Il adhéra ensuite à une vision traditionnelle et intégrale de la "société chrétienne" en donnant
une nette priorité aux valeurs spirituelles comme anticipation du Royaume de Dieu. Bien sûr, il songe
aussi à une société qui supprime l'ensemble des aliénations en formant des bons chrétiens et
d'honnêtes citoyens. Mais, cet idéal il le voit se réaliser selon un modèle qui lui avait été inculqué dans
la période de sa formation (la Restauration), un modèle donc plus tourné vers la conservation d'un
passé, en concret l'Etat confessionnel avec son type de société bien stratifiée. Heureusement, son
utopie (ou idéologie?) évolue un peu avec le temps. D. Bosco s'en aperçut que c'était inutile d'espérer
que la société revienne encore au passé_ Il prend acte d'une certaine émancipation de la société
politique face à l'Eglise en rompant avec l'idéal social de la "chrétienté". Dans son réalisme il arriva
même à concevoir qu'il y a moyen de collaborer avec des personnes d'autres confessions et options
politiques, au moins pour réaliser un idéal humanitaire. En collaborant avec eux et avec les institutions
civiles, il revendique pourtant un espace propre selon ses options pastorales et sa conception de
l'homme comme un être non seulement sacré mais destiné au salut éternel.
Don Bosco se met toujours sur un plan pratique: ce qui importe ce n'est pas d'arriver à un
accord idéologique avec ceux qui pensent autrement que lui mais de pouvoir conserver un terrain
d'action où il peut agir comme il le conçoit; pour lui-même il ne voit pas comment un prêtre pourrait
faire abstraction de sa mission sacerdotale, pastorale et éducative dans son action sociale.
Don Bosco est convaincu que l'éducation a prise sur l'évolution de la société: il préconise la
"régénération" de la société par l'éducation de la jeunesse. L'éducation chrétienne ne vise pas autre
chose: en formant des bons chrétiens, on aura en même temps des honnêtes citoyens. Il lui est
psychologiquement impossible de détacher son effort d'évangélisation (catéchèse, sacrements) de son
effort pour la promotion humaine; il ne fait jamais une séparation entre les deux.
Il considère ses initiatives de promotion comme plus urgentes par rapport aux pauvres
(économiquement et socialement) qu'il associe très étroitement aux "abandonnés" à eux-mêmes, et
donc exposés à devenir délinquants ou rebelles en mettant en danger les fondements de la société.
Eduquer et civiliser, c'est donc pour lui un moyen pour prévenir des bouleversements violents. Certes,
spécialement au début, il conçoit ses initiatives pour les pauvres et abandonnées selon le modèle
classique de l'assistentialisme paternaliste, mais il élargira progressivement son horizon, en soulignant
que l'avenir dépend beaucoup des jeunes eux-mêmes: avec l'aide provisoire des éducateurs ils
deviennent graduellement des "acteurs". Il est attentif à leur restituer leur autonomie; après avoir
appris un métier, après avoir acquis, après avoir acquis un diplôme, en soulignant l'importance du
"devoir d'état" et l'acquisition des vertus, garantie sûre pour la réussite sociale, les jeunes sont appelés
à s'insérer dans le monde ordinaire du travail. D. Bosco leur donne surtout le sens de leur dignité
personnelle en tant que hommes, et de leur responsabilité pour leur propre avenir.
On pourrait conclure que la "société chrétienne", d'abord conçue comme une réalité existante à
maintenir de façon statique, avec les années et suite aux changements politiques intervenues, devint
chez lui un idéal futur. Sa tâche est donc d'y contribuer dans la mesure de ses possibilités par une
perméation et transformation de la société existante. De cette façon on peut même dire que son utopie
sociale prend de plus en plus l'aspect d'un humanisme et d'un "personnalisme" chrétien. (voir P.
BRAIDO, IL progetto operativo di Don Bosco e l'utopia della società cristiana, Quaderni di
salesianum n°6, Roma, 1982).
Nous constatons donc que l'utopie de D. Bosco d'une "société chrétienne" était pour ainsi dire
un glaive à double tranchant: si d'un côté il impliquait une idéologie conservatrice (et en cela D. Bosco
était déjà dépassé dans son temps), de l'autre côté, il impliquait aussi un projet opérationnel, ouvert
vers l'avenir et la praxis, permettant de travailler dans n'importe quel contexte à la réalisation d'une
société pétrie de christianisme, souvent sans s'afficher trop extérieurement.
Art. 3. L'attitude politique de D. Bosco