérité
des trente glorieuses a généré le développement de nouvelles valeurs post-matérialistes qui
sont à la base de nouveaux enjeux politiques, économiques et sociaux et de nouveaux
mouvements sociaux (défense de l’environnement, féminisme, antiracisme,...).
Document n°266
“Ronald Inglehart19 souligne que, dans les sociétés occidentales, la satisfaction des besoins
matériels de base pour l’essentiel de la population déplace les demandes vers des
revendications plus qualitatives de participation, de préservation de l’autonomie, de qualité de
vie, de contrôle des processus de travail. Inglehart associe aussi ce glissement “postmatérialiste” des attentes à la valorisation des questions identitaires, de la quête d’une estime
de soi. Il souligne également les effets du processus de scolarisation comme élément
explicatif d’une moindre disposition des générations nouvelles aux pratiques de délégation et
de soumission à un ordre organisationnel fortement hiérarchique. Ces données participent en
fait d’un ensemble de travaux sociologiques plus anciens dont l’hypothèse centrale tourne
autour d’une forme de dépassement du modèle de la société industrielle et de ses conflits”.
E. Neveu, Sociologie des mouvements sociaux, Editions La Découverte, coll Repères,
1996.
Document n°267
“l’ère post-moderne se caractérise par un ensemble d’éléments qui bouleversent les formes de
domination dans les organisations, tout du moins transitoirement. En premier lieu, la société
ne se lit plus en termes de rapports de classes. Que ces rapports existent ou qu’ils se soient
modifiés, ils ne structurent plus autant les systèmes de représentation. La société est
désormais pensée à la fois comme une société de masse et comme une société d’individus où
chacun évolue en fonction de ses désirs et de ses besoins vécus, où chacun démêle le
labyrinthe de sa vie personnelle. Une société hédoniste organisée autour de la diversification
des modes de consommation, dont aurait disparu la raison, une société perdue dans les
miroirs de la subjectivité d’individus tourbillonant dans la quête de leur image et de l’image
de l’autre”.
Tixier (P.E.), art: “Légitimité et modes de domination dans les organisations”.
Document n°268
19
R. Inglehart, sociologue américain, auteur de Cultural shifts in Advanced Industrial Societies, Princeton
University Press, 1990.
273
“Selon Gérard Grundberg et Etienne Schweisguth 20 (...), “le libéralisme culturel” (...) a pu
caractériser les positionnements spécifiques qui s’agençaient dans les mouvements des
nouvelles classes moyennes. Ici, le libéralisme culturel génère de nouvelles normes
progressistes en s’opposant, entre autres, aux valeurs traditionnelles de la gauche politique
marquées, pour l’essentiel, par des références à l’économique et au social. Le libéralisme
culturel s’appuie sur une critique poussée des systèmes d’autorité et des formes les plus
anciennes de la morale.Les principes qui l’étayent s’appliquent à des registres extrêmement
divers qui vont de la sphère privée à des domaines plus globaux. Il milite pour une “économie
ouverte”, prône la contraception, rejette toute répression judiciaire systématique, exige une
école basée sur l’esprit critique, etc. Les représentations qui relèvent du libéralisme culturel
restent peu présentes parmi les ouvriers, alors qu’elles structurent massivement les systèmes
de valeurs des couches moyennes salariées et leur rapport à l’action collective et au conflit .
Enfin, la “moyennisation” de la société française a généré de nouveaux systèmes de valeurs
au sein des espaces propres aux luttes sociales. Les revendications liées à la gestion se
substituent plus souvent à celles qui relèvent des traits les plus typiques de l’exploitation
capitaliste. Et les conflits qui renvoient à ces enjeux culturels suppléent les luttes (purement)
économiques”.
G. Groux , Vers un renouveau du conflit social, Editions Bayard 1998.
Document n° 269
“De plus en plus souvent, le citoyen se comporte dans ses choix politiques comme un
consommateur rationnel, non pas simplement en fonction de convictions politiques désormais
atones, mais en harmonie avec ce qu’il se représente comme son intérêt, transformant la
civitas en un immense “marché politique”. Plusieurs exemples viendraient à l’esprit, mais le
plus récent est sans doute le mouvement de protestation contre la loi à laquelle Jean-Louis
Debré a attaché son nom. En fait, et quoi qu’on ait pu pensé au moment d’intense polémique
que le projet avait soulevé, il était remarquable que la critique se concentrât sur la mesure
exigeant de la part des hôtes d’un étranger une déclaration au moment de son départ. (...)
Toute la thématique proprement politique, ou du moins publique, tout ce qui relevait
traditionnellement de la citoyenneté “militante” et “participante” passait au second plan au
profit de la critique d’une seule mesure, celle justement qui dérangeait non le citoyen mais
l’individu privé. (...) L’essentiel était moins une conception de la citoyenneté et de son
extension que la volonté plus modeste et limitative de préserver l’intimité du foyer. (...) On ne
se mobilisait plus en fonction d’un engagement envers le domaine public, mais pour défendre
un immense “chacun chez soi”. Etait défendue sur la scène publique non plus la grande cause
publique, mais une protection de l’individu hors de la sphère publique. La conséquence
s’impose, juste après l’anecdote : les droits de la citoyenneté, loin d’engager le citoyen dans la
sphère publique de sa participation, sont utilisés pour l’en séparer, pour le restituer à son
individualité. Une redéfinition radicale de la civitas se prépare : le sens classique de la
citoyenneté, la participation d’êtres libres à une communauté de droits, est retourné et sert
simplement de ressource en faveur de la préservation des intimités individuelles”.
Leterre (Th.), art : La naissance et les transformations de l’idée de citoyenneté, in Les
Cahiers Français, n° 281, mai-juin 1997, pp.3-10, p.10.
- La sociologie de l’action
20
Gérard Grundberg et Etienne Schweisguth ont écrit plusieurs articles où ils développent les idées exprimées
dans ce document. Cf. notamment, “Profession et vote : la poussée de la gauche”, in France de gauche, vote à
droite, PFNSP, 1982.
274
Pour A. Touraine, un mouvement social est une « action collective organisée par
laquelle un acteur de classe lutte pour la direction sociale de l’historicité dans un ensemble
historique concret », c’est-à-dire lutte pour la détermination des grandes orientations
culturelles de la société. L’historicité est la « capacité d’une société de construire ses pratiques
à partir des modèles culturels et à travers des conflits et des mouvements sociaux », un
« ensemble de modèles culturels qui commandent les pratiques sociales, mais seulement à
travers des rapports sociaux ».
Pour lui, chaque société connaît en réalité, un mouvement social et un seul qui possède les
caractéristiques suivantes :
– il est placé au centre des contradictions sociales ;
– il a face à lui un adversaire social clairement déterminé et défini ;
– il est doté d’un projet de changement social.
Pour Alain Touraine, le mouvement ouvrier est le mouvement social de la société industrielle,
en tant qu’« (...) action organisée par laquelle la classe ouvrière met en cause le mode de
gestion sociale de la production industrielle et, plus largement, la domination qu’exercent,
selon ses représentants, les détenteurs du capital sur l’ensemble de la vie sociale et
culturelle ». La société industrielle, en tant que « société de production », dont le but était de
dominer la nature, était l’objet d’un conflit central pour le partage des gains de productivité et
pour le contrôle du pouvoir. Ce qui est remarquable à ses yeux, c’est que nul acteur collectif,
pas même le mouvement ouvrier, ne s’attachait à démonter les principaux paramètres logicoculturels : « Le mouvement ouvrier et le mouvement des industriels croient également au
travail, à la domination de l’homme sur la nature, à l’austérité et à la rigueur morale, au
progrès, à l’association ». C’est donc la question de la mise en forme sociale de l’historicité
qui était l’enjeu central de la société industrielle et non ses propres fondements.
Document n° 270
“Le mouvement ouvrier possède un centre, défini par le lieu de la destruction la plus directe et
la plus active de l’autonomie professionnelle par l’organisation industrielle, et dont le
taylorisme et le fordisme ne sont que des formes particulières. La conscience de classe
ouvrière répond à ce conflit fondamental”. Le mouvement ouvrier est une “(...) action
organisée par laquelle la classe ouvrière met en cause le mode de gestion sociale de la
production industrielle et, plus largement, la domination qu’exercent, selon ses représentants,
les détenteurs du capital sur l’ensemble de la vie sociale et culturelle” Il reste que “le
mouvement ouvrier et le mouvement des industriels croient également au travail, à la
domination de l’homme sur la nature, à l’austérité et à la rigueur morale, au progrés, à
l’association”.
D’après Dubet (F.), Touraine (A.), Wieviorka (M.), “Le mouvement ouvrier”, Paris : Ed.
Fayard, 1984. p.101 ,p.18 et p.51.
Document n°271
“Si l’on entend par socialisation l’insertion des actions individuelles dans un système plus
vaste qui leur confère une signification, alors le conflit autour de la production est bien
vecteur de socialisation. Les protagonistes de ce conflit reconnaissent en effet la production
comme un enjeu commun, comme un bien social dont chacun se veut le meilleur défenseur.
La contestation porte sur un objet la production, dont le sens pour chacun et pour la société
dans son ensemble ne fait pas de doute. Cette adhésion à des valeurs communes ne limite pas
la portée de l’affrontement: la violence des luttes ouvrières est là pour en témoigner. Mais
cette violence même est fortement intégratrice (...), la dialectique du conflit et de l’intégration
est au coeur de la production des identités collectives dans la société industrielles”.
275
B.Perret, G.Roustang, “L’économie contre la société. Affronter la crise de l’intégration
sociale et culturelle”, Ed Seuil, 1993, p.27-28.
Pour A. Touraine, nous vivons aujourd’hui la fin de la société industrielle et l’avènement
d’une « société programmée ».
Document n°272
“J’appelle en effet société programmée, expression plus précise que celle de société postindustrielle, qui n’est définie que par ce à quoi elle succède, celle où la production et la
diffusion massive des biens culturels occupent la place centrale qui avait été celle des biens
matériels dans la société industrielle. Ce que furent la métallurgie, le textile, la chimie et aussi
les industries électriques et électroniques dans la société industrielle, la production de la
diffusion des connaissances, des soins médicaux et des informations, donc l’éducation, la
santé et les médias, le sont dans la société programmée. Pourquoi ce nom ? Parce que le
pouvoir de gestion consiste, dans cette société, à prévoir et à modifier des opinions, des
attitudes, des comportements, à modeler la personnalité et la culture, à entrer donc
directement dans le monde des “valeurs” au lieu de se limiter au domaine de l’utilité.
L’importance nouvelle des industries culturelles remplace les formes traditionnelles de
contrôle social par de nouveaux mécanismes de gouvernement des hommes.
En renversant la formule ancienne, on peut dire que le passage de la société industrielle à la
société programmée est celui de l’administration des choses au gouvernement des hommes, ce
qu’exprime bien l’expression lancée par les philosophes de Francfort, d’ “industries
culturelles”. Dans la société programmée “ (...) l’enjeu de ces luttes n’est pas l’utilisation
sociale de la technique, mais celle de la production et de la diffusion massive des
représentations, des informations et des langages. (...) Nous ne sommes pas sortis de la société
industrielle pour entrer dans la post-modernité; nous construisons une société programmée où
la production de biens symboliques a pris la place centrale qu’occupait la production des
biens matériels dans la société industrielle”.
Touraine (A.), “Critique de la modernité”, op-cit, p.284 etp.412.
Il en résulte que ce passage de la société industrielle à la société post-industrielle
(société programmée) suscite des modifications quant à la nature des mouvements sociaux.
Les sociétés industrielles étaient dominées par le conflit entre capital et travail au sein de
l’entreprise. L’enjeu portait alors sur la propriété et sur la direction des moyens de production.
La société post-industrielle est une société dans laquelle le pouvoir appartient à ceux qui
maîtrisent le savoir et l’information, une société caractérisée par sa capacité à modeler les
conduites sociales et culturelles. L’enjeu s’est donc déplacé en dehors de l’entreprise suscitant
l’apparition de nouveaux mouvements sociaux (mouvement étudiant, féministe, anti-raciste).
Document n°273
"Historiquement, le mouvement de mai et la période qui l'a suivi, se placent à la charnière de
deux types de sociétés comme la Commune de Paris se plaçait à la charnière du capitalisme
marchand et du capitalisme industriel. (…) Aujourd'hui : la société française est dominée par
l'économie industrielle mais devient déjà une société postindustrielle. le mouvement ouvrier
est encore la force de protestation la plus importante, mais le mouvement de mai a déjà fait
apparaître des thèmes et des acteurs nouveaux. Qu'on observe les mouvements régionaux, les
grèves d'immigrés, le mouvement écologiste ou la lutte des femmes, chaque fois on est
ramené à mai 68 comme au point d'origine ou à une inflexion fondamentale. C'est depuis mai
276
que les mouvements sociaux ne se subordonnent plus à l'action des partis, que le champ de
contestation s'est étendu à presque tout les secteurs de la vie culturelle et de l'organisation
sociale".
A. Touraine, Le communisme utopique. Le mouvement de mai 68. Coll Postface, Ed
Seuil, avril 1972-mars 1980.
Mais mélangeant le registre descriptif et prescriptif, il finit par associer démocratie et
mouvement social, pour rejeter toute perspective révolutionnaire, ses réflexions sur la
démocratie, finissent par n’avoir qu’un enjeu : la défense d’un certain type de démocratie,
une démocratie pluraliste, pacifiée associée à l’acceptation du principe d’une économie de
marché.
Document n°274
« L’essentiel aujourd’hui à mes yeux est de (…) détruire activement les restes de toutes les
visions unificatrices de l’histoire qui sont les pires ennemies de la pensée comme de la liberté.
C’est pourquoi on ne peut parvenir à l’idée de mouvement social comme conflit central
qu’après s’être débarrassé complètement de toute philosophie de l’histoire et plus
concrètement de l’illusion révolutionnaire.
Que le phénomène révolutionnaire existe, nul ne peut en douter, mais l’idée du
mouvement social et sa réalité supposent la destruction du globalisme révolutionnaire, la
libération de la société civile et la reconnaissance du marché, c’est-à-dire des changements
non contrôlables de l’environnement. Je n’exprime pas ici une préférence idéologique ;
j’affirme que l’idée de mouvement social ne peut pas vivre hors de son association avec celle
de démocratie et de marché.
Me permettra-t-on de dire plus brutalement que l’idée de mouvement social est inséparable
d’une pensée libérale-démocratique et incompatible avec les régimes et les doctrines
révolutionnaires ? Formule qui a le mérite au moins de s’opposer brutalement à
l’identification si courante dans la tradition européenne entre mouvement social et révolution.
C’est parce que l’idée de mouvement social n’a rien à voir avec celle de mutation historique
ou celle d progrès qu’elle peut et qu’elle doit avoir la prétention de désigner un élément
central de fonctionnement des sociétés (…), le principe d’une dynamique central de la société
civile et donc de la naissance sous nos yeux d’un nouveau type de sociétal, société postindustrielle, société programmée ou de quelque autre nom qu’on la nomme ».
A. Touraine, « Découvrir les nouveaux mouvements sociaux, in F. Chazel (ss la dir),
« Action collective et mouvements sociaux », Ed Puf, 1993.
Philosophie de l’histoire tourainienne qui finit par le disqualifier pour saisir les nouveaux
mouvements sociaux en cette période contemporaine.
b) Le renouveau des luttes anticapitalistes entre fragmentation et convergences
Le mouvement social de l’automne 1995, suivi du mouvement des chômeurs ouvre un
nouveau cycle de contestation en France (prémisses avec la mobilisation étudiante de l’hiver
277
1986-1987).
Document n°275
"Face à l'offensive déclenchée par le gouvernement, nous estimons qu'il est de notre
responsabilité d'affirmer publiquement notre pleine solidarité avec celles et ceux qui, depuis
plusieurs semaines, sont entrés en lutte ou s'apprêtent à le faire. Nous nous reconnaissons
pleinement dans ce mouvement qui n' a rien d'une défense des intérêts particuliers et moins
encore des privilèges mais qui, est en fait, une défense des acquis les plus universels de la
République. En se battant pour leurs droits sociaux, les grévistes se battent pour l'égalité des
droits de toutes et de tous : femmes et hommes, jeunes et vieux, chômeurs et salariés,
travailleurs à statut, salariés du public et salariés du privé, immigrés et français. C'est le
service public, garant d'une égalité et d'une solidarité aujourd'hui malmenées par la quête de la
rentabilité à court terme que les salariés défendent en posant le problème de la Sécurité
sociale et des retraites. C'est l'école public ouverte à tous, à tous les niveaux et garante de
solidarité et d'une réelle égalité des droits au savoir et à l'emploi que défendent les étudiants
en réclamant des postes et des crédits. C'est l'égalité politique et sociale des femmes que
défendent celles et ceux qui descendent dans la rue contre les atteintes aux droits des femmes.
Tous posent également la question de l'Europe : doit-elle être l'Europe libérale que l'on nous
impose ou l'Europe citoyenne, sociale et économique que nous voulons ? Le mouvement
actuel n'est une crise que pour la politique gouvernementale. Pour la masse des citoyens, il
ouvre la possibilité d'un départ vers plus de démocratie, plus d'égalité, plus de solidarité et
vers une application effective du Préambule de la Constitution de 1946 repris par celle de
1958.
Nous appelons tous nos concitoyens à s'associer à ce mouvement et à la réflexion radicale sur
l'avenir de notre société qu'il engage ; nous les appelons à soutenir les grévistes
matériellement et financièrement.
"Le mouvement de décembre 1995, appel de soutien aux grévistes, le 4 décembre 1995",
in Le Monde, 5 décembre 1995.
Document n°276
En décembre 1996, « le mouvement des chômeurs est un événement unique extraordinaire
(…). Tous les travaux scientifiques ont (…) montré que le chômage détruit ceux qu’il frappe,
qu’il anéantit leurs défenses et leurs dispositions subversives. Si cette sorte de fatalité a pu
être déjouée, c’est grâce au travail inlassable d’individus et d’associations qui ont encouragé,
soutenu et organisé le mouvement. (…) La première conquête de ce mouvement est le
mouvement lui même, son existence même : il arrache les chômeurs et, avec eux, tous les
travailleurs précaires, dont le nombre s’accroît chaque jour, à l’invisibilité, à l’isolement, au
silence, bref à l’inexistence. En réapparaissant au grand jour, les chômeurs ramènent à
l’existence et à une certaine fierté tous les hommes et les femmes que, comme eux, le non
emploi renvoie d’ordinaire à l’oubli et à la honte.
P. Bourdieu, « Le mouvement des chômeurs, un miracle social », Contre-feux, Ed LiberRaisons d’agir, 1998.
Pour P. Bouffartigues, une première hypothèse est formulée par un certain nombre de
chercheurs celle d’un déplacement de la conflictualité hors de la sphère du travail avec les
mouvements des « sans » :
1) Occupation de la rue du Dragon (décembre 1994) ;
2) Occupation de l’église St Bernard en juillet-août 1996 ;
3) Implication des professions artistiques dans la mobilisation contre les lois Pasqua
Debré en février 1997 ;
278
4) Montée en puissance d’Attac à partir de juin 1998 (l’association naît suite à un
éditorial de I. Ramonet dans le Monde diplomatique en décembre 1997) ;
5) Manifestation de Seattle en novembre 1999.
Malgré des précédents dans l’histoire (marche des chômeurs dans les années 1930, MLF dans
les années 1960, etc.) de nombreux auteurs insistent sur la radicale nouveauté de ces
mouvements contestataires : on peut les opposer au monde du travail perçu comme figé sur
des positions défensives à partir d’institutions traditionnelles (syndicats et partis politiques).
Opposition simpliste (reprise par les médias) : 1) d’un coté les manifestations des sociétés
« modernes » (les « prides », les forums altermondialistes, etc.) ; 2) de l’autre le monde du
travail désespéré qui cherche à sauver ses emplois.
Cette thèse s’appuie sur une série d’arguments solides :
1) on assiste effectivement à une « cohabitation difficile » lors des contre-sommets
européens entre les organisations syndicales et la mouvance altermondialiste ;
2) les manifestations et les grèves du printemps 2003 n’ont pas permis au « sans » – ni
d’ailleurs aux chômeurs et aux précaires qui ont animé des luttes dans le commerce et
la restauration rapide entre 2000 et 2003 – de se faire une place légitime dans le conflit
 le contre-sommet d’Evian (28 mai  3 juin 2003) s’est déroulé en pleine phase
ascendante de la mobilisation anti-Fillon sans permettre une synthèse des deux
mouvements.
Mais par ailleurs, à cette thèse de la « segmentation » des conflits sociaux et de la montée en
puissance des conflits « post-modernes », on peut opposer les remarques suivantes :
1) les conflits « traditionnels » du travail ont connu une forte remontée en 2000-2001
(explosion des grèves localisées au moment des négociations des 35 heures) ;
2) le conflit des intermittents pendant l’été 2003 emprunte des modalités d’action lancées
en France par Act-up (die-in quotidiens dans les rue d’Avignon).
3) On a assisté à un soutien des enseignants vers les intermittents ce qui alimente l’idée
d’une dimension interprofessionnelle du mouvement ;
4) En août 2003, le rassemblement contre l’OMC organisé par la Confédération paysanne
mobilise sur le plateau du Larzac plus de 200 000 personnes d’horizons divers : Attac,
syndicalistes, militants inorganisées, etc.  il existe une jonction entre les différents
champs de la conflictualité.
Il en résulte, selon P. Bouffartigues, l’apparition d’un nouveau débat dans le champ
scientifique :
1) pour certains (de plus en plus nombreux), un changement historique s’est produit qui
interdit désormais d’accorder une place structurante à un antagonisme social central
(multiplication des champs de la conflictualité). Cette approche se fonde sur trois
hypothèses : 1) une substitution de nouveaux acteurs aux dépens du mouvement social
ouvrier ; 2) un processus de parcellisation de la contestation (disparition du conflit
social central) ; 3) la limitation des objectifs revendicatifs à l’obtention ou à la
consolidation des droits, vecteurs d’un meilleur fonctionnement démocratique.
2) Pour d’autres, cet antagonisme central n’a pas disparu mais il est soumis à un lent
travail de reconquête de la parole collective sur des bases transversales.
- Un champ contestataire structuré par un multiplicité d’antagonismes et d’oppressions ?
P. Bouffartigues, souligne que pour Tim Jordan, (S’engager ! Les nouveaux militants,
activistes, agitateurs, Autrement, 2003), les nouveaux mouvements contestataires se
279
développent en parallèle d’une transformation des structures de la société. Evolution en 4
séquences :
a) société industrielle : syndicalisme ouvrier + mobilisations pour l’extension des
droits démocratiques (femmes, noirs) ;
b) à partir des années 60, le conflit de classe perd sa centralité, apparition des
NMS, mais jusqu’en 1989, même si chaque mouvement privilégie un combat
spécifique, tous s’efforcent de « travailler sur la place de l’oppression de classe
par rapport aux autres formes d’oppressions » ;
c) à partir de 1989 (fin du bloc de l’est) cette hiérarchisation saute : aucune lutte
militante ne peut désormais se prétendre plus importante qu’une autre 
constitution du « militantisme politique populaire » qui a trois
caractéristiques : transgression de la normalité, respect des différences,
recherche en actes de pratiques démocratiques plus abouties. En s’appuyant sur
M. Castells, Jordan pose l’hypothèse d’une rupture historique liée à la crise
d’un certains nombre d’institutions sociales ; le militantisme populaire est le
lieu de la constitution de nouvelles normes sociales : chaque lutte identifie un
problème dans une institution et exige, via le rapport de force (actions de
lobbying et/ou recours à une action directe non violente), sa résolution ; deux
cas de figure se présentent : a) on aboutit à une réforme du dispositif existant
(un renforcement du contrôle de la détention d’armes par exemple) ; b) on
aboutit à un changement social radical (attribution de terres aux populations
indigènes engagées dans le zapatisme par exemple).
Cette thèse conduit à l’idée d’un découpage de l’espace social en différents champs d’action :
chaque mouvement collectif interpelle le pouvoir politique en fonction de son « répertoire
d’action » spécifique. Le risque est alors l’absence d’articulation entre ces domaines bornés :
la lutte des classes a cédé la place à un « radicalisme auto-limité » (Andrew Arato, Jean
Cohen, Civil society and political theory, MIT, 1992  auteurs qui ont proposé la notion de
self-limiting radicalism).
Cette approche est reprise en France par Daniel Mouchard, (« les mobilisations des “sans”
dans la France contemporaine : l’émergence d’un radicalisme auto-limité », RFSP, vol. 52,
n°4, août 2002.) Pour lui, l’originalité du mouvement tient à la relation ambivalente que le
mouvement entretient avec l’Etat : adversaire et interlocuteur. La source de légitimation du
mouvement se trouve dans le droit normatif entendu comme supérieur à la légalité en vigueur
(droit d’avoir des papiers pour accéder à la citoyenneté, droit d’avoir un toit, un emploi, etc.).
Cette action se traduit par un « illégalisme sectoriel » qui se combine avec une référence
constante aux droits fondamentaux. Selon Mouchard, ce type de mouvement social est
toutefois limité à une demande d’intégration dans le système et s’interdit toute contestation du
système.
Il n’empêche, ce radicalisme auto-limité qui s’appuie sur des pratiques de désobéissances
civiques fait du droit son arme symbolique et vise à conquérir de nouveaux espaces de
citoyenneté.
Cette approche permet également d’expliquer la relative institutionnalisation de ce que l’on a
appelé les nouveaux mouvements sociaux, institutionnalisation que reconnaît même A.
Touraine et qui finit même par penser que les mouvements féministes, anti-racistes, étudiants
ne constituent plus à proprement parler des mouvements sociaux.
280
Document n°277
“Au milieu des années 70 on a vu se développer ce que j’ai nommé de nouveaux
mouvements sociaux, mais quelques années plus tard la plupart d’entre-eux semblent avoir
disparu.
Ce n’est en tout cas ni le mouvement étudiant, décomposé ou réduit à des soulèvements sans
lendemain, ni le mouvement des femmes, qui s’est désorganisé au lendemain de ses victoires
juridiques, ni l’action des minorités régionales ou culturelles qui peuvent prétendre occuper
aujourd’hui la place qui fut celle du mouvement ouvrier dans le passé, et le mouvement
écologiste est davantage une critique du modèle de développement antérieur qu’un
mouvement proprement social. Il est vrai que les minorités défendent leurs droits plus
activement qu’avant mais il s’agit clairement d’actions collectives qui sont beaucoup plus
proches de la pression institutionnelle que du mouvement social”.
Touraine (A.), art : “Découvrir les nouveaux mouvements sociaux”, in F. Chazel (ss la
dir), “Action collective et mouvements sociaux” , Ed Puf, 1993, p.32.
Document n°278
“Parce que présentés comme typique de l’opposition à l’Etat et aux mécanismes
d’institutionnalisation, les nouveaux mouvements sociaux constituent un excellent terrain
pour relativiser la pertinence de l’opposition société civile-Etat. (...) La collaboration
conflictuelle entre administrations et mouvements sociaux peut (...) s’observer dans les
rapports que nouent les ministères “nouveaux” (Environnement, Consommation, Condition
féminine) avec les groupes mobilisés.
Parce que souvent en position dominée dans les structures politico-administratives, ne
disposant ni du relais des “grands corps”21 , ni de budgets et services extérieurs22 très étoffés,
ces administrations cherchent le soutien des associations qui interviennent sur leur secteur. Le
ministère de l’Environnement a joué en 1983 la mobilisation des associations de pêcheurs
contre le travail de lobbying parlementaire d’EDF pour faire passer une loi qui imposait des
contraintes fortes en matière de protection du poisson sur les cours d’eau. Ces rapports
aboutissent à des situations où s’imbriquent des “administrations militantes” dont les
responsables sympathisent souvent avec les causes qu’ils ont à gérer et des mouvements
sociaux partiellement phagocytés23 par une collaboration institutionnalisée à la définition et à
la mise en oeuvre des politiques publiques. Les associations écologistes participent ainsi au
Conseil national de protection de la nature, à la Commission supérieur des sites, au Conseil
supérieur des installations classées, au Conseil national du bruit, au Conseil de l’information
sur l’énergie nucléaire, sans compter les structures mises en place par les collectivités locales.
Pareil investissement suppose un gros travail d’expertise sur dossiers qui contribue à modeler
le style de l’écologisme militant. Le développement de la capacité d’agir en justice reconnue
par les lois françaises aux associations de défense de la nature, les ressources juridiques que
leur apporte le droit communautaire ont également poussé les organisations écologistes à
fréquenter plus les prétoires que la rue”.
E. Neveu, Sociologie des mouvements sociaux, Editions La Découverte, coll Repères,
1996.
21
Grands corps : corps de la fonction publique : Inspection Générale des Finances, Conseil d’Etat,
Corps des Ponts et chaussées, corps des Mines.
22
Services extérieurs : services déconcentrés de l’Etat, directions départemental et régional des
ministères.
23
phagocytés : encadrés, contrôlés
281
- Une contestation protéiforme de la marchandisation croissante des sociétés
Les trois hypothèses de l’approche n°1 méritent selon P. Bouffartigues, d’être discutées :
1) l’idée de rupture historique se heurte au phénomène de l’extension du rapport salarial ;
installer les NMS hors de la sphère du travail empêche de rendre compte de la
production et de la reproduction de l’essentiel des inégalités sociales.
Selon L. Mathieu (L. Mathieu, « les nouvelles formes de contestations sociales », Regard
sur l’actualité n°251, mai 1999), les mobilisations des « sans » (emploi, logement,
papiers) attestent du peu de crédibilité de la thèse de la prédominance des revendications
post-matérialistes. Même si les formes de domination et d’aliénation qu’elles font
apparaître ne sont pas réductible au rapport capital / travail, elles entretiennent avec lui des
liens étroits (la lutte des « sans-papiers » est une contestation du processus de
« délocalisation sur place » du système productif).
Document n°279
“Les grèves actuelles représentent une étape décisive dans la tendance longue des
peuples à la démocratie. Derrière la défense d’acquis sociaux chèrement obtenus, de
services publics fondateurs de l’identité de notre République s’affirme certes le rejet
massif du libéralisme maastrichien et de l’argent comme seul critère de régulation
sociale. Mais aussi, à beaucoup plus long terme, l’irruption du nouveau prolétariat
dans l’histoire. Bien sûr, cela ne vient pas de rien : des précédents mouvements des
infirmières et des grèves de cheminots, de l’hiver étudiant de 1986 à la levée en masse
du 16 janvier 1994 contre l’aggravation des dispositions de la loi Falloux, on a vu des
catégories entières de travailleurs entrer dans l’action, imposant leur point de vue à des
syndicats hésitants (ou produisant de nouveaux syndicats). (...) Le danger, pour ceux
qui dominent cette République, est que l’identification d’une large partie des
travailleurs de France aux employés des services publics - qu’ils rejoignent ou non en
pratique leur mouvement gréviste - ne fait que souligner l’unité fondamentale du
travail salarié et sa massification sans précédent dans la société française. Certains le
découvriront avec terreur, mais le prolétariat représente désormais probablement plus
de 75% de la population de ce pays. 75% de prolétaires dites-vous? Vous exagérez ?
Mais non. Certes, dans le langage courant la notion de “prolétaire” a souvent été liée à
celle de “pauvre” : cela ne saurait exprimer la place grosso modo identique de vastes
secteurs de la population dans le procès de production. Le prolétaire est souvent
pauvre, cependant il n’est pas le seul dans ce cas. Parfois, il gagne dignement sa vie.
Mais il est celui qui, fondamentalement, vit de la vente de sa force de travail. (...)
Messieurs les dominants, le nouveau prolétariat vous salue bien”.
Cahen (M.), art : “Le nouveau prolétariat vous salue bien !”, in Le Monde,
décembre 1995.
Document n°280
“Contrairement à ce qui s’écrit le plus souvent, la période actuelle n’est pas marquée
par un changement de nature de la participation politique. L’analyse des
revendications portées par les manifestations actuelles ne vient pas corroborer
l’hypothèse d’une modification des valeurs défendues : les valeurs dites matérialistes
sont très largement dominantes avec, pour l’essentiel, l’emploi, le revenu et le niveau
282
de vie, les problèmes liés à l’école. Les mobilisations porteuses de revendications
post-matérialistes ne font pas vraiment recette, qu’il s’agisse des revendications liées
aux moeurs, à l’environnement, à des questions de politique générale, à l’exception
cependant des questions internationales et de l’anti-racisme”.
O. Fillieule, “La mobilisation collective. Comment manifeste-t’on en France
aujourd’hui ?”, in Sciences Humaines, n°40, juin 1994.
2) L’affaiblissement de l’action collective traditionnelle peut s’interpréter par un « effet
de conjoncture » : l’idéologie libérale qui a marqué les années 1980 et 1990 a conduit
à un émiettement de l’action syndicale en même temps qu’un déséquilibrage du
rapport de force. Au nom de quoi considérer de manière catégorique que le
syndicalisme serait incapable de rénover ses pratiques, d’assouplir son mode de
fonctionnement interne et parvenir à syndiquer les secteurs les plus exposés du
salariat ?
3) La thèse du radicalisme auto-limité peut être contredite par la place croissante
qu’occupe le mouvement altermondialiste.
c) Spirale historique des classes sociales et dyssocialisation : les analyses de L. Chauvel
- La question des inégalités objectives
Selon Louis Chauvel, on peut distinguer deux moments dans la période contemporaine :
1) 1945-1975 : enrichissement de la classe ouvrière (quadruplement du niveau de vie),
forte mobilité social structurelle, réduction générale des inégalités économiques, mise
en place des institutions de l’Etat-providence, conflictualité institutionnalisée et
conscience de classe repérable (NB : les Trente Glorieuses n’ont pas été glorieuses
pour les seniors de l’époque).
2) 1975-2000 : remise en cause de l’emploi typique, hausse de l’éventail des revenus,
réouverture de l’éventail pour les nouvelles générations d’actifs, ralentissement de la
mobilité sociale structurelle.
Sur la dernière période L. Chauvel insiste sur la question du temps de rattrapage du niveau de
salaire des cadres par les ouvriers : 1) pendant les Trente Glorieuses, les ouvriers pouvaient
espérer rattraper le niveau des catégories supérieures du salariat en 3 ou 4 décennies (certitude
d’une mobilité ascendante forte pour la génération suivante) ; 2) à partir de 1985, le temps de
rattrapage s’étend entre 5 et 8 générations d’où une rigidité nouvelle des différences
sociales24.
Document n°281
1955
1960
1965
1970
24
Rapport du salaire Croissance annuelle
cadres/ouvriers
moyenne depuis 5 ans
du pouvoir d’achat du
salaire ouvrier (%)
3.9
4.8
3.9
2.8
4.0
3.5
3.8
3.7
Temps de rattrapage
(années)
29.1
49.7
40.0
36.8
C’est Chauvel qui passe du terme de décennie à celui de générations !!
283
1975
3.4
3.5
35.7
1980
2.9
1.6
65.1
1985
2.7
0.3
371.9
1990
2.8
0.3
353.0
1995
2.6
0.3
316.2
1998
2.5
0.6
150.6
L. Chauvel, « Le retour des classes sociales », in Revue de l’OFCE, n°79, octobre 2001.
Document n°282
« La croissance ouvre la possibilité d’une égalisation dynamique qui pourrait engendrer des
anticipations favorables de promotion et une mobilité subjective : avec 4 % de croissance
annuelle du revenu des ménages, la classe ouvrière a de bonnes raisons de se projeter dans le
mode de vie et donc d’identifier une partie de ses intérêts à ceux des nouvelles classes
moyennes salariées ; à 1%, le sort des classes populaires se referme sur le présent ».
L. Chauvel, « Le retour des classes sociales », in Revue de l’OFCE, n°79, octobre 2001.
Aujourd’hui, l’ensemble des droits salariaux est vécu sous le mode défensif : le sort de la
génération suivante n’est plus projeté de manière univoque dans le sens d’un progrès (quant
aux trajectoires personnelles ascendantes elles deviennent hypothétiques).
Plusieurs indicateurs donnent à penser que les frontières entre les classes sociales se densifient
depuis 1975 et plus particulièrement depuis le milieu des années 80. Exemple : conditions
d’accès aux grandes écoles de premier rang (X, ENA, ENS, etc.)  depuis 1985, les classes
favorisées occupent une part absolue croissante dans les effectifs entrants.
Document n°283
“L’apport de Marx, affirmant le premier l’importance des structures économiques pour
comprendre les relations sociales, est irremplaçable dans une société où l’économique joue un
rôle déterminant. Mais, avec le temps, on s’est aperçu que le clivage propriétaires des moyens
de production / salariés était trop réducteur.On a compris par exemple - c’est le grand apport
de Pierre Bourdieu25 - que le capital ne consistait pas seulement en instruments de
production, mais aussi en diplômes, en réseaux de connaissances et en outils culturels qui
jouent également un rôle dans la reproduction sociale. La propriété, tout en restant
déterminante, n’est plus le seul mode d’accès aux positions sociales dominantes (...) . Les
grilles de lecture doivent se complexifier pour rendre compte d’une société complexe.
Mais en même temps, cette complexité ne doit pas gommer que derrière l’égalité proclamée
des chances et des positions, les stratifications sociales demeurent fortes dans nos sociétés et
que ces stratifications tendent à se reproduire dans une logique de classe sociale où la
propriété du capital joue un rôle déterminant, même s’il n’est plus unique ”.
D. Clerc, “ Comment saisir la réalité sociale”, in Alternatives Economiques, hors série
n°29, 3° trim 1996.
- La spirale historique des classes sociales
Selon L. Chauvel, il y a un paradoxe « historique » contemporain : il y a une rigidité objective
croissante des frontières entre les classes (les classes populaires étant plus ou moins
conscientes de cette rigidification) associé à un déclin de la conscience de classe (pendant une
25
Pierre Bourdieu, sociologue français contemporain auteur notamment de “La misère du monde”.
284
bonne partie du XXème siècle la situation était inversée). Rappelons que la théorie de la fin
des classes sociales s’appuyait sur l’affaiblissement subjectif des classes supposant que les
structures objectives suivaient la même logique (documents 28 à 30).
Document n°284
« D’abord les « trente glorieuses » (1945-1975) apparaissent comme une période
extraordinaire d’enrichissement du salariat : alors qu’en moyenne, le pouvoir d’achat du
salaire a crû d’environ 0.5% par an dans les années 1990, une année moyenne de la période
antérieure à 1975 s’accompagnait d’une hausse de 3.5%. Ensuite, l’écart entre cadres et
ouvriers (si nous prenions les employés, le résultat serait presque identique), a fléchi après
1968 (le cadre gagnait en moyenne 4 fois plus que l’ouvrier en 1968, et 2.7 en 1984) , un
mouvement considérable de rapprochement des salaires entre qualifiés et routiniers a donc eu
lieu après 1968 ; ce mouvement résulte notamment d’un renouvellement fort de la population
des cadres dans les années 1970 avec l’arrivée précoce et massive des jeunes générations
diplômées du baby boom. Enfin, depuis cette date, l’écart est à peu près stable (2.5 en 1998).
La fin des Trente glorieuses a donc été marquée par une dynamique doublement favorable à la
classe ouvrière (et aux employés) : les écarts se réduisent dans un contexte d’enrichissement
rapide et partagé ».
L. Chauvel, « Le retour des classes sociales », in Revue de l’OFCE, n°79, octobre 2001.
Document n°285
"Au cours des trente glorieuses, le débats sur les inégalités a mobilisé les syndicats et les
partis de gauche et alimenté la réflexion des intellectuels. La grille des professions et
catégories socio-professionnelles (CSP), mise en place par l'INSEE en 1954 et remaniée en
1982, apportait un matériau statistique et des arguments chiffrés.
La prospérité économique, le plein emploi, la législation sociale et les conventions collectives
tiraient tout le monde ou presque, vers le haut. Mais le partage demeurait inégal et la
réduction des inégalités, qu'il s'agisse des revenus, des conditions de vie, de l'accès à
l'enseignement et à la culture, voire des patrimoines pour les plus radicaux, servait de moteur
aux luttes sociales. La classe ouvrière revendiquait son dû aux capitalistes. Des années 50 aux
années 80, l'écart des revenus s'est effectivement resserré et les modes de vie se sont
uniformisés. Tout le monde ou presque, a eu la télé, une voiture, des vacances à la mer et des
enfants au lycée. Les cols blancs ont submergé les cols bleus et la culture du bureau a détrôné
celle de l'usine. Pendant ces années de croissance, s'est imposée l'idée d'une vaste classe
moyenne homogène constituée de salariés - une nouvelle petite bourgeoisie - englobant une
partie des ouvriers et des employés qui progressaient vers le haut pour se rapprocher des
cadres. A l'opposé, on parlait volontiers de l'éclatement de la classe dirigeante : la bourgeoisie
d'affaires et d'Etat semblait perdre ses privilèges au profit de jeunes diplômés, issus du rang et
démocratiquement recrutés par concours. Certains sociologues et philosophes, comme Alain
Touraine, ont même considéré que les classes sociales avaient disparu dans la société
française, que cette grille de lecture n'était plus pertinente, que les clivages passaient
désormais entre des catégories "modernisatrices" et d'autres "archaïques".
La thèse de la disparition des classes sociales s'est appuyée sur le recul des sentiments
d'appartenance de classe, sensible dans les sondages, tout particulièrement pour la classe
ouvrière. Mais aussi sur le fait que le travail et la vie professionnelle ne seraient plus qu'un
élément parmi d'autres dans la formation des groupes et des identités sociales, le sexe, la
génération ou l'ethnie, par exemple, devenant tout aussi importants.
D. Sicot, "Sous la fracture, les classes", Alternatives éconmiques, n°29, 3° trim 1996.
285
Document n°286
"Jusqu' au milieu des années 70, la conscience de classe (autrement dit le sentiment
d'appartenir à une classe en opposition à une autre) était forte : on était soit ouvrier, soit
paysan, soit bourgeois et plus ou moins fier de l'être. Depuis cette conscience de classe a
décliné. De moins en moins de français se définissent en fonction de leur classe sociale
d'appartenance (à noter toutefois, la remontée intervenue lors des mouvements de décembre
1995). Parmi ceux qui disent appartenir à une classe sociale, de plus en plus se réfèrent aux
classes moyennes. Chez les ouvriers, la proportion de ceux qui déclarent appartenir à ces
dernières est passé de 13% en 1966, à 30% en 1994".
L. Dirn, "Société française, ce qui a changé depuis vingt ans", Sciences Humaines, juin
1998.
Selon Louis Chauvel, en présentant en ordonnées, l’intensité de la conscience sociale (des
identités de classes) et en abscisses l’intensité des inégalités, un modèle dynamique et instable
de « spirale des classes sociales » est mis en valeur en partie du fait que les sphères objectives
(de la réalité des inégalités) et les sphères subjectives (de leur représentation) connaissent des
décalages temporels.
 La situation 1 de haut niveau d’inégalité et de conscience d’appartenance à une classe
(situation de « classe en soi et pour soi ») est conflictuelle et conduit à une issue négociée
avec une réduction des inégalités (situation qui tend vers 2, « victoire du prolétariat ») ;
 L’égalisation des conditions objectives (passage de 1 à 2) conduit à dissoudre après un
certain temps la conscience de classe et à affaiblir la force des identités qui s’étaient
constituées dans les périodes antérieures de l’histoire sociale  passage à la situation 3 –
« société sans classes » (le maintien au point 2 exige une socialisation difficile à entretenir
éternellement : maintenir une forte conscience de classe est la difficulté de la génération
qui vient après celle de « l’ouvrier de l’abondance »).
 En situation 3, les classes favorisées ont intérêt à tendre vers la situation 4 - celle d’un
accroissement des inégalités objectives -  étant donné que le rapport de force est
déséquilibré, le glissement de 3 vers 4 est probable (reconstitution d’un système objectif de
classes mais sans conscience de classes conduisant à « l’aliénation » : cas des Etats-Unis
aujourd’hui).
Document n°287
286
- Dyssocialisation et ordre social :
Selon Louis Chauvel, entre la situation objective et les représentations subjectives des
inégalités, la relation n’est ni stable ni nécessairement cohérente. L’écart perçu par certains
acteurs entre la croyance en une société plus égalitaire et l’expérience qu’ils font de la rigidité
des barrières sociales conduit à un risque de dyssocialisation pour les nouvelles générations :
contradiction entre les valeurs identitaires transmises par la génération précédente et les
situations objectivement vécues. Pour les nouvelles générations, les classes sont une réalité
tangible mais vidée de leur sens subjectif. L’emploi précaire, sans protection syndicale et hors
du droit fortement répandu parmi les jeunes actifs s’oppose en permanence à un espoir
individuel de stabilisation professionnelle. Dans cette perspective, face au risques croissants
pesant sur l’avenir en termes d’insécurité sociale grandissante, il en résulte que logiquement,
plus la prise de conscience sera tardive, plus elle sera violente, et ce d’autant plus que cette
prise de conscience est retardée par un discours dominant qui ignore les réalités objectives des
inégalités croissantes.
287
Document n°288
« Le discours dominant reste (…) orienté vers la reconnaissance de l’individu (ou du sujet),
fondé sur la valorisation de l’autonomie et de la créativité personnelle, et sur l’idée générale
que les rapports sociaux autoritaires et conflictuels d’antan ont laissé place à une négociation
inter-individuelle permanente et plus harmonieuse. (…) La difficulté est bien sûr que, faute
d’en diffuser les moyens à tous et à toutes les catégories de la population, la valorisation de
cette autonomie ne peut que favoriser ceux qui disposent déjà de toutes les ressources pour en
jouir, de par leur position héritée dans la structure sociale.
En procédant ainsi, un tel discours pourrait être pervers : ce message ne laisse rien à ceux qui
n’ont pas reçu les moyens de cette autonomie et de cette créativité, pas même la possibilité de
dénoncer leur sort.
Il s’ensuit des injonctions contradictoires déstabilisatrices, pour ceux qui doivent subir les
coûts de la liberté sans les moyens, d’où une certaine forme de dyssocialisation dont les
premières victimes sont les jeunes des classes populaires et moyennes ne bénéficiant pas
d’une dynamique d’ascension sociale »
L. Chauvel, « Le retour des classes sociales », in Revue de l’OFCE, n°79, octobre 2001.
Document n°289
Une résurgence ou un oubli des conflits sociaux ?
Baptiste GIRAUD et Jérôme PÉLISSE
Contrairement à une idée reçue, les conflits sociaux ne diminuent pas dans le monde du
travail. Si l’on prend en compte la pluralité des modes d’action, ils auraient même plutôt
tendance à augmenter. En s’appuyant sur une analyse de l’enquête REPONSE, Jérôme
Pélisse et Baptiste Giraud offrent un état des lieux moins sombre qu’attendu du pouvoir
de mobilisation des salariés.
En ces temps de crises financières qui accentuent objectivement les tensions dans les relations
professionnelles, les conflits du travail retrouvent une visibilité dans l’univers médiatique,
qu’ils n’avaient pas connue depuis longtemps. Ces dernières semaines, quand les journalistes
n’ont pas fait écho des actions engagées par les salariés du privé contre les plans de
restructuration ou les mises au chômage technique qui s’abattent sur eux (dans l’industrie
automobile notamment), ils ont largement couvert les mouvements de protestation collective
des salariés du secteur public. Il est vrai que, dans ces professions, les actions de grèves se
sont multipliées, mettant en scène l’ensemble du corps enseignant – de la maternelle à
l’université –, les postiers, les cheminots, etc. Dans sa dernière note de conjoncture sociale
annuelle (octobre 2008), l’association de DRH Entreprise et Personnel souligne ainsi combien
« toutes les composantes d’une crise sociale » sont présentes, et invite les employeurs à
prendre au sérieux « une remontée de la conflictualité » qui n’entraînera pas forcément une
multiplication des grèves, mais qui pourra « prendre la forme plus pernicieuse d’un
désengagement silencieux, voire d’autres formes de grèves froides ».
Le regain d’intérêt actuel des journalistes pour les luttes du monde du travail laisse ainsi
penser qu’elles connaîtraient un renouveau, généré quasi-mécaniquement par les tensions nées
des politiques de rigueur patronale et gouvernementale. De même, la surmédiatisation de
quelques conflits salariaux, au printemps 2008, avait pu laisser croire que l’augmentation du
coût de la vie et les promesses non tenues du président Sarkozy d’être « le président du
pouvoir d’achat » avaient suffi à faire renaître de leurs cendres les mobilisations des salariés
288
pour de meilleures rémunérations. Dans les commentaires récents de l’actualité sociale, c’est
par ailleurs une représentation binaire de la conflictualité au travail qui resurgit.
Nombreux sont ceux en effet qui mettent l’accent sur la place dominante des « bataillons » du
public sur le front de la contestation sociale, ravivant par là même le sentiment que ces
salariés seraient, une fois de plus, les seuls à pouvoir s’engager dans des mouvements
revendicatifs élargis et durables. Les salariés du privé, quant à eux, en dehors de quelques
conflits désespérés lorsque survient une fermeture d’entreprise (ou pour obtenir des titres de
séjour de la part de sans-papiers redevenus travailleurs depuis avril dernier), resteraient en
retrait de la scène des grèves, ce qu’attesterait la tendance quasi continue à la baisse du
nombre de Journées Individuelles Non Travaillées (JINT) pour fait de grève enregistrée
depuis une trentaine d’années par les services administratifs du ministère du Travail. Il ne leur
resterait plus qu’à « subir » les actions récurrentes des salariés du public ou à les soutenir par
« procuration », à défaut de pouvoir exprimer directement leur mécontentement, si ce n’est
sous la forme de désengagements « pernicieux » dans le travail ou de « grèves froides ».
Dans ces conditions, l’interprétation donnée à la conflictualité au travail ne conduit pas
seulement à voir dans le secteur public le successeur de la défunte classe ouvrière dans son
rôle d’avant-garde du mouvement syndical. Elle associe à ce changement de sujet central de la
conflictualité sociale une transformation radicale de sa signification politique. Jadis portés par
la volonté de tirer profit des gains de productivité et de la prospérité économique pour
améliorer le sort du monde du travail, les combats syndicaux seraient réduits, dans une
période de « crise » économique, à n’être plus que des luttes « défensives ». Ainsi, quand les
salariés du public apparaissent uniquement investis dans des mobilisations contre des mesures
qui remettent en cause leur nombre (enseignants), leurs statuts (La Poste) ou leur conditions
de travail (cheminots), leurs homologues du privé ne font généralement parler d’eux qu’au
travers de conflits pour l’emploi.
Il n’est évidemment pas illégitime de parler d’un « durcissement » des relations
professionnelles dans le contexte actuel, ni de souligner l’importance des actions
revendicatives des salariés du public dans l’espace des mobilisations du monde du travail. Il
importe toutefois de se méfier des illusions d’optique que peuvent générer les logiques
sélectives de médiatisation des conflits sociaux, qui font écran à la perception du maintien,
depuis plusieurs années, de formes ordinaires de conflictualité diffuses et protéiformes, telles
que l’on peut les repérer grâce à un instrument de mesure statistique original développé par le
ministère du Travail (DARES), sous la forme des enquêtes REPONSE (voir encadré). La
dernière édition de cette enquête indique ainsi qu’entre 1996-1998 et 2002-2004, les conflits
collectifs et individuels touchent davantage d’établissements du secteur marchand, tout en
connaissant des transformations certaines, aussi bien dans les revendications qui y sont
exprimées, que dans les formes par lesquels ils se manifestent. En cela, ils permettent de
dégager des éléments de réflexion utiles pour remettre en perspective les discours actuels sur
la conflictualité au travail.
Les enquêtes REPONSE
L’enquête REPONSE réalisée début 2005 porte sur un échantillon de 3 000 établissements,
représentatif des 125 000 établissements de plus de 20 salariés du secteur marchand (hors
agriculture). Cette enquête, dont c’est la troisième édition après celle de 1993 (où elle ne
concernait que les établissements de plus de 50 salariés) et celle de 1998, porte sur la nature
des relations sociales dans les entreprises (changements organisationnels, négociations,
conflits, etc.), en interrogeant simultanément un représentant des directions d’établissement
(PDG ou DRH), un représentant du personnel (délégué syndical, élu du Comité d’entreprise
ou délégué du personnel) et quelques salariés dans chaque établissement. Elle a fait l’objet
289
d’une exploitation statistique sous l’impulsion de la DARES, complétée par un volet
monographique entre 2005 et fin 2007 par une équipe de chercheurs comprenant Sophie
Béroud, Jean-Michel Denis, Guillaume Desage, Baptiste Giraud et Jérôme Pélisse. Voir de
ces auteurs, La Lutte continue ? Les conflits du travail dans la France contemporaine,
Éditions du Croquant, octobre 200826.
Le maintien d’une conflictualité diffuse et protéiforme
La comparaison entre les données issues des enquêtes REPONSE et les statistiques
administratives met tout d’abord en relief la sous-estimation importante du nombre de grèves
par ces dernières, en raison d’une très faible remontée des fiches de signalement des conflits
que les inspecteurs du travail sont censés transmettre à leur hiérarchie pour le calcul des JINT.
Une étude précédente avait ainsi établi que plus de 80% des mouvements de grève, dans les
établissements de plus de 50 salariés, échappaient au recensement de l’administration du
travail27. Mieux, Alexandre Carlier a démontré récemment que la sous-estimation des JINT
n’est pas seulement importante, mais qu’elle n’est pas constante dans le temps :
l’augmentation de la part des grèves courtes (débrayage, grève d’une journée) dans les années
1990 a eu pour conséquence une sous-estimation grandissante de la conflictualité telle que
l’appréhendent les JINT, qui constituent l’indicateur traditionnel et quasi unique sur laquelle
se fondent bon nombre de travaux et de discours concernant la conflictualité sociale en
France28.
Au-delà, l’enquête REPONSE permet de mieux prendre en compte la diversité des formes
d’action collective en entreprise. À savoir, non seulement les débrayages, les grèves de moins
de deux jours ou celle de plus de deux jours, mais aussi les formes de contestation collective
sans arrêt de travail : manifestations, pétitions, refus d’heures supplémentaires. En tenant
compte de l’ensemble de ces modalités d’action, il se dégage alors une image plus nuancée et
plus complexe de la dynamique des conflits du travail hors fonction publique.
D’abord, c’est une augmentation significative de la proportion de directions d’établissement
déclarant avoir connu au moins une forme de conflit collectif qui peut être constatée : 30%
entre 2002 et 2004 contre à peine 21 % entre 1996 et 1998. Logiquement, la part des salariés
ayant connu une mobilisation collective (sans y avoir pour autant nécessairement participé)
s’est également élargie, d’environ 39% entre 1996 et 1998 à 47% entre 2002 et 2004. Bref, les
conflits collectifs au travail ne se sont pas évanouis. Ils tendraient plutôt à se renforcer.
(…) Toutes les formes de conflit, ou presque, ont même augmenté entre 1996-1998 et 20022004.
Les préoccupations salariales en tête… déjà
La morphologie des mouvements d’action revendicative dans les établissements est également
une source d’information précieuse pour faire voler en éclats certains lieux communs sur les
territoires actuels de la conflictualité au travail. Sur fond d’une croyance assez largement
partagée en l’avènement d’une société « post-industrielle », l’idée d’une « tertiairisation » des
conflits du travail a largement prospéré. La visibilité médiatique et sociale des perturbations
26
Voir aussi, plus largement, à propos des résultats de cette enquête, Thomas Amossé,
Catherine Bloch-London, Loup Wolff, Les Relations sociales en entreprise. Un portrait à
partir des enquêtes « Relations professionnelles et négociations d’entreprise », Paris, La
Découverte, Coll. « Recherche », 2008.
27
Delphine Brochard, « Évaluation des statistiques administratives sur les conflits du travail
», Document d’études de la DARES, n°79, novembre 2003.
28
Alexandre Carlier, « Mesurer les grèves dans les entreprises. Des données administratives
aux données d’enquête », Document d’études de la DARES, n°139, août 2008.
290
générées par les conflits sociaux dans les services publics ou dans les transports collectifs
(pilotes d’avion, chauffeur de bus, etc.) ont bien évidemment concouru à alimenter cette
hypothèse, considérant que la grève serait devenue l’arme de quelques corporations «
privilégiées », qu’elles soient protégées par leur statut d’emploi ou par leur position
stratégique dans l’espace des rapports de production. À l’inverse, les bouleversements
économiques qui y sont intervenus (filialisation, délocalisation, restructurations des grands
groupes, etc.) avaient pu laisser croire à une inexorable marginalisation des conflits
industriels, qui se réduiraient désormais à des actes de résistance sporadiques et désespérés
pour le maintien de l’emploi.
Les données de l’enquête REPONSE viennent profondément remettre en cause de telles
croyances. Elles montrent en effet que dans leur immense majorité, les conflits de l’industrie
épousent les formes classiques et pacifiées de la lutte syndicale.
Ce caractère ordinaire des conflits industriels apparaît d’autant plus évident à la lumière de
leurs motifs. L’emploi n’occupe, pour les directions comme pour les représentants du
personnel de l’industrie, « que » le troisième rang des revendications formulées. Il se situe,
selon les directions, loin derrière les salaires, au coeur de plus de 52% des conflits de
l’industrie, et les questions de temps de travail (28%). Les mobilisations dans l’industrie
continuent ainsi à être massivement investies comme un support à la conquête de
l’amélioration des conditions de rémunération et de travail des salariés, selon une hiérarchie
d’enjeux revendicatifs largement similaire à celle repérable dans l’ensemble des secteurs
d’activité (voir tableau ci-dessous).
Les thèmes de conflit parmi les établissements conflictuels (tous secteurs)
Thèmes de conflits collectifs
Proportion d’établissements concernés parmi les établissements conflictuels (en %)
SALAIRES, PRIMES 50
TEMPS DE TRAVAIL, DUREE AMENAGEMENT 29
CLIMAT DES RELATIONS DE TRAVAIL 22
EMPLOI, LICENCIEMENTS 21
CONDITIONS DE TRAVAIL 15
QUALIFICATIONS, CLASSIFICATIONS 10
CHANGEMENT TECHNOLOGIQUE ET
INNOVATIONS ORGANISATIONNELLES 9
DROIT SYNDICAL 2
FORMATION PROFESSIONNELLE 1
Source : enquête REPONSE 2004 Champ : établissements de 20 salariés et plus
NB : le total des thèmes cités excède les 100% puisque plusieurs thèmes peuvent être cités
pour un même conflit
Des univers professionnels inégalement conflictuels
Deuxième trait significatif : le secteur industriel s’impose toujours comme le secteur le plus
conflictuel, devant le secteur bancaire et les transports, avec 42% d’établissements ayant
connu au moins un conflit collectif entre 2002 et 2004. C’est également lui qui enregistre la
plus forte hausse par rapport aux années 1996-1998 (+ 12,9 points). L’expansion des conflits
se vérifie certes dans l’ensemble des autres branches d’activité. Mais il n’empêche que le
commerce, les services ou la construction restent encore à des niveaux de conflictualité très
largement inférieurs. Surtout, dans ces secteurs d’activité, les conflits peinent à s’exprimer
autrement qu’au travers de formes de contestation sans arrêt de travail ou d’actions de
débrayage très courtes. Autrement dit, la diffusion de la pratique gréviste dans l’univers des
employés et des services dans le secteur privé reste encore bien modeste, alors qu’elle
291
s’impose comme un recours beaucoup plus fréquent dans l’univers industriel. En ce sens, si
les actions syndicales dans l’industrie ont perdu de leur ampleur et de leur éclat en même
temps que se fragmentaient les grandes concentrations ouvrières, il apparaît bien précipité
d’en conclure à une désertion du théâtre des grèves par le secteur industriel au profit d’une
nouvelle ère de la conflictualité se déroulant d’abord dans d’autres univers de travail.
De fait, deux séries de facteurs peuvent expliquer ce qui facilite ou au contraire rend plus
improbable l’éclosion des conflits dans les différents univers professionnels. Le premier
facteur renvoie à la place plus importante qu’occupent les établissements de grande taille dans
l’industrie ou la banque notamment, par rapport au commerce ou aux services qui regroupent
essentiellement des petites structures. Or plus les établissements sont grands, plus ils ont
tendance à connaître des conflits. Cela tient en particulier à ce que les relations hiérarchiques
dans le travail tendent à s’y structurer sur un mode plus collectif et institutionnalisé, en lien
notamment avec une meilleure implantation des organisations syndicales. Et c’est là une autre
raison essentielle pour comprendre la différence dans la diffusion des conflits selon les
secteurs professionnels, corrélée à leur inégale syndicalisation. La présence syndicale dans un
établissement augmente notablement les chances que s’y déroulent des conflits. Voilà de quoi
nuancer les discours récurrents sur « l’impuissance » des organisations syndicales : elles
demeurent au contraire des agents essentiels dans la transmission des savoir-faire, des
traditions de lutte et des discours critiques qui peuvent encourager le passage à l’action
collective des salariés, et en particulier à l’action avec arrêt de travail.
Un redéploiement des conflits sous contraintes
Les formes mêmes du redéploiement des conflits du travail constituent un autre enseignement
majeur de l’enquête. L’extension de la conflictualité passe par une augmentation plus rapide,
entre 1996-1998 et 2002-2004, des établissements concernés par un ou des conflits sans arrêt
de travail (+ 6,9 points) que par ceux ayant connu au moins un conflit avec arrêt de travail (+
2,4 points). Autre fait remarquable, parmi les conflits avec arrêt de travail, ce sont les
débrayages qui progressent le plus, tandis que la grève de plus de deux jours est le seul mode
d’action à connaître un léger repli. Ces évolutions peuvent d’ailleurs expliquer le sentiment
parfois persistant d’un déclin de la conflictualité dans la mesure où c’est le recours à des
formes de protestation peu médiatisées et quasi invisibles à l’extérieur des entreprises
concernées qui augmente. Elles sont également à mettre en parallèle avec le renforcement de
la part des établissements concernés par des formes de conflits plus individuels ou aux formes
ambiguës, comme les refus d’heures supplémentaires. La forte augmentation de ces derniers –
qu’il n’est pas anodin de relever dans une période qui a vu successivement la mise en place,
puis la mise en pièces, de la réduction du temps de travail – est à ranger en partie dans cette
catégorie. Mais on peut également souligner, toujours selon les directions, que davantage
d’établissements (42% contre 36%) sont concernés par au moins un recours aux prud’hommes
dans la dernière enquête, tout comme le fait que davantage de directions disent avoir
sanctionné des salariés (72% contre 66%).
Plusieurs interprétations peuvent être faites de ces dynamiques de redéploiement des conflits.
Elles peuvent tout d’abord être reliées à l’institutionnalisation croissante des modes de gestion
des relations professionnelles. Contrairement à un discours très répandu, la «
modernisation » du « dialogue social » n’implique aucune pacification des rapports
entre représentants de la direction et représentants des salariés. Cette enquête montre
encore une fois que les établissements les plus conflictuels sont précisément ceux où l’activité
de négociation est la plus intense. Le conflit ne s’oppose pas à la négociation. Il en est une
forme sociale proche et, dans les mains des représentants du personnel et des salariés, il
constitue à coup sûr une arme et une ressource, soit pour contraindre la direction à la
négociation, soit pour renforcer leur position face à l’employeur au cours de cette dernière.
292
La rationalisation sous contrainte des formes de conflit – qu’exprimeraient la progression
importante des formes sans arrêt de travail, et même la légère baisse des grèves de plus de
deux jours – est ainsi à relier aux difficultés persistantes qui pèsent sur l’essor des luttes
syndicales. Le fait, par exemple, que dans le secteur du commerce la hausse des conflits soit
essentiellement due à une extension des débrayages et du refus d’heures supplémentaires est
très instructif. Cela rappelle que la diffusion des conflits dans des univers peu familiers de
l’action syndicale et employant beaucoup de salariés précaires passe par l’adoption de moyens
de lutte qui peuvent être moins coûteux ou moins risqués pour les salariés.
Finalement, si la contestation de l’autorité patronale demeure, et même s’étend, ses modes
d’expression s’ajustent aux contraintes qu’exerce la structure de l’emploi sur la capacité des
salariés à se mobiliser. Mais le bouleversement de l’environnement économique des
entreprises françaises ne joue manifestement pas forcément en défaveur des luttes collectives.
Une production organisée en flux tendus accroît ainsi significativement, d’après l’enquête, les
chances qu’un conflit sous forme de débrayage s’y déroule. Et une manifestation ou une
pétition peuvent être conçues comme une manière d’extérioriser le conflit de l’entreprise,
pour tenter de s’attaquer à son image de marque. Certes, tous les établissements ne se prêtent
pas à ces modes de contestation, et les formes qui progressent le plus sont clairement celles
qui s’avèrent les plus ambiguës (comme les refus d’heures supplémentaires) ou les moins
pénalisantes (manifestations, pétitions plutôt que grève). Mais les débrayages progressent
aussi fortement et la plupart de ces formes « soft » s’associent en réalité plus qu’elles ne
s’opposent aux grèves ou aux débrayages. C’est pourquoi on peut y voir davantage un prélude
à une organisation renforcée des salariés pour se donner des moyens d’action et peser sur les
négociation avec leurs directions, qu’un refroidissement ou une pacification des formes de
conflits.
Pour conclure, nous voudrions souligner que le présent article ne fait pas que décrire un état
du rapport de forces entre salariés et employeurs. Le constat d'un maintien, voire d’une hausse
de la conflictualité ordinaire au travail, indépendamment même de l’actualité sociale, plutôt
nourrie, de 2008 (grève dans la grande distribution en février 2008, nombreuses actions
collectives réclamant des hausses de salaire en février, mars et avril 2008, occupations
continues de lieux de travail par des travailleurs sans-papiers depuis ce même mois, etc.),
revêt également un certain enjeu pratique, voire politique. Il montre en effet que la situation
sociale précédant la crise n'était pas forcément aussi défavorable aux salariés que l'on pouvait
le penser. Ce faisant, malgré les annonces quotidiennes concernant des mises au chômage
partiel, voire des licenciements, il participe à une possible prise de conscience du fait que
l’action collective, sur les lieux de travail, reste un élément qui permet de rééquilibrer ces
rapports de force.
Publié dans laviedesidees.fr, le 6 janvier 2009
Document n°290
Les champions de la grève
Les Français chanceux qui partent ces jours-ci en vacances à l'étranger risquent de s'exposer
aux sarcasmes de leurs hôtes. Des journaux du monde entier ont fait le parallèle entre une
équipe de France en grève d'entraînement lors de la Coupe du monde et une France "pays de
la grève", titre d'ailleurs revendiqué par le président de la République à son arrivée à l'Elysée.
293
Alors voici quelques éléments de réponse pour agrémenter vos conversations estivales. Si on
fait abstraction de quelques problèmes méthodologiques, Eurostat, l'Office européen de
statistiques, publie le nombre de jours de travail perdus suite à des conflits collectifs. Le
premier constat est la très grande volatilité de cette statistique d'une année sur l'autre dans la
plupart des pays. Comme en France, les grandes réformes sociales régressives sont souvent
sources de conflits nationaux majeurs. Pour faire une comparaison, il faut donc se placer sur
une décennie.
Prenons ainsi, la décennie la plus récente pour laquelle les données sont disponibles : 19982007 (2008 pour certains pays). Un premier regard donne corps à l'idée que la "gréviculture"
domine en France. Le nombre de jours perdus pour 1 000 travailleurs varie de 32 en 2004 à
193 en 2003 lors de la réforme Fillon sur les retraites. C'est bien plus qu'en Grande-Bretagne de 6 à 51 selon les années. La comparaison est encore plus douloureuse avec l'Allemagne, où
le nombre annuel de jours d'arrêt n'a pas dépassé 13 pour 1 000 travailleurs de 1998 à 2007,
alors que le pays a connu sous Gerhard Schröder des refontes sociales majeures, notamment
des contrats de travail.
Comme les touristes français vont plus dans l'Europe du Sud que dans les pays anglo-saxons
l'été, descendons vers la Méditerranée. Cette fois, l'année la plus calme a été 2006 en Italie et
en Espagne avec respectivement 30 et 47 jours perdus, et la plus mobilisée en 2004, avec 274
et 297 jours perdus, soit bien au-delà du pic français de 2003. Bref, nous n'avons pas de
leçons - sauf footballistiques - à recevoir de nos grands voisins du Sud.
La fracture serait alors entre l'Europe méditerranéenne revendicative et une sage Europe du
Nord ? Non. Remontons tout au nord dans les pays scandinaves. Vu de France, ils forment le
mythe de nations modérées où les syndicats sont puissants mais responsables, où des relations
sociales apaisées favorisent la performance économique. Or, en Finlande, le nombre de jours
d'arrêt annuel pour 1 000 varie entre 7 en 2008 et 280 en 2005 ; la Suède et la Norvège sont
plus sages avec cependant des pics à 152 en 2003 pour l'une et 231 en 2000 pour l'autre.
Mais le pire "gréviculteur" d'Europe est... le Danemark. Ce pays connaît périodiquement des
mouvements sociaux exceptionnels. En 1998, des grèves massives dans le secteur privé lors
du renouvellement des conventions collectives ont généré 1 254 jours d'arrêt pour 1 000
travailleurs.
En une année autant de jours perdus qu'en dix ans en France ! Très récemment, en 2008,
rebelote, cette fois dans le secteur public municipal et régional avec en pointe les infirmières
et les éducateurs. Résultat, 682 jours perdus en moyenne pour 1 000 travailleurs danois.
In fine, la France est, comme pour beaucoup de variables économiques, dans la moyenne
européenne. Elle n'est pas championne du monde de la grève, seulement du ridicule en
football. Alors pourquoi une telle vision d'une France (et plus généralement d'une Europe du
294
Sud) en grève ? Une explication possible est la remarquable attractivité de l'Hexagone. Il est
une des premières destinations touristiques mondiales.
Sans compter les transits, en une décennie, la France a reçu autour de 750 millions de
visiteurs étrangers. Autant d'admirateurs de la culture et de l'accueil français dans toutes leurs
dimensions. Enfin une bonne nouvelle !
Philippe Askenazy, directeur de recherche au CNRS, Ecole d'économie de Paris
Article paru dans l'édition du Monde 13.07.10.
CONCLUSION
Pour conclure ce cours à l’heure de l’après mouvement social de 2010, à l’heure
« d’un partenariat social de perron »29, deux éléments de réflexion vont être portés, tout
d’abord, il convient de porter une analyse succincte sur la nature du dialogue social organisée
dans le cadre de l’Union Européenne ; puis d’ouvrir le champ des possibles, en rappelant que
la question de la démocratie dans l’entreprise a toujours été au cœur des débats, avec plus ou
moins de force selon les périodes, mais reste aujourd’hui une question forte, au regard
notamment de la puissance de l’économie sociale.
- L’Union Européenne : quel dialogue social ? Quelle démocratie sociale ? Quelle Europe
sociale ?
Pour Pierre Rosanvallon, dans un article du Monde du 8 décembre 2004, intitulé
« L’Europe sociale ou sociétale » il convient de « distinguer trois grandes catégories : le
social redistributif, le social régulateur, le social protecteur ». Il souligne que « les rôles
respectifs de l’Europe et des Etats-nations ne peuvent être les mêmes dans chaque cas ».
Dans cette perspective, il précise que le social redistributif, compte tenu de la faiblesse du
budget de l’Union voulu par l’ensemble des Etats membres, y compris par le Parti des
socialistes européens, « reste d’essence national », ce qui ne semble guère contestable au
regard du refus de toute forme de fédéralisme budgétaire par nombre d’Etat membre.
Concernant, le « social régulateur », il met en exergue le fait que « les modèles restent
fortement marqués par des caractéristiques nationales » et que « (…) chaque modèle de
relations industrielles a une dimension fortement politique. (..) indexé dans chaque pays
sur un état donné du contrat social et des relations de classes ».Et il considère que « dans
l’ancien monde du capitalisme fordiste et du salariat protégé, le niveau décisif de
protection des travailleurs était celui du social-régulateur ». Enfin il rajoute que « Si son
importance subsiste, c’est de plus en plus en termes de social protecteur qu’il faut aussi
appréhender la défense du monde du travail. Le travailleur est, en effet, de plus en plus un
individu spécifique dans l’entreprise ; il n’est plus seulement le membre d’un collectif qui
constituerait
le
seul
sujet
pertinent
à
protéger ».
29
Duclos L., Mériaux O., (2001) art : « Autonomie contractuelle et démocratie sociale : les implications de la
refondation », Regards sur l’Actualité, n°267, pp 19-34.
295
Dans cette perspective, il se félicite donc de l’essor des protections
individuelles à un niveau européen, de l’essor d’un nouveau « droit du travail (qui)
s’attache plus directement à protéger les individus, chacun étant l’expression d’une
particularité ». Il souligne ici le rôle moteur de la jurisprudence de la Cour de justice des
communautés européennes en matière de lutte contre la discrimination au travail, contre le
harcèlement au travail et de promotion de l’égalité entre hommes et femmes. On le voit
donc bien ici, les politiques sociales européennes ne touchent pas au social redistributeur,
ni au social régulateur, ce qui est confirmé, dans l’analyse des dispositions « du »
Traité
de
Lisbonne.
Si l’Union et les Etats membres, en vertu de l’article 136 (fct UE) (reprise de l’article III209 TCE) , « (…) ont pour objectifs la promotion de l’emploi, l’amélioration des
conditions de vie et de travail, permettant leur égalisation dans le progrès, une protection
sociale adéquate, le dialogue social, le développement des ressources humaines
permettant un niveau d’emploi élevé et durable, et la lutte contre les exclusions », les
moyens
de
la
réalisation
de
ces
objectifs
sont
limités.
En effet ces derniers sont à repositionner dans le partage des compétences entre l’Union et
les Etats membres et en fonction des objectifs premiers que se fixent l’Union, ce que ne
manque pas de souligner la suite de cet article : « A cette fin, l’Union et les Etats membres
agissent en tenant compte de la diversité des pratiques nationales, en particulier dans le
domaine des relations conventionnelles, ainsi que de la nécessité de maintenir la
compétitivité de la Communauté ». A cela s’ajoute une croyance selon laquelle l’Union et
les Etats membres « estiment qu’une telle évolution résultera tant du fonctionnement du
marché intérieur, qui favorisera l’harmonisation des systèmes sociaux, que des
procédures prévues par les traités et du rapprochement des dispositions législatives,
réglementaires
et
administratives
des
Etats
membres ».
Enfin, l’article 137.1 (fct UE) (reprise globalement de l’article III-210 TCE), prévoit que
l’Union soutient et complète les actions des Etats membres dans les domaines suivants:
« a) l’amélioration, en particulier, du milieu de travail pour protéger la santé et la
sécurité des travailleurs;
b) les conditions de travail;
c) la sécurité sociale et la protection sociale des travailleurs;
d) la protection des travailleurs en cas de résiliation du contrat de travail;
e) l’information et la consultation des travailleurs;
f) la représentation et la défense collective des intérêts y compris la cogestion, sous
réserve du paragraphe 5; des travailleurs et des employeurs,
g) les conditions d’emploi des ressortissants des pays tiers se trouvant en séjour régulier
sur le territoire de l’Union;
h) l’intégration des personnes exclues du marché du travail, sans préjudice de l’article
150;
i) l’égalité entre hommes et femmes en ce qui concerne leurs chances sur le marché du
travail et le traitement dans le travail;
j) la lutte contre l’exclusion sociale;
k) la modernisation des systèmes de protection sociale, sans préjudice du point c »).
Il reste que les avancées risquent d’être fort limitées dans la mesure où il est précisé, dans
le paragraphe 2 de ce même article que le Parlement européen et le Conseil « peuvent
arrêter, dans les domaines visés au paragraphe 1, points a) à i), par voie de directives,
des prescriptions minimales applicables progressivement, compte tenu des conditions et
296
des réglementations techniques existant dans chacun des États membres. Ces directives
évitent d’imposer des contraintes administratives, financières et juridiques telles qu’elles
contrarieraient la création et le développement de petites et moyennes entreprises ».
Il y a ici au passage, une sorte de sous-entendu sur la nature des PME, celles-ci, par nature
seraient mises en difficulté par une réglementation et une protection sociale accrues. Si
une telle logique avait été entendue, il y a quelques décennies, les Etats providence ne
seraient pas nés, ou alors seulement dans les grandes entreprises, les PME restant sous le
régime du patronat de droit divin, un espace vide de droit, si ce n’est celui du droit de
propriété.
Il reste que l’ensemble de ces dispositions ne sont qu’une reprise de l’article 137 et 139 du
Traité instituant la Communauté européenne, modifié par le Traité de Nice.
Document n°291 : article 137 et139 du Traité instituant la Communauté européenne,
modifié par le Traité de Nice .
1. En vue de réaliser les objectifs visés à l'article 136, la Communauté soutient et
complète l'action des États membres dans les domaines suivants:
a) l'amélioration, en particulier, du milieu de travail pour protéger la santé et la sécurité
des travailleurs;
b) les conditions de travail;
c) la sécurité sociale et la protection sociale des travailleurs;
d) la protection des travailleurs en cas de résiliation du contrat de travail;
e) l'information et la consultation des travailleurs;
f) la représentation et la défense collective des intérêts des travailleurs et des employeurs,
y compris la cogestion, sous réserve du paragraphe 5;
g) les conditions d'emploi des ressortissants des pays tiers se trouvant en séjour régulier
sur le territoire de la Communauté;
h) l'intégration des personnes exclues du marché du travail, sans préjudice de l'article
150;
i) l'égalité entre hommes et femmes en ce qui concerne leurs chances sur le marché du
travail et le traitement dans le travail;
j) la lutte contre l'exclusion sociale;
k) la modernisation des systèmes de protection sociale, sans préjudice du point c). 2. À
cette fin, le Conseil:
a) peut adopter des mesures destinées à encourager la coopération entre États membres
par le biais d'initiatives visant à améliorer les connaissances, à développer les échanges
d'informations et de meilleures pratiques, à promouvoir des approches novatrices et à
évaluer les expériences, à l'exclusion de toute harmonisation des dispositions législatives
et réglementaires des États membres;
b) peut arrêter, dans les domaines visés au paragraphe 1, points a) à i), par voie de
directives, des prescriptions minimales applicables progressivement, compte tenu des
conditions et des réglementations techniques existant dans chacun des États membres.
Ces directives évitent d'imposer des contraintes administratives, financières et juridiques
telles qu'elles contrarieraient la création et le développement de petites et moyennes
entreprises.
Le Conseil statue conformément à la procédure visée à l'article 251 après consultation du
Comité économique et social et du Comité des régions, sauf dans les domaines visés au
paragraphe 1, points c), d), f) et g), du présent article, où le Conseil statue à l'unanimité
sur proposition de la Commission, après consultation du Parlement européen et desdits
Comités. Le Conseil, statuant à l'unanimité sur proposition de la Commission après
297
consultation du Parlement européen, peut décider de rendre la procédure visée à l'article
251 applicable au paragraphe 1, points d), f) et g), du présent article. 3. Un État membre
peut confier aux partenaires sociaux, à leur demande conjointe, la mise en oeuvre des
directives prises en application du paragraphe 2.
Dans ce cas, il s'assure que, au plus tard à la date à laquelle une directive doit être
transposée conformément à l'article 249, les partenaires sociaux ont mis en place les
dispositions nécessaires par voie d'accord, l'État membre concerné devant prendre toute
disposition nécessaire lui permettant d'être à tout moment en mesure de garantir les
résultats imposés par ladite directive.
4. Les dispositions arrêtées en vertu du présent article:
- ne portent pas atteinte à la faculté reconnue aux États membres de définir les principes
fondamentaux de leur système de sécurité sociale et ne doivent pas en affecter
sensiblement l'équilibre financier;
- ne peuvent empêcher un État membre de maintenir ou d'établir des mesures de
protection plus strictes compatibles avec le présent traité.
5. Les dispositions du présent article ne s'appliquent ni aux rémunérations, ni au droit
d'association, ni au droit de grève, ni au droit de lock-out."
10) A l'article 139, paragraphe 2, le deuxième alinéa est remplacé par le texte
suivant:
"Le Conseil statue à la majorité qualifiée, sauf lorsque l'accord en question contient une ou
plusieurs dispositions relatives à l'un des domaines pour lesquels l'unanimité est requise en
vertu de l'article 137, paragraphe 2. Dans ce cas, le Conseil statue à l'unanimité."
Document n°292 : Quelle Europe sociale ?
« La construction européenne s’est toujours faite en laissant le social au niveau national pour
éviter, justement, que la concurrence ne porte sur ces questions. Chacun a conservé son
système de retraite, sa Sécurité sociale.
Concernant, le marché du travail, l’Europe s’est contentée de définir des minima. Toute
tentative d’harmonisation était impossible, sauf à abaisser, pour le coup fortement, le niveau
des pays les plus avancés comme la France. L’Europe sociale : heureusement non ! L’Union
a laissé jouer la subsidiarité, chaque pays se débrouillant à régler son niveau « social » pour
autant que sa productivité lui permet de rester compétitif. Cette politique fonctionne très
bien : la Suède est « très sociale », la Grande-Bretagne moins, toutes deux participent à
l’Union. Ce n’est pas l’Europe qui impose le degré de social, mais le choix de chacun. Cette
modestie européenne renvoie à la France la responsabilité quasi-entière de ses malheurs
sociaux ».
Eric Le Boucher, art : « La France et l’Europe sociale : vingt-cinq ans de
malentendus », Le Monde, 24-25 avril 2005.
Document n°293 : Les droits civiques, politiques et sociaux soumis à interprétation
« L’éventuelle entrée en vigueur du traité constitutionnel pourrait renouveler l’intérêt pour le
fonctionnement de la Cour européenne des droits de l’homme (CEHD) et du Comité européen
des droits sociaux (CEDS), deux institutions du Conseil de l’Europe situées à Strasbourg. Le
traité reprend, en effet, le contenu de la charte sociale européenne et prévoit l’adhésion de
l’Union européenne (UE) à la Convention européenne des droits de l’homme, deux textes
adoptés – le premier en 1950 et le second en 1961 – par le Conseil de l’Europe.
Ce dernier, à ne pas confondre avec le Conseil européen, institution de l’UE, est une
organisation créée en 1949 pour promouvoir les valeurs démocratiques contre l’expansion de
298
l’URSS, et qui regroupe aujourd’hui 46 Etats. « Quiconque estimant qu’une norme
européenne ou nationale est contraire à la Convention et à la Charte sociale pourrait se
tourner vers la Cour de Luxembourg, comme vers les institutions du Conseil de l’Europe »,
explique un membre de l’une de ces dernières. Mais les procédures sont sensiblement
différentes : la CEHD est compétente sur les droits civiques et politiques, le CEDS sur la
Charte des droits sociaux. La CEHD est composée de juges (un par pays) et ses arrêts sont,
en principe, contraignants pour les Etats membres du Conseil, signataires de la Convention,
même si, reconnaît un expert, « les juges français ont parfois du mal à intégrer dans leur
pratique la jurisprudence de la Cour de Strasbourg » .
L’application de la Charte sociale, elle, fait l’objet de « rapports nationaux annuels »,
produits par les gouvernements mais soumis à des organisations non gouvernementales
(ONG) et à des syndicats. Le CEDS, composé d’experts indépendants (….), émet des avis sur
ces rapports, non contraignants mais parfois suivi d’effets. Contrairement à la CJCE (CJUE
dans le nouveau traité), la CEDS peut en effet être saisie directement, soit par un particulier
soit par des ONG, des syndicats ou des associations déposant une « réclamation collective »,
ce qui permet généralement d’obtenir des relais médiatiques et politiques importants ».
Antoine Reverchon, art : « A Strasbourg, une Cour prête à en découdre », Le
Monde, 19 avril 2005.
- L’autogestion : une utopie ?
Pour un certain nombre d’auteurs, dont B. Collomb, une véritable démocratie dans
l’entreprise est un leurre. Elle conduirait, sous toutes ses formes - « conseils ouvriers »,
« pouvoir aux travailleurs », démocratie actionnariale - à une potentielle désorganisation du
fait notamment d’un risque de changement d’orientation de la stratégie trop fréquent.
Document n°294
Bertrand Collomb
LA DÉMOCRATIE DANS L'ENTREPRISE
séance du lundi 8 février 2010
Le siècle des lumières a été à l'origine des droits de l'homme, de la démocratie, et des
principes de l'économie libérale.
En affirmant le droit de propriété, malgré les controverses sur son origine parfois contestable,
il a permis que la liberté d'entreprendre soit à la base de l'organisation économique.
Pourtant, quelques siècles plus tard, l'entreprise, institution de base de l'économie libérale, est
un champ où les principes d'une organisation démocratique ne sont guère reconnus, qu'il
s'agisse d'une démocratie des travailleurs ou d'une démocratie des actionnaires.
Je me propose d'examiner la question sous ces deux aspects. Nous verrons ainsi que, si la
question de la démocratie dans l'entreprise n'a guère cessé d'être posée, elle s'est heurté aux
réalités mêmes, et n'a trouvé que des réalisations très partielles, souvent éphémères. Et que si
la démocratie actionnariale est actuellement à la mode, sa véritable mise en oeuvre poserait
des problèmes redoutables.
Liberté et toute-puissance de l'entrepreneur
Notre histoire commence après la dissolution des corporations, qui avaient été chargées, dans
un mode d'autorégulation sanctionné par la puissance publique, d'organiser les différentes
professions. Elles sont supprimées par la Révolution, à la fois parce qu'elles restreignent la
liberté individuelle à l'intérieur des différents métiers, avec des règles parfois tatillonnes et
peu adaptées à l'évolution des techniques, mais aussi parce qu'elles limitent la concurrence et
sont donc préjudiciables aux intérêts des consommateurs.
299
En même temps, l'évolution technologique et économique va créer des nouvelles activités,
différentes des catégories artisanales et commerciales relativement stables que l'onavait
connues. La révolution industrielle s'annonce à l'aube du 19° siècle.
Le nouvel entrepreneur se trouve libéré des règles qui codifiaient minutieusement les rapports
entre les patrons et les compagnons, ou les apprentis. Il va décider lui-même comment traiter
ses ouvriers, à qui la constitution de syndicats sera interdite pendant près d'un siècle.
Il en résultera des situations assez diverses. Les meilleurs entrepreneurs s'organiseront par
référence à un modèle familial. Le chef d'entreprise sera le pater familias, dont l'autorité ne se
discute pas, mais qui se sent responsable de ceux qu'il emploie. Ce modèle paternaliste est par
exemple celui que développera la famille Pavin de Lafarge autour des années 1850.
D'autres au contraire utiliseront leur liberté et leur droit de propriété sur l'entreprise sans
beaucoup de scrupules vis-à-vis de leurs employés. Le cas extrême sera l'utilisation des
esclaves aux Etats Unis, dont Tocqueville dénoncera les effets pervers. Mais les scénarios à la
Dickens seront certainement assez nombreux, en Grande Bretagne ou dans d'autres pays.
Vis-à-vis des investisseurs, la situation de l'entrepreneur est également très forte. La pratique
de la commandite, et notamment la commandite par actions qui sera la forme principale de
développement des entreprises jusqu'en 1867, rend le commandité responsable sur l'ensemble
de ses biens, mais ne donne pas aux commanditaires le droit d'intervenir dans la gestion de
l'entreprise.
C'est donc un entrepreneur pratiquement tout-puissant qui va s'affirmer aux débuts de la
révolution industrielle, alors que les salariés, et notamment les ouvriers, se trouvaient dans
une situation de dépendance et parfois de dénuement matériel.
Dans la même période l'affirmation des principes démocratiques dans l'univers politique
connaîtra, en pratique, bien des vicissitudes, mais ils finiront par triompher à peu près partout
en Europe après les révolutions de 1848 et, en France, la chute du Second Empire.
Face à cette déconnexion entre un monde politique marqué par le développement de la
démocratie et un monde économique resté autocratique, des réactions différentes se
manifesteront :
Les uns, comme Marx, verront dans l'appropriation privée des moyens de production, voire
dans le droit de propriété tout court, le fondement d'une injustice inacceptable. Cette approche
débouchera sur la nationalisation de l'entreprise, mais, comme l'histoire le montrera dans
l'expérience soviétique ou dans les expériences socialistes tentées ici ou là, elle ne résoudra
pas la question du déficit démocratique de l'entreprise, et n'accroîtra pas le rôle de son
personnel dans sa gestion. Plus tard, et on y reviendra, l'expérience de l'autogestion
yougoslave tentera de traiter ce problème, mais sans grand succès.
D'autres ne chercheront pas à modifier le mode de direction de l'entreprise, mais voudront
changer les rapports de force entre les travailleurs et les entreprises, par l'organisation de
syndicats forts. Il ne s'agit pas d'aménager l'exercice du pouvoir dans l'entreprise, mais
d'opposer au pouvoir de l'entreprise un pouvoir extérieur, qui vient conforter les travailleurs
de l'entreprise. Notre propos n'est pas ici de retracer l'histoire du mouvement syndical, mais
seulement de noter que, pour l'essentiel, et notamment dans les pays anglo-saxons, il ne
revendique pas une plus grande participation aux décisions de l'entreprise, mais organise un
contre-pouvoir qui en limite les effets.
Le mouvement coopératif
Certains cependant répugneront à créer une opposition systématique entre l'entreprise et ses
employés, et voudront supprimer l'aliénation des travailleurs dénoncée par Marx, tout en
restant dans le cadre de la propriété privée des moyens de production. C'est tout l'effort du
mouvement coopératif, ou associatif, comme il a été diversement appelé.
En France, après la révolution de 1848, alors que les "coalitions" sont encore interdites,
nombreux sont les efforts pour essayer d'améliorer la "condition ouvrière". La promesse d'un
300
"droit au travail avec un salaire suffisant" ne sera pas ratifiée par l'Assemblée nationale, mais
un crédit sera voté pour encourager les associations ouvrières.
L'Empire, dans sa période libérale, favorisera les "sociétés de secours mutuel", forme
d'entraide à laquelle il voudra donner une forme quasi-étatique, avec des sociétés "reconnues"
dont le président est nommé par l'Empereur, et qui reçoivent des subventions.
Mais sont aussi apparues, en France et dans les autres pays européens, des "associations
ouvrières", qui regroupent des ouvriers pour les rendre moins dépendants des patrons. Elles
prendront surtout en Angleterre la forme de coopératives de consommation, avec l'expérience
fameuse des tisserands de Rochdale, et en Allemagne celle de sociétés de crédit mutuel, avec
le réseau constitué par Schultz-Delitsch.
En France, où Proudhon a développé en 1857 un modèle de société ouvrière, on verra
apparaître des sociétés coopératives de production, par exemple dans la mécanique ou les
tissages, appuyées sur des sociétés de crédit mutuel, et notamment le "Crédit au travail" créé
en1863, qui connut un certain développement, avant de capoter en 1868.
Pourtant, dès 1849, notre confrère de l'époque Louis René Villermé, connu pour son "Tableau
de l'état physique et moral des ouvriers" de 1840 (1), exprimait son scepticisme, en
expliquant que de telles sociétés ouvrières auraient beaucoup de mal à disposer d'un capital
suffisant pour investir et pour amortir des pertes conjoncturelles. Il concluait : " la très-grande
masse ne gagnera rien à l'association", tout en admettant qu'il y eut des exceptions (2). Un
autre contemporain, Paul Hubert Valleraux, témoigne que " l'incapacité des gérants et
l'insubordination des sociétaires sont les deux causes les plus actives de la chute des
associations". (3)
Pourtant la question des associations, et la recherche d'une solution non révolutionnaire à la
"question sociale" sera un des thèmes récurrents des congrès ouvriers, jusqu'à ce que le
congrès de Marseille de 1879 fasse le choix du collectivisme révolutionnaire.
Le sujet restera à l'ordre du jour des mouvements ouvriers chrétiens.
L'encyclique "Rerum Novarum" de 1891 a exprimé l'opposition de l'Eglise à un capitalisme
qui donne à l'argent la prédominance absolue sur le travail, et les mouvements ouvriers
chrétiens aboutiront à la création de syndicats et de partis politiques chrétiens.
La loi de 1898 donnera un cadre au un mouvement coopératif qui, malgré de nombreux
échecs, se développera et a de nos jours une certaine importance économique.
Les mutuelles d'assurances ont en France 21 millions d'assurés-membres, et représentent 53 %
du marché de l'assurance automobile. Les banques mutualistes — qui légalement
appartiennent au secteur coopératif — parmi lesquelles le Crédit agricole et le Crédit
Populaire, drainent 60 % de l'épargne, et accordent 40 % des crédits.
Enfin les coopératives de production emploient en France 40.000 salariés, mais plus de
800.000 en Espagne, et près de 100.000 en Italie.
La plus importante coopérative de production est la société basque espagnole Mondragon, la
septième entreprise espagnole, avec près de 100.000 employés, dont plus des deux-tiers sont
membres de la coopérative, et 260 filiales.
On trouve sur son site Internet une annonce qui n'a pas fait les gros titres de la presse, mais
témoigne de la vitalité du concept : la conclusion, en novembre 2009, d'un accord avec le
grand syndicat américain des Steelworkers pour "un partenariat historique en vue de créer ou
d'acheter des entreprises industrielles aux Etats-Unis et au Canada qui combineront la
structure démocratique Mondragon de propriété et de gouvernance avec la négociation
collective".
Ces différentes formes de coopérative ont un intérêt différent pour ce qui concerne notre
thème de la démocratie. Les mutuelles d'assurance ou de banque sont des coopérations entre
clients-actionnaires, et non entre employés. Elles fonctionnent selon le principe démocratique
"un homme, une voix", indépendamment de la part de chacun au capital. Mais, lorsqu'elles
301
atteignent une certaine taille, leur système démocratique devient largement formel, avec des
assemblées peu fréquentées et des votes unanimes pour une liste de candidats administrateurs
uniques. Beaucoup d'entre vous sont sans doute membres d'une mutuelle, mais sans vous
sentir partie prenante à la gestion de celle-ci. Et, dans les pays, tels l'Australie ou les EtatsUnis où la "démutualisation" est juridiquement facile, les associés ont souvent cédé, au cours
des dernières années, aux sirènes des sociétés d'assurances comme Axa — elle-même
originellement mutualiste — qui leur proposaient le rachat à bon prix de leur part, capital
imprévu non valorisable dans les règlements de la mutuelle.
On doit cependant reconnaître que, même s'il ne s'agit pas d'une véritable démocratie, la
culture de ces entreprises, comme par exemple le groupe du Crédit Agricole, est marquée par
son statut coopératif, et que l'exercice du pouvoir y est différent des entreprises
traditionnelles.
Les coopératives de production comme Mondragon sont, elles, une vraie forme originale de
démocratie dans l'entreprise. Leur caractère exceptionnel, et le fait que la plupart n'aient pas
survécu, montrent que les arguments de Villermé étaient sans doute justifiés, et qu'il n'est pas
facile d'envisager un développement important et durable d'une entreprise vraiment
démocratique.
Mais on peut noter que Essilor, le leader français des verres correcteurs, a été originellement
créé comme une coopérative ouvrière, et que ce passé n'est pas indifférent à la culture de cette
entreprise, dont le président Xavier Fontanet, vient de recevoir de notre Académie le prix
Olivier Lecerf pour un management humaniste !
La démocratie, un mode inefficace pour l'entreprise ?
Pourquoi la forme démocratique, considérée comme la seule acceptable pour une organisation
politique, ne semble-t-elle pas bien adaptée à l'entreprise ?
Selon Gérard Lafay : " par sa nature même, l'entreprise est tournée vers l'extérieur,
puisqu'elle est destinée à satisfaire d'abord les besoins du marché. Elle n'a pas le même objet
qu'une institution politique… destinée essentiellement à satisfaire les besoins des citoyens à
l'intérieur de son champ territorial ". (4)
Notre défunt confrère Pierre de Calan, grand défenseur de l'entreprise, considère son
assimilation à un corps politique comme une idée fausse, et rejette notamment l'élection des
dirigeants, car il est " impossible de [les] mettre sous la seule dépendance de ceux qui
travaillent [dans l'entreprise] " puisqu'ils ont aussi des responsabilités vis-à-vis d'autres. (5)
Enfin Alain Chevalier, ancien patron de Moët Henessy, décrit l'entreprise comme un lieu où
des doctrines organisatrices peuvent s'exercer sans trop de danger, où le pouvoir, portant sur
un objet spécifique et limité, peut s'exercer sans les limites qui s'imposeraient s'il était général,
comme dans la société politique. (6)
Somme toute, l'entreprise est en situation de concurrence, elle doit d'abord être efficace, ce
qui suppose une forte unité de direction, et est peu compatible avec les contraintes de la
démocratie. Inversement la démocratie, si elle est une forme de gouvernement relativement
peu efficace, est la seule acceptable par une communauté de citoyens libres.
On peut penser effectivement à Singapour, ville-état gérée comme une entreprise, avec une
remarquable efficacité économique et sociale, mais où le contrôle politique rend souvent mal
à l'aise même les expatriés européens. Ou à la pratique de la république romaine, qui, pour
faire face à un péril extérieur, suspendait la démocratie et recourait à la dictature.
Cette conclusion, probablement réaliste, ne suffit pourtant pas à épuiser le sujet, et les
aspirations à plus de démocratie dans l'entreprise sont restées présentes, surtout dans notre
pays, et notamment en relation avec les événements de 1968.
L'autogestion
302
Le PSU (Parti Socialiste Unifié) des années 1970, avec Michel Rocard à sa tête, a popularisé
le mythe de l'autogestion yougoslave. Cette expérience a été tentée, à vrai dire, non comme
une rupture avec le capitalisme privé, mais en opposition au système de la propriété d'état.
A partir de 1950, et en plusieurs étapes, la Yougoslavie, affirmant son indépendance du bloc
soviétique sur le plan idéologique comme sur celui de la politique étrangère, a "cassé" le
système de planification centralisé qui fixait pour les entreprises d'état des objectifs
d'investissements, de production et de prix, et a confié cette responsabilité à l'entreprise ellemême, et à des dirigeants choisis par des conseils ouvriers eux-mêmes élus.
Après que le PSU ait rejoint le Parti Socialiste au congrès d'Epinay en 1971, l'"autogestion"
fût un des éléments de la campagne électorale infructueuse de François Mitterrand
en 1974. Mais, en Yougoslavie même, le système s'englua "dans un fouillis quasiinintelligible de textes aussi proliférants qu'inefficaces", et se vit reprocher "corruption,
incompétence, gabegie, irresponsabilité et arbitraire" (7), tandis que se développait
parallèlement un secteur capitaliste florissant, jusqu'à la chute finale du système communiste.
Michel Rocard est cependant resté attaché au concept d'autogestion, au service duquel il
enrôlait récemment, à son insu, Mme Elinor Ostrom, dernier prix Nobel d'économie, et
première femme ayant reçu cette distinction, pour ses travaux sur la gestion des biens publics.
Elle montre en effet que des collectivités — organisations de consommateurs ou d'usagers —
pouvaient gérer de manière économiquement optimale des biens communs (8). Mais nous
sommes là dans le domaine de l'organisation de la société plus que dans celui de l'entreprise !
La participation
Si la démocratie au sens propre ne semble donc pas appropriée à l'entreprise, ne peut-on
cependant souhaiter que les employés aient un certain rôle, non nécessairement prépondérant,
au sein de l'entreprise ?
C'est en tout cas ce qu'affirme — de façon assez platonique — le préambule de la Constitution
de 1946, repris par notre constitution actuelle : "Tout travailleur participe, par l'intermédiaire
de ses délégués, [….] à la gestion des entreprises".
Dans la situation actuelle, avec des grandes entreprises globalisées, soumises à de multiples
contraintes, dont celle des marchés financiers, les collaborateurs de l'entreprises se sentent
souvent très loin des dirigeants, et de décisions lointaines, prises en fonction d'objectifs
globaux mal perçus, et souvent insuffisamment expliquées. François Dupuis a parlé d'une
"fatigue des élites (9), tandis qu'une chercheuse plus radicale évoquait le régime "domestique"
de traitement des caissières de magasins (10), reprenant étrangement le mot de "dictature
domestique" utilisé par Tocqueville en son temps ! Et il n'y a pas de doute qu'une meilleure
compréhension des décisions de l'entreprise, un sentiment d'appartenance et une appropriation
de ses objectifs conduisent à une meilleure motivation, à une plus grande contribution au
progrès et à l'innovation, et donc au succès de l'entreprise.
La plupart des chefs d'entreprise, et en tout cas les plus éclairés, sont conscients de la
nécessité d'une implication positive du personnel. Depuis les années 70, à la suite des
expériences japonaises, nombreuses ont été les initiatives : cercles de qualité, groupes
d'expression,.. qui visaient à associer plus étroitement les employés de base au
fonctionnement de leurs unités. Et sans doute beaucoup de ces initiatives sont entrées dans les
pratiques des entreprises, même si on en parle moins maintenant. Mais leur consécration
institutionnelle est beaucoup plus difficile.
Dans les années 60, ces questions ont été évoquées sous le vocable de la "réforme de
l'entreprise", titre du rapport établi par François Bloch-Lainé en 1963, et repris par le rapport
Sudreau en 1975.
Notant la coexistence — spécifiquement française — d'entreprises privées et publiques, de
statut juridique très différent, mais de réalité organisationnelle voisine, Bloch-Lainé veut
répondre à "une aspiration à "participer" à la vie des entreprises". Il estime que, sans toucher à
303
l'unité de direction, celle-ci peut être placée sous un "contrôle plural". Il admet que, pour les
entreprises familiales, "le despotisme éclairé [soit] dans l'ordre des choses". Mais pour les
grandes entreprises, il propose que les dirigeants soient responsables devant un conseil de
surveillance comportant des représentants du personnel du capital et du Plan (!), sous le
contrôle d'une magistrature économique et sociale chargée d'arbitrer les conflits éventuels
(11).
Cette idée nous paraît aujourd'hui d'un autre temps, et, douze ans plus tard, le rapport Sudreau
propose des changements plus limités, notamment "reconnaître une faculté d'expression à
chaque salarié" et ouvrir une voie nouvelle : la co-surveillance, avec un tiers des membres du
conseil (d'administration ou de surveillance) élus par les salariés (12).
On est là assez près du système allemand de la "co-détermination" (Mitbestimmung), instauré
en Allemagne après la deuxième guerre mondiale, qui comporte obligatoirement entre un tiers
et la moitié de membres du conseil de surveillance représentant les salariés allemands.
D'ailleurs, même en France, des représentants du comité d'entreprise siègent obligatoirement
au conseil d'administration, avec voix consultative. Dans les entreprises qui ont appartenu à
l'Etat et ont été privatisées, des administrateurs de plein exercice sont élus par les salariés. Et
dans beaucoup d'entreprises qui ont développé des plans d'actionnariat du personnel, des
administrateurs sont désignés par les salariés actionnaires.
Ceci parait à un observateur extérieur une idée logique, et une bonne façon d'associer les
salariés. Et il est difficile de trouver un chef d'entreprise, que ce soit en France ou en
Allemagne, pour critiquer publiquement ces différents systèmes. En privé cependant, ils vous
confieront que les effets positifs en sont très limités, et les effets pervers nombreux.
Mon expérience personnelle, tant dans des conseils de surveillance allemands que dans des
conseils français, est que les représentants du personnel ont – assez légitimement – pour
préoccupation principale l'emploi, et secondairement les salaires, qui ne sont en général pas
discutés en conseil. Ils reçoivent évidemment beaucoup d'informations sur l'entreprise, mais
sont tenus à la confidentialité pour ce qui n'est pas public, et ne peuvent donc guère aider à la
diffusion et à l'explication. Ils ne peuvent non plus donner sur les questions les plus
importantes un avis représentatif, qui nécessiterait une discussion, avec leurs mandants, de la
politique de l'entreprise.
Inversement les administrateurs extérieurs sont beaucoup plus timides dans leurs interventions
en raison de la présence des membres du personnel. Même si ces derniers respectent dans la
plupart des cas la confidentialité des débats du conseil, la discussion d'une idée
potentiellement explosive devient difficile, de même qu'une critique un peu vive des
dirigeants. La moindre liberté de ton des conseils français, par rapport aux conseils
américains, tient en partie – pas uniquement – à ce "mélange des genres " dans les conseils.
Sans doute cette autocensure des administrateurs reflète-t-elle une vision excessivement
hiérarchique, et pourrait-on souhaiter une discussion franche et ouverte même en présence de
collaborateurs.
Mais, dans les faits, il y a beaucoup de sujets sur lesquels cela ne se produit pas. En
Allemagne, les représentants des actionnaires ont généralement une réunion préalable séparée
– qui tomberait sans doute en France sous le coup du délit d'entrave – où les "vrais"
problèmes sont discutés librement, et la réunion du conseil de surveillance devient facilement
un cérémonial assez formel. Et, avant chaque réunion, on me demandait d'envoyer un
pouvoir, même si j'avais prévu d'être présent, pour éviter qu'en cas d'imprévu, les
représentants des actionnaires ne puissent se trouver en minorité !
Cependant la participation des salariés n'est pas neutre, ni totalement négative. Selon mon
expérience, la recherche "naturelle" d'un consensus, ou le désir d'éviter des conflits, conduit
souvent à différer les décisions désagréables, en tout cas tant que la situation n'est pas
vraiment grave.
304
Quand elle le devient, au contraire, les syndicats allemands, mieux informés d'une situation
qu'ils ne peuvent contester puisqu'il leur en est rendu régulièrement compte, sont davantage
prêts à trouver des solutions, même au prix de sacrifices, plutôt que de se cantonner, comme
les syndicats français, à une posture de contestation.
Le rapport Sudreau prône également un renforcement de l'expression des salariés et du
dialogue dans l'entreprise.
Les lois Auroux sont venues, en 1982, obliger les entreprises à engager chaque année un
dialogue sur un certain nombre de sujets. De même de nombreuses procédures obligent à des
consultations du comité d'entreprise. A voir ces dispositifs, on pourrait penser qu'il existe une
véritable concertation au sein des entreprises sur tous les sujets, et que le problème de la
participation des salariés aux décisions ne se pose plus. Au contraire l'expérience suggère que,
dès lors que le dialogue, au lieu d'être naturel, volontaire et informel, devient obligatoire,
encadré par des règles, et soumis à des sanctions, il tend à devenir une formalité légale pour
les uns, une occasion de gesticulation pour les autres, et perd beaucoup de sa richesse. Le
temps, que j'ai encore personnellement connu, où un chef d'entreprise présidait un comité
d'entreprise sans avocat, libre de sa spontanéité même lorsqu'elle l'écartait du politiquement
correcte, est révolu. On a encore – mais pour combien de temps ?– des discussions riches et
informelles dans les comités européens de groupe, beaucoup moins soumis au formalisme
légal.
Après cette revue un peu négative, que reste-t-il alors de l'aspiration à la démocratie, ou en
tout cas à la participation, qui est naturelle dans l'entreprise comme ailleurs ?
La réalité que j'ai déjà mentionnée, c'est qu'une entreprise ne marche pas de façon optimale si
ses collaborateurs n'adhèrent pas à son action, et qu'un chef d'entreprise peut difficilement
réussir dans la durée si sa légitimité n'est pas reconnue et s'il est incompris, méprisé ou haï par
ses troupes. Cette réalité, valable pour tout groupe humain, n'implique pas un fonctionnement
à proprement parler démocratique, où la majorité acquiescerait formellement à chaque
décision, mais oblige les patrons responsables à se préoccuper des réactions du terrain. Ainsi
beaucoup d'entreprises – et Lafarge est de celles-là – procèdent régulièrement à des enquêtes
d'opinion auprès de leur personnel, à tous les niveaux et dans tous les pays, pour apprécier la
façon dont le management est compris et soutenu. Dans les entreprises que je connais – et qui
sont gérées par des patrons que je qualifierais de "responsables" – les résultats de ces enquêtes
sont généralement bien meilleurs qu'on pourrait le croire, même dans des périodes difficiles.
Alors que l'opinion est souvent très défavorable à l'action des entreprises en général, les
collaborateurs sont le plus souvent satisfaits, ou en tout cas positifs, sur la gestion de leur
propre entreprise.
Cette utilisation des enquêtes rappelle celle des sondages, en politique, mais avec la grande
différence qu'elle ne se situe pas dans la perspective d'une élection des dirigeants !
Et les réponses des collaborateurs seraient peut-être différentes si le patron devait être élu par
eux ! Mais il l'est par les administrateurs, eux-mêmes élus par les actionnaires. Y a-t-il là le
domaine où se situe la démocratie dans l'entreprise ?
Une démocratie actionnariale ?
Historiquement la question d'une démocratie actionnariale commence à se poser quand la
société anonyme se substitue progressivement à la société en nom collectif, ou à la société en
commandite, comme mode normal d'organisation d'une entreprise. Comment organiser les
rapports de l'entreprise, et de sa direction, avec une masse d'actionnaires nombreux, dont
aucun ne détient un pourcentage significatif du capital ? La réponse va dépendre des
législations des différents pays, et je n'ai pas le temps ici d'analyser toutes les situations. Je
voudrais évoquer seulement deux modèles assez caractéristiques, le modèle français et le
modèle américain.
305
En France la loi de 1867 organise dans l'entreprise une démocratie représentative, répondant
en apparence aux mêmes principes que la démocratie politique. La souveraineté populaire est
incarnée par l'assemblée générale des actionnaires, qui approuve les statuts, c'est à dire la
constitution, de la société, en élit le conseil d'administration, qui désigne lui-même les
dirigeants. Les actionnaires ont même plus de pouvoirs que les électeurs politiques, puisqu'ils
peuvent toujours révoquer les administrateurs en assemblée générale, à la majorité simple,
même si la question n'était pas à l'ordre du jour de l'assemblée.
Mais dans la pratique la situation sera bien différente. La différence principale entre
l'entreprise et une circonscription politique est l'absence de partis politiques ou de corps
intermédiaires qui puissent donner aux actionnaires un choix entre plusieurs options de
management. Sans cette possibilité de choix, et avec des propositions ou des candidatures
émanant presque toujours du conseil lui-même, le rôle des actionnaires se réduit en fait à une
ratification quasi-automatique, sauf dans des circonstances exceptionnelles. En France, jusque
dans les années 80, on a connu des assemblées d'actionnaires où l'on peinait à obtenir un taux
de représentation de 20% - l'essentiel étant constitué par des pouvoirs en blanc donnés au
président – avec une approbation des résolutions par 98% des voix !
Au sein du conseil d'administration, la contestation n'était pas davantage présente. Un ancien
dirigeant d'une grande entreprise industrielle, devenu administrateur de Lafarge, me déclarait
en 1975 : "Un administrateur est là pour fermer sa g…et soutenir le président !"
Déjà à l'époque, le rôle et le style des conseils américains étaient très différents, comme on le
verra plus tard. Est-ce à dire que les actionnaires n'avaient aucune prise sur le management de
l'entreprise ? Pas du tout, car ils conservaient le pouvoir de "voter avec leurs pieds", c'estàdire de vendre leurs actions s'ils n'appréciaient pas la gestion de l'entreprise. Et c'était la
doctrine affichée des investisseurs professionnels : ne pas intervenir dans la gestion de
l'entreprise, et se contenter de ne pas investir s'ils en étaient mécontents.
Ceci coïncidait avec une période où les théoriciens du management avaient consacré le règne
des managers professionnels, considérés comme le moyen le plus rationnel de gérer une
grande entreprise dans la durée, et d'assurer un équilibre optimal entre les intérêts des
différentes parties prenantes à l'entreprise : actionnaires, mais aussi clients, employés, ou
collectivités environnantes.
L'excellent ouvrage de Pierre-Yves Gomez et Harry Korine, "L'entreprise dans la démocratie"
(13), décrit très bien cette apparition du pouvoir managérial, qui correspondra au
développement des théories du management, à l'apparition des business schools, et à la grande
époque de General Motors avec Alfred Sloan.
L'attitude des actionnaires va changer dans les années 80 avec la croissance de la taille des
fonds d'investissement et de la compétition entre eux. Les plus grands fonds se sont en effet
rendu compte qu'ils ne pouvaient pas, en pratique, éviter de posséder des actions des plus
grandes sociétés de la cote de leur pays. L'idée de "voter avec ses pieds" n'étant plus réaliste,
il leur fallait bien, pour défendre leurs intérêts, se préoccuper de la façon dont ces sociétés
étaient gérées. A la même période, l'industrie américaine, exemplaire pour le progrès de
productivité dans les années 50-70, s'endort quelque peu sur sa position mondiale dominante,
avec des syndicats forts qui s'opposent aux changements, et un management qui trouve
commode d'accepter le compromis avec les syndicats.
Les économistes et certains actionnaires s'inquiètent de cette situation, contestent la théorie
managériale de la rationalité technocratique et de l'équilibre, et veulent la remplacer par celle
du manager, agent des actionnaires. La "théorie de l'agence" postule que les gestionnaires de
l'entreprise doivent gérer celle-ci uniquement dans l'intérêt des actionnaires, ses propriétaires
légitimes, et non pour un "intérêt de l'entreprise" – l'intérêt social dans le langage juridique
français – mal défini et qui camouflerait en fait les intérêts propres des managers.
306
Pour les faire changer de point de vue, il faut les intéresser davantage au point de vue des
actionnaires. De cet objectif découlera notamment la mise en place des stock-options, moyen
de les rendre sensibles – et, on le verra plus tard, parfois trop sensibles – à l'évolution du cours
de l'action.
De fait, l'industrie américaine sera brusquement réveillée dans les années 80, à la fois par la
concurrence japonaise, notamment dans le secteur de l'automobile, par l'appel à la rénovation
et à la concurrence de Ronald Reagan, et par des actionnaires activistes, qui critiquent et
attaquent le management en place.
C'est l'époque des offres publiques d'achat hostiles faites sur de grandes sociétés par des fonds
d'investissements privés (private equity) , qui culmina par celle lancée par KKR (Kravis,
Kohlberg & Roberts) sur la société de produits d'alimentation et de tabac RJR Nabisco,
décrite par le livre "Barbarians at the gate" (14).
Le contexte devient ainsi rapidement beaucoup moins favorable pour le management des
entreprises, et la question de la gouvernance, ou plutôt du gouvernement d'entreprise se trouve
posée. Cette évolution conceptuelle se produit d'abord dans un cadre juridique américain qu'il
faut décrire un peu plus, car il est très différent du cadre français.
Aux Etats-Unis, le régime juridique des sociétés est du domaine des états, ce qui a produit
historiquement une certaine concurrence entre eux pour développer le cadre à la fois le plus
prévisible et le plus favorable pour l'entreprise. L'état qui a une position presque dominante
est le Delaware, où un grand nombre de sociétés américaines sont incorporées,
indépendamment du lieu de leur siège ou de leur activité. Le Delaware donne beaucoup de
liberté à l'entreprise dans la définition de ses règles statutaires, et la plupart d'entre elles ont
adopté un système qui concentre les pouvoirs au profit du conseil d'administration. Celui-ci
peut prendre pratiquement toutes les décisions, même les plus importantes, comme une
acquisition majeure ou une augmentation de capital, et même la modification des statuts, sans
vote des actionnaires. Non seulement ceux-ci ne peuvent révoquer les administrateurs, mais
ils ne peuvent en général pas proposer de nouveaux administrateurs sans l'accord du conseil.
Et, si leur nomination nécessite bien un vote des actionnaires, sont élus ceux qui recueillent le
plus grand nombre de voix, même si plus de la moitié des actionnaires ont refusé de voter
pour eux !
La contrepartie de ce système est une responsabilité beaucoup plus forte des administrateurs,
consacrée par la jurisprudence, au nom de leur fiduciary duty, leur devoir fiduciaire vis-à-vis
des actionnaires.
Cette responsabilité, fortement ressentie en pratique, ne leur permet pas d'exercer leur pouvoir
d'une façon qui léserait les actionnaires, mais leur laisse une assez grande latitude
d'appréciation, au nom du business judgement, dès lors qu'ils ont préparé et motivé
sérieusement leurs décisions.
La question de la démocratie actionnariale se pose donc de façon assez différente en France,
où les pouvoirs des actionnaires sont très étendus, et aux Etats-Unis. En France, il s'agit
d'abord de savoir si les conseils d'administration peuvent être suffisamment indépendants et
actifs pour exercer un véritable contrôle sur les dirigeants. Aux Etats Unis, il s'agit surtout de
déterminer quel contrôle les actionnaires auront sur le conseil d'administration. Les questions
pratiques en débat sont, malgré tout, à peu près les mêmes, avec notamment les conditions de
fixation des rémunérations. Sur ce point les anglais ont trouvé une solution intermédiaire, qui
soumet, non pas les décisions de rémunération, mais la politique de rémunération, à un vote
des actionnaires, de valeur seulement consultative !
Mais la question de la démocratie actionnariale de l'entreprise n'est, finalement pas très
différente de celle de la démocratie vis-à-vis de ses employés, que nous avons déjà discutée.
Certes on peut dire que les actionnaires sont les propriétaires juridiques de l'entreprise –
même si en droit strict ils ne sont propriétaires que de leurs actions et d'un droit aux actifs
307
résiduels à la liquidation de l'entreprise. Mais il n'est pas du tout évident qu'un régime de
démocratie directe, où toutes les décisions majeures seraient prises par les actionnaires, serait
dans l'intérêt de l'entreprise, ou même dans leur propre intérêt.
Dans le secteur des matériaux de construction, que je connais mieux que d'autres, il est
intéressant de comparer l'évolution des sociétés britanniques aux sociétés continentales. Les
premières ont été soumises à une forte pression de leurs actionnaires, selon la tradition de la
City de Londres. Or les marchés financiers, et beaucoup d'investisseurs, ont des vues souvent
changeantes, gouvernées par des modes à court-terme, et qui prennent peu en compte les
difficultés du gouvernement interne de l'entreprise. Un moment, il faut absolument aller en
Asie, mais six mois plus tard le risque y est considéré comme excessif et pénalisant ! Ceux
qui veulent suivre au jour le jour les humeurs des marchés ne peuvent dessiner de stratégies
cohérentes sur la durée. C'est ainsi que presque toutes les sociétés anglaises de matériaux de
construction, qui étaient il y a trente ans les leaders dans leur secteur, ont disparu, après avoir
connu des difficultés, en étant rachetées par des entreprises du continent. La consolation pour
les actionnaires londoniens – et apparemment ils s'en satisfont très bien – est qu'ils ont su
obtenir de l'acquéreur la dernière livre de chair. Londres est en effet la seule place financière
où quelques investisseurs-clés, en décidant ensemble que le prix offert est insuffisant, peuvent
faire échouer une offre même si aucune autre n'est en vue. J'en fis moi-même l'amère
expérience en 2000 lors de l'échec de ma première tentative d'acquérir la société Blue Circle.
Il me fallut y revenir l'année suivante, heureusement sans devoir payer plus cher !
Inversement il est clair que les dirigeants d'une entreprise ne peuvent la gérer sans se soucier
des intérêts et des opinions des actionnaires. Cela ne serait ni légitime, ni efficace, puisque la
chute du cours de bourse qui en résulterait priverait à terme l'entreprise de la capacité
financière de poursuivre sa stratégie.
Le meilleur système me paraît être celui où le conseil d'administration joue un rôle de
traducteur, ou de "tampon", entre les réactions des actionnaires et l'entreprise. Il lui faut
distinguer ce qui est important de ce qui est accessoire, et surtout trouver l'horizon de temps
où il sera clair que l'intérêt de l'entreprise, tel qu'il le conçoit, et celui des actionnaires, se
rejoindront. Pour atteindre cet objectif, il faut que le conseil ait une certaine indépendance par
rapport aux actionnaires, tout en tirant sa légitimité de leur soutien.
Or le système démocratique théoriquement mis en place par la loi était resté, comme on l'a vu,
largement théorique, à cause d'actionnaires qui ne votaient pas et de l'absence de corps
intermédiaires capables, comme les partis dans la démocratie politique, d'orienter les votes
dans des directions différentes, qui seraient mises en concurrence les unes avec les autres.
Actuellement, les investisseurs sont de plus en plus obligés par leurs autorités de contrôle de
voter aux assemblées générales. C'est pour eux une contrainte lourde, car ils ne peuvent
souvent être experts dans les problèmes de gouvernance des centaines d'entreprises dans
lesquels ils peuvent être amenés à investir. Des sociétés spécialisées – les proxy advisors – se
sont donc créées pour conseiller les investisseurs sur les votes à émettre. Elles se concentrent
pour l'instant sur le respect de règles de gouvernance assez formelles : par exemple les critères
d'indépendance des administrateurs.
Mais on peut imaginer une évolution où elles feraient porter le débat sur le détail de la
stratégie ou des politiques de l'entreprise, obligeant à des campagnes électorales qui
opposeraient les partisans de la croissance à ceux de la rentabilité, ou les adeptes de la
diversification à ceux de la focalisation…Une telle évolution rendrait l'entreprise beaucoup
moins "manoeuvrante" au sens nautique du terme, et poserait des problèmes redoutables.
Peut-être le résultat de l'aspiration à la démocratie dans les sociétés à actionnariat dispersé
sera-t-il alors de favoriser les entreprises à actionnariat concentré, qui ne souffriraient pas de
ces difficultés. L'avenir dira si mon inquiétude est vraiment justifiée, et si trop de démocratie
peut finalement détruire le modèle d'entreprise auquel on veut l'appliquer.
308
Conclusion
En conclusion l'entreprise ne me semble pas être, ni vis-à-vis de ses salariés, ni même de ses
actionnaires, un champ propice au développement d'une véritable démocratie.
Entité subissant des pressions diverses et contradictoires, dépendant de la capacité et du
jugement de ses équipes, soumise à la concurrence et aux décisions quotidiennes de ses
clients, représentant souvent un enjeu que les pouvoirs publics des différents pays où elle
travaille ne peuvent ignorer, elle a besoin de continuité, mais aussi d'audace et d'innovation,
de communication, mais aussi de confidentialité, de rentabilité, mais aussi de responsabilité
sociale.
Cet équilibre ne serait pas bien assuré par une direction soumise au même style de contraintes
que les leader politiques, et aux aléas de changement de majorité que ceux-ci subissent.
Mais ce que nous disons des entreprises est peut-être également vrai de nos pays qui, eux
aussi, sont de plus en plus soumis aux contraintes de la concurrence extérieure, et où
l'acceptation interne n'est plus qu'un des éléments du succès.
Et peut-être les difficultés qui limitent l'application des principes démocratiques dans
l'entreprise sont-elles aussi le reflet des défis, de plus en plus difficiles, que connaît
l'application de ces mêmes principes dans le champ de la démocratie politique !
Notes
(1) Tableau de l'état physique et moral des ouvriers employés dans les manufactures de coton,
de laine et de soie (2 volumes, 1840). Réédition sous le titre Tableaux de l'état physique et
moral des salariés en France, Les Éditions La Découverte, Paris, 1986
(2) Des Associations ouvrières, Villermé, Firmin-Didot, 1849
(3) Des Associations ouvrières (sociétés coopératives) et de leur situation légale en France,
Paul Hubert Valleraux, Pichon-Lamy et Dewez, 1869
(4) dans Revue du MAUSS , n° 15, éditions la découverte, 2000
(5) Le patronat piégé, Pierre de Calan, La Table Ronde, 1977
(6) Le bilan social de l'entreprise, Alain Chevalier, Masson, 1979
(7) Encyclopedia Universalis, Marc Gjidara
(8) Le prix Nobel d'économie pour l'autogestion, Michel Rocard, Libération, 20/10/2009
(9) La fatigue des élites, le capitalisme et ses cadres, François Dupuy, La République des
Idées, Le Seuil, PARIS, avril 2005
(10) Critique politique du travail, Isabelle Ferreras, Les Presses de Sciences Po, 2007
(11) Pour une réforme de l'entreprise, François Bloch Lainé, Editions du Seuil, reed. 1967
(12) La réforme de l'entreprise, Pierre Sudreau, Documentation Française, 1975
(13) L'entreprise dans la démocratie, Une théorie politique du gouvernement des entreprises,
Pierre-Yves Gomez et Harry Korine, Editions de Boeck, février 2009
(14) Barbarians at the gate, the fall of RJR Nabisco, Bryan Burrough et John Helyar, Harper
Business Essentials, 1990
Source : ASMP - La démocratie dans l'entreprise, par Bertrand Collomb
http://www.asmp.fr/travaux/communications/2010_02_08-collomb.htm
19 sur 19 22/02/10 20:27
Malgré ces critiques négatives, on trouve cependant des auteurs et des courants
politiques qui continuent à développer
- l’idée d’une nécessaire amélioration de la démocratie sociale ; dénonçant l’actuelle
mascarade du fonctionnement des comités d’entreprises ou le peu de cas fait à une
gestion des ressources humaines plus « social » ;
309
Document n°295
La mascarade de la cogestion à la française
La discussion sur la place des salariés dans le gouvernement des entreprises est souvent
réduite à la participation des administrateurs salariés au conseil d'administration. Bien que
celle-ci ait une importance symbolique et pratique considérable, elle n'épuise pas la question.
On oublie, en effet, que depuis 1982, les salariés sont obligatoirement présents aux conseils
d'administration par le biais des délégués du comité d'entreprise (CE).
Le CE avait d'abord pour fonction de gérer les activités sociales et culturelles de l'entreprise.
Mais la loi Auroux de 1982 a élargi ses compétences aux questions économiques dans le souci
de limiter le blocage social systématique. Dans un pays où les administrateurs salariés sont
rares et le recours à la grève courant, donner plus de prérogatives au CE devait favoriser le
dialogue entre l'économique et le social.
RENFORCEMENT DES CLIVAGES
Depuis 1982, le comité d'entreprise doit être consulté sur les questions touchant la gestion et
la stratégie. Certes, il ne prend pas de décision et ne peut pas mettre de veto, mais il est
obligatoirement informé sur les projets de restructuration et il émet un avis. L'absence
d'information préalable du CE constitue un délit d'entrave qui invalide les décisions prises. De
plus, le CE est doté d'un droit d'alerte s'il juge la situation économique préoccupante : il
contraint alors la direction à lui répondre officiellement. C'est peu, mais suffisant pour que
l'influence du CE soit prise en compte dans les mécanismes de gouvernance.
Lors des séances du conseil d'administration, les délégués du CE n'ont qu'une voix
consultative mais ils doivent obtenir la même information que les autres administrateurs.
Mais que faire d'une participation au conseil d'administration quand on n'a qu'une voix
consultative et qu'on n'est pas pleinement administrateur ? Du point de vue des délégués du
CE, il s'agit d'éviter d'assumer des décisions qu'on ne leur demande finalement pas de voter.
D'où une posture souvent critique. Pour les administrateurs, les délégués du CE sont perçus
comme des intrus, soucieux des seuls intérêts des salariés au détriment de ceux des autres
parties prenantes.
La loi a donc renforcé les conditions d'un clivage là où elle espérait un dialogue. Le résultat
relève de la comédie : car c'est un secret de polichinelle que les entreprises françaises tiennent
d'abord des conseils "officieux" entre les administrateurs pour discuter et prendre les
décisions puis, les jeux étant faits, des séances "officielles" incluent les délégués du CE.
C'est dommage, car une bonne articulation entre le conseil d'administration et le CE dans le
gouvernement des entreprises permettrait de moderniser autant le dialogue social que la
gouvernance. Elle suppose que chacun accepte de considérer que l'autre partie apporte sa
contribution à l'élaboration des décisions stratégiques. Cela suppose quelques conversions
idéologiques de chaque côtés . Et de faire tomber les masques.
Pierre-Yves Gomez, professeur à l'EM Lyon et directeur à l'Institut français de
gouvernement des entreprises
310
Le Monde, Article paru dans l'édition du 21.09.10.
Document n°296
Evaluer les politiques de ressources humaines
La crise a vu se multiplier les critiques à l'égard de la domination des actionnaires dans
l'entreprise, responsable de la "tyrannie du court terme", selon l'économiste Michel Aglietta.
Ses détracteurs soulignent en outre que, privilégiant la seule grille de lecture financière, elle a
conduit à négliger les autres parties prenantes, et en particulier les salariés.
L'enquête publiée cet été par les cabinets Deloitte et Misceo vient confirmer le désintérêt des
dirigeants et des conseils d'administration pour les ressources humaines (RH). Les auteurs de
cette édition du "baromètre de la gouvernance RH" ont questionné les présidents de conseil
d'administration et de surveillance, les administrateurs et les directeurs des ressources
humaines de plus de 40 grandes entreprises.
Leurs conclusions montrent en premier lieu que "le conseil d'administration ne dispose pas
des moyens nécessaires au suivi de la politique RH de l'entreprise" : inégalement informé, il
tient rarement des réunions à ce sujet.
Selon les auteurs, la grande majorité des administrateurs méconnait les risques RH et elle
n'exerce pas de contrôle réel des politiques menées. Ces dernières donnent d'ailleurs rarement
lieu à un "reporting" formalisé.
UNE FONCTION EN RETRAIT
A sa manière, cette enquête rejoint les constats faits par les administrateurs salariés de la
CFDT et formalisés dans son remarquable Guide de l'administrateur salarié (2007) : les
questions sociales et les RH sont largement ignorées des instances dirigeantes. Dès lors, on
voit mal comment ces dernières pourraient exercer de manière lucide leur responsabilité
sociale "interne", à l'égard des salariés.
Comment les dirigeants peuvent-ils mettre les politiques de ressources humaines sous contrôle
? L'expérience montre que la gestion se consacre habituellement à ce qu'elle peut mesurer et
néglige ce qu'elle ne peut objectiver. Ce "pilotage par le chiffre" aboutit à la multiplication de
coûts cachés ou externalisés, comme des pertes d'employabilité ou de motivation, ou des
problèmes de sécurité ou de santé. "Réinternaliser" ces coûts dans les modèles économiques
des entreprises impose de donner à leur responsabilité sociale vis-à-vis de leurs salariés le
statut d'obligation légale.
311
Cela nécessite ensuite que soient définis les domaines, clarifiés les objectifs et précisés les
modes d'évaluation de cette responsabilité, afin que sa mise en oeuvre ne soit pas laissée à la
seule appréciation des directions.
L'enjeu est de disposer d'un "rapport de performance sociale interne", qui permette d'apprécier
comment les directions exercent pratiquement cette responsabilité. Ce document devrait être
partagé avec les acteurs, notamment syndicaux, de l'entreprise, et nourrir les travaux d'une
commission "politiques RH" du conseil d'administration, créée à cette occasion.
Les informations sociales figurant dans les rapports de développement durable publiés par les
sociétés cotées sont à cet égard rarement probantes, car elles ne sont ni suffisamment précises
et complètes ni vérifiées par un tiers indépendant.
L'importance du sujet justifierait que le gouvernement confie une mission d'élaboration du
contenu et de la nature de ce "rapport de performance sociale" à une commission composée de
professionnels des ressources humaines, de managers, de médecins du travail, de
syndicalistes, mais aussi de chercheurs et de membres d'associations qui oeuvrent dans ces
domaines.
Ses conclusions pourraient servir de socle à un texte de référence. Pour progresser, la
prévention des risques RH, les conditions de travail, l'égalité professionnelle, la
reconnaissance, l'employabilité, la qualité de la coopération ou encore la crédibilité de la
communication doivent être évaluées au même titre que les autres politiques de l'entreprise.
Jean-Marc Le Gall, conseiller en stratégies sociales, professeur associé au Celsa
Le Monde, Article paru dans l'édition du 21.09.10.
-
et/ou l’idée de la nécessité de développer l’économie sociale et plus largement un
socialisme autogestionnaire.
Document n°297
On a beaucoup parlé du poids grandissant des services de communication des entreprises. Les
relations publiques sont aujourd'hui non seulement un outil de gestion, mais encore plus une
"arme", soulignent les concepteurs de ce livre original, issu d'un colloque tenu en 2009 à
l'université de Louvain, en Belgique, et qui s'interroge sur les discours tenus et véhiculés sur
l'entreprise. La firme, écrivent-ils, "vit plus directement qu'autrefois les tensions et les
contradictions de la société". Elle doit faire face à plusieurs interpellations : de la part de ses
salariés, d'abord ; de la part du public, ensuite, désormais partie prenante. "Contredire
l'entreprise, affirment les auteurs, c'est produire un discours critique qui dit quelque chose de
l'entreprise - mais quelque chose qu'elle ne maîtrise pas. C'est donc s'inscrire à rebours du
discours autorisé, égratigner le côté lisse de cette communication aujourd'hui sujette à la
contestation et à la méfiance des publics liés à l'entreprise."
312
A partir de cas concrets, les auteurs analysent les formes très diverses que peut prendre la
parole critique, vis-à-vis de la toute-puissance du "big business". La lutte contre le
"greenwashing" - le verdissement de l'image, ou le "blanchiment vert" -, par exemple,
apparaît d'autant plus légitime que les relations publiques (les RP) s'apparentent à de la vraie
propagande. Le cas de Shell, qui extrait des sables bitumineux au Canada et prétend participer
au développement durable, est, à cet égard, emblématique.
Sur le côté "lisse" de la communication moderne, on lira avec intérêt l'article intitulé "Les
entreprises face à la dérision", mais également les pages consacrées à la stratégie dite
"astroturf" - du nom d'un faux gazon synthétique -, une "communication détournée" qui
consiste à rémunérer des personnalités célèbres pour qu'elles redorent votre blason. "La
grande entreprise doit aujourd'hui davantage soigner son image corporative et entretenir une
attitude de bon citoyen", écrit Thierry Libaert, maître d'oeuvre d'un ouvrage dont l'optimisme
n'est pas la marque de fabrique.
Philippe Arnaud, Le Monde 20/09/2010
Contredire l'entreprise, par A. Catellani, T. Libaert, J.M. Pierlot. Presses universitaires
de Louvain, 162 pages.
Document n°298
Erigée en exemple pour son mode de gestion participative, l’enseigne de distribution préférée
des Britanniques est aussi un succès commercial.
Nous sommes à quelques minutes de l’ouverture des magasins John Lewis en ce jour de
prime. Et on peut dire que l’ambiance est fébrile. D’un bout à l’autre du pays, les
69 000 salariés de l’enseigne de distribution préférée des Britanniques sont rassemblés, et
trépignent d’impatience. Au siège de Victoria Street, à Londres, dans les 28 grands magasins
John Lewis et les 223 supermarchés Waitrose du pays, le rituel est identique : un membre du
personnel spécialement désigné pour l’occasion (un “associé”, dans le jargon John Lewis)
ouvre
une
enveloppe
et
annonce
un
chiffre.
Ce chiffre sera un pourcentage. Ces dix dernières années, il a oscillé entre 9 et 22 %. C’est le
pourcentage de son salaire qu’empochera chaque salarié de John Lewis, du directeur général à
l’hôtesse de caisse, en guise de prime annuelle : 8 % représente environ un mois de salaire,
16 % deux mois. C’est dire l’importance du contenu de cette enveloppe. Dans le magasin
d’Oxford Street, fleuron de l’enseigne, les associés – près de 2 500 – sont partout : massés par
dizaines au rayon beauté, au rez-de-chaussée, alignés en rang d’oignons sur les escalators,
accoudés
aux
balcons
de
l’atrium.
“C’est le moment où l’on est récompensé pour tout ce que l’on a fait, tous les efforts que l’on
a fournis”, confie Adrian Wenn, du rayon luminaires. “J’espère que ce sera un bon cru. J’ai
313
un mariage à payer.” C’est un bon cru. Frank d’Souza, du rayon ameublement (il a été choisi
parce qu’il a réalisé la plus grosse vente unique du magasin en 2009, 50 000 livres
[55 000 euros]), ouvre l’enveloppe tandis que l’assemblée égrène le compte à rebours, et
brandit triomphalement le carton : 15 %. “Génial !” s’exclame Lee Bowra, du rayon enfants.
“C’est carrément génial. C’est exactement le montant de notre acompte. Ça y est, on va
pouvoir
acheter
une
maison.”
Contrairement aux autres enseignes de distribution (et à la plupart des entreprises, de fait),
John Lewis est la propriété d’une fiducie au bénéfice des salariés. Chacun d’entre eux a voix
au
chapitre
sur
la
gestion
et
perçoit
une
part
des
bénéfices.
Il s’agit du principal et du plus ancien exemple d’entreprise à actionnariat salarié au
Royaume-Uni. Son objectif déclaré est “le bonheur de tous ses membres grâce à un emploi
utile et satisfaisant dans une entreprise performante”, comme le mentionnent ses statuts. A
l’heure où les limites du modèle capitaliste traditionnel apparaissent au grand jour, la réussite
durable de John Lewis incite la classe politique à y voir un modèle possible – pour les
entreprises, mais aussi pour les écoles, les hôpitaux, et même les municipalités. Mais, au fait,
à quoi cela ressemble de travailler dans une entreprise gérée de la sorte ? Eh bien,
commençons par dire que certains associés n’étaient pas au travail le jour de l’annonce du
montant de la prime 2010. Ils étaient en vacances, dans l’un des cinq centres que l’entreprise
possède à l’usage de ses salariés. Nicola McRoberts et son compagnon, Pedro Pereira,
séjournent dans l’un des douze bungalows du domaine de Leckford, près de Stockbridge, dans
le sud de l’Angleterre. Très prisés des jeunes familles, ces chalets en bois de deux ou trois
chambres sont équipés de canapés en cuir et de draps de lit que les clients de John Lewis
reconnaîtraient du premier coup d’œil. Nicola travaille au rayon papeterie du magasin de
Welwyn [dans le sud-est de l’Angleterre] et Pedro est cuisinier chez Waitrose. Les cinq jours
qu’ils ont réservés leur coûtent 176 livres [200 euros]. “C’est une bonne boîte, reconnaît
Pedro. Je n’imaginais pas à quel point avant d’être embauché.” “Les relations patron-salarié
sont complètement différentes, poursuit Nicola. Ils ont envie qu’on soit heureux.”
Le domaine de Leckford est une exploitation agricole en activité, explique son gérant,
Malcolm Crabtree, assis au volant de sa Land Rover. Elle approvisionne les supermarchés
Waitrose en farine pour le pain, en orge, en avoine pour les céréales, en poulets et en œufs
fermiers, en lait bio, en pommes, en poires et en une multitude de champignons. Le domaine
met également à la disposition des associés un parcours de golf neuf trous, un terrain de
cricket, un terrain de boules, des courts de tennis, deux piscines et quelques-uns des plus
beaux
spots
de
pêche
à
la
mouche
du
pays.
Difficile de trouver un associé mécontent chez John Lewis, qui garde ses salariés deux fois
plus longtemps que la moyenne dans le secteur. C’est entre autres, comme l’explique Adrian
Wenn, du magasin d’Oxford Street, parce que, “quand on n’est pas satisfait de quelque
chose, on a la responsabilité d’y remédier”. Ce qui nous amène à John Spedan Lewis,
l’homme qui a inventé le modèle John Lewis. Né en 1885, il a des idées radicales et les
moyens de les matérialiser. Ils sont nombreux en ce début de XXe siècle (et aujourd’hui aussi,
d’ailleurs) à croire, comme lui, que “l’état actuel des choses est un pervertissement des
mécanismes du capitalisme”, qu’il est “parfaitement anormal qu’il y ait des millionnaires
quand des gens vivent encore dans des taudis”, qu’il est obscène de “verser des dividendes à
quelques actionnaires” – qui n’ont pour ainsi dire rien fait – quand “les travailleurs gagnent
à peine de quoi vivre”, et que l’actionnariat salarié pourrait constituer “la nouvelle source
d’énergie professionnelle dont notre pays a tant besoin”. A l’âge de 21 ans, Spedan Lewis,
314
dont le père a fondé le magasin John Lewis d’Oxford Street, non seulement possède un quart
de l’affaire, mais est également sur le point de devenir directeur de Peter Jones, l’autre
enseigne familiale. C’est à peu près à cette époque qu’il se rend compte qu’il gagne, avec son
père et son frère, l’équivalent de la somme des salaires de tous leurs employés. Il décide alors
de faire bouger les choses. Il troque ses parts dans le magasin d’Oxford Street contre le
contrôle total du magasin Peter Jones, où il instaure une journée de travail plus courte, des
congés plus longs, et un soupçon de démocratie. En l’espace de cinq ans, Peter Jones passe de
8 000 livres de pertes annuelles à 20 000 livres de bénéfices. Conforté dans son choix, Spedan
Lewis instaure un plan partiel d’intéressement aux résultats, puis élabore des statuts (en 1928)
et enfin crée la John Lewis Partnership Limited (il gère l’affaire, mais redistribue les
bénéfices). La dernière étape sera la signature d’un contrat fiduciaire irrévocable en vertu
duquel la propriété de l’entreprise – et la responsabilité de sa gestion – revient aux salariés.
Que veut dire responsabilité dans ce cas ? “On ne nous demande pas seulement de faire notre
travail, mais aussi de jouer un rôle actif en tant que propriétaire”, explique Patrick Lewis
(aucun lien de parenté avec le fondateur), membre du conseil d’administration de l’entreprise.
“De dialoguer avec nos collègues et de réfléchir avec eux à ce qui peut faire la réussite de
l’entreprise. Nos actionnaires ne sont pas passifs… ils ont beaucoup de choses à dire.” Leurs
opinions sont relayées par l’intermédiaire des canaux démocratiques. Ce sont le président et le
conseil d’administration qui gèrent les activités commerciales de la société, mais près de la
moitié du conseil est élu par un conseil d’actionnaires-salariés composé de 82 membres, euxmêmes élus par l’intermédiaire d’un réseau de forums où sont représentés tous les rayons de
tous
les
magasins
John
Lewis
et
supermarchés
Waitrose.
Associée depuis cinq ans, Kirsty Reilly, du rayon mode féminine, évoque “la passion et
l’attachement” qui résultent du fait que “l’on se sent impliqué, parce qu’on a tout intérêt à ce
que la boutique tourne”. “Et, comme on est tous associés, on ne se tire pas dans les pattes.
On se sent nettement plus motivés”, témoigne Beth Smith, du rayon revêtements de sol. Elle
apprécie également le fait de travailler pour une entreprise qui “a une vision à long terme. Le
but n’est pas de faire de l’argent au plus vite au détriment de valeurs plus nobles. L’avis des
associés a vraiment du poids. Ce n’est pas qu’une façade : nous avons décidé que nous ne
voulions pas travailler le lendemain de Noël [férié au Royaume-Uni], et nous n’avons pas
travaillé.”
Du fait de leurs droits et de leurs responsabilités, les salariés de John Lewis ont un rapport
différent à leur travail. Cela vaut pour la trentaine de nationalités représentées parmi les
quelque 200 associés du nouveau supermarché Waitrose de Westfield, l’immense centre
commercial haut de gamme implanté dans le quartier populaire de Shepherd’s Bush, à
Londres. Depuis fin 2008, date de l’ouverture du centre, raconte Ceira Thom, chef de rayon,
une enseigne concurrente a dû licencier 42 personnes, essentiellement pour vol. Waitrose ne
s’est débarrassé que d’une seule personne. “L’affaire a suscité un émoi considérable. Les
gens disaient : ‘Comment a-t-elle osé ? C’est ma prime. C’est mon entreprise.’”
Mais le plus important, c’est que ce rapport différent au travail donne des résultats. John
Lewis se porte plus que bien. Les entreprises à actionnariat salarié contribuent actuellement à
hauteur de 25 milliards de livres [28 milliards d’euros] à l’économie britannique. D’après un
indice annuel calculé par un grand cabinet d’avocats, elles ont des performances supérieures
de près de 10 % chaque année à celles des entreprises du FTSE 100. Une étude de la Cass
Business School montre aussi que les entreprises à actionnariat salarié créent de l’emploi plus
rapidement, résistent mieux en période de ralentissement économique, créent beaucoup plus
de satisfaction chez les clients, génèrent nettement plus de valeur ajoutée par salarié et, selon
315
le secteur d’activité et la taille de l’entreprise, peuvent dégager des bénéfices nettement
supérieurs.
Alors pourquoi toutes les entreprises ne sont-elles pas organisées de cette façon ?
Premièrement, fait observer Patrick Lewis, parce que ce n’est pas facile. Nous sommes une
entreprise commerciale, rappelle-t-il. Nous devons dégager des bénéfices suffisants pour
maintenir et développer notre activité. En plus de cela, nous redistribuons une partie des
bénéfices sous forme de primes, et par d’autres biais également, dont profite l’ensemble de
nos membres.” (Les statuts de l’entreprise stipulent qu’une part des bénéfices doit être
affectée “à d’autres activités concourant à son but suprême” – qui est, souvenez-vous, “le
bonheur
de
tous
ses
membres”).
“Gérer une entreprise de cette façon n’est pas une partie de plaisir, reconnaît Patrick Lewis.
A bien des égards, il est plus facile d’avoir un seul patron qui dit : ‘OK, on va faire ça.’” Mais
surtout, comme le fait remarquer Will Davies, du groupe de réflexion Demos, dans son livre
Reinventing the Firm [Réinventer l’entreprise], l’opinion qui prévaut depuis des années est
que la valeur actionnariale – “l’idée que l’objectif premier d’une entreprise est de maximiser
sa valeur au profit des actionnaires externes” – est le seul indicateur de performance d’une
entreprise. En réalité, comme le dit Davies, une entreprise est bien plus que le prix de ses
actions. Les entreprises sont “des individus, des rapports humains, des connaissances, une
réputation, toutes ces choses qui ont un impact colossal sur leur valeur à long terme. Elles
sont des entités sociales et politiques, pas seulement économiques et financières.” Et pourtant
ce n’est pas l’image qu’en ont la plupart des gens – en tout cas, jusqu’à ce que la dernière
crise bancaire ne révèle que le modèle fondé sur la valeur actionnariale était “déficient, tant
en
termes
de
responsabilité
que
de
création
de
valeur”.
Naturellement, comme le rappelle Patrick Lewis, John Lewis a eu plus de quatre-vingts ans
pour rendre opérant son “cercle vertueux” : on prend soin des associés, qui prennent soin des
clients, qui prennent soin à leur tour des bénéfices. “C’est une culture et une façon de
travailler, résume-t-il. Cela ne se fait pas du jour au lendemain, et cela ne marche pas
partout. Mais cela vaut le coup d’essayer.” Et, s’il s’agit de savoir la voie que doit emprunter
le capitalisme, ce qu’est exactement une bonne entreprise et ce qu’elle doit faire, John Lewis
n’est pas le pire modèle à étudier.
The Guardian, Jon Henley | 20.05.2010
Le Monde n° 20595 daté du dimanche 10 avril 2011
" Nous avons un devoir de pédagogie. Le repli n'est
pas une solution "
François Chérèque, secrétaire général de la CFDT, appelle les partenaires
sociaux à prendre leurs responsabilités
ENTRETIEN
Le secrétaire généra l de la CFDT, François Chérèque, s'inquiète de la montée du
populisme et de la poussée du Front national. Dans l'entretien qu'il a accordé au Monde,
il reproche à Nicolas Sarkozy d'avoir nourri le sentiment d'injustice en refusant d'associer
les plus fortunés à l'effort d'après-crise. Il accuse la majorité de faire de la surenchère
sur l'islam et d'alimenter les peurs. Il interpelle les autres syndicats et le patronat : le
316
devoir des partenaires sociaux est d'apporter des solutions concrètes aux attentes.
La CFDT, comme tous les syndicats, est confrontée aux tentatives d'infiltration
du FN. L'exclusion est-elle la meilleure solution pour régler le problème ?
On peut faire de la politique et être adhérent à la CFDT à condition de ne pas avoir de
double mandat. Mais être militant ou candidat FN et adhérent CFDT, ce n'est pas
possible. Pourquoi ? Parce que l'article 1er de nos statuts pose le principe de l'égalité
d'accès aux droits. L'appartenance à un parti qui revendique la préférence nationale est
donc incompatible avec l'appartenance à la CFDT. Imaginez un syndicaliste de la CFDT
qui ne négocierait dans son entreprise que pour les salariés français... Nous ne pouvons
pas l'accepter ! Il existe d'ailleurs une jurisprudence de la Cour de cassation qui nous
donne raison.
Comment expliquez-vous la poussée du FN ?
On voit se développer dans le pays un sentiment de frustration, qui rejaillit sur le débat
public, et sur lequel s'appuie le Front national. Les salariés voient que les mécanismes à
l'origine de la crise économique se sont très vite remis en place, que la répartition des
richesses est encore plus injuste qu'avant la récession et que la situation des plus
modestes ne s'améliore pas, au contraire. Ce n'est pas très compliqué dans ces
conditions d'exploiter leur frustration à des fins politiques inacceptables.
Au sommet social de janvier 2009, en pleine crise, j'avais demandé au président de la
République de prendre un certain nombre de mesures, en particulier de supprimer le
bouclier fiscal et de passer un pacte avec les plus fortunés pour qu'ils participent à la
lutte contre les dégâts de la crise. Nicolas Sarkozy a refusé. Ce refus, il est en train de le
payer. Les salariés savent que l'effort n'est pas partagé.
Que pouvez-vous faire, alors que le syndicalisme français est l'un des plus
faibles d'Europe ?
On a beaucoup comparé la dernière récession à la crise de 1929, qui a été suivie par une
montée des nationalismes. Nous assistons au même phénomène un peu partout en
Europe. Nous avons un devoir de pédagogie. Au lieu d'aller sur le terrain de ce
populisme, il nous faut répéter que le repli n'est pas une solution. Il faut donner des
réponses aux problèmes économiques et sociaux.
Notre devoir de syndicalistes consiste aussi à apporter des résultats concrets aux
salariés, qui voient bien que la crise n'est pas finie. Le chômage n'évolue pas. Les
quelques signes positifs recensés relèvent plus du traitement social ou statistique que
d'une vraie tendance à la baisse. Et l'augmentation des prix des matières premières et de
l'essence nourrit de fortes craintes sur le pouvoir d'achat.
Concrètement, que faire ?
Personne n'aurait parié un kopek sur l'agenda social 2011. Pourtant, les trois derniers
accords que la CFDT vient de signer apportent des réponses à l'inquiétude sociale.
317
L'accord sur les retraites complémentaires permet de les financer jusqu'en 2018, il
garantit le pouvoir d'achat des retraités jusqu'en 2016 alors que celui-ci baisse depuis
quinze ans, et il améliore les droits familiaux pour 80 % des retraités ayant trois enfants
ou plus. Il répond à une forte angoisse sur l'avenir.
De même, l'accord majoritaire sur l'assurance-chômage maintient la possibilité donnée à
un demandeur d'emploi d'être indemnisé à partir de quatre mois d'activité. Ce droit à une
indemnisation rapide n'existe nulle part ailleurs en Europe, et il bénéficie d'abord aux
jeunes. Nous avons été les seuls à signer et à nous engager en 2009. Tant mieux si
d'autres nous ont rejoints depuis.
La nouvelle convention Unedic permet aussi aux seniors, surreprésentés parmi les
chômeurs de longue durée, de bénéficier d'une indemnisation d'une durée de trois ans.
Elle améliore enfin le sort des travailleurs saisonniers et celui des personnes qui cumulent
une pension d'invalidité avec l'allocation d'aide au retour à l'emploi. Or ces catégories
sont celles qui sont le plus en difficulté actuellement.
Enfin, il y a l'accord fonction publique. Six syndicats sur huit l'ont signé. Il va permettre
de titulariser 150 000 précaires. Ce n'est pas révolutionnaire, mais il me semble que les
salariés veulent des réponses concrètes. Eh bien, en voilà ! Et si les politiques faisaient
de même et s'occupaient un peu plus de social, cela irait mieux.
Voulez-vous dire qu'ils font trop de " com'" et ne sont pas assez sur le fond des
dossiers ?
Je pense surtout qu'on ne répond pas à la frustration en rajoutant de l'angoisse et en
divisant les Français, en se lançant dans un débat sur la laïcité et l'islam qui est une
forme de détournement grossière.
De leur côté, les organisations syndicales ne peuvent pas se contenter d'un syndicalisme
qui n'amène que de l'échec. La dénonciation, c'est une chose. Elle a été importante au
moment du conflit des retraites. Mais il ne faut pas en rester là. Chacun doit prendre ses
responsabilités. Je ne peux que me réjouir si d'autres syndicats nous rejoignent sur ces
convictions.
Est-ce Bernard Thibault, votre alter ego de la CGT, que vous critiquez ?
Je ne vise personne en particulier. Je ne fais que tirer les enseignements du conflit de
2010 et de la situation sociale.
Dans quel état trouvez-vous le patronat ?
Il nous paraît assez divisé. Les grandes entreprises, à l'exception peut-être de celles de
la métallurgie (UIMM), ne s'intéressent plus au dialogue social interprofessionnel. Elles
signent des accords dans leur coin, elles ne jouent plus le rôle de moteur qui a longtemps
été le leur, et le dialogue social se focalise sur les PME. Il faut le faire évoluer. Pour cela,
l'idéal serait de mener à son terme la négociation sur les instances représentatives du
personnel.
318
Le patronat ne peut pas camper sur le seul terrain de la gestion des institutions
paritaires. Il doit aussi nous donner des preuves d'engagement sur le terrain social, sur
l'emploi des jeunes comme sur le partage de la valeur ajoutée.
A l'appel de la Confédération européenne des syndicats (CES), vous manifestez,
ce samedi 9 avril à Budapest (Hongrie), contre les politiques d'austérité. A quoi
cela sert-il ?
Les manifestations contre les politiques d'austérité sont importantes dans les pays où
elles se déroulent. Aller manifester à Budapest pour une Europe sociale et pour une
coordination des politiques économiques témoigne d'une forme de solidarité. Et cela
revêt une signification particulière dans un pays où un parti nationaliste est au pouvoir.
Il me semble en outre que le projet franco-allemand de pacte de compétitivité s'est
atténué depuis que les syndicats européens se sont mobilisés ensemble sur le sujet.
La CES tient son congrès en mai à Athènes. Quelle en est l'importance ?
John Monks, ancien patron du Trades Union Congress britanniques et secrétaire général
de la CES, va céder la place à une Française, Bernadette Ségol, qui est secrétaire
générale de la fédération belge des métiers de services, UniEuropa. Ce secteur
professionnel est celui qui se développe le plus en Europe. La présidence de la CES va
aller à l'Espagnol Ignacio Toxo, des Commissions ouvrières. Ces changements peuvent
apporter une forme de rééquilibrage en faveur du syndicalisme latin, plus sensible à la
dimension sociale de la construction européenne.
Propos recueillis par Claire Guélaud
Sur la pénibilité, le gouvernement reprend d'une main
ce qu'il a accordé de l'autre
Les décrets d'application soumis au Conseil d'orientation des conditions de
travail atténuent la portée des mesures prises en 2010
La pénibilité du travail a été une pomme de discorde entre l'exécutif et les syndicats
pendant la préparation de la réforme des retraites, et elle le reste. La présentation
progressive des décrets d'application de la loi du 9 novembre 2010 montre que le
gouvernement défend une conception de la pénibilité plus réparatrice que préventive, et
qu'il reprend d'une main ce qu'il a accordé de l'autre.
Un premier signal fort de cette attitude a été donné le 20 janvier, avec la présentation au
Conseil d'orientation des conditions de travail (COCT, une instance réunissant
représentants du gouvernement et partenaires sociaux) des premiers textes
réglementaires. Ceux-ci ont restreint la portée des gestes consentis par Nicolas Sarkozy
en pleine mobilisation sociale.
Initialement, le projet de loi réformant les retraites prévoyait la possibilité d'un départ
anticipé à 60 ans et à taux plein pour les salariés justifiant d'une incapacité de plus de 20
319
%. Le ministère du travail avait évalué à 10 000 personnes par an le nombre de
bénéficiaires potentiels de cette disposition. En septembre, après le succès inédit de la
manifestation intersyndicale de la rentrée, la mesure avait été élargie aux salariés
justifiant d'un taux d'incapacité permanente partielle (IPP) de 10 % à 20 %.
Défaut de fabrication
Selon le cabinet d'Eric Woerth, cela permettait de faire bénéficier de ce nouveau droit les
salariés souffrant de troubles musculo-squelettiques (TMS), une catégorie en pleine
expansion. Soit 20 000 personnes de plus par an. Las ! Un décret adopté en janvier a
ajouté une condition supplémentaire : ces mêmes salariés devront également justifier de
dix-sept ans d'exposition à au moins un facteur de pénibilité (contraintes physiques,
environnementales, rythme de travail...).
L'un des deux projets de décret que le COCT devait adopter mardi 3 mai souffre du
même défaut de fabrication. Ce texte a pour objet, selon Matignon, de définir la
proportion minimale de salariés exposés aux facteurs de pénibilité qui déclenche
l'obligation de négocier dans les entreprises de cinquante salariés ou plus.
Cette proportion " minimale " est en fait très élevée : elle a été fixée à 50 % de l'effectif
des entreprises. Le gouvernement n'a jamais pu expliquer aux syndicats les raisons de
son choix, qui va écarter de l'obligation de négocier sur la pénibilité nombre
d'entreprises.
" Nous avions demandé une modification du texte. Le gouvernement n'en a pas changé
une virgule. C'est à croire qu'il ne travaille pas les projets de décret, et n'en fait qu'à sa
tête ", déplore Patrick Pierron, secrétaire national de la CFDT. Sur ce dossier, la seule
concession réelle obtenue par les syndicats est la création d'un comité scientifique chargé
d'évaluer les conséquences de la pénibilité à effets différés, celle qui pèse sur l'espérance
de vie avec ou sans incapacité.
Plusieurs textes réglementaires sont encore attendus d'ici au début du mois de juin. Ils
entreront en application le 1er janvier 2012. Les syndicats, convaincus que le
gouvernement " fait le minimum ", n'en espèrent pas grand-chose.
Claire Guélaud
Assouplir le droit français du travail pour mieux
surmonter les crises
Le Conseil d'analyse économique propose des concessions sur le temps de
travail et les salaires pour absorber les chocs
Une fois de plus, l'Allemagne est citée en référence dans le débat économique français.
Après la compétitivité des entreprises, c'est maintenant la vigueur du dialogue social
outre-Rhin qui est mise en avant. Dans un rapport récemment rendu public, le Conseil
d'analyse économique (CAE) constate que ce pays a contenu la poussée du chômage
durant la crise grâce à son art du compromis : les syndicats ont accepté des sacrifices
sur les salaires, moyennant un engagement des entreprises de préserver l'emploi.
Jacques Barthélemy, avocat-conseil en droit social, et Gilbert Cette, économiste à la
Banque de France, s'appuient sur cet exemple de concessions réciproques pour illustrer
une réflexion globale sur les transformations qui s'imposent, selon eux, dans notre
320
corpus de règles touffu et complexe.
En 2010, ces deux experts avaient remis sous l'égide du CAE un rapport sur la "
refondation du droit social ". Ils recommandaient de donner une place prépondérante
aux accords conclus par les partenaires sociaux car ceux-ci seraient plus efficaces que la
loi et le règlement pour concilier performance économique et protection des travailleurs.
Les réactions furent nombreuses. MM. Barthélemy et Cette en ont tiré partie pour
rédiger une nouvelle mouture de leur travail, présentée mercredi 27 avril. Cette version,
comme la précédente, balaie large : sécurisation des parcours professionnels,
développement de la syndicalisation... Elle contient des idées, absentes du rapport de
2010, dont l'une va sans doute alimenter la controverse.
Les deux auteurs suggèrent aux organisations patronales et syndicales de négocier un "
accord national interprofessionnel " qui définirait les conditions dans lesquelles des "
deals " peuvent être ficelés - à l'image de ceux signés en Allemagne. Ce texte
préciserait les éléments du contrat de travail susceptibles d'être temporairement
modifiés par un accord d'entreprise. Il fixerait l'ampleur maximale des changements
introduits (par exemple sur la baisse des salaires), les circonstances dans lesquelles ces
changements pourraient intervenir et les contreparties à leur apporter (embauches,
maintien des effectifs, etc.). Transposé dans le code du travail, cet accord
interprofessionnel s'appliquerait à chaque salarié.
Dans leur rapport, MM. Barthélemy et Cette soulignent que la baisse du produit intérieur
brut (PIB) entre le premier trimestre 2008 et le deuxième trimestre 2009 a été presque
deux fois plus importante en Allemagne (- 6,5 %) qu'en France (- 3,5 %). Mais les
destructions d'emplois ont été massives dans l'Hexagone (environ 500 000, d'après les
auteurs), tandis que chez nos voisins, " l'emploi et le chômage demeuraient stables ".
Ces écarts s'expliquent " principalement par la mise en oeuvre en Allemagne d'accords
collectifs (...) permettant contre des garanties de maintien de l'emploi, des baisses
transitoires de la durée du travail et du salaire ".
Sans surprise, cette préconisation est bien accueillie du côté patronal. " Nous sommes
favorables à l'approche du CAE ", déclare Jean-François Pilliard, délégué général de
l'Union des industries et des métiers de la métallurgie. Si une refondation de cette
nature était engagée, ajoute-t-il, il serait cependant opportun de la coupler à un débat
sur le marché du travail afin d'établir un " bilan partagé " et de corriger les " rigidités " à
l'origine de nombreux problèmes (taux de chômage élevé des jeunes, etc.).
" Y aller graduellement "
" Pourquoi pas ? ", réagit Geneviève Roy, vice-présidente de la CGPME, chargée des
affaires sociales. Mais la recommandation de MM. Barthélemy et Cette est un "
changement de paradigme " qui implique de " mettre tout à plat ". Autrement dit, il
faudra un " long travail de fond, de conviction " pour ne pas donner le sentiment que
des droits sont abandonnés.
Parmi les syndicats, les commentaires sont plus contrastés. A partir du moment où un
cadre national est bâti, " nous y sommes plutôt favorables ", indique Marcel Grignard,
secrétaire général adjoint de la CFDT. " Il convient d'y aller graduellement et d'évaluer
la dynamique engendrée ", pondère-t-il. " Sur le principe, nous sommes ouverts à une
telle démarche ", enchaîne le président de la CFE-CGC, Bernard Van Craeynest.
Le président de la CFTC, Jacques Voisin, se montre beaucoup plus réservé. Qui peut
assurer que ces compromis seront respectés par les employeurs, s'interroge-t-il ? M.
321
Voisin garde en mémoire l'attitude de Continental à Clairoix (Oise) : les salariés avaient
accepté de faire des efforts en échange de promesses de développement de l'activité.
Finalement, le site a fermé... Le patron de la centrale chrétienne préférerait la mise en
place d'un " comité permanent du dialogue social ".
L'idée de MM. Barthélemy et Cette annonce un " dumping social généralisé ", s'indigne
Michel Doneddu, secrétaire de la CGT. " Les entreprises vont se lancer dans la course au
moins-disant social ", poursuit-il. Elles prendront prétexte de la sauvegarde de leur
compétitivité pour demander à leurs salariés de se serrer la ceinture.
Secrétaire confédéral de FO, Stéphane Lardy trouve que la préconisation de MM.
Barthélemy et Cette " remet en cause la légitimité du législateur à intervenir dans le
champ du droit social ". Pour lui, les partenaires sociaux n'arriveront pas à définir dans
un accord national les éléments du contrat de travail pouvant être amendés par accord
d'entreprise.
Bertrand Bissuel
Mai 2011
Le Monde n° 20872 daté du mardi 28 février 2012
Chômage partiel : peut-on copier l'Allemagne ?
Le gouvernement français veut rendre cette mesure plus attractive. Un nouveau cadre
entre en vigueur le 1er mars
Le président de la République, Nicolas Sarkozy, n'en finit pas de s'inspirer de l'Allemagne. Après
avoir voulu copier la " règle d'or " budgétaire, il tente maintenant de faire du chômage partiel un
outil aussi puissant qu'il l'est outre-Rhin. Réformée en 2009, cette mesure vient de subir un
nouveau lifting, censé la rendre plus attractive. Ces changements s'appliqueront à partir du 1er
mars. Suffiront-ils à doper ce dispositif, qui vise à atténuer les effets d'une mauvaise
conjoncture et éviter, ou différer, les licenciements ?
Tombée quasiment en désuétude depuis le début des années 2000, cette mesure, rebaptisée "
activité partielle ", a été fortement utilisée à partir du 4e trimestre 2008. Son usage est
toutefois resté limité par rapport à d'autres pays d'Europe, en particulier l'Allemagne - celle-ci y
a consacré, en 2009, 6 milliards d'euros, soit dix fois plus que la France. Depuis le 4e trimestre
2009, le chômage partiel est à nouveau en forte baisse dans l'Hexagone.
Lors du sommet social du 18 janvier, le gouvernement français a annoncé plusieurs mesures
pour inciter les entreprises à y recourir davantage plutôt que de licencier.
Le coût pour les entreprises a été allégé grâce à une prise en charge accrue de l'Etat, de 100
millions d'euros. Les partenaires sociaux de l'Union nationale pour l'emploi dans l'industrie et le
commerce, qui finance l'activité partielle de longue durée (APLD), ont décidé d'y consacrer 80
millions d'euros cette année, s'ajoutant aux 40 millions non dépensés auparavant. Des
formations pourront avoir lieu pendant les heures chômées.
Afin de simplifier l'accès au chômage partiel, le ministre du travail, Xavier Bertrand, a aussi
décidé la suppression de l'autorisation administrative préalable à sa mise en place, contre l'avis
des syndicats. Et sans tenir compte du rapport 2011 de la Cour des comptes, qui a estimé que "
l'importance des aides justifie un régime d'autorisation préalable ". Celui-ci existe dans
322
beaucoup de pays, dont l'Allemagne.
Jusqu'à présent, avant de donner son accord, l'inspection du travail devait s'assurer auprès de
l'entreprise du caractère temporaire et exceptionnel de la réduction d'activité. Elle avait vingt
jours pour donner sa réponse. Désormais, l'avis des représentants du personnel devra
simplement être transmis à l'administration.. En cas d'avis négatif, celle-ci pourra demander à
l'employeur des éclaircissements.
" Il y aura des abus, tout simplement parce que nous ne serons plus là pour rappeler les règles
aux employeurs ", craint Astrid Toussaint, membre du conseil national du syndicat SUD-Travail
de l'inspection du travail. L'entreprise devra ensuite adresser à l'administration une demande de
paiement des aides pour les heures réellement chômées, avec des justificatifs.
Les causes de la " sous-consommation " des dispositifs de chômage partiel en France sont
multiples. " La plupart des entreprises ont un accord d'annualisation du temps de travail, qui
leur donne de la souplesse et qu'elles doivent d'abord utiliser ", précise Mme Toussaint.
" Dans l'automobile, certains accords prévoient des jours de réduction du temps de travail
"collectifs" dans le compte épargne temps, que le salarié est obligé de prendre en cas de sousactivité, relève Jean-Christophe Sciberras, président de l'Association nationale des directeurs
des ressources humaines (ANDRH). Cela coûte moins cher à l'entreprise que le chômage partiel.
"
Les statistiques montrent aussi qu'en réalité, seuls 30 % à 40 % des heures de chômage partiel
autorisées sont consommées. Car les entreprises se couvrent, au cas où.
Chez STX (chantiers navals), à Saint-Nazaire (Loire-Atlantique), par exemple, en 2008 et 2009,
" nous avons utilisé un tiers des heures demandées grâce à la signature d'un accord
d'accompagnement permettant des redéploiements de postes vers d'autres services ou filiales et
parce que nous avons eu des retours de charge, témoigne Marc Ménager, délégué syndical
CFDT. Les entreprises " préfèrent fonctionner avec plus de contrats à durée déterminée,
d'intérim et de sous-traitance qu'avec du chômage partiel ". Pour Laurent Berger, secrétaire
confédéral de la CFDT, " le but n'est pas que les entreprises utilisent 1 000 heures par an et par
salarié. C'est que plus d'entreprises y recourent, notamment les PME ".
La référence constante aux " modèles " étrangers a aussi ses limites. Certes, en Allemagne, en
2009, il y a eu 1,5 million de salariés en chômage partiel, contre 275 000 en France. Mais les
systèmes sont différents.
La Cour des comptes relève que l'Allemagne et l'Italie ont des dispositifs couvrant le chômage
partiel saisonnier, structurel ou conjoncturel, alors qu'en France, il ne concerne que la sousactivité conjoncturelle. Les aides aux entreprises y sont supérieures. De plus, outre-Rhin,
l'indemnité est directement versée aux salariés par l'assurance-chômage, évitant aux
employeurs d'en faire l'avance comme en France.
Au final, combien d'emplois sont-ils préservés grâce au chômage partiel ? Chez General Motors
(GM), à Strasbourg, Roland Robert, délégué syndical CGT s'interroge : " Nous sortons de deux
plans de licenciement, en 2008 et 2009, avec du chômage partiel de longue durée en même
temps. Et pour 2012, trente-neuf jours de chômage partiel sont encore prévus pour 800 salariés
sur un millier. "
Dans le même temps, s'insurge-t-il, " les cadences augmentent, les salariés vont perdre de
l'argent mais GM Strasbourg, qui fait des bénéfices depuis des années, va toucher 1,5 million
323
d'aides publiques pour le chômage partiel cette année ". L'avenir de l'usine n'est pas assuré
pour autant.
" Le chômage partiel n'est pas une assurance tout risque contre les plans de licenciements,
concède M. Berger. Il vise à éviter les licenciements trop hâtifs. "
L'Organisation de coopération et de développement économiques estime qu'en 2008-2009, il y a
eu 221 500 emplois préservés en Allemagne, et entre 15 000 et 18 000 en France. Toutefois, le
recul est encore insuffisant pour avoir des données fiables et complètes. D'autant que le
gouvernement n'a pas engagé de mécanisme d'évaluation lorsqu'il a réactivé le dispositif en
2009, comme le souligne la Cour des comptes.
" On ne sait pas combien d'emplois ont été sauvés, on ne sait pas si la garantie d'emploi liée à
l'APLD est respectée, déplore Stéphane Lardy, secrétaire national de FO. On ne peut pas
continuer comme ça, en aveugle. " L'accord APLD de 2012 prévoit " un bilan " en fin d'année.
Francine Aizicovici
" Il faut une grande négociation où le code du travail
s'adapterait au XXIe siècle "
Etienne Wasmer, économiste, expert en évaluation des politiques publiques
La thématique du " contrat unique " revient dans le débat de l'élection présidentielle,
comme en 2007. Est-ce vraiment le bon moyen de mettre fin à la précarité sur le
marché du travail ?
YC'est surtout un mauvais slogan : presque tous les pays ont des contrats temporaires et des
contrats permanents, sauf les Etats-Unis où cette distinction est juridiquement floue. Cela n'y
empêche d'ailleurs pas le dualisme du marché du travail, loin de là. En outre, le slogan "
contrat unique " est source de confusion. Parler de contrat unique masque la volonté des uns
de déréguler le CDI et la volonté des autres de réduire le recours abusif aux CDD. C'est un peu
un jeu de dupes. On a besoin d'une réflexion plus ambitieuse et plus transparente dans les
termes.
Le problème est la conflictualité du CDI, liée à une mauvaise régulation du marché du travail,
trop formaliste. C'est aussi dû à un niveau du chômage élevé qui conduit à des abus de
certains employeurs qui utilisent la pression morale pour améliorer la productivité ou obtenir un
départ volontaire. Résultat, le stress des salariés en France est un des plus importants des
pays développés. Au passage, la rupture conventionnelle est une façon de débloquer cette
situation de tension interne à l'entreprise dans les rapports salariés-employeurs, afin de
permettre une réorientation professionnelle moins coûteuse..
Que faire ?
324
Certains plaident pour moduler le mode de financement de l'assurance-chômage. Si une
entreprise a trop recours à la rupture conventionnelle, il serait normal qu'elle cotise plus.
Notons cependant que cela revient à renchérir le coût de la rupture du contrat de travail pour
l'entreprise. J'y vois une contradiction avec l'objectif d'assouplir les contrats de travail.
Est-ce réaliste ou efficace ?
Ni l'un ni l'autre. Personne ne peut penser qu'on va supprimer les CDD en France. Il faut
renégocier les éléments de régulation du contrat de travail, notamment les éléments qui
conduisent à la conflictualité, dans une grande négociation où le code du travail s'adapterait au
XXIe siècle. Toute réforme partielle sera un échec.
Même une réforme de la rupture conventionnelle ?
Oui. Il faut la conserver tant que le contrat de travail principal est source de tension dans les
entreprises en difficulté. La négociation sur une réforme de la rupture conventionnelle devrait
être subordonnée à une réforme plus ambitieuse du code du travail. Le mandat d'une grande
négociation devrait aussi porter sur la formation professionnelle.. La solution est de former
mieux les salariés, en amont, pour qu'ils puissent quitter leur entreprise dans de bonnes
conditions. A l'heure actuelle, ils sont plutôt pris par surprise par des plans sociaux que
personne, y compris les centrales syndicales, n'a voulu anticiper. Cela veut dire aussi que la
formation professionnelle doit être améliorée : ni supprimée ni recentrée sur les chômeurs. Ce
serait renforcer l'intervention " trop tard ", après une rupture professionnelle, quand il faut au
contraire la préparer très tôt.
Utiliser les fonds de la formation professionnelle pour former les personnes au
chômage, comme le propose Nicolas Sarkozy, vous semble donc contre-productif.
Quelle autre solution pourrait-on envisager pour les chômeurs ?
Tout le monde est d'accord pour former les chômeurs. Encore faut-il que la formation soit
opérationnelle. Et si c'est au détriment de la formation des employés, ce serait dommage. Pour
moi, il y a deux principes fondamentaux.
Le premier est la responsabilité individuelle. On ne devrait pas être forcé à accepter des
formations ou même, au risque de choquer, des emplois. En revanche, il faut en subir les
conséquences, avec une dégressivité de l'assurance-chômage.
Le second est de pouvoir organiser sa formation tout au long de la vie, en emploi comme au
chômage, grâce à des comptes-temps et des droits progressifs à l'ancienneté dans la carrière.
Ce sont de vieilles idées des syndicats réformistes, qui constituent un chantier à mettre en
oeuvre d'urgence.
Propos recueillis par Adrien de Tricornot (28 février, Le Monde)
325
La cogestion, pierre angulaire du modèle
allemand
Management | LE MONDE ECONOMIE | 20.02.12 |
par Armand Hatchuel, professeur à Mines ParisTech
On ne compte plus les références au modèle allemand. Mais, dans ce flot d'analyses et de
commentaires, peu sont consacrés au système de la cogestion allemande. Vu de France,
tout semble nous éloigner d'un équilibre entre pouvoir des salariés et pouvoir des
actionnaires dans les entreprises.
Mais, quand on insiste sur les performances industrielles enviables de notre voisin, comment
oublier une telle différence dans le rouage central de la machine économique ?
En outre, la cogestion allemande, que l'on doit plus justement appeler "codétermination"
(mitbestimmung), a fonctionné pendant plusieurs décennies et a résisté jusqu'ici à la pression
de la corporate governance, fondée sur le primat de l'actionnaire.
Outre-Rhin, l'idée d'équilibrer les rapports entre travailleurs et patrons remonte au XIXe
siècle. Mais c'est à la suite de la première guerre mondiale, durant laquelle on expérimente
des comités d'atelier, que la République de Weimar inscrit dans sa Constitution le principe de
la participation des salariés à la gestion.
Les lois de 1920-1922 créent des comités de salariés par établissement (betriebsrätegesetz) de
plus de vingt personnes et une représentation d'un ou deux membres de ces comités aux
conseils de surveillance des compagnies. Ces lois seront abrogées par les nazis.
En 1947 est instituée la parité des représentants des salariés et des actionnaires dans les
conseils de surveillance, mais dans un seul secteur, celui des mines et de la métallurgie, afin
de mieux résister aux tentatives de démantèlement des entreprises allemandes par les Alliés.
En 1952, la codétermination est généralisée mais avec un tiers de salariés au conseil de
surveillance.
En 1976, la parité est étendue à toutes les compagnies de plus de 2 000 employés.
"COLLECTIF D'ENTREPRISE"
Ainsi, un nombre égal de représentants des salariés et des actionnaires - ces derniers élus par
leur assemblée générale - siègent au conseil de surveillance.
Son président est élu par une majorité des deux tiers et possède deux voix pour permettre la
décision.
Il revient au conseil de surveillance de nommer et de révoquer les membres du conseil de
direction de l'entreprise.
326
Ces deux conseils doivent faire approuver leurs actions et résultats par l'assemblée des
actionnaires, qui seule peut décider des statuts et de la destination des actifs et des profits de
la société. Ce système ne vise pas le contrôle du partage du profit.
La codétermination institue donc un "collectif d'entreprise", englobant actionnaires et salariés,
qui désigne et évalue solidairement les dirigeants chargés du destin commun. Ce principe a
joué un rôle central dans les débats politiques et juridiques autour de la loi.
Certes, avec la mondialisation, les tenants d'une corporate governance à l'anglo-saxonne ont
tenté de limiter la codétermination. Mais l'expérience ainsi que de multiples études ont montré
que la codétermination n'avait pas paralysé les entreprises allemandes, ni fait fuir les
investisseurs étrangers ni provoqué une perte d'efficacité générale.
Enfin, la codétermination ne s'est pas substituée à la négociation collective entre syndicats et
pouvoirs publics.
En France, les appels à un dialogue social constructif sont récurrents, sans remettre en cause
la dissymétrie entre salariés et actionnaires.
L'exemple allemand n'est pas transférable, mais il suggère que c'est à partir d'une conception
plus équilibrée de l'entreprise que l'on peut espérer un dialogue social véritable.
L'entreprise socialement responsable
comme entreprise citoyenne
Point de vue | LEMONDE.FR | 21.02.12 |
par Gérard Hirigoyen, professeur des universités, Bordeaux-IV
"L'unique responsabilité sociale de l'entreprise est d'accroître ses profits." Cette
déclaration provocatrice du prix Nobel d'économie Milton Friedman en 1970 est
aujourd'hui remise en cause par les faits et aussi par la volonté d'un certain nombre
d'entreprises de se donner une forme de responsabilité sociale.
La crise, qui fût d'abord financière, avant de devenir économique, industrielle et sociale,
impose de construire un nouveau modèle de production et de consommation répondant
davantage aux attentes des parties prenantes.
Ces mutations économiques et sociales créent une responsabilité nouvelle pour l'entreprise,
plus que jamais au cœur de la société. Cette responsabilité renforcée implique d'établir de
nouvelles régulations entre les parties prenantes à partir d'une approche de la RSE
(responsabilité sociale des entreprises) comprise comme une relation de pouvoir dans laquelle
conflits et dialogue social jouent un rôle primordial. Cette approche fait singulièrement écho
aux thèses prémonitoires défendues il y a déjà quelques trente ans par François Perroux
(L'économie du XXe siècle, PUF, 1969). Le grand économiste français affirmait déjà la
nécessité d'un développement durable et l'introduction du pouvoir dans la théorie microéconomique. Il théorisait ainsi une entreprise socialement responsable comme entreprise
citoyenne. Il faut revenir à son héritage.
327
L'émergence d'un nouveau modèle de développement impose de redéfinir le rôle du manager
et l'exercice du pouvoir. La définition de nouveaux modes de gouvernance et de gestion
harmonieuse des relations avec les parties prenantes impose de mieux rémunérer chacun des
partenaires, à due concurrence de sa contribution à la création de valeur, ce qui peut, au moins
à court terme, entrer en contradiction avec l'objectif de compétitivité de l'entreprise et
l'allocation des ressources commandée par l'atteinte de cet objectif. Ainsi, le développement
de concepts comme celui de Shared Value (valeur partagée) déjà expérimenté dans de grands
groupes comme Nestlé peut constituer une réponse adéquate à cette approche nouvelle (voir
Michael Porter et Mark Kramer, Creating Shared Value, Harvard Business Review, 2011).
Cette dernière, en créant un lien plus intime et construit entre l'entreprise et la société,
contraire au lien naturel issu des théories économiques classiques, rappelle la définition de
l'éthique proposée par Etienne Perrot : "L'éthique est l'interrogation de celui qui veut bien
agir" ("La vague éthique : Une interrogation sans fin", Revue Projet, N° 224, p. 32-39, 1990).
Répondre à la crise par une nouvelle
conception de l'entreprise
Point de vue | LEMONDE.FR | 21.02.12 |
par Roland Perez, professeur des universités, Montpellier-III
La période contemporaine appelle une réflexion collective sur la place de
l'entreprise dans la société, même si l'ampleur de la crise financière et
économique actuelle et la rapidité des transformations en cours n'est pas
forcément propice à une réflexion distancée. Les évolutions qui affectent les
écosystèmes des entreprises, reflètent ces "lignes de force" dont déjà parlait
Fernand Braudel (La dynamique du capitalisme, 1966). Les observateurs
s'accordent pour en souligner plusieurs, qui ont joué un rôle majeures : la
poursuite de la mondialisation, la montée de l'immatériel et la domination
de la finance.
Les effets de ces évolutions ont été d'autant plus marquants que ces lignes de force se sont le
plus souvent conjuguées : le processus de mondialisation a été facilité par le prodigieux essor
des technologies de l'information et de la communication (TIC), composante la plus
spectaculaire de la montée de l'immatériel. Par ailleurs, la finance, autre élément devenu
immatériel depuis l'abandon des monnaies métalliques, est devenue à la fois un vecteur et une
expression de la mondialisation.
Avec la crise, ces trois évolutions remettent en cause les certitudes récentes de l'économie, de
l'entreprise et du management. D'une part, les thèses relatives à la "neutralité" de la finance
ont vécu. Toute la sphère économique est déstabilisée dans ses représentations et dans les
certitudes, maintes fois proclamées, sur l'auto-régulation des marchés. D'autre part, si
l'entreprise est de plus en plus vue comme une institution, parmi d'autres, de la société, elle est
traversée par les débats qui animent celle-ci et auxquels elle contribue plus ou moins
activement. Au-delà des opérations liées à ses activités marchandes, l'entreprise produit une
328
culture spécifique qui tend elle-même à devenir une norme dominante au sein des sociétés
dans lesquelles elle opère.
Enfin, les externalités négatives générées par les entreprises suscitent désormais des réactions
de la part de la société civile. Le mouvement en faveur de la responsabilité sociale de
l'entreprise (RSE) s'en trouve légitimé et tranche le débat "Freeman versus Friedmann", c'està-dire la prise en compte des différents "porteurs d'enjeux" (stakeholders), et pas seulement
des "porteurs d'actions" (stockholders).
A l'instar des "destructions créatrices" à la Schumpeter, la crise actuelle est telle qu'elle nous
amène, sur les décombres des anciens paradigmes, à élaborer de manière créative une
nouvelle conception de l'entreprise et de son management.
Le Medef privilégie la réduction des dépenses publiques
Sa présidente, Laurence Parisot, souhaite le non-remplacement de deux fonctionnaires sur trois
Une première en France. Pour faire son entrée, mardi 14 février, dans la campagne
présidentielle, le Medef a innové. Sa présidente, Laurence Parisot, a présenté à la presse, avec
un écran géant derrière elle, un livre numérique intitulé Besoin d'aire(www.besoindaire.com), "
outil pédagogique et ludique à la fois ", contenant " les 23 axes pour une compétitivité équitable ".
Les entreprises, a assuré Mme Parisot, ont " besoin d'aire avec un " e", de nouvelles frontières
(....) mais aussi tout simplement d'espace ".
D'emblée, le Medef affiche son ambition pour " une Europe fédérale, celle des Etats-Unis
d'Europe ", ce qui suppose, comme première étape, " une doctrine économique européenne
claire " et une nouvelle gouvernance prévoyant, à terme, un " commissaire à l'économie et aux
finances, véritable "ministre" présidant le conseil Ecofin ". Il s'agit aussi de " finaliser les
harmonisations techniques, fiscales et juridiques " - avec un " brevet unique valable dans toute
l'Union européenne " et un " socle social ". Le Medef se prononce pour l'élection au suffrage
universel d'un président de l'UE dirigeant l'exécutif.
" Règle d'or budgétaire "
Hostile à tout protectionnisme, " inefficace, dangereux et anachronique ", le Medef réclame " une
gouvernance mondiale " : " Lutter contre les abus du monde de la finance, comme beaucoup le
demandent, nécessite un travail à l'échelle mondiale.. " Il propose d'accroître les responsabilités
des institutions internationales. Les nouveaux pays qui participent au commerce mondial doivent
accepter " la flexibilité et la convertibilité de leur monnaie ".
Le Medef souligne que " la France ne retrouvera une croissance forte et durable qu'à condition
aussi de s'engager résolument sur de nouveaux marchés comme par exemple l'économie
numérique ". Il juge " impératif de construire une trajectoire budgétaire excédentaire à partir de
2016 ", ce qui passe par " l'adoption rapide d'une règle d'or budgétaire au niveau constitutionnel "
et " une stratégie de redressement des comptes publics qui privilégie la réduction des dépenses
plutôt que la hausse des prélèvements ". Le Medef préconise d'alléger les prélèvements sur la
production et de" privilégier un nombre réduit de prélèvements à base large et à taux bas ". Des
niches fiscales, " dont l'inefficacité économique et sociale aura été prouvée, pourraient être
supprimées ".
Mme Parisot propose " d'intensifier la règle du non-remplacement des fonctionnaires d'Etat ", en
passant à 2 fonctionnaires sur 3, et " d'instaurer une règle de non-remplacement d'1 fonctionnaire
sur 2 dans les collectivités locales ". Elle réitère ses propositions sur " un nouveau pacte fiscal et
329
social " ou encore " une réforme systémique des retraites ", avec un nouvel âge légal de départ
en 2030.
Favorable à " une révolution digitale ", Mme Parisot souligne qu'" améliorer la compétitivité des
entreprises doit aller de pair avec le développement de l'employabilité des salariés ". En
contrepartie de la suppression de la contrainte fiscale pesant sur les entreprises concernant la
formation, " les taux de cotisation d'assurance-chômage seraient modulés en fonction des
investissements consentis par les entreprises pour développer l'employabilité de leurs salariés ".
Quant à la " fixation de la durée effective du travail et son organisation ", elle devrait " relever
exclusivement de l'accord collectif ou, à défaut, du contrat de travail ".
Mme Parisot, qui devrait rencontrer bientôt François Hollande, met en avant le dialogue social et
souhaite " donner valeur constitutionnelle " à " l'autonomie des partenaires sociaux ".
L'immigration est analysée comme " facteur d'ouverture et d'enrichissement " : " Les entreprises
doivent être en mesure tant de recruter selon leurs besoins que d'intégrer des approches et des
savoir-faire issus de cultures diverses, affirme la présidente du Medef. Il faut éviter de créer des
obstacles juridiques et fiscaux à l'entrée de cadres de haut niveau ou d'étudiants étrangers.
"Mme Parisot assigne aussi à l'esprit d'entreprise " une ambition humaniste ".
Michel Noblecourt
Le Monde 15 février 2012
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