CHI 013A – J. Kerlouégan – Février 2006 ENTRE CRISE ET

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CHI 013A – J. Kerlouégan – Février 2006
ENTRE CRISE ET DÉVELOPPEMENT.
LA FIN DES MING
1. LE RÈGNE DE JIAJING (1521-1566)
1.1 La Controverse sur les Grands Rites (Dali yi 大禮議)
Lorsqu’en 1521, le fantasque empereur Zhengde meurt des suites d’un accident, à l’âge de 30 ans,
sans fils ni frère, les grands secrétaires se demandent qui doit lui succéder. La situation est sans
précédent (sous les Ming) et prend au dépourvu la Cour. Que faire ? Le premier grand secrétaire
(c’est-à-dire le chef du gouvernement) Yang Tinghe, en accord avec la mère du défunt empereur,
choisit d’introniser un cousin germain âgé de 13 ans, qui est prince dans un fief du Sud. Yang prétend
que telles étaient les dernières volontés de Zhengde dans son testament (il est probable que c’était un
mensonge et que Yang a lui-même écrit ce testament). L’adolescent est amené sous haute escorte à
Pékin, et monte sur le trône en adoptant le nom d’ère Jiajing 嘉靖. C’est donc le représentant d’une
branche collatérale qui monte sur le trône en 1521 : Jiajing est respectivement le cousin et le neveu de
ses deux prédécesseurs (voir l’arbre généalogique distribué en cours).
Le but de Yang est de forcer rapidement l’adolescent à se déclarer, non pas cousin et neveu de
ses deux prédécesseurs, mais, fictivement, leur frère et fils. Tout sera alors sauf du point de vue de la
succession et du rituel : l’empereur sacrifiera à ses deux prédécesseurs comme s’il était de leur lignée.
Yang et l’impératrice douairière pensent qu’ils n’auront pas de mal à convaincre le jeune garçon. Or,
ce ne sera pas du tout le cas, et c’est là l’origine de la Controverse, une Controverse qui va
littéralement enflammer la Cour pendant sept ans. Beaucoup d’énergies s’y perdront, avec
l’impression d’un véritable gâchis. C’est une controverse dont les enjeux nous apparaissent
aujourd’hui insignifiants, mais qui à l’époque, par leurs implications éthiques et rituelles, étaenit
considérables, aussi bien aux yeux de Jiajing que des lettrés.
Jiajing, donc, refuse la « manipulation » généalogique qu’on lui propose (une adoption fictive),
provoquant par ce refus une impasse (car la ligne de succession est brisée). Dès le départ, il se
considère comme un héritier « du trône » (c’est-à-dire de l’institution impériale) mais pas comme un
héritier biologique de Zhengde. Les lettrés de la Cour s’arrachent les cheveux : qui est ce jeune gamin
pour jouer ainsi sur les mots ? Mais Jiajing refuse de céder. Il se considère uniquement comme le fils
de ses vrais parents. Son père, décédé en 1519, était le frère de Hongzhi et n’avait bien entendu jamais
été empereur (il n’avait été qu’un prince, le prince Xian), et sa mère était toujours en vie. Jiajing veut
qu’on accomplisse en leur honneur les rituels dus aux parents de tout empereur, et qu’on les appelle
purement et simplement « empereur » et « impératrice douairière » (la douairière est la mère d’un
empereur). Lorsque sa mère arrive à Pékin pour s’installer au Palais, il obtient qu’on l’accueille avec
le rite dû à une impératrice douairière. C’est une première victoire.
Un certain nombre de fonctionnaires (une minorité d’opportunistes qui sent venir les choses)
prend fait et cause pour le jeune empereur. Il y a parmi eux d’obscurs petits fonctionnaires des quatre
coins de la Chine, mais aussi de grands lettrés. Mais l’immense majorité de la bureaucratie est contre
lui. Le débat est extrêmement violent. Chaque camp cite toutes sortes de précédents historiques (de
l’époque des Han ou des Song), va fouiller dans les Classiques, en particulier ceux traitant du rituel
(Liji, Yili, Zhouli), ou dans les Instructions des Ancêtres publiées par Hongwu, le fondateur des Ming.
On se sert aussi des manifestations de la nature (incendies au Palais, déchaînement des éléments, etc.)
pour appuyer son argumentation. C’est un débat très complexe, à la fois philosophique et technique
(car les règles rituelles découlent toujours des principes philosophiques). On glose les mots (si 嗣
versus tong 統), les concepts (qu’est-ce que la piété filiale ? jusqu’où peut-elle aller ? qu’est-ce que le
zhengtong, « succession légitime » ?), on se dispute à propos des « règles claniques » (zongfa),
instituées dans l’Antiquité pour déterminer la hiérarchie interne (et donc les principes de succession)
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Entre crise et développement. La fin des Ming
au sein d’un clan. Cela montre, au passage, que rien n’est fixé immuablement par les textes, y compris
les plus anciens et les plus sacrés : ils sont matière à interprétation.
Jiajing supporte mal qu’on lui oppose résistance et, en 1524 (rappelons qu’il n’a alors que 17
ans), fait bastonner et emprisonner 134 protestataires (16 mourront de leurs blessures). Il voudrait
même qu’on transfère la dépouille de son père dans le site des tombeaux des Ming, comme s’il avait
régné. Plusieurs flagorneurs l’y poussent. Peu à peu, les lettrés, sans doute las, font des concessions, et
Jiajing finit par obtenir pas à pas ce qu’il souhaite : il obtient que ses parents soient qualifiés de huang
皇 (« impérial »), que son père soit qualifié non plus de « prince de Xian » mais d’« empereur Xian »
(sa mère étant promue impératrice Xian, comme si elle était la veuve d’un empereur), puis, en 15251526, qu’on construise un temple en l’honneur de son père, mais les lettrés exigent que ce temple soit
séparé du temple des ancêtres impériaux. Jiajing ordonne aussi qu’on compile les annales du « règne »
de son défunt père (Annales du règne de l’empereur Xian).
Jiajing fait publier deux ouvrages officiels, des sortes de « livres blancs » qui entérinent les
conclusions de la Controverse en rassemblant des documents. De façon symbolique, il change le nom
de sa préfecture natale, Anlu, en Chengtian (« qui obéit au Ciel »), afin qu’elle soit sur le même pied
d’égalité que Shuntian (« qui est soumise au Ciel »), c’est-à-dire Pékin, et Yingtian (« qui se conforme
au Ciel »), c’est-à-dire Nankin.
Le gros de la Controverse est terminé… sauf pour Jiajing. En 1538, il franchit le dernier pas :
il donne à son père un nom de temple (miaohao), c’est-à-dire un nom d’ancêtre impérial, se terminant
par zong 宗 (« ancêtre ») : Ruizong. Pour l’introduire dans le temple des ancêtres impériaux, il
n’hésite pas, cette fois, à en déloger l’un des ancêtres1. Désormais, son père est dans le temple des
ancêtres. Jiajing a mis 17 ans pour y arriver ! Obstination de Jiajing dans la Controverse : parfois, il est
seul contre tous, il n’accepte qu’en apparence de se plier aux recommandations du ministère des rites
ou des grands secrétaires (il revient toujours à la charge et les fonctionnaires, las, finissent par lui faire
des concessions, c’est comme ça pendant 17 ans). Côté enfant têtu.
Le dernier épisode de cette controverse rituelle se situe à la mort de la mère de Jiajing en 1538.
Jiajing se pose la question de savoir où l’enterrer : à Pékin, avec les autres empereurs et impératrices,
ou au pays natal ? Faire venir les restes du père au Nord ou envoyer la dépouille de la mère au Sud,
aux côtés de celle du père ? Il fait même une tournée d’inspection dans son pays natal en 1539 mais
finalement, après moult hésitations et revirements, il envoie les restes de sa mère au Sud.
En marge de la Controverse sur les Grands Rites – qui concerne le statut à accorder à ses parents,
surtout à son père –, Jiajing fait réformer des rituels impériaux importants (il modifie ce qu’on appelle
les « règles des sacrifices », sidian 祀典). À chaque fois, cela provoque des polémiques érudites. En
1530 :
- il sépare les sacrifices au Ciel et à la Terre, qui depuis Hongwu étaient combinés. Un autel dans la
banlieue sud (et sacrifice au solstice d’hiver) pour le Ciel (attention : le fameux Temple du Ciel n’est
pas l’Autel du Ciel, qui se trouve en réalité à côté), un autel dans la banlieue nord (et sacrifice au
solstice d’été pour la Terre). Il y avait aussi un autel de la Lune dans la banlieue ouest et un Autel du
Soleil dans la banlieue est (aujourd’hui, tous ces autels se trouvent à l’intérieur de Pékin).
- il remet en vigueur le rituel de l’élevage des vers à soie par l’impératrice (rituel lors duquel
l’impératrice, à la tête des femmes de l’aristocratie, accomplit symboliquement les gestes de la
sériciculture). Il y voit en effet un pendant du rituel du Labourage, qui était accompli par l’empereur.
Le premier est placé sous les auspices de Xiancan, la déesse de la sériciculture, le second sous ceux de
Xiannong (ou Shennong), le dieu de l’agriculture.
- il réforme le culte de Confucius : le rabaisse au rang de Premier Maître (et non plus Roi de la
Diffusion de la Culture, car il détestait avoir à se prosterner devant un roi. Tablettes et non plus statues
ou portraits, moins de rangs de danseurs dans les sacrifices. Valable pour tout l’empire. Il fait cela car
mécontent des protestations du mandarinat confucianiste dans la Controverse.
Techniquement, il fallut donner à l’empereur délogé le statut d’« ancêtre éloigné » (éloigné dans le temps). Ces
« ancêtres éloignés », tout en étant dans le temple, n’étaient pas comptés parmi les neuf ancêtres (les plus
proches). Toutes ces manipulations, qui nous semblent aujourd’hui être de la cuisine rituelle confucianiste,
faisaient à l’époque l’objet de débats érudits. C’était le quotidien de la cour !
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Dans les années qui suivent, il poursuit ces réformes rituelles. Il instaure par exemple la prière pour les
céréales (qigu) en 1531, et le « grand sacrifice » en l’honneur de Shangdi en 1538. Il réforme aussi la
musique des rituels impériaux (rituels et musique vont de pair dans la tradition chinoise). Il autorise
les gens à sacrifier à l’ancêtre fondateur de leur clan (shizu)(1536).
Pour entériner tous ces changements, il fait rééditer le code rituel des Ming de Hongwu (en y
portant les modifications qu’il a introduites) et publier un Siyi 祀儀 (Les règles protocolaires pour les
sacrifices), qui récapitule tous les rituels réformés ou créés, avec des illustrations et la liste des danses
et musiques qui vont avec chaque rituel.
Jiajing a aussi tenté de modifier le « système du temple des ancêtres impériaux » (miaozhi 廟
制). En 1535-1536, suite à l’incendie du temple des ancêtres impériaux de Nankin, Jiajing décide de
reconfigurer celui de Pékin : il fait bâtir des temples séparés pour chaque ancêtre impérial (alors que
jusque-là un seul temple abritait des niches pour chaque ancêtre impérial). Toutefois, il se heurte au
refus des lettrés pour y introduire son père (cela nécessitait de retirer un des ancêtres impériaux, car le
nombre maximum était de 9). Mais cinq ans après sa construction, ce nouveau temple brûle, ce que
Jiajing prend comme un signe de la colère céleste. Lorsqu’il le fait reconstruire, il revient à l’ancienne
forme.
Enfin, Jiajing donne un nouveau titre posthume à Yongle : Chengzu (zu 祖 était normalement
réservé au fondateur d’une dynastie, canonisé sous le nom de Gaozu ou Taizu). Pourquoi cette
réhabilitation de Yongle ? Car Jiajing se sent une grande affinité avec Yongle : comme lui, Yongle a
usurpé le pouvoir et a inauguré une branche collatérale dans la succession. En réhabilitant Yongle, il
se légitime lui-même2…
Bilan :
- importance des rituels dans la civilisation chinoise (rituels domestiques, religieux ou, comme ici,
impériaux) => garants de l’harmonie terrestre. Thèse de certains historiens : ce sont ces rituels qui
permettent parfois à des dynasties en crise de tenir … (facteur de cohésion). Passer à côté de ces
rituels, c’est ne pas comprendre la culture chinoise, ritualiste.
- publication de nombreux textes rituels pour entériner les réformes (Jiajing est, après Hongwu, celui
qui a le plus produit de textes rituels). Mais dans les faits, la plupart de ces nouveaux rituels vont vite
être abandonnés, y compris par Jiajing lui-même, puis supprimés par ses successeurs. Beaucoup de
bruit pour rien !
L’impact de la Controverse est en fait ailleurs. Il se situe au niveau de la vie politique des Ming :
● rôle central de l’empereur, qui affirme son autorité, au besoin par l’arbitraire (opposants torturés,
exilés voire exécutés, cf. 1.4).
● essor du factionnalisme. C’est à cette période (la décennie 1520) qu’on peut faire remonter la
naissance des factions au sein du gouvernement central, en l’occurrence un petit noyau de
fonctionnaires proches de l’empereur (qui le soutiennent et/ou le manipulent) contre le reste de la
bureaucratie. La Controverse n’a été qu’un prétexte à la lutte des factions, avec des règlements de
compte personnels au sommet de la bureaucratie, des purges. Idée que derrière des débats éthicorituels, il y a toujours la lutte entre les cliques, la politique politicienne, le carriérisme, des haines
personnelles se forment, des vengeances se trament …
● l’empereur se coupe de ses fonctionnaires. Ce divorce, prononcé par Jiajing, ne disparaîtra plus
jusqu’à la fin des Ming (voir 2.2).
● Début de la toute-puissance du Grand Secrétariat (où, à l’époque de la Controverse, siègent les proJiajing).
● Toutes ces modifications de rituels sont l’occasion de débats entre lettrés, du moins entre ceux qui
osent critiquer l’empereur et ceux qui le flattent (beaucoup se taisaient). On fait faire des sondages
parmi les fonctionnaires, pétitions, mémoires collectifs, protestations collectives. La vie politique est
intense (annonce le règne de Wanli, cf. 2.2).
En 1530, Jiajing avait d’ailleurs fait publier, avec la signature de sa mère, un ouvrage de morale à l’attention
des femmes, le Nüxun (Instructions aux femmes), en même temps qu’il avait fait republier le petit ouvrage
similaire, le Neixun (Instructions pour le gynécée) qu’avait rédigé l’épouse de Yongle (voir chapitre précédent) :
c’était un moyen de se comparer à Yongle.
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Entre crise et développement. La fin des Ming
1.2 Les périls extérieurs
Au début du règne de Jiajing, l’empire vit (globalement) depuis longtemps dans la paix, si bien que la
défense des frontières a été négligée. Deux périls vont réveiller les Chinois.
1.2.1 Les Mongols
Il n’est pas excessif de dire qu’entre le milieu du 15e siècle et le milieu du 16e siècle, les Ming sont
obnubilés par la menace mongole. Rappelons que tout au long de son règne, au début du 15e siècle,
Yongle avait lancé plusieurs campagnes contre les Mongols. Il avait même, pour mieux les contenir,
déplacé la capitale de l’empire de Nankin à Pékin. La déroute de Tumu (1449), lors de laquelle une
partie de la Cour était morte sur le champ de bataille et surtout l’empereur avait été fait prisonnier (on
avait mis sur le trône son frère), avait failli faire repasser la Chine sous le joug mongol. Elle ouvre
pour longtemps une période de doute et de repli. Mais l’empire chinois profitera sur le long terme de
la désunion des ethnies nomades, qui luttent entre elles pour le contrôle de la steppe (division entre
Mongols occidentaux et Mongols orientaux, puis entre Mongols orientaux eux-mêmes).
Dans les dernières années du 15e siècle, les Mongols effectuent chaque année des raids
dévastateurs le long de la frontière. Pékin, protégée par les garnisons de Xuanfu et Datong (deux des
neuf points de défense établis sur les quelque 3500 km de la frontière nord), est presque constamment
en état d’alerte. Le péril devient d’autant plus menaçant lorsque Batu Möngke parvient à unifier les
Mongols orientaux, autour de l’an 1500. À la Cour des Ming, la question mongole est un sujet brûlant,
qui a des implications dans la politique intérieure : aux tenants d’une politique offensive (expédition
militaire pour récupérer la zone stratégique des Ordos, c’est-à-dire la zone à l’intérieur de la boucle du
Fleuve jaune, où les Mongols ont pris pied) s’opposent les partisans d’une politique plus défensive,
qui réussissent à imposer le renforcement de la Grande Muraille et la construction d’un deuxième
rempart pour doubler le premier (années 1470) et prônent l’octroi de concessions diplomatiques et
commerciales aux Mongols (ouvertures temporaires de marchés frontaliers). Mais la construction de
murailles ne fait que déplacer les attaques mongoles plus à l’Est.
Le débat sur les Ordos refait surface à la fin des années 1540, après un raid particulièrement
meurtrier des Mongols orientaux en 1542 au Shaanxi. Une fois encore, partisans de la reconquête
militaire et avocats de la diplomatie s’affrontent via les factions. Un fonctionnaire responsable de la
défense du Nord-Ouest propose un plan détaillé de reconquête des Ordos mais très coûteux en
chevaux, hommes et armes. Jiajing, qui détestait les Mongols3, soutient d’abord les premiers, mais
finit par donner raison aux seconds. Les deux concepteurs du plan offensif seront exécutés.
En 1550, le digne héritier de Batu Möngke, Altan Khan – qui a établi sa capitale quasiment au
pied de la Grande Muraille (Huhehot actuelle) – s’approche tout près de Pékin, les gens fuient, se
réfugient dans la ville. Mais Altan ne parvient pas à prendre la capitale de l’empire. S’ensuit
néanmoins une nouvelle crise politico-militaire à la Cour : comme en 1449, on se rejette la
responsabilité de la défaite, des têtes tombent (au sens propre comme au sens figuré). Les régiments
stationnés à Pékin sont à nouveau restructurés, et Jiajing sent même le besoin de créer une armée
d’eunuques au Palais (1552). On renforce les défenses (à partir de 1550, la construction de nouvelles
portions (ou renforcement d’existantes) de la Gde Muraille. 1553 : construction du rempart sud de
Pékin, qui englobe la ville sud (i.e. le temple du Ciel est inclus dans la ville). Mais les raids mongols
ne cessent pas pendant les 20 années qui suivent. Malgré la hausse des dépenses militaires, les Chinois
n’arrivèrent pas à contrôler Altan. La menace mongole n’est contenue qu’à partir des accords de paix
et d’échanges de 1571 (voir 2.1). En 1578, la conversion d’Altan Khan au bouddhisme tibétain aura
une influence apaisante sur ses ardeurs guerrières.
La raison pour laquelle les cavaliers mongols – dont l’adresse au tir à l’arc, la rapidité et la
mobilité désorientent complètement les Chinois – effectuent des raids en territoire chinois est que la
Chine refuse aux Mongols un commerce qui leur est vital (achat de thé, de grain, de métaux, et de
3
Il avait retiré du culte impérial tous les empereurs et les ministres des Yuan, comme Khubilai; et demandé aux
fonctionnaires d’écrire le mot lu (mot péjoratif désignant les Mongols) en tout petits caractères dans les
documents officiels.
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soieries contre chevaux). En réalité, ce « choc des cultures » est plus complexe qu’il n’y paraît ou que
ne le prétendent les patriotes les plus durs, animés uniquement par le mépris du Barbare. En effet, de
nombreux Mongols, descendants de ceux qui occupaient le pays au 14e siècle, vivent en Chine. On en
trouve notamment dans les armées chinoises et dans la Garde impériale. La Cour s’en sert comme
ambassadeurs. Si ceux-là sont assez « sinisés », d’autres émigrent continuellement en Chine, attirés
par de meilleures conditions de vie; des soldats ou même des princes mongols se rendent (ils sont de
précieux informateurs). À l’inverse, des sujets chinois, faits prisonniers ou corrompus par les Mongols,
ou bien des déserteurs, vivent en territoire ennemi, ou du moins dans cet hinterland poreux, théâtre de
toutes les tractations. La Cour tente de marchander la livraison de ces « traîtres ». D’autre part, la
Chine des Ming a gardé certaines influences mongoles dans ses coutumes (langue, vêtement,
institutions politiques, mariage), même si ces emprunts ont été au fil du temps intégrés ou abolis (en
1464, l’empereur demande qu’à sa mort, on épargne ses concubines, rompant ainsi avec l’héritage
mongol).
1.2.2 La piraterie
Les pirates qui ont déferlé sur les côtes chinoises sous les Ming sont appelés dans les textes chinois les
Wokou 倭寇, c’est-à-dire « bandits japonais ». Wo (les Nains) était le terme utilisé par les Chinois
depuis les tout premiers contacts avec l’archipel japonais, au 3e siècle. En réalité, il n’y avait pas que
des Japonais parmi ces pirates. L’Histoire dynastique des Ming reconnaît qu’il y avait parmi les pirates
30% de « vrais Wo » (c’est-à-dire de Japonais) et 70% de « gens qui les suivaient » (sous-entendu :
des Chinois ou des métis). Les deux chefs pirates les plus célèbres furent d’ailleurs des Chinois. Quant
au terme « bandit », il est ambigu : c’est un des termes habituellement utilisé par l’État chinois pour
désigner tous ceux qui sont contre lui. Il s’agit d’une étiquette. S’agissait-il vraiment de « bandits », de
« pirates » ? Ne peut-on pas y voir tout simplement des marchands désireux de pratiquer le commerce ?
Le commerce devient de la contrebande dès lors qu’il est interdit…
Le commerce côtier et maritime était une longue tradition en Chine – les Tang et surtout les
Song l’avaient soutenu officiellement. Il était en fait assez naturel. La province montagneuse du Fujian,
par exemple, n’arrivait pas à vivre uniquement de l’agriculture et il était logique qu’elle se tourne vers
des activités maritimes. Mais depuis l’époque de Hongwu, l’État avait interdit le commerce maritime
privé, interdiction qui avait été réitérée régulièrement (ce qui prouve au passage que ce commerce se
poursuivait et que l’interdiction n’était pas respectée). Il était interdit de « mettre les voiles et
d’entretenir des contacts avec les Barbares », et a fortiori d’aller à l’étranger, sans permission. Le seul
commerce possible était celui effectué dans le cadre du tribut, dans certains ports de la côte, sortes
d’ancêtres des « ports ouverts » du 19e siècle. Les raisons de cette « fermeture des mers » (jinhai,
littéralement « interdire la mer ») étaient idéologiques : peur de voir se nouer des complicités avec
l’étranger, de voir des secrets militaires révélés, etc. Malgré tout, des Chinois, en particulier des
Foukiénois, n’avaient cessé depuis le 15e siècle d’émigrer à Java, au Siam, aux îles Ryūkyū et même
au Japon.
De fait, il y eut de la contrebande maritime dès le milieu du 15e siècle, et peut-être même
avant. En ce qui concerne le commerce officiel, le tonnage des bateaux japonais était limité, le nombre
de marchands à bord aussi (il avait été réduit à 50 par ambassade depuis un incident en 1496). La
cargaison était fouillée et les Japonais devaient loger dans des hôtels officiels dans les « ports
ouverts ». Le système, depuis le début du 15e siècle, était fondé sur des certificats officiels, que les
Chinois renouvelaient à chaque ambassade. Les particuliers avaient le droit d’acheter des produits
mais en quantité limitée, et une fois que les autorités chinoises avaient tout vérifié. Mais dans la réalité,
les Chinois entraient en contact avec les Japonais qui venaient faire le commerce officiel. Des pirates
se mêlaient à ces ambassades, et les ambassadeurs eux-mêmes se livraient à leur petit commerce. À
partir du 16e siècle, surtout dans les années 1520 et 1530, le commerce illégal s’accéléra – la tendance
est confirmée par les sources coréennes.
L’arrivée des navires japonais dans le port de Ningbo (au Zhejiang) était toujours redoutée en
raison de la crainte d’incidents entre Chinois et Japonais. En 1523, de sérieux incidents furent
provoqués par une rivalité entre deux ambassadeurs japonais : l’un, furieux de s’être vu refusé la
préséance par les Chinois alors qu’il était arrivé avant l’autre, mit le feu à ses bateaux, tua ses hommes,
et sema la terreur entre Ningbo et Shaoxing avant de repartir. Il faut dire que les relations sino-
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japonaises étaient compliquées par le fait que plusieurs grandes familles japonaises rivales étaient
impliquées dans le commerce avec la Chine. L’incident eut des suites. Les eunuques chargés des
douanes furent critiqués comme étant corrompus et laxistes (le deuxième ambassadeur japonais avait
en effet versé un pot-de-vin à l’eunuque en charge des douanes). Les Douanes maritimes du Zhejiang
et du Fujian furent supprimées – ce qui allait en réalité avoir de fâcheuses conséquences car l’État
n’encadrait plus rien, laissant les marchands et les grandes familles de la côte faire leur loi. Jiajing
autorisa une ambassade japonaise tous les dix ans seulement, ce qui n’eut d’autre effet que la
multiplication des missions privées. Il y eut malgré tout des contacts officiels entre la Chine et le
Japon jusqu’en 1549.
Il faut ajouter à tout cela les ambitions que nourrissaient les Portugais dans la région (le
commerce leur avait été interdit à Canton en 1522, suite à l’ambassade du malheureux Tomé Pires).
D’autre part, la production croissante d’argent dans les mines japonaises à la fin du 15e et au début 16e
siècle poussait les Japonais à acheter des produits chinois. De leur côté, les Chinois des côtes voulaient
de l’argent japonais, car l’économie chinoise était en plein essor, une classe bourgeoise se développait,
etc. L’interdiction du commerce maritime privé, si elle pouvait se justifier politiquement, était donc à
bien des égards un contresens économique.
Jusque dans les années 1550, les autorités centrales affichèrent une grande passivité face à la
montée de la contrebande. Malgré l’alarme donnée par certains fonctionnaires locaux, peu de mesures
furent prises. Le gouvernement était trop occupé avec les Mongols (1.2.1), ne mesurait pas vraiment la
gravité du problème (en réalité aussi important que les raids mongols), laissait les fonctionnaires
locaux régler les choses ou tout simplement fermait les yeux car de nombreux hauts fonctionnaires à
Pékin étaient originaires du Sud et n’étaient pas mécontents que le commerce maritime, tout illégal
qu’il était, fleurisse dans leur province !
Comment les Chinois des provinces concernées voyaient-ils les Japonais ? La perception était
très négative. Ils les dépeignaient comme des monstres, des requins, des dragons, des fantômes, des
esprits sifflants : l’imagerie tenait du fantastique. On se traitait de « japonais » quand on se bagarrait,
on faisait cesser les pleurs des enfants rien qu’en évoquant les Japonais. Le pirate japonais était
représenté, dans les textes comme les illustrations, comme proche de l’animal : le crâne rasé,
marchant pieds nus, portant juste un pagne, tatoué ou marqué au fer, faisant virevolter un sabre très
effilé. L’image que les Chinois avaient des Wokou était qu’ils brûlaient tout sur leur passage, tuaient
et violaient4.
Si la cour eut les plus grandes difficultés à mettre fin aux razzias des Wokou, c’est que le
commerce profitait à beaucoup : à de riches marchands japonais et chinois, aux contrebandiers, à des
mercenaires « écumeurs des mers » (qui avaient leurs traditions : des divinités, la pratique du rapt
sexuel, etc.), à toute une série d’intermédiaires, et même à des fonctionnaires peu regardants. De
grandes familles chinoises, impliquées à des degrés divers, y trouvaient leur compte. Certaines
possédaient d’importantes flottes armées de canons, qui mouillaient dans les chapelets d’îles offshore,
ou même à Taiwan, dans les Pescadores ou au Japon. D’autres ne faisaient qu’acheter des produits,
mais des incidents éclataient quand elles refusaient de payer les intermédiaires. Pour les autorités, les
Chinois qui participaient à ce commerce maritime étaient mal vus. En dehors du fait qu’ils se livraient
au commerce (activité méprisée dans la société confucéenne), ils entretenaient des contacts avec des
milieux jugés mafieux, ou pire, avec des étrangers, ce qui était vu comme une trahison. De plus, ces
Chinois échappaient au contrôle de l’État et semaient le trouble. Aujourd’hui, notre jugement serait
différent : on peut considérer que c’était des gens modernes, tournés vers l’étranger, polyglottes, en
quelque sorte les pionniers d’un commerce international dynamique.
Entre 1547 et 1550, la cour donne les pleins pouvoirs à Zhu Wan pour régler le problème des
pirates tout le long des côtes. Zhu prend alors conscience de l’immensité de la tâche (les défenses
côtières sont à l’abandon). Il fait néanmoins détruire des flottes, fait exécuter des pirates, mais il gêne
trop de gens puissants de la région, qui obtiennent son renvoi. De grands marchands, comme Wang
Zhi, tentent de faire pression sur la cour pour qu’elle légalise le commerce – après tout, ces marchands
ont autant intérêt que la cour à éradiquer la piraterie. Mais sans succès. Ils recourent alors à la force
(raids, pillages, incendies le long des côtes). La menace ne tarde pas à s’étendre. Les « pirates »
4
La même image sera véhiculée pendant la guerre sino-japonaise des années 1930 : sanguang zhengce (la
« politique des 3 tout ») : shaoguang, shaguang, qiangguang (« tout brûler, tout tuer, tout piller »).
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construisent même des camps sur les terres, d’où ils lancent leurs raids. Ils remontent le Yangzi
jusqu’à Nankin, qui est menacée, de même que Hangzhou. Entre 1552 et 1556, tout le delta du Yangzi
(la région la plus riche de Chine) est à feu et à sang : les pirates pillent, tuent, brûlent les habitations,
semant la terreur parmi les civils. On est passé de petites escarmouches à des raids à grande échelle.
L’éradication du fléau fut freinée par des luttes d’influence au sein du haut commandement :
au lieu de collaborer, les hauts fonctionnaires chargés d’organiser la résistance se disputèrent le mérite
des victoires et réglèrent leurs comptes. Il y eut aussi de réelles divergences sur la stratégie à suivre :
fallait-il lutter en mer ou sur terre ? Collaborer avec certains chefs pirates ? Leur proposer de se
rendre pour éventuellement inciter les autres à le faire ? Ces discussions sont amplement détaillées
dans les sources (mais on n’a aucun document sur les négociations avec les pirates). Des
fonctionnaires capables furent sanctionnés, voire exécutés, uniquement à cause de jalousies
personnelles. Les pirates ne se laissèrent pas faire : ils fuyaient ailleurs, se cachaient dans les îles au
large.
Les moyens mis en œuvre furent considérables : on organisa un système de surveillance
côtière, entraîna les populations à défense des villes assiégées, monta des milices (populations locales
mais aussi aborigènes Miao amenés du Sud-Ouest ou encore moines guerriers de Shaolin), leva des
contributions spéciales (par exemple sur les familles riches menacées), mura les villes attaquées, paya
des informateurs, recourut à la ruse, resserra l’administration locale, centralisa le commandement. Le
gros du problème fut réglé à partir de 1558 mais ce n’est qu’à la fin des années 1560 que les côtes
furent totalement nettoyées5. En 1567, à la mort de Jiajing, l’interdiction du commerce maritime fut
enfin levée. Hasard de la chronologie, c’est à peu près à ce moment-là que les Portugais et les
Espagnols jetèrent l’ancre le long des côtes chinoises. Les Portugais s’établirent à Macao en 1557 (ils
dirent que Macao leur fut cédée en échange de l’aide qu’ils avaient apportée contre les pirates mais en
réalité, ils achetèrent le droit de s’y installer par des pots-de-vin). Les Espagnols avaient occupé les
Philippines (baptisées Filipinas d’après le nom du roi Philippe II) en 1565 et prirent Manille en 1571.
En 1573, deux galions espagnols mirent les voiles vers l’Amérique chargés de soie et de porcelaine
chinoises.
La gestion de la crise des Wokou annonça celle de la crise des Taiping, au 19e siècle
(décentralisation et « privatisation » du commandement et du financement de la répression). La lutte
contre les pirates fit aussi renaître toute la littérature militaire chinoise (les bingshu, « ouvrages
militaires »), notamment les ouvrages traitant de la défense des cités murées. Enfin, les raids des
pirates marquèrent pour plusieurs générations la mémoire des habitants de la région, dont beaucoup y
perdirent toutes leurs richesses.
1.3 L’empereur taoïste
Alors que pendant la première moitié de son règne, Jiajing s’est voué corps et âme à la réhabilitation
de ses parents (1.1), toute la deuxième moitié de son règne il est absorbé par le taoïsme. On en a fait
un « empereur taoïste ». Il n’est pas le premier empereur chinois à avoir eu des inclinations pour cette
religion : Han Wudi, Tang Xuanzong ou Song Huizong, pour ne citer que les plus célèbres, avaient
déjà manifesté leur penchant taoïste. Mais sous les Ming, aucun autre empereur n’a eu une telle
dévotion. Il faut toutefois éviter de penser uniquement à Jiajing dès lors qu’évoque le taoïsme sous les
Ming : d’autres empereurs Ming ont patronné le taoïsme et surtout, il ne faut jamais oublier le versant
populaire d’une religion.
Jiajing, dont on a vu l’amour pour les rituels (1.1), s’était intéressé très tôt aux rituels et
sacrifices taoïstes. Dès 1523, les hauts fonctionnaires lui reprochèrent de ne pas bien étudier à cause
du temps qu’il passait à invoquer les esprits lors de rituels taoïstes que les eunuques le poussaient à
accomplir. Peut-être faut-il expliquer ce penchant par ses origines géographiques : Jiajing avait grandi
dans l’ancien royaume de Chu (province du Huguang sous les Ming), qui était le berceau du taoïsme.
Il y a aussi d’autres facteurs. Jiajing avait peu de sympathies pour le bouddhisme, qu’il assimilait à
une religion barbare et aux Yuan6. Quant au confucianisme, nous avons vu que Jiajing lui imputait la
5
La piraterie reprit dans les années 1620.
Il n’hésita pas à détruire des centaines de statues de Bouddha ou à récupérer l’or de leur peinture, ni même à
faire brûler en place publique des reliques bouddhiques. Il prit aussi des mesures sévères pour faire mieux
6
7
Entre crise et développement. La fin des Ming
résistance des lettrés lors de la Controverse sur les Grands Rituels, et qu’il avait décidé de rabaisser le
titre honorifique de Confucius (1.1). Il nourrissait donc une certaine déception vis-à-vis du
confucianisme et de ses représentants, les lettrés.
D’autres éléments, plus immédiats, expliquent la « conversion » de Jiajing au taoïsme.
D’abord, le fait que les daoshi (les prêtres taoïstes) lui conseillaient, pour avoir un fils, d’accomplir les
sacrifices taoïstes ou de prendre des aphrodisiaques. Et surtout, son intérêt pour les techniques
d’immortalité (en chinois : de « longue vie ») s’accrut après qu’il réchappa à deux reprises à la mort.
La première fois, le « palais mobile » (c’est-à-dire la voiture) dans lequel il voyagea jusqu’à sa région
natale, en 1539, avait brûlé. La seconde fois, en 1542, 18 servantes avaient tenté de l’étrangler pendant
son sommeil dans les appartements d’une concubine, et il n’avait eu la vie sauve que grâce à
l’intervention de Dame Fang, l’impératrice, alertée par ses toussotements. Les servantes (et la
concubine) furent exécutées 7 . À la suite de cet incident, Jiajing décida de changer de palais et il
s’installa définitivement dans un autre palais, dans les Jardins de l’Ouest (à l’intérieur de la Cité
interdite). C’est un peu comme si Louis XIV avait décidé de migrer au Palais du Grand Trianon, dans
les jardins de Versailles. Cela rappelle le Premier Empereur, qui, persuadé qu’on en voulait à sa vie
après plusieurs tentatives d’assassinat, avait fait construire, sur les conseils de ses fangshi, des tas de
palais secrets tout en se plongeant dans la quête de l’immortalité. Dans ces Jardins de l’Ouest, Jiajing
fit aménager plusieurs édifices (palais, kiosques), et il demandait à ses grands secrétaires de venir y
travailler par roulement. Il leur fit même aménager des logements. Dès lors, Jiajing vécut
complètement reclus et prit moins de goût à la conduite des affaires. Il donna un peu l’image – même
si ce n’est qu’un cliché – du souverain taoïste secret et despotique (voir 1.4).
Jusqu’en 1539, son maître en taoïsme fut le vieux Shao Yuanjie, un daoshi de la secte des
Maîtres célestes que Jiajing appela à son service en 1524. Shao lui enseigna les techniques magiques
et spiritistes (eau et papier magiques), les exorcismes, les sorts, les talismans, les rituels, les prières
pour la pluie, etc. Jiajing le couvrit de faveurs, lui offrant argent, résidence, sceaux, un titre de zhenren
(Parfait) et la direction des trois grands monastères taoïstes de Pékin. Il attribua aux prières et rituels,
ainsi qu’aux techniques sexuelles (fangshu, « techniques de la chambre ») de Shao la naissance tardive
de ses premiers enfants (1533, 1536).
Son second maître en taoïsme fut Tao Zhongwen, recommandé par Shao avant sa mort. Tao
Zhongwen était un expert en aphrodisiaques et en divination. Il devint un personnage incontournable
de la Cour, surtout à partir du moment où Jiajing déménagea dans les Jardins de l’Ouest et laissa le
soin à ses grands secrétaires de gouverner. Seul Tao le voyait régulièrement. Aussi fallait-il être dans
ses petits papiers ! Yan Song (1.4) le comprendra très bien… Tao avait prédit une tentative
d’assassinat contre l’empereur; or, quelque temps après, Jiajing faillit laisser la vie dans l’incendie de
sa voiture. Jiajing s’associant lui-même au Dieu du Tonnerre (qui était une figure importante de
certains rituels taoïstes), Tao fit ériger des autels en l’honneur de ce dieu. Jiajing le consulta aussi pour
régler, par la divination, ses problèmes de succession (il hésitait entre deux de ses fils). Tao, comme
Shao Yuanjie, fut couvert de distinctions prestigieuses.
À l’époque de Jiajing, de nombreux guérisseurs, magiciens, alchimistes – ceux que l’histoire
officielle classe dans la catégorie méprisée des « flagorneurs et favoris » – furent couverts de faveurs
par l’empereur. Certains étaient des imposteurs qui en profitaient… jusqu’à ce qu’ils soient démasqués.
Ainsi, l’alchimiste Duan-le-Boîteux, qui prétendait pouvoir transformer les métaux en or et ainsi
pouvoir inonder le Palais de richesses, et qui offrit à Jiajing de la vaisselle en argent en lui disant que
s’il mangeait dedans, il deviendrait immortel. Il fut démasqué, emprisonné et exécuté.
respecter les règles régissant le clergé ou bien pour restaurer la moralité dans les couvents de nonnes. Une
campagne anti-bouddhique fut lancée dans la première moitié de son règne. La raison probable de cette aversion
était que, en pleine Controverse sur les Grands Rituels (1.1), Jiajing cherchait à se démarquer le plus possible de
ses prédécesseurs. Or, ces prédécesseurs avaient distribué de larges faveurs aux bouddhistes et à leur haut clergé.
7
On ne sait pas grand-chose de ce complot car tout ce qui touche aux affaires du Palais est secret (mi) ou tabou
(hui). Peut-être fut-il déclenché à cause des mauvais traitements subis par les jeunes filles du Palais. Les
adolescentes étaient appréciées par Jiajing, qui en ordonnait des rafles, car le sang coagulé de leurs règles entrait
dans la composition des remèdes d’immortalité. Les fangshi (littéralement « hommes à techniques », désignant
depuis les débuts de l’empire des magiciens, guérisseurs, thaumatuges, devins, largement affiliés au taoïsme)
faisaient cuire ces caillots au four alchimique.
8
CHI 013A – J. Kerlouégan – Février 2006
Jiajing s’adonna de plus en plus aux rituels taoïstes, qu’on appelait collectivement zhaijiao
(rituels zhai et rituels jiao, c’est-à-dire d’abstinence, de purification d’un côté, d’offrandes, de
sacrifices de l’autre). Pour les grands événements (mariages, anniversaires), les catastrophes naturelles,
la maladie d’un fils atteint de la petite vérole, les guerres, il disait des prières ou des actions de grâce
taoïstes. Or, les rituels taoïstes duraient longtemps, jusqu’à plusieurs jours. Ils étaient coûteux en
décorations, en autels, en objets rituels, en costumes. Ainsi, on peignait de gros caractères en or
(certains scribes imbibaient bien leur pinceau dans la pâte et, de retour chez eux, pressaient les poils
du pinceau pour récupérer l’or et s’enrichir). Jiajing ordonna aussi qu’on construise ou restaure des
temples taoïstes. Cette dévotion était reprochée à l’empereur par les lettrés les plus courageux.
Jiajing s’intéressa surtout aux techniques de longévité, fondées sur des recettes alchimiques et
des techniques sexuelles comme l’interruption du coït. Il y avait des élixirs « externes » à base de
minéraux, de métaux (cinabre), de plantes qu’on faisait chauffer au four avant de les ingurgiter, et des
élixirs « internes » qui étaient raffinés en renforçant l’élément yang du corps. Pour ce faire, on
préconisait de faire l’amour avec des jeunes vierges qui venaient d’avoir leurs premières règles. On dit
que si Jiajing, sur la fin, est devenu insomniaque puis sujet à de terribles sautes d’humeur, c’est parce
qu’il absorba trop de remèdes d’immortalité et d’aphrodisiaques. L’une plantes que Jiajing apprécia
fut une sorte de champignon, le lingzhi (agaric ou amadouvier), censé procurer l’immortalité. Un
nommé Wang Jin en livra de grandes quantités à la Cour et fut nommé médecin impérial. On lui
imputa plus tard la mort de Jiajing pour cause de mauvais remèdes, et il fut condamné à mort. Jiajing
fit chercher dans tout l’empire les ingrédients qui entraient dans les décoctions d’immortalité, comme
l’ambre gris.
Jiajing fut très sensible aux présages surnaturels, les bons comme les mauvais. Un flot de
fonctionnaires ou de simples quidams ne cessait de lui apporter des tortues, des lapins, des biches, des
pies, des licornes – tous animaux symboles de longévité ou de bonne fortune – ou des végétaux
anormaux constituant de bons augures (comme nos trèfles à quatre feuilles). Se mettait-il à neiger, le
Fleuve jaune devenait-il subitement limpide, tout cela était interprété par Jiajing comme des bons
augures. Les lettrés s’empressaient à chaque fois de lui écrire des textes de louanges ou des poèmes
(des fu, longs poèmes allégoriques en prose et en vers, ou des song, « éloges »), en disant que ces
signes prouvaient sa bonne administration ou sa vertu. Jiajing revenait là à des traditions chères aux
empereurs des Han (les présages, les superstitions). Parfois, il condamnait sans pitié ces flagorneurs,
parfois leur offrait mille récompenses.
À la cour, la divination, chère aux taoïstes, prit des proportions considérables. Jiajing assistait
à des séances de voyance avec des médiums, présidées par Tao Zhongwen. On utilisait la technique de
la « planchette » : le médium et son assistant tenaient une barre horizontale à laquelle était suspendu
une sorte de pointe, qui traçait des signes dans le sable. C’était une technique d’« écriture révélée » (en
usage depuis au moins les Song). Ces séances prirent un tour politique : en 1548, Jiajing changea
d’avis à propos de la campagne militaire dans les Ordos à la suite d’une de ces séances de voyance.
Lan Daohang, un daoshi spécialiste de la « planchette », causa la chute du premier grand secrétaire
Yan Song (1.4) par l’interprétation qu’il donna lors d’une séance de « planchette ».
Un autre usage taoïste qui prit une tournure politique fut les qingci, des poèmes à l’encre
rouge sur papier noir (ou bleu), brûlés pour être transmis aux dieux. Remplis d’allusions, de
métaphores, ces poèmes, dans le rituel taoïste, faisaient office de talismans. Jiajing favorisa les
membres de l’Académie Hanlin qui excellaient dans leur composition et à l’inverse écarta ou congédia
ceux qui n’y étaient pas bons ou qui refusaient d’en écrire. On parla de « grands secrétaires qui
écrivaient des qingci » ! Le premier grand secrétaire Xia Yan perdit ainsi la faveur de Jiajing le jour où
ses qingci ne lui plurent plus ! Ces poèmes n’étaient en réalité que louanges hypocrites à l’empereur…
Jiajing retira son titre de prince à un de ses gendres lorsque celui-ci lui avoua humblement n’avoir
aucune inspiration pour composer des qingci.
Après la mort de Jiajing, le taoïsme déclina. Les successeurs de Jiajing, ainsi que les lettrés,
avaient eu leur dose de taoïsme. L’une des mesures symboliques que prit le fils de Jiajing, qui lui
succéda en 1566, fut de retirer au Maître céleste (le patriarche d’une des deux sectes taoïstes
reconnues) son titre de Parfait. Les distinctions et privilèges dont Jiajing avait comblé les daoshi leur
furent retirés à titre posthume.
1.4 L’arbitraire de Jiajing
9
Entre crise et développement. La fin des Ming
Le règne avait commencé sous de bons auspices. Jiajing avait fait châtier et définitivement exclure de
la scène les favoris et les eunuques qui avaient manipulé son prédécesseur. On pensait que son règne
allait correspondre à un nouveau départ, à la « renaissance » (zhongxing 中興) qui caractérise tout
milieu de dynastie en Chine.
Mais Jiajing ne tarda pas à se montrer sous un jour violent. Tout au long de la Controverse sur
les Grands Rites, ceux qui s’opposèrent à lui furent emprisonnés, torturés, bannis : Jiajing avait
constitué sa liste noire. Par la suite, il fit de même avec les lettrés qui critiquaient ses « gourous » ou
ses favoris. Mais ces favoris eux-mêmes, quand ils étaient démasqués ou perdaient le soutien de
l’empereur, finissaient mal. En fait, il n’était jamais bon d’entrer dans les petits papiers de l’empereur :
cela annonçait une fin brutale ! Jiajing fut également sans pitié pour les fonctionnaires qui le mettaient
en garde contre l’absorption massive de drogues ou critiquaient sa dévotion taoïste. À partir de 1550,
l’arbitraire fut quasiment érigé en système de gouvernement. Derrière ce durcissement, se trouvait le
puissant Yan Song.
Pendant tout le temps où Jiajing fut obnubilé par le taoïsme (1.3) et où la Chine était soumise
à de graves menaces extérieures (1.2), la Cour fut dominée par la figure de Yan Song. Yan Song entra
au Grand Secrétariat en 1542, puis manigança habilement la chute de son grand rival politique (qui
avait d’abord été son protecteur), exécuté en 1548. Yan fut premier grand secrétaire de 1549 à 1562.
Pendant cette période, la Cour fut dominée par lui puis, à mesure que sa santé déclina (il y voyait de
moins en moins), par son fils Yan Shifan. Celui-ci demeura une sorte d’exécutant et de « tiroircaisse » collectant les pots-de-vin.
Yan Song a été jeté en enfer par les compilateurs de l’Histoire dynastique des Ming, qui ont
rangé sa biographie dans le chapitre « biographies de ministres félons », mais aussi les dramaturges,
qui en ont fait le « méchant » de leurs pièces de théâtre. Habile politicien, Yan Song sut se gagner la
confiance de Jiajing et noyauter l’administration en plaçant ses protégés à des postes-clés. Il mit en
place un système organisé de pots-de-vin : on le payait pour avoir un poste et on travaillait ensuite à sa
solde. Yan feignit de s’intéresser au taoïsme pour se gagner l’estime de l’incontournable Tao
Zhongwen (1.3). Mais les mauvaises langues disaient qu’il ne décidait de rien, qu’il déléguait,
consultait les ministres. On l’a aussi accusé d’avoir eu parmi ses protégés des complices des Wokou.
Sa chute fut orchestrée lentement et prudemment par un autre grand secrétaire, Xu Jie, qui fut le
dernier homme de confiance de Jiajing. De plus en plus isolé, Yan Song fut congédié en 1562. Son fils
fut banni, puis exécuté en 1565. La fortune colossale des Yan, s’élevant à plusieurs millions de taels,
fut confisquée. Parmi les biens saisis, on trouva de nombreuses œuvres d’art (peintures, calligraphies,
antiques) mais aussi un curieux objet : un urinoir en argent en forme de femme, dans le sexe de
laquelle on était censé uriner.
Dans les dix dernières années du règne, plusieurs exécutions aussi retentissantes qu’injustes
ont lieu :
- exécution de Yang Jisheng (1555). Yang avait dénoncé les crimes de Yan Song dans un mémoire. Il
fut emprisonné dans les geôles de la Garde aux Vêtements de Brocart (la police secrète), bastonné, puis
exécuté après trois ans dans sa geôle, malgré la supplique de son épouse qui proposa de mourir à la
place de son mari (le texte, écrit par le grand lettré Wang Shizhen, est resté célèbre). Sur le chemin du
lieu d’exécution, Yang dicte un poème dans lequel il exprime sa loyauté envers la dynastie.
- le même jour que Yang Jisheng, fut exécuté Zhang Jing. Zhang, qui avait obtenu les pleins pouvoirs
dans la guerre contre les pirates, fut exécuté pour un soi-disant échec face aux pirates. En fait, son
exécution fut manigancée par des généraux de la clique de Yan Song.
- en 1557, exécution de Shen Lian. Shen était un vrai patriote, qui avait été profondément marqué par
l’attaque mongole de 1550 (1.2.1). En 1551, il avait été exilé avec sa famille au-delà de la Grande
Muraille pour avoir critiqué Yan Song. En exil, il faisait tirer à l’arc les habitants (pour les entraîner)
sur des portraits de traîtres, dont Yan Song. Yan Song monta de fausses accusations contre lui dans une
affaire locale afin de le faire exécuter.
- exécution de Wang Yu en 1560, accusé d’incompétence face aux Mongols (il les aurait laissés
pénétrer en territoire chinois, dans le Nord-Est de Pékin). On dit qu’en fait Yan Song aurait fait exécuter
Wang Yu car celui-ci lui avait remis un faux du célèbre rouleau Qingming shanghe tu (datant des Song).
On dit aussi que le fils de Wang Yu, Wang Shizhen, l’une des grandes figures du monde littéraire de la
deuxième moitié du 16e siècle, serait l’auteur de ce chef-d’œuvre du roman chinois qu’est le Jinpingmei
10
CHI 013A – J. Kerlouégan – Février 2006
(Fleur en fiole d’or), et qu’il l’aurait composé pour venger la mort de son père : il en aurait en effet
enduit de poison chaque coin de page, et l’aurait porté à Yan Shifan, amateur de romans
pornographiques, qui serait tombé raide mort à la dernière page.
- la destitution de Hai Rui. Fonctionnaire fantasque, fou disaient certains, inflexible, incorruptible
(jusqu’à la caricature), Hai Rui critiqua de façon très directe Jiajing, en disant que c’était un mauvais
empereur, qui ne s’occupait pas du peuple, l’écrasait d’impôts, que la corruption régnait partout. Tout
en rédigeant son mémoire, Hai acheta même son cercueil… Il fut emprisonné, torturé pour livrer le nom
de complices, mais fut sauvé par le décès de Jiajing et bénéficia de l’amnistie qui fut décrétée par son
successeur. Cet épisode a été rendu célèbre par la pièce de Wu Han, dans les années 1960, La
destitution de Hai Rui, qui s’attaquait à Mao et déclencha La Révolution culturelle.
Vers la fin du règne de Jiajing, le Ciel manifesta plusieurs fois sa réprobation de la violence
impériale. En 1556, se produisit au Shaanxi et au Shanxi le tremblement de terre le plus meurtrier de
l’histoire chinoise. Le Fleuve jaune et la Wei sortirent de leur lit, des failles de 10 m de profondeur
apparurent. 800 000 personnes périrent, dont plusieurs fonctionnaires célèbres. Entre 1556 et 1561,
trois incendies ravagèrent les palais de la Cité interdite.
Jiajing renoua donc avec un despotisme qui avait disparu depuis le début des Ming. Ses sujets
faisaient un jeu de mots sur son nom : quand on prononce jiajing, cela peut aussi se comprendre
comme « toutes les familles sont éliminées » (家淨). Soupçonneux de tout, retirant sa confiance à ses
favoris les uns après les autres, Jiajing traita durement les lettrés-fonctionnaires. Les lettrés des
générations postérieures lui reprochèrent d’avoir maltraité les leurs. Les historiens (qui sont en Chine
des lettrés confucianistes) le jugèrent médiocre, mais il faut toujours se méfier en Chine des images
fabriquées par ceux qui écrivent l’Histoire. Jiajing nous apparaît aujourd’hui assez difficilement
cernable, mais il fut sans doute un homme austère et rigide.
En 1567, le successeur de Jiajing décida (c’était une pratique courante au début d’un règne) de
réhabiliter à titre posthume tous les lettrés qui avaient été victimes de l’arbitraire de son père pendant
les 45 années de son règne. On leur rendit leur titre, ce qui permettait à leurs descendants de bénéficier
à nouveau de privilèges honorifiques, d’une pension et d’un meilleur statut social.
2. LE RÈGNE DE WANLI (1572-1620)
Le règne le plus long des Ming (48 ans) est un règne complexe mais passionnant. Il est souvent
considéré comme « le début de la fin » (même si on peut remonter au règne de Jiajing). On discute
encore sur la personnalité de Wanli. Fut-il aussi indolent et peu intéressé par les affaires politiques
qu’on le dit ? Était-il vraiment cet empereur reclus au Palais qu’on décrit ? L’ouvrage de Ray Huang,
1587, A Year of No Significance (traduit en français sous le titre 1587. Le déclin de la dynastie des
Ming, 1985) brosse, à travers le portrait de quelques personnalités marquantes, un tableau très vivant
de la fin du 16e siècle.
2.1 La « régence » de Zhang Juzheng (1572-1582)
Wanli n’a que neuf ans lorsqu’il monte sur le trône en 1572. C’est le petit-fils de Jiajing. Pendant dix
ans, un homme domine la Cour : le premier grand secrétaire Zhang Juzheng. Le jeune Wanli est alors
entre les mains de quatre personnes : les deux impératrices douairières (deux épouses de son défunt
père – dont la mère de Wanli, la douairière Li), le chef des eunuques du Palais, le vieux et rusé Feng
Bao, et Zhang Juzheng. Ce dernier noue des relations étroites avec l’eunuque pour pouvoir avoir un
accès direct avec le Palais (avoir des appuis parmi les eunuques est indispensable sous les Ming) et
pour pouvoir à travers lui contrôler l’influence des eunuques. Mais Zhang Juzheng est aussi l’un des
précepteurs du jeune empereur, ce qui lui permet de le modeler, de l’éduquer à sa guise. Il n’a de cesse
de gronder cet enfant dissipé qui s’amuse trop avec les eunuques ou balance ses pinceaux à la figure
de ses professeurs. Wanli en prendra ombrage et en voudra plus tard à Zhang Juzheng de l’avoir traité
avec sévérité, même si sur ses vieux jours, il pensera avec nostalgie aux premières années (les plus
brillantes) de son règne.
11
Entre crise et développement. La fin des Ming
Zhang Juzheng (1525-1582), homme d’une stature exceptionnelle, a laissé son nom attaché à
toute une série de mesures visant à remettre de l’ordre dans les affaires. Il avait le sentiment que la
Chine était en décadence, notamment parce que les lois n’étaient plus respectées. Confucianiste adepte
du zhengming (« la rectification des noms », c’est-à-dire en politique la correction des abus), on lui
colle aussi l’étiquette de légiste, car il voulait un État fort. Il était un apôtre de la « raison d’État »,
faisait passer l’intérêt de l’État avant toute chose, au mépris de sa popularité personnelle… et parfois
des procédures légales. « Si une chose est dans l’intérêt de l’État, disait-il, je l’accomplirai même si je
dois en mourir. » Son livre de chevet était le Shujing (le Classique des Documents), un grand classique
de la pensée politique chinoise. Son sens aigu de l’intérêt général ne l’empêcha pas de s’enrichir
personnellement, ce qui fait qu’on l’a taxé de « Richelieu de la Chine » (un apôtre de la raison d’État,
qui combat les puissants, mais qui ne rechigne pas à s’en mettre plein les poches). Zhang était entré au
Grand Secrétariat en 1567 et au moment de l’intronisation de Wanli, avait manœuvré pour devenir le
premier grand secrétaire. Avec lui, le Grand Secrétariat va devenir encore plus puissant et s’arroger
tous les pouvoirs.
Dès 1571, Zhang Juzheng avait convaincu l’empereur d’entériner le plan de paix avec les
Mongols (cf. 1.2.1), concocté par le gouverneur du Shanxi. Ce plan en huit points prévoyait l’octroi de
titres honorifiques chinois à Altan Khan et l’ouverture d’un commerce le long de la frontière à travers
des marchés (notamment de chevaux). Ce projet avait un coût mais il permettait d’obtenir la paix et
ainsi de diminuer les dépenses militaires.
Toujours au plan militaire, Zhang Juzheng accorde sa confiance à de bons généraux, dont
beaucoup avaient fait leurs armes et leurs preuves contre les pirates dans les années 1560 : Tan Lun
(ministre de la guerre entre 1572 et 1577) et le général Qi Jiguang. Ces deux hommes s’occupent, avec
succès, de renforcer la défense du Nord et du Nord-Est (le plan de paix de 1571 concernait surtout le
Nord-Ouest). On dit que Tan Lun avait la confiance de Zhang Juzheng car il lui donnait des conseils
en matière de techniques sexuelles et le fournissait en femmes et en aphrodisiaques. Qi Jiguang est un
des héros de l’histoire militaire chinoise. Ses ouvrages militaires furent célébrés par Tchang Kai-shek
au 20e siècle. Il avait réussi à éradiquer la piraterie au Fujian dans les années 1560 par une discipline
efficace, de nouvelles méthodes d’entraînement, la formation de milices. On l’avait alors muté au
nord-est de Pékin pour qu’il y applique ces méthodes. Qi Jiguang améliore beaucoup la défense de
cette zone le long de la Grande Muraille : il renforce les ouvrages de défense, améliore la chaîne de
commandement, recrute de bons soldats, améliore l’armement (introduit des chariots flanqués d’armes
à feu). Sous la « régence » de Zhang Juzheng, plus d’un siècle de raids mongols s’arrêtent. La question
de la défense a été bien prise en main.
Zhang Juzheng redynamise la bureaucratie, la remet au travail. Une loi de 1573 demande que
les rapports d’activité envoyés par les fonctionnaires des provinces soient plus fréquents et ne traînent
pas. Il rend la bureaucratie plus efficace, introduit plus de rigueur dans les procédures, combat le
laisser-aller, se montre sévère envers les fonctionnaires paresseux ou incompétents (renvoyés), lutte
contre la corruption. Cela lui vaut l’hostilité de beaucoup de fonctionnaires. Il veille aussi à ce que les
censeurs ne débordent pas de leurs fonctions, car ces censeurs avaient tendance à faire régner la terreur
dans la bureaucratie locale (c’est aussi pour ne pas qu’ils le critiquent, lui). Il lutte contre certains
abus : le piston, l’utilisation abusive des privilèges par les fonctionnaires (il leur interdit ainsi d’utiliser
le service des relais postaux pour leur usage privé, c’est-à-dire de se faire transporter aux frais de la
princesse).
L’assainissement des finances publiques passe par une politique d’austérité. Zhang lance un
audit des finances publiques (centrales et locales), en essayant d’imposer l’idée de budget consolidé
(chaque province doit tenir ses comptes et le ministère des finances doit intégrer le tout), qui était
totalement absente dans la culture fiscale en Chine. Son idée est de diminuer les dépenses inutiles et
d’augmenter les recettes. Il lutte contre les gaspillages des administrations, demande même à Wanli de
réduire son train de vie. Il veut faire rentrer l’impôt régulièrement. Pour cela, il fait conduire une vaste
opération de recadastrage de l’empire. Le cadastre avait vieilli depuis début des Ming, et d’autre part
beaucoup de grandes familles s’étaient arrangées pour soustraire leurs terres à l’impôt foncier. En
1578, il lance l’opération, qui prend plusieurs années (le nouveau cadastre est inachevé à sa mort). On
supprime les vieux chiffres de superficie et les vieux quotas d’impôts, on introduit de nouvelles
méthodes de calcul, tout est actualisé. Cet effort permet de récupérer plus de 7 millions de qing (1 qing
équivaut à peu près à 6 hectares) de terres imposables. D’autre part, Zhang Juzheng fait payer les
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arriérés d’impôt colossaux. Les caisses de l’Etat se renflouent considérablement. Mais évidemment,
ces mesures sont impopulaires auprès des grands propriétaires. Parfois, Zhang ferme les yeux
moyennant quelques pots-de-vin ou objets d’art.
En 1581, il généralise le système du yitiaobian fa 一 條 變 法 (« entrée unique », vite
surnommé « coup de fouet unique » 一 條 鞭 法 par les contribuables). Il s’agit en gros d’une
harmonisation des milliers d’impôts et de corvées. En effet, les pratiques fiscales variaient en fonction
des lieux, avec parfois des différences de village à village ! Ce fut la plus grande réforme fiscale
depuis l’introduction de l’impôt double (printemps et automne) en 780. Tous les impôts doivent être
fondus progressivement en un impôt unique, payable en argent. Cela ne se fit pas sans difficulté car la
circulation du métal était encore très inégale : l’argent était plus répandu dans les provinces côtières
grâce au commerce maritime. De plus, la teneur en argent du métal variait. En fait, la commutation des
corvées en un paiement en argent avait commencé dès le 15e siècle. Et la rationalisation de l’impôt
avait commencé dans les années 1520-1530 à l’échelle locale, notamment dans les provinces côtières8.
Mais là, le principe d’un impôt unique en argent est étendu à tout l’empire. Zhang Juzheng n’a fait que
reconnaître le besoin de réforme fiscale, et l’a officialisé au niveau de l’État central. Cette réforme
s’est faire bon an mal an, et en tenant compte des particularismes locaux.
Les rentrées d’argent et la baisse du budget militaire dégagent des fonds : Zhang Juzheng peut
lancer un plan de modernisation des infrastructures du Grand Canal et du Fleuve jaune, option qui a sa
préférence par rapport au rétablissement du transport du grain par la voie des mers (il ne donne pas
suite à des essais réalisés en 1571). En matière de génie hydraulique, il laisse faire Pan Jixun, le plus
grand spécialiste des Ming.
Zhang fait aussi porter ses efforts sur le système éducatif dans les provinces. Il veut diminuer
le côté parasite des étudiants (qui jouissent de certains privilèges financiers liés à leur statut), diminue
leur nombre (les commissaires à l’éducation ne doivent pas en recommander trop, se montrer stricts
dans les notes), les fait travailler au service des administrations locales, les remet à l’étude des
Classiques.
En 1579, il décrète la fermeture des académies. Ces organisations, financées par des notables
locaux, où les lettrés donnaient des conférences philosophiques (sur le néo-confucianisme), s’étaient
développées considérablement au 16e siècle (voir 4.1). Elles servaient parfois d’écoles et proposaient
des préparations aux concours. Elles édictaient leur règlement interne. Zhang y voit de potentiels
foyers d’opposition et des lieux où les lettrés perdent leur temps. D’autre part, certaines académies
possédaient des terrains sans payer d’impôts dessus. La fermeture n’affecta que les plus importantes
académies et fut temporaire. En réalité, en s’en prenant aux académies, Zhang voulut surtout faire taire
les critiques des lettrés contre lui après l’affaire du deuil de son père (1577).
Le décès de son père provoqua en effet, en 1577, une immense affaire d’État. La loi prévoyait
qu’en cas de décès du père ou de la mère, un fonctionnaire quitte sa charge pendant 27 mois, en signe
de piété filiale. Or, Zhang était en train de mener ses réformes. Wanli souhaita le maintenir en poste9
mais la majorité des lettrés-fonctionnaires exigea qu’il observe le deuil : il n était pas au-dessus des
lois ! Les protestataires les plus virulents furent soumis au tingzhang, la bastonnade au gros bambou
devant la cour, un supplice dont on pouvait garder les séquelles toute sa vie. Le débat fit rage, comme
pour la Controverse sur les Grands Rites. Le jeune Wanli demanda le silence. Finalement, Zhang
continua d’exercer sa charge (son fils et un eunuque furent envoyés pour les funérailles du père), ne
faisant que porter le vêtement de deuil en certaines occasions. Il put ainsi assister au mariage de
l’empereur, qui l’autorisa ensuite à effectuer un voyage de trois mois au pays natal (1578).
La mort de Zhang, en 1582, attrista profondément Wanli, qui lui conféra de prestigieux titres
posthumes. Il fut vite obligé de les lui retirer face à la fronde des fonctionnaires, qui enfin « se
lâchèrent ». Les membres du clan de Zhang furent emprisonnés, certains dit-on dévorés par des chiens.
Son fils aîné se pendit en prison après avoir été obligé d’avouer (alors que c’était faux) qu’il avait
caché 300 000 taels. Les fonctionnaires condamnés par Zhang furent rappelés en poste tandis que ses
protégés furent renvoyés. En 1583-1584, à la suite des accusations de la veuve d’un prince déchu par
8
Dans certaines régions, on était même revenu à l’ancien système.
9
Le terme duoqing 奪情 (« arracher les sentiments ») veut dire en chinois : maintenir quelqu’un à son poste
malgré le deuil, rester à son poste malgré le deuil.
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Entre crise et développement. La fin des Ming
Zhang Juzheng, sa fortune fut saisie. On découvrit que Zhang s’en était mis plein les poches (les riches
l’avaient arrosé de cadeaux, d’argent, de robes splendides, d’objets d’art, pour qu’il les laisse
tranquilles) et qu’il possédait plusieurs résidences luxueuses. Il conserva une image assez négative
parmi les lettrés de la fin des Ming, mais fut réhabilité en 1622.
Au plan institutionnel, les conséquences de l’ère Zhang Juzheng fut la perte de pouvoir du
Grand Secrétariat : après sa mort, les fonctionnaires du gouvernement ne voulurent plus jamais d’un
Grand Secrétariat tout-puissant.
2.2 La lutte des factions
La suite des événements n’allait pas tarder de montrer que la première décennie du règne de
Wanli en fut en réalité la plus calme et la plus brillante. La disparition de l’homme fort qu’était Zhang
Juzheng, ainsi que le désintérêt croissant de Wanli pour les affaires, provoqua une montée des
affrontements politiques.
Pour des raisons qui demeurent assez mystérieuses, Wanli se coupa de plus en plus du monde.
En pinçait-il tellement pour sa favorite, la concubine Zheng, au point de ne plus s’occuper des affaires ?
Plus vraisemblablement, il fut de plus en plus irrité, puis tout simplement las, des critiques qui
pleuvirent sur lui. On lui reprocha en effet de ne s’occuper que de lui, de mener la belle vie au Palais.
En 1590, le mémoire de Luo Yuren sembla le marquer : Luo lui reprocha son penchant pour la boisson,
les femmes, l’argent et ses colères. En effet, c’est à peu près à cette date qu’il refusa de tenir
l’audience quotidienne, puis de suivre les cours sur les Classiques ou encore de participer aux rituels
impériaux. Entre 1590 et la fin de son règne, soit pendant 30 ans, il n’aura que cinq entrevues avec les
grands secrétaires. Ceux-ci, livrés à eux-mêmes, seront obligés d’en passer par les eunuques pour
accéder à l’empereur. Ils seront pris en tenaille entre un empereur invisible et un gouvernement qui
leur reprochera leur inefficacité.
Au départ hostile aux fonctionnaires (il fait encore bastonner ou renvoyer ceux qui le
critiquent), Wanli finit par ne même plus répondre du tout à leurs mémoires, refusant de les
condamner et d’en faire des martyrs.
Cette politique de la chaise vide (la machine est grippée au plus haut échelon) a des
conséquences graves pour l’empire. Ainsi, les nominations, promotions ou renvois de fonctionnaires
ne se font plus, si bien que les fonctionnaires se mettent à démissionner, laissant leur poste vacant. Les
ministères n’ayant plus de personnel, c’est toute l’administration du pays qui est freinée. Des postes de
ministres, de ministres-adjoints, de censeurs provinciaux, de gouverneurs de province, de préfets ne
sont plus occupés (les démissionnaires ne sont pas remplacés). En 1612, il n’y a qu’un seul grand
secrétaire, un seul ministre, presque plus de censeurs, 50% des postes provinciaux sont vacants. Les
fonctionnaires encore en place doivent cumuler les postes. Le système est paralysé. Ce « chômage
technique » affecte aussi l’appareil judiciaire, si bien que les prisonniers ne sont pas jugés et meurent
en prison.
Le retrait irresponsable de Wanli va aussi donner libre cours à la lutte des factions. Les
fonctionnaires vont s’attaquer les uns les autres. Ceux qui sont la cible d’attaques demandent à
démissionner mais l’empereur ne leur répondant pas, ils partent d’eux-mêmes, parfois après avoir
adressé au trône 20, 30 ou 50 demandes de démission. On a le cas extrême d’un grand secrétaire qui
demande 120 fois sa démission, tout en continuant à être attaqué par ses adversaires. Il finit par se
retirer dans un temple de Pékin, puis par rentrer dans sa province natale. Officiellement, il a siégé au
Grand Secrétariat cinq ans, mais en réalité il n’a été que neuf mois en poste. Autre exemple cocasse :
celui de ce grand secrétaire, seul au Grand Secrétariat, et qui doit (c’est la loi) assurer la présidence de
l’examen de doctorat. Il se fait apporter ses dossiers et ses plats à l’intérieur de l’enclos des examens !
Comment la situation va-t-elle évoluer ? C’est Wanli, par son désintérêt des affaires mais
aussi par ses excès personnels (alcool, concubines, extravagance, train de vie prodigue,
irresponsabilité dans la nomination de son héritier) qui va focaliser l’attention de tous les
fonctionnaires. La série d’« affaires » qui vont parsemer les trois derniers quarts du règne de Wanli
sont pour la plupart centrées autour de sa personne, autour de ce qui se passe au Palais.
Ces affaires, héritières de la Controverse sur les Grands Rites (1.1), vont opposer en gros deux
camps, aux contours plus ou moins précis, et pas très homogènes. Mais deux camps quand même :
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- l’un se proclame être le « courant des purs » (qingliu 清流), des orthodoxes. Il est composé de lettrés
qui veulent plus de moralité. Ce sont des confucéens « intégristes ». Ils sont contre le Grand
Secrétariat (qu’ils accusent d’être trop passif et de ne pas contrôler l’empereur) et critiquent Wanli. Ce
sont des lettrés de cette tendance qui, en 1604, refondent l’Académie Donglin 東林, à côté de
Suzhou10. Au départ, cette académie n’a pas de visée politique mais assez vite, ses adversaires vont
utiliser le mot de « parti Donglin » (pour dénoncer un esprit de faction). Donglin devient une étiquette
politique, appliquée même à ceux qui ne sont pas des membres de l’Académie.
- l’autre camp est constitué de grands secrétaires faibles (qui n’arrivent pas à convaincre l’empereur
d’accomplir son devoir d’empereur) et de leurs alliés dans la bureaucratie.
Bon nombre de fonctionnaires, par prudence, ne se compromettent dans aucun camp et ne
disent rien.
Les principales affaires qui agitent la Cour sont, dans l’ordre chronologique :
1. La controverse sur le choix du site du mausolée de Wanli
Un site avait été choisi en 1583. En 1585, un censeur critique ce choix (le site n’est pas auspicieux, il
est trop rocailleux) et s’en prend au premier grand secrétaire, qui contre-attaque. Finalement, Wanli
fait lui-même une tournée d’inspection du site et le déclare convenir. Le censeur et ses partisans sont
condamnés.
2. La querelle sur la nomination de l’Héritier
Elle se déroule entre 1586 et 1601, traînant 15 ans car Wanli ne se décide pas à choisir son successeur.
Il hésite entre son fils aîné (l’héritier « logique », appelé en français présomptif) ou son 3e fils, le fils
de sa favorite, la concubine précieuse Zheng, qu’il préférait à l’impératrice et avec laquelle il vivait. Il
était fondamental pour un empereur qui montait sur le trône de nommer un héritier pour assurer la
continuité dynastique… L’immense majorité de la bureaucratie presse Wanli de nommer son fils aîné
héritier, mais il est réticent (a-t-il fait une promesse à la concubine Zheng ?). Pendant des années, plein
de mauvaise foi, il repousse l’échéance, en trouvant des prétextes. Il fait durer le suspense en
accordant des fiefs à ses trois fils, sans en distinguer un plus que l’autre. Les fonctionnaires qui lui
demandent pressement de nommer son fils aîné sont bastonnés. En 1594, il autorise son fils aîné à
recevoir l’éducation due à l’Héritier (mais sans le protocole qui allait avec : il le fait étudier dans un
mauvais palais, sous la chaleur). La concubine Zheng, elle, essaie de séduire encore plus Wanli qui,
par une habile propagande, essaie d’améliorer l’image de marque de la concubine auprès des
fonctionnaires. En 1598, un pamphlet anonyme est déposé au Palais critiquant la concubine et listant
ses complices dans la bureaucratie. On procède à une enquête, et des boucs émissaires obscurs sont
exécutés. Enfin, en 1601, Wanli nomme son fils aîné héritier, et son mariage suit en 1602.
La querelle sur l’Héritier ne s’arrêtera pas là et connaîtra des prolongements. En 1603, éclate
l’affaire de « l’écrit maléfique » : un nouvel écrit anonyme est retrouvé devant le Palais accusant la
concubine Zheng de continuer à intriguer pour faire de son fils l’Héritier. Des noms de complices dans
la bureaucratie sont donnés, y compris celui du premier grand secrétaire, et la famille de la concubine
est accusée. Après une enquête de plusieurs mois, des fonctionnaires innocents doivent démissionner.
On exécute un fou (qui n’a rien avoué du tout) afin de clore le dossier. En 1612-1614, un nouveau
scandale éclate à propos du fils de la concubine, car Wanli lui a construit un somptueux palais dans le
fief où il est censé aller vivre. La bureaucratie est indignée, d’autant que le mariage du prince a coûté
300 000 taels et que celui-ci traîne à Pékin et n’est toujours pas allé prendre résidence dans son fief.
Wanli est obligé de l’y envoyer, non sans lui accorder d’immenses étendues de terres. Enfin, en 1615,
c’est l’« Affaire de l’attaque au bâton » : un inconnu s’introduit dans le Palais et aurait tenté
d’assassiner l’Héritier. Il est arrêté. Wanli convoque une audience (pour la première fois depuis 25 ans)
pour rassurer tout le monde. Il assure les fonctionnaires qu’il ne changera pas d’héritier. Mais une
contre-enquête montre que l’inconnu qui a forcé les portes du Palais n’est pas un fou et qu’il aurait
Cette académie existait sous les Song, à l’époque où les académies fleurissaient car on discutait de la
philosophie néo-confucianiste alors naissante.
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Entre crise et développement. La fin des Ming
obéi aux ordres de la concubine. Les « purs » accusent le Palais d’enterrer l’affaire et sont sanctionnés
pour leurs critiques.
3. L’envoi des eunuques dans les provinces (1594-1606)
À partir de 1594, Wanli envoya ses eunuques dans les provinces pour récolter des fonds. En effet, il
fallait remplir les caisses de l’État pour financer la guerre contre le Japon (2.4) puis reconstruire
quelques palais de la Cité interdite qui avaient brûlé. Nul n’ignorait qu’officieusement, l’argent devait
servir à financer le train de vie de l’empereur et du clan impérial. Depuis le début des Ming, les
eunuques étaient envoyés dans les provinces comme intendants. Mais cette fois, Wanli les chargea
d’aller rouvrir des mines d’argent et établit toutes sortes de nouvelles taxes (sur les bateaux, les
boutiques, les étals de marché, les métiers à tisser, etc.) que les eunuques étaient chargés de percevoir,
avec des pouvoirs exceptionnels, dépassant ceux de l’administration fiscale.
Les eunuques se livrèrent à toutes sortes d’extorsions, de chantages, d’expropriations,
n’hésitant pas à recourir à la violence. Devant le mécontentement populaire provoqué, certains
demandèrent à rentrer à Pékin. D’autres furent massacrés par les populations, qui recevait souvent le
soutien des fonctionnaires locaux. Ceux-ci protestèrent en bloc auprès de Wanli et certains,
notamment de la mouvance du parti Donglin, se firent les champions de la résistance aux eunuques. Il
faut dire que les provinces devaient non seulement payer des taxes supplémentaires mais aussi
financer le train de vie des eunuques, qui se déplaçaient avec toute une suite. En 1601, il y eut des
émeutes populaires à Suzhou, menées par les tisserands (soutenus par des marchands, des boutiquiers,
etc.). À Jingdezhen, la capitale de la porcelaine, les potiers, las des exigences des eunuques, se
révoltèrent (1601, 1604). Au Yunnan, l’eunuque Yang Rong fut massacré par des aborigènes à cause
de ses demandes exorbitantes en pierres précieuses. En 1602, Wanli, croyant mourir, ordonna le rappel
des eunuques, mais une fois guéri se rétracta. Ce n’est qu’en 1606 qu’il redonna le pouvoir fiscal à la
bureaucratie locale. Cet épisode des eunuques dans les provinces, appelé dans les textes kuangshui zhi
hai 礦 稅 之 害 (« nuisances provoquées par les mines et les taxes »), a marqué les lettrésfonctionnaires de l’époque.
À toutes ces affaires, il faut ajouter les batailles politiques qui avaient lieu lors des « grandes
évaluations ». Les « grandes évaluations » avaient lieu les années du cochon et du serpent, tous les six
ans donc. Il s’agissait de noter les fonctionnaires de la capitale. Elles étaient préparées et conduites par
le ministère des fonctionnaires (le plus important et le plus courtisé des six ministères) et le Censorat,
sur la base des dossiers qui leur étaient envoyés (chaque fonctionnaire notait régulièrement ses
subordonnés). C’était bien entendu l’occasion d’un intense lobbying, de règlements de comptes
personnels, de pistons. On ne respectait pas toujours les procédures légales. Le parti Donglin utilisa les
« grandes évaluations » pour tenter de promouvoir ses sympathisants. Il y eut des polémiques
houleuses lors des « grandes évaluations » de 1593, de 1605 et de 1611.
Les affrontements factionnels transparaissaient aussi dans les scandales qui éclataient
régulièrement aux sessions des concours. En effet, chacun profitait des concours pour tenter de placer
ses pions au gouvernement (en les faisant réussir au concours). Les enjeux étaient tels que les fraudes
ou la corruption se multiplièrent.
Ce qu’il faut retenir de ces luttes factionnelles de la fin du 16e siècle et du début du 17e siècle :
- ces luttes furent causées par le retrait de la scène de Wanli, qui laissa les factions s’entre-déchirer
(faiblesses intrinsèques d’un système politique dans lequel quand l’autorité de l’empereur n’est plus
exercée, plus rien ne tourne).
- ce furent des controverses extrêmement violentes. On lançait des attaques personnelles. Les insultes
(« chiens », « tigres », « loups », etc.) volaient. Cela occupa toutes les énergies et les esprits à Pékin.
On passait son temps à attaquer l’adversaire, à faire du lobbying pour détenir les postes-clés.
N’importe, du jour au lendemain, pouvait être la victime des luttes partisanes et se retrouver rétrogradé,
muté en province ou exclu de la carrière sans même l’avoir voulu, juste pour avoir été étiqueté comme
membre du « mauvais » camp ou simplement être soupçonné d’entretenir des relations avec quelqu’un
de ce camp.
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- ces luttes pour le pouvoir opposaient les hauts fonctionnaires, mais toujours par sous-fifres interposés.
Quand A voulait attaquer B, il demandait à un protégé C de le faire à sa place. B ripostait en
demandant à son tour à un protégé D d’attaquer A (ou C). Ce petit jeu était bien entendu décodé par
tout le monde.
- elles polarisèrent l’échiquier politique : d’un côté le parti Donglin montant, de l’autre ses adversaires
- elles causèrent désarroi et pessimisme au sein de la bureaucratie, si bien que beaucoup de
fonctionnaires décidèrent d’eux-mêmes de se détourner de la politique pour mener une vie tranquille
sur leurs terres et profiter de leurs économies. D’autres, au contraire, se tournèrent vers l’activisme
local pour tenter de sauver la dynastie et proposer des solutions (cf. 4.1). Mais dans l’un et l’autre cas,
il y avait une certaine défiance vis-à-vis de l’État.
- activation de tas de réseaux informels : camarades de promotion aux concours (les lettrés issus d’une
même promotion avaient des liens à vie entre eux), liens entre maîtres d’examen et disciples (dans le
système des concours, le « maître » est le président du jury, il est chargé de parrainer les lauréats en les
plaçant dans l’administration grâce à ses réseaux), liens entre fonctionnaires d’un même corps d’État,
liens entre lettrés venant d’une même province ou localité (apparition de plusieurs cliques régionales).
La vie politique de la fin des Ming était extrêmement intense. Aujourd’hui, on n’est pas loin
d’y voir l’expression d’un débat démocratique, avec un « multipartisme », des « alternances
politiques » (provoquées mécaniquement par les « grandes évaluations », qui avaient un peu le rôle de
nos élections), et une liberté de ton extraordinaire. De plus, une grande partie de ces débats était
relayée dans l’opinion, ou au moins dans les cercles lettrés, grâce à la Gazette (sorte de Journal officiel)
et grâce à la circulation accrue des documents, y compris les plus confidentiels. L’essor de l’édition
(voir 4.1) n’était pas pour rien dans cette publicité des débats.
Le lettré et peintre Dong Qichang (1555-1636) qualifia l’époque de « Au bord de l’eau en
live » ! (Au bord de l’eau est le plus grand roman de bandits de la littérature chinoise).
2.3 L’arrivée des Jésuites
Nous avions laissé les religieux européens (franciscains surtout) sous les Yuan. Ils étaient venus pour
s’informer sur le monde mongol, tenter de nouer une alliance avec les Mongols contre l’Islam, avaient
rédigé des récits de voyage et même, pour certains, fondé de petites communautés religieuses en Chine.
Mais leur entreprise missionnaire n’avait pas eu de lendemain.
L’un des produits des Guerres de religion, qui secouent l’Église au 16e siècle, est la ContreRéforme (ou Réforme catholique). Plusieurs ordres religieux apparaissent, dont la Compagnie de Jésus,
fondée en 1540 par un espagnol, Ignace de Loyola. C’est un ordre très militaire, dirigé par un
« général » et des « provinciaux » à la tête de « provinces ». Les Jésuites se donnent pour tâche
d’évangéliser le monde païen, en soldats de Dieu. Leur devise est : ad majorem Dei gloriam, « pour
une plus grande gloire de Dieu ». L’Asie, que viennent de découvrir les grands marins, est vue comme
un marché potentiel.
En 1549, François-Xavier, un espagnol parmi les fondateurs de la Compagnie, vient de
Malacca (colonie portugaise) et débarque au Japon, à la suite de marchands portugais. Il évangélise le
Japon mais meurt en 1552 sur un îlot du delta de la rivière des Perles, sans avoir pu pénétrer en Chine.
En 1557, les Portugais obtiennent de s’installer à Macao, qui va devenir un comptoir
marchand. Puis, les Espagnols envisagent une invasion de la Chine à partir des Philippines. Mais
Philippe II renonce au projet. En Europe, des récits de voyage décrivant la Chine commencent à
paraître, comme ceux du soldat et marchand Galeote Pereira, du dominicain Gaspar Da Cruz ou de
l’augustin espagnol Martin de Rada, qui ont séjourné très peu de temps en Chine du Sud.
En 1577, le jésuite Valignano, arrivé du Japon à Macao, élabore une nouvelle politique, celle
de l’acculturation : les Jésuites doivent, sinon adopter du moins essayer de comprendre au maximum
les coutumes chinoises, afin de mieux se faire accepter. Lui-même ne met pas le pied en Chine mais
un jeune jésuite italien, Matteo Ricci, le rejoint à Macao depuis Goa – où il a été ordonné prêtre – en
1582. Ricci a commencé sa théologie à Rome, au Collège romain des Jésuites. À l’époque, les
étrangers n’avaient pas le droit de mettre pied sur le continent que quelques jours par an pour des
foires à Canton. En 1583, par chance, Ricci et son collègue Ruggieri obtiennent le droit de s’établir
dans l’intérieur des terres (une première !), à Zhaoqing, dans la province du Guangdong, où ils
demeurent jusque 1589. Un décret d’expulsion est prononcé mais habilement Ricci réussit à avoir
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Entre crise et développement. La fin des Ming
autorisation de s’établir plus au nord, à Shaozhou (1589-1595). À force de diplomatie et en dépit de
multiples obstacles administratifs, il s’établit ensuite à Nanchang, puis à Nankin et enfin à Pékin, où il
prend définitivement résidence en 1601. L’empereur Wanli accepte de donner aux pères une résidence
près du Palais et est très content des horloges et des épinettes (une sorte de clavecin portatif) que Ricci
lui a fait transmettre. Il demande même aux missionnaires d’enseigner aux eunuques du Palais
comment se servir de ces objets et comment les réparer. Ricci meurt en 1610 après 28 ans passés en
Chine, mais sans avoir jamais pu rencontrer l’empereur – et encore moins le convertir. Wanli offre un
lieu de sépulture. Sa tombe est au centre du cimetière jésuite de Pékin, qui a été reconstitué après avoir
été détruit pendant la révolte des Boxeurs puis la Révolution culturelle. Ce cimetière se trouve
aujourd’hui dans la cour d’une école d’administration du Parti.
Ricci a su se faire des amis chinois grâce à son intelligence, son ouverture d’esprit, sa
souplesse, sa capacité d’adaptation, son sens de l’amitié aussi – le premier opuscule qu’il rédige en
chinois, en 1595, est un traité sur l’amitié, le Jiaoyoulun, De l’amitié, d’après le De Amicitia de
Cicéron. Il apprend le chinois et vite, n’a plus besoin d’interprètes. Lui-même dit dans sa
correspondance qu’il a presque oublié sa langue maternelle. Il lit les Classiques et est le premier à les
traduire dans une langue étrangère, en l’occurrence en latin (sa traduction est aujourd’hui perdue). Au
début, les pères s’habillent en bonze mais cela entraîne des confusions dans l’esprit des Chinois (on
leur distribue l’aumône comme à des bonzes, on les appelle seng ou heshang, « bonzes »). Ricci en
vient vite à mépriser les bonzes, qui ne sont pas très populaires auprès des lettrés. Il va donc choisir
(en accord avec sa hiérarchie à Macao) de « devenir » un vrai lettré chinois : il se met à porter la robe
de soie des lettrés, à se laisser pousser la barbe jusqu’à la taille, l’ongle du petit doigt, etc. Ses amis
chinois lui donnent un nom chinois : Li Madou 利瑪竇 (on l’appellera aussi plus tard, Li Xitai, Li le
Grand d’Occident).
Ces premiers missionnaires jésuites reçoivent un accueil mitigé, mais parfois très chaleureux
car ils guérissent des malades, aident les pauvres, distribuent des images pieuses, offrent des cadeaux
aux lettrés comme cette fameuse mappemonde où Ricci prend soin de placer la Chine au centre, des
horloges, des prismes optiques, des épinettes. Ils n’ont de cesse de supplier les pères de Macao de leur
envoyer de nouveaux cadeaux. Certains lettrés sont curieux d’en savoir plus sur le pays d’où Ricci
vient, le mystérieux Ou-louo-ba (Europe).
Ricci s’est fait de nombreux amis lettrés, très impressionnés par sa gentillesse, sa générosité,
ses objets, ses talents de mathématicien, d’astronome, sa grande mémoire (numéros de mnémotechnie
dans des banquets où Ricci récite des textes chinois par cœur, même à l’envers), etc. Les Chinois
prennent les Jésuites pour des experts en alchimie car ils constatent qu’ils vivent sans travailler et sans
pratiquer l’usure ! Ils viennent les consulter en tant qu’alchimistes : Ricci est content, en profite pour
parler de science et de religion.
Ricci a fréquenté de très hauts fonctionnaires à Pékin, où, raconte-t-il, il se déplaçait à cheval,
le visage couvert par un voile pour se protéger de la poussière. Le plus éminent des convertis fut Xu
Guangqi, qui avait rencontré Ricci à Nankin en 1600 et fut baptisé en 1603 sous le nom de Paul (toute
sa famille se convertit). Xu eut une brillante carrière politique. Ricci, à Pékin, lui enseigna les
mathématiques, l’astronomie, la géographie, l’hydraulique, et tous deux traduisirent Euclide (le père
de la géométrie grecque) en chinois. Il y eut d’autres éminents convertis… Ricci a donc réussi à faire
des convertis. Il chercha à convertir en priorité les élites (politique de conversion pyramidale : du haut
vers la base). Lors de son séjour à Pékin, Ricci est même entré dans les controverses politiques de
l’époque : il se disait anti-bouddhique, et soutint les sympathisants du parti Donglin (2.2). Tout cela
n’était pas à des fins innocentes : c’était pour se gagner le soutien de certains lettrés.
Ces contacts l’aidèrent à trouver de l’argent, et ainsi à publier des ouvrages scientifiques, mais
aussi apologétiques ou de morale chrétienne. Ricci prenait soin d’adapter ses écrits à la forme et au
goût chinois (dialogues, questions/réponses, anecdotes, etc.). Mais il affronta d’énormes problèmes
pour exposer le christianisme et l’insérer dans la philosophie chinoise. Il dut faire parfois de la
« cuisine » philosophique. Comment convaincre les Chinois, foncièrement athées, matérialistes,
pragmatiques, que l’esprit et la matière sont séparés ? Comment expliquer que Dieu a créé le monde,
le Ciel ? Comment faire cohabiter le Ciel des Chinois avec le Dieu des chrétiens ? Pour traduire le mot
« Dieu » ou « Seigneur », Ricci fut confronté aux mêmes difficultés que François-Xavier au Japon. Il
choisit d’abord Shangdi. Mais comme ce terme existait en chinois depuis des temps très anciens et
entraînait des confusions, il inventa tianzhu 天主 (« maître du Ciel »).
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CHI 013A – J. Kerlouégan – Février 2006
Les missionnaires rencontrèrent de nombreuses difficultés. Des Chinois les prenaient pour des
imposteurs et les accusaient d’être une secte dangereuse, des esprits mal intentionnés qui détruisaient
les statuettes, possédaient de l’eau magique (l’eau bénite), des talismans, parlaient une langue magique
(le latin de la messe), séduisaient les foules par leurs prêches, tuaient des enfants. On les prenait
souvent pour des espions venus en reconnaissance : toute une armée allait suivre ! Leurs résidences
successives, dans le Sud, furent souvent lapidées.
Il ne faut pas exagérer l’impact de Ricci. Une fois qu’on le replace dans la Chine de l’époque,
Ricci apparaît négligeable. Les Chinois s’en moquaient complètement ! Il était au mieux un objet de
curiosité. Cela dit, Ricci et ses collègues apparaissent quand même à maintes reprises dans la
chronique du règne de Wanli, par exemple quand on a débattu de leur cas au ministère des rites
(fallait-il les renvoyer dans leur pays ?). Et puis, il n’est pas difficile d’imaginer les extraordinaires
attroupements que la vue de Blancs ne manquait pas de provoquer.
Ricci fut le premier véritable sinologue, et un passeur exceptionnel entre les civilisations.
C’est d’ailleurs à ce titre, et non à celui de missionnaire, qu’il est passé à la postérité. Il a compilé les
premiers dictionnaires chinois/langues occidentales, a été le premier à romaniser le chinois, le premier
à faire connaître la culture chinoise à l’Europe, et la culture occidentale à la Chine. Il a ouvert la voie
aux Jésuites des 17e et 18e siècles, qui, eux, parviendront à travailler à la cour. Qu’il ait réussi à entrer
en Chine alors qu’il n’en connaissait ni la culture ni la langue, à y vivre durablement, à se faire
accepter par les élites chinoises, est un exploit. L’historien P. Chaunu classe Ricci parmi les dix plus
grands esprits de la Renaissance.
Le manuscrit des Mémoires de Ricci, rédigées en italien, fut rapporté en Europe par un Jésuite,
et traduit, avec quelques modifications, en latin et en français (Histoire de l’expédition chrétienne au
royaume de la Chine). Ces Mémoires devinrent un best-seller dans l’Europe du début du 17e. Le
premier chapitre est un témoignage exceptionnel sur la Chine de 1600. Les Jésuites ont aussi
rassemblé, au 20e siècle, la correspondance de Ricci. Certaines de ses lettres sont très poignantes.
Chine et christianisme. La première confrontation, de J. Gernet (1982), est un livre d’une
remarquable intelligence sur les premiers contacts entre les missionnaires jésuites et les Chinois.
Gernet se met à la place des Chinois et analyse leurs réactions. Il montre comment le discours chrétien
et la philosophie occidentale (dualité âme/corps, transcendance) étaient incompatibles avec la pensée
chinoise. Quelques exemples. Les Chinois ne comprirent pas pourquoi il fallait « manger le corps et
boire le sang d’un bandit cloué sur une croix sous le règne de l’empereur Ai des Han » (Jésus), ni
comment ce Jésus avait pu naître d’une vierge. Bien d’autres messages des missionnaires leur
échappaient : la nécessité d’aimer tous les hommes avant d’aimer ses parents (c’était contre la piété
filiale), le fait que les Jésuites disaient qu’il ne fallait pas tuer (une évidence !) mais en même temps
les aidaient à fabriquer des canons, le fait que le poisson convenait au jeûne, que les pères
mélangeaient hommes et femmes à la messe et même à la maison, leur interdisaient d’avoir des
concubines, prêchaient la chasteté (alors qu’eux allaient dans les maisons de courtisanes), disaient
l’égalité de tous (cela allait à l’encontre de la conception hiérarchique du confucianisme), demandaient
à leur « père » (Dieu) de leur donner du pain (« bientôt, remarquèrent les Chinois, ils vont lui
demander de les libérer de leurs dettes ! »), etc.
Beaucoup de malentendus s’installèrent. Si les Chinois étaient en adoration devant les images
pieuses distribuées par les missionnaires, c’était uniquement parce que dans la religion populaire,
l’image avait toujours eu une grande force d’attraction. Aussi les Chinois plaçaient-ils les images de la
Vierge à côté des images de leurs dieux populaires ou locaux. Il en allait de même avec les médailles
ou l’eau bénite : il les voyaient comme des talismans protecteurs. Ils prirent Ricci soit pour un
émissaire venu apporter le tribut (ses cadeaux) à la Chine, soit pour un alchimiste, soit pour un grand
savant. Ils distribuaient l’aumône aux pères, leur apportaient de l’encens ou de l’huile pour les lampes :
c’est parce qu’il les prenaient pour des bonzes. L’eunuque Ma Tang, qui contrôla les bagages des
pères à Tianjin, fut effrayé par des crucifix (un objet démoniaque !) et par les formules de leurs
ouvrages de mathématiques (des formules secrètes !), qu’il fit mettre sous scellé.
Parmi les réactions typiques suscitées par Ricci, on peut noter les deux suivantes. Dans une
lettre à un ami, Li Zhi, l’un des grands lettrés de l’époque (voir 4.1), brosse un portrait élogieux de
Ricci mais conclut en disant qu’après l’avoir rencontré déjà trois fois, il ne sait toujours pas pourquoi
il est venu en Chine ! Un autre lettré de l’époque, dans son journal intime, le jour où il apprend dans le
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Entre crise et développement. La fin des Ming
journal la mort de Ricci, raconte qu’il l’a rencontré plusieurs fois et conclut par ces mots : « J’ai
entendu dire que cet homme était vierge. » Le plus symptomatique : alors que Ricci était venu parler
de foi aux Chinois, ceux-ci en firent plus tard… un saint patron des horlogers !
Ricci avait laissé des communautés chrétiennes dans les endroits où il était passé avant
d’arriver à Pékin, et d’autres missionnaires étaient arrivés d’Europe pour prendre le relais à la tête de
ces communautés. Mais en 1616-1617, eurent lieu les premières persécutions anti-chrétiennes, sous
l’impulsion d’un nommé Shen Que, vice-ministre des rites de Nankin, qui fit arrêter et juger les
missionnaires établis à Nankin. Le christianisme fut jugé comme une secte dangereuse, une société
secrète organisée, avec ses pratiques magiques (les cérémonies, les sacrements). Or, toute secte était
condamnée dans le Code des Ming, qui interdisait les rassemblements de masse, les pratiques occultes.
D’autre part, on reporcha aux missionnaires de posséder un peu trop de terrain, d’attirent les gens avec
de l’argent (trois taels la conversion), d’être contre le culte des ancêtres, de ne pas calculer le
calendrier selon les méthodes chinoises, et d’utiliser des termes irrespectueux comme daxiyang (« le
Grand Océan occidental », seuls les Ming pouvaient être « grands » !) ou tianzhu (« maître du Ciel »,
qui faisait concurrence à l’empereur !). Les lettrés convertis défendirent les missionnaires en envoyant
à l’empereur des mémoires argumentés mais finalement, les missionnaires de Nankin furent mis en
cage, expulsés à Canton, et les églises de Nankin furent détruites. Ces missionnaires furent à nouveau
autorisés à vivre en Chine moins de dix ans plus tard.
2.4 Les « trois grandes campagnes militaires » de Wanli
Si ce n’est dans leur enchaînement chronologique, elles n’ont guère de rapports entre elles : elles se
sont déroulées en trois endroits complètement différents (l’une en territoire étranger), ont eu des
objectifs différents, ont mobilisé des moyens différents. Mais, à la suite des historiens de l’époque –
qui les ont regroupées sous le nom de « trois grandes campagnes militaires de l’ère Wanli » pour
glorifier la puissance militaire de Wanli (en un temps de déclin de la dynastie) – on a tendance à les
aborder ensemble. Aujourd’hui, certains historiens tentent de bousculer les idées reçues en dépeignant
Wanli comme un grand guerrier.
La répression de la mutinerie de Ningxia (1592)
Les sources ont été manipulées par les historiographes, qui ont accentué le rôle joué dans cette
mutinerie par les Mongols. Tout part d’une mutinerie de la garnison de Ningxia, dans le far west
chinois, sur la frontière : mécontents de ne pas être payés (un problème récurrent dans les armées), les
soldats se révoltent, tuant même le gouverneur local (le xunfu, voir chapitre précédent sur cette
fonction). Les fonctionnaires locaux alertent la cour en disant que le danger, c’est Pobai et son fils.
Pobai était un de ces nombreux Mongols qui servaient dans l’armée chinoise. Lui et son fils disposent
d’une armée de soldats fidèles, et sont peut-être en contact avec les Mongols de l’autre côté de la
frontière. Les Chinois s’inquiètent, on annonce un raid mongol en Chine et la présence de troupes
mongoles dans les parages. La Cour essaie de calmer les mutins en leur transférant des fonds, puis
envoie d’importants renforts militaires. Le siège de Ningxia dure quatre mois : on détourne le Fleuve
jaune pour saper la muraille de la ville, les assiégés sont affamés, se désunissent (les Mongols qu’ils
ont appelés en renfort sont battus) et sont finalement capturés ou se donnent la mort. Les troupes
gouvernementales emportent la victoire. Cette mutinerie et sa répression montre la grande instabilité
qui régnait le long de la frontière nord. Wanli n’a pas le temps de savourer cette victoire : il doit
envoyer les généraux qui ont maté la mutinerie combattre un ennemi bien plus organisé : les Japonais.
La guerre en Corée contre le Japon (1592-1598)
C’est le plus gros conflit en Asie au 16e siècle. En 1592, Hideyoshi, l’homme fort au Japon (sorte de
dictateur militaire), occupe la Corée (prend Séoul puis Pyongyang sans difficulté, et poursuit au Nord,
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CHI 013A – J. Kerlouégan – Février 2006
en direction de la Chine). Le roi de Corée fuit au Nord et demande l’aide des Chinois11. Hideyoshi
avait déjà demandé (en 1587) à la Corée sa collaboration pour entrer en guerre contre la Chine, mais
les Coréens avaient refusé.
Motivations floues de Hideyoshi : voulait-il bâtir un empire continental sur l’Asie ? Avait-il
conscience de ce qu’était une guerre sur le continent ? Le déroulement de la guerre est complexe, elle
va durer jusqu’en 1598 (après une deuxième invasion de la Corée par le Japon en 1597) et ne se
terminer qu’avec l’annonce de la mort de Hideyoshi (personne n’a plus envie de continuer la guerre,
qui était dans l’impasse, sans vainqueur ni vaincu).
Entre temps, se sont succédées des phases de guerre entremêlées de phases de pourparlers de
paix (ambassades des deux camps), qui n’ont jamais abouti (les Chinois demandaient le retrait des
troupes japonaises et ont voulu investir Hideyoshi d’un titre de vassal, il a pris ça pour un outrage; les
Japonais voulaient que la Chine se dise vassale du Japon, ce qui était contraire à la vision du monde
des Chinois).
A suscité des débats à la Cour de Pékin (répercussions sur la politique intérieure chinoise : les
bellicistes vs. les pacifistes, des têtes tombent pour incompétence ou pour « collusion » avec l’ennemi
car trop pacifistes ou pour avoir fui devant les Japonais, les généraux se succèdent à la tête des
opérations).
Énorme coût en hommes, en armes (à feu) : 10 à 12 millions de taels pour les trois guerres,
d’où l’envoi des eunuques dans les provinces pour récolter des fonds (2.2).
Guerre intéressante du point de vue technique : nouvelles armes à feu (des deux côtés),
importance du combat naval (flotte de guerre chinoise envoyée en 1598), logistique (appui de la flotte
aux opérations terrestres), utilisation constante de l’espionnage, de la manipulation de l’information.
On relèvera enfin le rôle joué par les daimyos chrétiens du Japon (baptisés par les Jésuites),
notamment le « damiyo chrétien » Konishi, qui soutint Hideyoshi. Hideyoshi avait d’ailleurs suspendu
l’expulsion des missionnaires jésuites du Japon justement parce qu’il avait besoin de la collaboration
des daimyos chrétiens dans la guerre.
La campagne contre Bozhou (1590-1600)
Elle est d’une tout autre nature. Bozhou était un Etat quasi-indépendant à la frontière du Sichuan et du
Guizhou, géré par une puissante famille de sang aborigène (Miao), les Yang, avec à sa tête Yang
Yinglong. Cette famille, installée là depuis le 9e siècle et qui avait rendu des services aux Ming depuis
le début de la dynastie, dominait sept autres familles (régime féodal typique de la société aborigène).
Ce qui aurait déclenché l’intervention chinoise, c’est la tension grandissante entre les familles
régnantes. Yang se comporte en tyran, fait tuer sa femme (de la famille Zhang), pille. Les autres
familles se plaignent auprès de la Cour, disent que Yang prépare une rébellion. La crainte d’une guerre
civile (la région pourrait se transformer en poudrière de l’empire) pousse la cour de Pékin à intervenir.
Autre motif ( ?) de la rébellion de Yang Yinglong : l’exploitation économique des Miao par
les colons chinois de la région (il faut dire que la Cour ne considère la région que comme une vache à
lait : fiscalité, bois).
Au début, les Chinois sont trop occupés avec la guerre en Corée pour se pencher sérieusement
sur Bozhou. Dès 1590, Yang se rend et est condamné à mort, il propose de payer de fortes amendes
pour qu’on ne l’exécute pas, puis profite de la guerre en Corée pour proposer son concours aux
Chinois. On le relâche. Mais il continue à mal se comporter. En 1594, la Cour a encore la possibilité
de le tuer mais le relâche en lui ordonnant de payer 40 000 taels (ce qu’il ne fera jamais) et de
collaborer avec les Chinois. Yang continue ses raids dans les années suivantes (assassinats, viols,
profanations de tombes). C’est seulement avec la fin de la guerre en Corée que les Chinois se
concentrent sur Bozhou. Un général est envoyé avec les pleins pouvoirs sur toute la région. En 1600, il
réussit finalement (il se dit prêt à négocier la paix avec Yang dans un premier temps, pour que Yang
arrête ses massacres), à l’aide d’une armée de 240 000 hommes (dont 70% d’aborigènes) à encercler
Les Chinois et les Coréens étaient alliés. Ils entretenaient d’étroites relations diplomatiques (ambassades
mutuelles). La Chine et la Corée avaient pas mal d’intérêts communs : vigilance à maintenir à l’égard des
Mongols et des Jurchen, problème de la piraterie à régler.
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Entre crise et développement. La fin des Ming
Yang, qui se pend. 20 000 rebelles sont tués lors de la répression, une véritable boucherie. La région
passe sous une administration chinoise plus directe.
Dans les années 1620, une tout aussi sérieuse rébellion ethnique éclate au Sichuan et au
Guizhou, menée par des chefs Miao et Lolo. Les principales villes de ces deux provinces sont
assiégées par les rebelles. Cette rébellion curieusement méconnue – qui n’est définitivement matée
qu’après presque dix ans de combat – est un souci pour la cour alors même qu’elle est confrontée à
une rébellion du Lotus Blanc en Chine du Nord (1622) et surtout à la montée du péril mandchou au
Nord-Est (3.3).
3. LA CRISE DES DERNIÈRES ANNÉES (1620-1644)
3.1 Le destin tragique du parti Donglin
3.1.1 L’Affaire des pilules rouges et l’Affaire du changement de palais (1620)
En 1620, Wanli meurt à l’âge de 58 ans. Dans son testament (dont on ne sait s’il retranscrit fidèlement
ses dernières volontés ou s’il n’a pas été, comme souvent, écrit par les grands secrétaires après sa
mort), il regrette de ne pas s’être assez soucié de son peuple, d’avoir augmenté les impôts, d’avoir
négligé sa tâche d’empereur.
Beaucoup d’espoir naît avec sa disparition (les choses vont changer, se dit-on). De fait, à peine
sur le trône, l’empereur Taichang (ce fils aîné que Wanli avait nommé héritier à contrecoeur au bout
de 15 ans de tergiversations, cf. 2.2) s’occupe de remplir les postes de la bureaucratie laissés vacants
depuis deux décennies. Il rappelle en poste des fonctionnaires qui avaient démissionné, las de la lutte
des factions. Et il affecte des fonds à la lutte contre les Mandchous au Liaodong. Taichang semble
soutenir les partisans du parti Donglin (qui avaient poussé Wanli à le nommer Héritier), et l’on pense
que le Donglin va avoir la haute main sur la nouvelle administration. Mais cet empereur va régner
deux mois seulement et mourir dans de mystérieuses conditions : c’est l’Affaire des « pilules rouges ».
Taichang, malade, aurait absorbé des pilules rouges qui auraient précipité sa mort. Tout de suite, le
Donglin – qui a l’impression de s’être fait avoir – accuse à nouveau la concubine Zheng d’être derrière
le coup (comme en 1615 lors de l’Affaire de l’attaque au bâton).
Immédiatement après cette disparition inattendue de l’empereur, le Donglin s’inquiète sur le
sort du nouvel héritier, âgé de 14 ans, qui vit sous la coupe d’une favorite. Celle-ci a des prétentions
politiques : elle veut contrôler l’héritier et se faire nommer impératrice douairière (alors qu’elle n’est
pas sa mère). Mais le Donglin prend les choses en main et gagne la bataille : il installe comme il se
doit le nouvel empereur sur le trône et chasse la favorite – qu’il accuse de vouloir régner de « derrière
le rideau » – des appartements impériaux, d’où elle ne voulait pas partir. C’est l’Affaire du
« changement de palais ».
L’Affaire de l’attaque au bâton (tentative d’assassinat de l’Héritier, 1615), l’Affaire des
pilules rouges (mort suspecte de l’empereur Taichang, 1620) et l’Affaire du changement de palais
(expulsion de la favorite et intronisation de l’empereur Tianqi, 1620) sont connues sous le nom de
« Trois Affaires ». Elles font couler beaucoup d’encre et alimentent la polémique entre le Donglin et
ses adversaires.
3.1.2. La dictature de l’eunuque Wei Zhongxian
Cette fois, le Donglin semble contrôler la situation à la Cour. Mais l’empereur Tianqi, qui n’a que 14
ans, est passif, immature et ne s’intéresse pas à la politique (il passe son temps à faire de la
charpenterie). Le Donglin et ses adversaires vont s’entredéchirer pour le contrôler et détenir le pouvoir.
C’est là qu’intervient la figure du plus « noir » des eunuques des Ming, Wei Zhongxian. C’est
un monsieur qui s’était lui-même émasculé pour pouvoir payer des dettes de jeu. Il avait travaillé au
service de la mère (défunte) du jeune empereur Tianqi. Les circonstances, mais aussi son intelligence
politique, vont faire qu’il va peu à peu contrôler le Palais, et tout l’empire, et devenir ainsi un
« eunuque-dictateur » comme la dynastie des Ming en avait déjà compté. Il s’allie à une nourrice du
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CHI 013A – J. Kerlouégan – Février 2006
jeune Tianqi, Madame Ke, grâce à laquelle il a été nommé chef des eunuques du Palais. Le « couple
infernal » devient le confident de l’adolescent et le détourne de ses devoirs. À l’été 1621, l’eunuque et
sa compagne mènent une purge au Pälais et écartent ceux (y compris des « bons » eunuques) qui
s’opposent à eux. Certes, au début des années 1620, Wei et Madame Ke n’ont encore pas assez de
pouvoir pour pouvoir régner : l’eunuque se fait constamment attaquer par un Donglin revigoré, et qui a
de plus en plus de partisans dans la bureaucratie pékinoise. Mais les adversaires du Donglin (et le
Palais) sont eux aussi prêts à en découdre.
En 1622, le Donglin subit un premier revers avec la fermeture de l’Académie Shoushan
(ouverte à Pékin pour y débattre de philosophie, mais le Palais y voit un foyer d’opposition politique).
Il faut signaler aussi que le Donglin n’est pas épargné par des querelles internes (on s’y bat pour des
motifs intéressés : détenir des postes).
Tout bascule en 1624, avec le mémoire d’un censeur membre du Donglin, Yang Lian, qui
énumère 24 crimes de Wei Zhongxian. Le grand secrétaire a beau essayer de calmer le jeu, la boîte de
Pandore est ouverte : deux boucs émissaires sont bastonnés, les eunuques se livrent à des ratonnades
dans Pékin, et le grand secrétaire, à présent mis en cause, démissionne, écoeuré. Fin 1624, début 1625,
un climat de terreur s’installe. Wei Zhongxian et ses sbires publient des listes noires (avec des noms de
partisans du Donglin à arrêter). Le Palais monte une fausse affaire de pots-de-vin contre le Donglin.
La Garde aux Vêtements de Brocart (la police secrète) envoie alors ses agents arrêter les six premiers
« martyrs », à la tête desquels Yang Lian, sommés de rembourser l’argent (qu’ils n’ont en réalité
jamais encaissé). Il s’agit de rançons astronomiques, que les familles des lettrés arrêtés tenteront
dérisoirement de verser lors d’un compte-à-rebours tragique.
Fin 1625, les six lettrés ont tous été exécutés dans leur geôle après d’effroyables tortures.
L’année 1626 voit l’arrestation de la deuxième charrette de martyrs, six lettrés du Jiangnan (pourtant
déjà révoqués de la carrière) : la bataille du Donglin passe sur le théâtre local. L’arrestation de l’un de
ces six lettrés par les agents de Wei Zhongxian enflamme Suzhou en avril. Un septième, Gao Panlong,
un membre fondateur du Donglin, préfère se suicider avant qu’on ne le trouve. Ce sont là des épisodes
émouvants dans l’histoire du Donglin : les adieux des lettrés arrêtés à leurs familles et à la population
locale, le soutien de la population, les lettres qu’ils écrivent en prison à leurs proches les suppliant de
verser l’argent le plus rapidement possible, le remords des proches de ne pouvoir faire davantage, les
visites incognito de disciples dans la prison de la police secrète, etc. En novembre 1626, les six
prisonniers ont tous été déclarés morts. Pratiquée ouvertement par le Palais, cette politique de terreur
est cependant censée n’être qu’une parenthèse : il faudra ensuite se concentrer sur le problème du
Liaodong. Entre temps, Wei Zhongxian a fait publier une sorte de « livre blanc », une version
officielle des « trois affaires » qui condamne le Donglin comme une bande de paranoïaques qui s’agite
seulement dans le but de promouvoir les siens.
Le Palais s’attache ensuite à consolider sa victoire en étouffant toute manifestation
d’opposition. Wei Zhongxian, assisté par ses sbires, est au sommet de sa gloire et virtuellement
empereur : les temples en son honneur fleurissent à travers la Chine. L’argent remboursé par les
familles et les amis des martyrs finance la reconstruction de trois palais dans la Cité Interdite, tandis
que l’annonce de victoires contre les Mandchous conforte le régime.
Mais la mort de l’empereur Tianqi (1627) accélère la chute de Wei Zhongxian, qui fuit
Pékin et se pend. Il sera un méchant désigné pour tous les auteurs de contes et de pièces de théâtre. Le
nouvel empereur, Chongzhen, finit, sur l'insistance d’une bureaucratie assoiffée de vengeance, par
purger la faction anti-Donglin : la roue tourne, mais les « héros » sont morts pour rien.
3.1.3 Le parti Donglin : bilan, héritage
Le Donglin, par naïveté, par manque de maturité politique, par idéalisme, a commis des
erreurs tactiques et stratégiques : avoir fait de la vertu confucéenne une arme politique au lieu de la
cantonner à une simple règle de vie, s’être laissé emporté par un fanatisme radical, n’avoir pas pris
conscience que la Chine d’alors avait d’autres problèmes graves à résoudre (qui nécessitaient la
cohésion nationale), s’être parfois adjugé les services de gens peu recommandables. Finalement, le
Donglin a été dépassé par des événements qu’il avait lui-même contribué à déclencher.
Comment étiqueter les membres du Donglin ? Les historiens de la fin des Ming en ont
fait des « saints et martyrs », à l’esprit de sacrifice héroïque. Toute une « martyrologie » du Donglin
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Entre crise et développement. La fin des Ming
(encore présente aujourd’hui chez certains historiens chinois) est rapidement née. Les admirateurs ont
parlé de réintroduction de l’éthique confucéenne dans la politique (d’où l’échec final à cause de
l’incompatibilité entre cette morale confucéenne intransigeante et le régime politique despotique). Un
lettré du 18e siècle, qui rédigea des biographies élogieuses des membres du Donglin, est même allé
jusqu’à dire que le Donglin avait élevé la vertu chinoise à un niveau jamais atteint.
Faut-il voir, au contraire, les membres du Donglin comme d’ambitieux activistes, plus
soucieux de conquête du pouvoir que du bien public ? Il ne faut pas oublier que le Donglin et ses
réseaux constituaient aussi un instrument pour ses membres pour servir leur carrière. Les ennemis du
Donglin lui appliquaient le terme péjoratif de dang (« parti », « faction », « clique »). .
Le Donglin était-il un parti démocrate, progressiste, ou au contraire conservateur, voire
réactionnaire ? La question se pose pour le confucianisme dans son ensemble…
L’héritage du Donglin a été important. En effet, il avait « fait des petits », notamment la
Fushe (Société pour le Renouveau). Parfois appelée le « petit Donglin », la Fushe fut fondée en 1629
sur les restes d’une société littéraire détruite par Wei Zhongxian. Au début société littéraire et
philosophique, elle va jouer un grand rôle politique jusqu’à la fin des Ming. Composée de lettrés en
marge de la carrière mais aussi d’activistes, de fonctionnaires en poste, c’est en réalité une vraie
machine à faire du lobbying, à conquérir le pouvoir, qui place ses sympathisants dans la bureaucratie.
Elle joue un rôle actif sur le terrain local : ses membres veulent réformer les mœurs, ouvrent des
écoles, travaillent au bien-être du peuple (réforme fiscale, secours famine, etc.), et publient des
ouvrages comme cette anthologie de mémoires au trône jugés modèles, qui doivent inspirer les lettrés
dans leur action réformatrice. Jusqu’à la fin des Ming, les idées du Donglin sont reprises « à titre
posthume » par un certain nombre de fonctionnaires.
Même après la dynastie des Ming, le Donglin inspirera la réflexion ou servira d’exemple :
les loyalistes de la fin des Ming (voir chapitre suivant) – une génération après le Donglin – , les grands
philosophes de la transition Ming-Qing, les « purs » (qingliu) de la fin du 19e siècle (des conservateurs
anti-Occidentaux), tous se réclameront de l’esprit du Donglin : un confucianisme orthodoxe et
activiste.
Un ouvrage récent d’un sinologue américain spécialiste des Ming a comparé la répression du
Donglin avec la répression de 1989 : une même spontanéité, une même volonté consciente de marquer
l’Histoire et d’émouvoir (la jeune leader étudiante Chai Ling est comparée à Yang Lian et ses amis),
une même référence à des principes éthiques supérieurs, une même intransigeance, une même origine
élitiste et minoritaire, un même bain de sang final. Mais des différences aussi : l’absence, chez les
membres du Donglin, de remise en cause fondamentale du régime politique et un contexte sans doute
plus « démocratique » dans les années 1620 qu’en 1989.
Depuis les années 1920, l’épisode du Donglin a beaucoup servi d’argument à ceux qui ont
tenté de montrer l’existence de « germes de démocratie » dans la Chine de la fin des Ming (comme on
a pu le faire pour l’époque des Song du nord). Mais la répression finale montrerait plutôt le contraire.
Le débat sur les factions en Chine
Un débat sur les factions s’ouvre en 1627, après des années de luttes factionnelles qui se sont
terminées dans le sang. Le nouvel empereur, Chongzhen, veut en finir avec elles. Certains partisans du
Donglin lui rétorquent que dans la politique en Chine, les junzi (l’homme de bien, dans le
confucianisme) se regroupent de façon naturelle en une faction au service du bien, qu’il appartient à
l’empereur de cautionner. D’autres avancent qu’il n’existe pas de partis, que le mot de « parti »
Donglin a été inventé par ses détracteurs. D’autres encore pensent que les factions sont des corps
organiques qui existent dans toute société. Simples jeux sur les mots ou question plus grave sur les
carences institutionnelles du régime des Ming (la factionnalisation du régime étant la conséquence
inéluctable du retrait de l’empereur de la scène) ?
En Chine, le débat sur les factions est aussi ancien que les factions elles-mêmes.
Confucius avait dit : « Le junzi est fier mais pas agressif, sociable mais pas partisan » (condamnation
des factions). Les philosophes légistes aussi avaient condamné les factions, vues comme des contrepouvoirs nuisibles (Zhang Juzheng, lorsqu’il ferma les académies, reprit cette idée). Au contraire, dans
son Discours sur les factions, Ouyang Xiu, grand lettré et politicien des Song (époque de factions)
justifia la formation des partis en affirmant que le « bon » parti, au service du bien de la nation, devait
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CHI 013A – J. Kerlouégan – Février 2006
chasser les mauvais, nés de la somme d’intérêts personnels. Sous les Qing, les empereurs Yongzheng
puis surtout Qianlong condamnèrent officiellement les factions, se moquant du régime Ming qui avait
été incapable de les éliminer, ce qui l’avait conduit à sa perte. On trouvait déjà l’idée chez un penseur
du 17e siècle comme Tang Zhen12. Mais l’Histoire rattrapera les Qing, avec la réapparition des factions
dès la fin du 17e siècle, puis à la fin du 18e siècle.
3.2 Les rébellions paysannes (1628-1644)
L’instabilité politique, le désarroi des élites, les luttes de factions n’ont pas été les seuls problèmes. À
partir de 1628, la cour doit faire face à de grands soulèvements paysans, menés à partir de 1631 par Li
Zicheng. Li Zicheng est un personnage que la légende, de son vivant déjà, a rattrapé, un personnage
sympathique aux yeux des historiens marxistes en tant que symbole de la lutte paysanne contre
l’oppression et la corruption, symbole de progressisme, des nongmin qiyi (« rébellions paysannes »).
Sous l’ère maoïste, on a utilisé son personnage dans des romans, des fictions, des pièces de théâtre.
D’autres historiens le tiennent pour un simple bandit sans morale, destructeur des valeurs.
L’étincelle qui déclenche le mouvement : une famine en 1628 et la suppression de certains
relais de poste (pour des raisons budgétaires), dans le « grand Ouest », au Shaanxi, province lointaine
et sous-administrée mais qui avait été autrefois le centre stratégique de l’empire chinois (sous les Zhou
occidentaux, les Qin, les Tang). La rébellion va s’étendre géographiquement : au Shanxi (elle
commence alors à inquiéter Pékin), au Henan, au Beizhili (la province entourant Pékin), dans toute la
région entre Fleuve jaune et Yangzi, puis au Sichuan et dans le nord du Huguang. Les rebelles sont des
paysans, des déserteurs, des bandits.
Le gouvernement ne va réaliser l’ampleur de la résistance qu’assez tard – il pense au
début que les rebelles vont être matés en envoyant des troupes. La rébellion ne va cesser de s’étendre,
extension entrecoupée par quelques périodes de répit, de reflux des rebelles ou de victoires illusoires
des armées gouvernementales. Le gouvernement gère mal la lutte contre les rebelles paysans. Il
manque de constance dans l’effort, de coordination, n’écoute pas les généraux envoyés sur le terrain
qui n’ont de cesse de réclamer plus de moyens militaires, n’affecte pas assez de moyens ni d’hommes,
les armées sont trop dispersées et peu mobiles, les soldats sont payés avec retard, la cour donne aux
généraux des délais trop courts et finit par les limoger les uns après les autres suite à leur échec, on
croit dans la parole des rebelles qui se rendent mais reprennent les armes ensuite, les troupes ne se sont
pas bien adaptées à la mobilité de l’ennemi, elles ne font que chasser les rebelles d’une province à
l’autre. Jusqu’à la fin, forte de quelques victoires sur le terrain, la cour pense que les rebelles vont
pouvoir être matés.
De leur côté, les rebelles ne sont pas toujours unis. Lors de leur conclave de 1635, ils
n’arrivent pas à unir leurs vues et leurs efforts. Puis émerge Zhang Xianzhong, rival de Li Zicheng, qui
va avoir lui aussi des ambitions dynastiques, et finira par s’établir en 1644 au Sichuan où il fondera un
royaume. Les rebelles ne parviennent pas à s’implanter durablement dans le cœur de la Chine. Mais ils
progressent quand même, et la destruction des mausolées impériaux à Fengyang13 provoque beaucoup
d’émoi à la cour. À cause de la situation économique dans le Nord-Ouest, à cause des famines
récurrentes, les rangs des insurgés continuent à gonfler malgré la propagande du gouvernement envers
les populations (celles-ci considèrent souvent les armées gouvernementales comme aussi
indisciplinées et brutales que celles des rebelles). Les insurgés pillent, tuent (un prince est même
dévoré), et lorsqu’ils sont repoussés vont ailleurs. Lorsque des leaders sont arrêtés et exécutés,
d’autres émergent et prennent le relais.
Surtout, le gouvernement doit lutter sans arrêt sur deux fronts : les rébellions paysannes à
l’intérieur, les Mandchous à l’extérieur (3.3). Cela occasionne d’interminables tergiversations et,
finalement, la priorité est donnée à la lutte contre les Mandchous. D’ailleurs, certains généraux,
Voir le passage Éliminer les factions in Écrits d’un sage encore inconnu, traduits par J. Gernet, Paris :
Gallimard, 1991, pp. 283-90. Tang Zhen est très dur dans sa condamnation des factions qui, selon lui, ne sont
que nids d’ambitieux. Mais il reconnaît qu’elles ne naissent que quand l’empereur n’est pas lui-même
exemplaire. Il s’en tire par une boutade lorsque son interlocuteur lui fait remarquer que le Donglin comptait dans
ses rangs des lettrés vertueux et honnêtes.
13
À Fengyang étaient enterrés les ancêtres de Hongwu.
12
25
Entre crise et développement. La fin des Ming
comme Hong Chengchou, commencent par être affectés à la lutte contre les paysans puis sont
transférés sur le front du Nord-Est.
En 1642, Li Zicheng prend la grande capitale provinciale de Kaifeng (au Henan) : après
trois tentatives de siège, il finit par inonder la ville en rompant les digues du Fleuve jaune. Il contrôle
alors le Henan. L’année suivante, il fonde même un État au Huguang (la rébellion se donne des
ambitions dynastiques), et y met en place des institutions. Li se donne des titres pompeux mais ne se
proclame pas encore empereur. Au même moment, l’autre chef rebelle, Zhang Xianzhong, fonde lui
aussi un État à Wuchang (ancien nom de Wuhan), dont il se proclame le roi. Fin 1643, Li bat le
général Sun Chuanting, envoyé par la Cour, et se rend maître du Shaanxi. Prochain objectif : Pékin.
Début 1644, au Shaanxi, Li proclame le début d’une nouvelle dynastie, la dynastie Shun (royaume de
Da Shun, avec un nouveau nom d’ère).
Pendant ce temps à la cour, l’empereur convoque ses ministres dans une atmosphère de
sauve-qui-peut : on essaye de monter des plans pour résister, mais il n’y a plus un centime dans les
caisses (corruption), plus un soldat dans les régiments de la capitale. Le 24 avril 1644, les troupes
rebelles sont aux portes de Pékin. Après avoir tenté de fuir, déguisé en eunuque, l’empereur
Chongzhen tue ses filles et ses concubines (pour leur éviter un viol inéluctable), ordonne à
l’impératrice le suicide, rédige un testament dans lequel il critique ses ministres incapables, revêt sa
robe d’audience et se pend sur la colline du Charbon. Des ministres se suicident aussi, par loyauté
pour la dynastie. Atmosphère de fin du monde et de désolation dans la capitale. Les troupes de Li
Zicheng entrent dans Pékin mais s’y comportent bien (pas de violences, les pilleurs sont exécutés) car
Li est conseillé par des ex-fonctionnaires du régime qui ont rallié ses rangs et veulent l’aider à fonder
une dynastie. Croyance populaire que Li Zicheng est un descendant de l’empereur Jianwen (voir
chapitre précédent) et l’instrument de sa vengeance posthume contre les Ming. Li est attristé, dit-on,
par la mort de l’empereur (qu’il prend comme un mauvais signe, se disant que les régicides et les
usurpateurs finissent mal). Il tarde à se proclamer lui-même empereur.
Il se consacre tout de suite à bâtir un nouvel appareil de gouvernement. Les fonctionnaires
manquent, et Li – qui ne veut pas conserver ceux en poste, car il a bâti toute sa propagande contre
eux – est obligé de nommer en poste des petits fonctionnaires, qui ont moins servi le régime. Pour
payer ses troupes, il fait torturer des fonctionnaires loyalistes pour leur soutirer de l’argent. Mais ses
hommes perdent de leur discipline et pillent Pékin. Le nouveau mandat du Ciel, dont Li dit avoir hérité,
se présente déjà sous un mauvais jour ! Fin mai, Li est battu près de Shanhaiguan par les forces
conjointes d’un dernier général Ming loyaliste et des Mandchous (voir 3.3). Il revient à Pékin le temps
de se proclamer empereur puis retourne à Xi’an. Il sera traqué par le nouveau régime mandchou, fuira
au Hubei, où il aurait été tué par des villageois en 1645 (d’autres sources disent qu’il aurait gagné un
monastère). En tout cas, il ne jouera plus aucun rôle dans les événements qui vont suivre.
Cette immense vague de rébellions (il faut le noter pas d’inspiration religieuse) ont été une des causes
de la chute des Ming car le gouvernement a dû dépenser de l’argent, et beaucoup de temps, alors
même qu’il devait résoudre un tout autre problème : la montée en puissance des Mandchous dans le
Nord-Est.
3.3 La montée du péril mandchou
Qui étaient les Mandchous ? De lointains descendants des Jurchen (appelons-les encore Jurchen pour
le moment). Les Chinois des Ming les appelaient Nüzhen 女真 (transcription phonétique). Les Jurchen
avaient régné en Chine du Nord au 12e siècle et au début du 13e siècle (dynastie Jin, 1115-1234), avant
d’être vaincus par Gengis Khan. Sous les Ming, ils vivaient en Mandchourie. Le sud de la
Mandchourie était sous administration Ming : c’était la province du Liaodong, traversée du nord au
sud par le fleuve Liao, et qui avait un statut spécial, non celui de province mais celui de commission
militaire. Cette commission militaire du Liaodong était gérée par la province du Shandong, de l’autre
côté du golfe de Bohai. Au-delà du Liaodong, se trouvait le territoire jurchen, et notamment un
ensemble de commanderies appelées la commanderie de Jianzhou, où vivaient les Jurchen les plus
culturellement avancés (sorte de capitale). Rappelons que Hongwu et Yongle avaient établi des
commanderies dans tout ce grand Nord-Est, qui se situait au-delà de la Grande Muraille.
26
CHI 013A – J. Kerlouégan – Février 2006
Ces Jurchen versaient régulièrement le tribut aux Chinois (chevaux, ginseng), commerçaient
avec eux, et Nurhaci offrit même de l’aide aux Ming dans leur guerre contre le Japon, en Corée (2.4)14.
Les Ming avaient conféré aux chefs tribaux jurchen des titres honorifiques. Ils considéraient en effet
les Jurchen comme de commodes alliés contre les Mongols. Car les Jurchen vivaient aussi au contact,
sur leur Ouest, des Mongols (orientaux), lesquels versaient aussi le tribut aux Chinois. Mongols et
Jurchen – qui luttaient pour le contrôle de l’extrémité orientale de la steppe – avaient beaucoup de
similitudes dans leur mode de vie. Certes les Jurchen n’étaient pas des nomades (plutôt des paysans,
des artisans, des chasseurs) mais Mongols et Jurchen partageaient une même culture de la steppe
(cheval, bons guerriers, même vêtement). Nurhaci avait écrit à un khan mongol : « Nous ne parlons
pas la même langue mais nous portons les mêmes vêtements et avons le même mode de vie. »
D’ailleurs, les Jurchen avaient totalement délaissé l’écriture que leurs ancêtres avaient inventée cinq
siècles plus tôt : ils utilisaient l’écriture mongole (elle-même adaptée de l’écriture ouighoure). Ce n’est
qu’en 1599 que Nurhaci instaure un alphabet jurchen pour transcrire la langue que parlent ses
compatriotes (cet alphabet est d’ailleurs fondé sur l’alphabet mongol).
On est donc dans cette région – et depuis plus de deux siècles – en présence d’un triangle
Chinois-Mongols-Jurchen, chacun essayant de tirer son épingle du jeu. Les Mongols sont courtisés à la
fois par les Jurchen et par les Chinois.
Le fondateur de la puissance mandchoue fut Nurhaci (1559-1626), du clan Aisin Gioro15, une
lignée obscure de petits chefs tribaux de Jianzhou. Il commence par se révéler par ses qualités de
guerrier en soumettant d’autres tribus jurchen (entre 1599 et 1615). En même temps, Nurhaci observe
comment les Mongols ont fait pour absorber des Chinois au nord de la Grande Muraille, et il
commence à faire pareil : il engage à son service des colons Chinois de sa région, qui l’aident pour des
tâches militaires ou civiles. De là où il est, tout en commerçant avec les Ming, il est bien placé pour
observer le déclin des Ming, leur inefficacité, etc.
Il réorganise la société jurchen sur un modèle militaire, en niru (10 hommes au départ, 300
hommes à partir de 1601), fixés à un endroit et répartis dans quatre bannières, chaque bannière étant
distinguée par une couleur (jaune, blanc, bleu, rouge), puis en huit bannières (mêmes couleurs mais
avec une bordure). Chaque bannière comporte 25 niru. Huit Bannières = baqi 八旗 en chinois. Toute
la société fait partie de ces bannières (les soldats et leurs familles), qui constituent une machine de
guerre ! En temps de paix, les gens des bannières cultivent; en temps de guerre, ils combattent. Peu à
peu, se forment des bannières exclusivement composées de Mongols, d’autres exclusivement
composées de Chinois.
À mesure que son pouvoir militaire augmente, Nurhaci se fait plus hostile aux Ming. Il envoie
le tribut pour la dernière fois en 1609. En 1616, il fonde sa dynastie, celle des Jin (ou Hou-Jin), en
référence à l’héritage jurchen des siècles passés, et se proclame khan (équivalent de l’empereur en
Chine). Il commence à utiliser ses propres noms d’ère (conteste le calendrier chinois). Mais il est
difficile de savoir quelles étaient ses ambitions à ce moment-là. Il confie le commandement des
Bannières à ses fils (avec transmission héréditaire, pouvoir absolu de chaque prince, en mandchou
beile, pour commander sa Bannière).
Puis Nurhaci fabrique « sept griefs » contre la Chine (infiltration de colons chinois sur son
territoire, etc.). On a expliqué cela par son inquiétude grandissante (il a peur que sa confédération
éclate, car les Ming font du lobbying auprès des tribus que Nurhaci a ralliées de force). Quoi qu’il en
ait été, cela lui donne un prétexte pour attaquer : en 1618, il prend la ville de Fushun (au Liaodong,
c’est-à-dire en territoire chinois). La Chine est en péril ! Elle riposte en 1619 en envoyant un gros
corps expéditionnaire au Liaodong, mais fiasco exemplaire dû à un manque total de coordination entre
les armées (séries de défaites). Nurhaci est maître du Liaodong, d’autres tribus jurchen, alliées jusqu’à
présent aux Ming, se rallient à lui. Il contrôle toutes les terres à l’est et au nord de la Grande Muraille.
Ses fils commandent les Huit Bannières. En 20-25 ans, il est devenu la menace n°1 pour la Chine.
En 1625, Nurhaci se fait bâtir une capitale dynastique à Shenyang (au Liaodong), à l’imitation
de Pékin. Elle restera sa capitale jusque 1644 (deviendra ensuite la capitale secondaire des Qing). Mais
14
Pour gagner la péninsule coréenne par la terre, les Chinois devaient passer par le territoire jurchen.
Ce clan va gouverner la Chine jusqu’en 1911. Son dernier représentant fut Puyi, le célèbre dernier
empereur de Chine.
15
27
Entre crise et développement. La fin des Ming
l’année suivante, Nurhaci est repoussé à Ningyuan (presque au bord de la mer, à moins de 100 km au
nord de la Grande Muraille) par le plus talentueux des généraux chinois, Yuan Chonghuan (utilisation
de canons occidentaux). Blessé, Nurhaci meurt quelques mois plus tard. À partir de cette date,
l’affrontement oppose l’empereur Chongzhen (r. 1627-1644) à Abahai, le plus capables des fils de
Nurhaci et qui commandait deux Bannières. Abahai prend lui-même la succession, par la force (on
ignore quelles avaient été les instructions exactes de Nurhaci quant à sa succession : on pense qu’il
avait demandé à ses fils de se concerter entre eux pour élire l’un des leurs).
Au début des années 1630, Abahai renforce son contrôle sur les Bannières en éliminant des
princes rivaux. Il est incontesté car il emporte plusieurs succès militaires, en Chine, contre des tribus
mongoles mais aussi en Corée (il l’envahit, vraisemblablement pour la forcer à payer le tribut car les
Mandchous manquent d’argent depuis que Nurhaci a refusé de continuer à verser le tribut à la Chine).
En 1630, une nouvelle invasion mandchoue provoque des défaites humiliantes pour les
Chinois, cette fois dans toute la région même de Pékin, que les Mandchous quittent après avoir fait de
nombreux morts dans les rangs chinois. Les Mandchous sont repoussés mais la Cour a tremblé. À cette
occasion, Abahai monte un coup avec ses agents secrets contre Yuan Chonghuan, qu’il considère
comme le principal obstacle à la conquête. Yuan est arrêté et emprisonné; il sera exécuté pour
collusion avec les Mandchous, alors que c’était l’un des seuls espoirs pour défendre la Chine.
L’année suivante, 1es Mandchous font le siège de Dalinghe, qui tombe. Nombre de militaires
chinois passent dans le camp mandchou. Dans les années 1631-1633, plusieurs généraux mutins de
l’armée Ming, poursuivis, fuient au Liaodong et passent dans le camp mandchou, où Abahai les
accueille. Tous ces généraux chinois qui passent chez les Mandchous (de gré ou de force) vont les
aider à conquérir la Chine. Ce sont des lettrés, ils connaissent parfaitement la Chine, le terrain, son
administration et même les hommes au pouvoir en Chine.
1635 : Abahai soumet les derniers Mongols (qui resteront dans l’orbite mandchoue tout au
long de la dynastie). Il impose le mot manju (en mandchou), Manzhou (en chinois)(selon les historiens
chinois = au lieu de l’infâmant Jurchen des annales chinoises, car Jurchens = tributaires des Ming,
mais Mandchous devaient être plutôt fiers de leurs ascendances jurchens !). En réalité, pas
d’explication dans les annales mandchoues sur l’origine du terme et les raisons de son choix. Plusieurs
thèses : nom d’une tribu ? d’une rivière ? allusion au bouddha Manjusrî ? nom d’un titre ?… On pense
que le terme était utilisé bien avant 1635. En 1636, Abahai se proclame empereur des Qing 清
(première fois que le terme apparaît). Le gouvernement « Qing », bâti sur le modèle chinois, est déjà
assez évolué à ce moment-là. 1638 : Abahai soumet la Corée définitivement, obligée de reconnaître la
suzeraineté mandchoue (à la place de celle des Ming).
La situation est dramatique : la Cour nomme Hong Chengchou commandant en chef de la
défense au Liaodong. Il renforce les défenses chinoises par toute une série de mesures, notamment
l’introduction des armes à feu et la création d’arsenaux. Mais lors de la bataille de Songshan (1642)
(qui a pour enjeu Jinzhou, assiégée), Hong, encerclé six mois par les forces d’Abahai, est « lâché » par
la Cour, qui l’a sommé de passer à l’action dans la précipitation. Songshan, puis Jinzhou, tombent aux
mains des Mandchous, une défaite qui, par ses pertes en hommes (tués ou passés à l’ennemi), en
matériel et en territoire, s’avérera fatale aux Ming. Après deux mois de captivité, Hong accepte de se
faire raser la tête comme le veut l’usage mandchou (les Ming, qui avaient d’abord cru Hong mort, ne
font aucune publicité de sa reddition lorsqu’ils l’apprennent) 16 . Les défenses chinoises s’écroulent
comme un château de cartes. Fin inéluctable. Pendant ce temps-là, les Mandchous s’étendent aussi
dans le grand Nord (région du fleuve Amour), où ils font des prisonniers parmi les tribus jurchen (ces
prisonniers sont intégrés aux Bannières).
À la mort d’Abahai (1643), son fils de 5 ans, Fulin, lui succède. Ce petit garçon est flanqué de
deux régents, dont son oncle Dorgon (un fils de Nurhaci), qui gouvernera la Chine d’une main de fer
jusqu’à sa mort en 1651. Abahai a d’une part consolidé les fondations de la dynastie Qing, d’autre part
préparé la conquête de la Chine, imminente à sa mort.
Car lorsque la nouvelle de la prise de Pékin par Li Zicheng (3.2) parvient à la Cour des Qing,
Dorgon en profite pour entrer en Chine. Ici, est intervenu l’opportunisme, le calcul politique. Au
départ, les Mandchous avaient envisagé de s’allier avec Li et de se partager avec lui la Chine, mais dès
que l’opportunité s’est présentée à eux (sous la forme d’une alliance avec Wu Sangui, général chinois
16
Nous reviendrons dans le chapitre suivant sur le passage à l’ennemi de plusieurs généraux chinois.
28
CHI 013A – J. Kerlouégan – Février 2006
qui se rend à eux en apprenant la mort de l’empereur), ils se sont retournés contre Li. Rien de noble !
Avec la collaboration de Wu Sangui, Dorgon repousse Li Zicheng et les derniers rebelles, et entre sans
aucune difficulté dans Pékin désertée par Li (6 juin 1644). Les Chinois effrayés se demandent qui est
ce Dorgon, à cheval, qui se présente comme le représentant et régent du jeune empereur mandchou.
Les Mandchous promettent la clémence aux populations (pas de violences). En octobre, le tout jeune
Fulin est proclamé empereur de Chine et la capitale est transférée à Pékin.
Nous reviendrons dans la conclusion sur les causes de la chute des Ming.
4. LES TRANSFORMATIONS DE LA CHINE À LA FIN DU 16e SIÈCLE
ET AU DÉBUT DU 17e SIÈCLE
4.1 Tendances intellectuelles
L’un des tournants importants dans l’histoire des idées sous les Ming est l’apparition de la pensée de
Wang Yangming. Figure intellectuelle la plus marquante des Ming, Wang Yangming (1472-1529) est
à la fois un penseur, un haut fonctionnaire aux prises avec les problèmes de son temps, et un brillant
stratège, qui a combattu avec succès les bandits des montagnes du centre-sud.
Wang amorce un tournant au sein même du néo-confucianisme. Sa pensée « intuitionniste »
est fondée sur la primauté de l’esprit (xin 心, avec comme corollaire la méditation, l’intériorisation, le
mépris de connaissances trop livresques), la conscience innée du bien (influence de Mencius) et le
postulat que connaissance et action ne font qu’un (l’une ne va pas sans l’autre). C’est une pensée
fortement teintée de bouddhisme, notamment de bouddhisme chan. Elle marque une réaction contre
Zhu Xi, dont la pensée est jugée trop spéculative.
Le versant politique de la pensée de Wang Yangming tend à la défiance envers l’État central
et insiste sur la communauté locale, l’initiative locale. Approfondie par plusieurs générations de
disciples, la pensée de Wang a eu une grande influence sur l’évolution des idées à la fin des Ming et
un impact important sur la façon de concevoir l’action politique.
Le succès de la pensée « intuitionniste » est pour beaucoup dans le bourgeonnement des
académies (shuyuan 書院) dans toute la Chine, et notamment dans la moitié Sud, au 16e siècle. En
effet, ces académies répandent la pensée de Wang Yangming par des conférences lors desquelles les
lettrés viennent l’exposer. Ces académies (qui ont chacune leur charte) se défendent d’avoir des
activités politiques : on n’y fait que lire les Classiques, réfléchir à la pensée de Zhu Xi ou de Wang
Yangming, éventuellement proposer des formations pour les concours. Mais elles ont un si grand
succès que le pouvoir, qui y voit des nids de factions et des foyers de contestation (selon lui, on n’y
enseigne pas le « vrai » confucianisme », on y critique la politique menée), prononce régulièrement
des décrets de fermeture : Jiajing en 1538-1539, puis Zhang Juzheng en 1579 (cf. 2.1), enfin l’eunuque
Wei Zhongxian (3.1.2), qui fait fermer en 1622 une académie ouverte par le Donglin à Pékin. Ces
mesures n’auront d’ailleurs guère d’impact à long terme.
Vers la fin des Ming, ce sont les « sociétés littéraires » (wenshe 文社) qui prennent le relais
des académies, avec les mêmes rôles et objectifs, mais en plus militant encore. Nous avons évoqué
plus haut (3.1.3) la plus illustre, la Société pour le Renouveau. Au départ peu structurées, elles
prennent à partir de 1620 une importance grandissante. Elles deviennent même un passage obligé pour
tout lettré qui veut réussir les concours (car ces sociétés littéraires font la publicité de leurs membres,
publient leurs écrits, et ont des réseaux utiles).
L’une des conséquences de la pensée de Wang Yangming est une tendance de plus en plus
marquée, à la fin des Ming, au syncrétisme, c’est-à-dire à la fusion entre le confucianisme, le
bouddhisme et le taoïsme (sanjiao heyi, « les trois religions ne font qu’un »). On met l’accent
davantage sur la pratique spirituelle que sur le contenu doctrinal, ce qui fait que les divergences
doctrinales entre le confucianisme, le bouddhisme et le taoïsme passent au second plan. Ce
syncrétisme, on se souvient, était déjà à l’honneur sous les Yuan (voir chapitre précédent, 2.6). Il
menace l’idéologie officielle étroitement confucianiste (la pensée de Zhu Xi). Un souffle nouveau, de
spontanéité, d’affranchissement des conventions et des écoles, de non-conformisme, balaie l’horizon à
partir de la seconde moitié du 16e siècle.
29
Entre crise et développement. La fin des Ming
Grâce au mouvement syncrétiste, le bouddhisme regagne donc de la faveur. Le dernier siècle
des Ming voit une résurgence des idées bouddhistes, qui se traduit dans la société. De nombreux lettrés,
parmi les plus éminents, se tournent vers le bouddhisme. C’est l’essor du bouddhisme laïc, visible à
travers le dynamisme des associations de laïcs, la vogue des pèlerinages, l’essor des ouvrages de
morale (inspirés à la fois du confucianisme et du bouddhisme), la nouvelle popularité de la notion de
mérites (bonnes actions à accomplir) mais aussi l’accent mis sur la philanthropie (orphelinats, hospices,
etc.). Ce nouvel essor du bouddhisme, aussi bien parmi les élites lettrées que parmi le petit peuple
(regain de vigueur de la secte du Lotus Blanc), est entretenu par quelques grands bonzes, qui sont très
populaires parmi les lettrés. Il n’est pas du goût des confucianistes orthodoxes et provoque des retours
de bâton. Au tout début du 17e siècle, une campagne anti-bouddhique provoque l’arrestation et le
suicide du lettré syncrétiste Li Zhi (dont les écrits sont jugés trop blasphématoires), puis l’arrestation
du bonze Zhenke. Les autorités rappellent que les dissertations aux concours doivent se conformer aux
commentaires officiels (et non se teinter d’idées bouddhisantes). Ces rappels à l’ordre, toutefois, sont
surtout politiques et n’empêchent pas le bouddhisme de gagner du terrain. La mère de Wanli ellemême est une pieuse bouddhiste, qui parraine la construction de plusieurs temples. Le Canon
bouddhique et un supplément au Canon taoïste sont réédités au début du 17e siècle sur ordre impérial.
Le développement de l’activisme local, d’un certain pragmatisme dans l’action politique vient
à la fois de la pensée de Wang Yangming et de l’incurie des politiciens de la cour, tout occupés à leur
carrière personnelle (la lutte des factions). Ce courant « pratique » est appelé dans la tradition chinoise
jingshi 經世 (« administrer le monde, la société »). Il s’agit de mettre tout en œuvre pour résoudre les
problèmes du temps, et concrètement : mettre en place des dispositifs pour secourir les victimes des
famines, entraîner les populations à la défense (milices), améliorer l’instruction publique, le sort des
plus pauvres, des femmes, des infirmes, des vagabonds ou encore améliorer le fonctionnement de
l’administration ou diffuser la morale (on essaie ainsi de remettre en place les xiangyue, littéralement
les « conventions villageoises », sortes de groupes villageois organisés par l’administration locale pour
réformer les mœurs). De ce point de vue, les fonctionnaires de la fin des Ming ont souvent fait preuve
d’initiative, même si, au final, ils ne sont pas parvenus à sauver la dynastie. Ce courant « pratique »
sera redécouvert au 19e siècle, au moment où les fonctionnaires des Qing affronteront une grave crise
économique et sociale. Ils iront alors puiser de l’inspiration dans les politiques locales mises en place
par leurs prédécesseurs de la fin des Ming.
Même si elles restent encore limitées, l’arrivée des Jésuites n’est pas sans conséquences.
L’introduction du « savoir occidental » (xixue) contribue à l’esprit pragmatique que nous venons de
décrire. Les Jésuites enseignent par exemple à fabriquer ou utiliser les armes à feu contre les
Mandchous. Ils introduisent en Chine de nouvelles méthodes de calcul astronomique, de géométrie,
d’arithmétique. Leurs ouvrages exposant la doctrine et la morale chrétiennes suscitent la curiosité. Les
Jésuites sont aussi mêlés à la politique : ils soutiennent les « purs » du parti Donglin. Mais ils oeuvrent
aussi dans les campagnes, par exemple dans la communauté de convertis de Jiangzhou (au Shanxi). Là,
ils aident les pauvres, recueillent les enfants abandonnés, soulagent les victimes des famines.
Un fait capital est le développement de l’édition commerciale, par rapport à l’édition officielle
(qui jusque-là monopolisait la publication des livres). Dans la seconde moitié du 16 e siècle, se produit
une « seconde révolution de l’imprimerie » (après celle des Song), aux effets immenses. Les imprimés
se multiplient, et dépassent en nombre les manuscrits. Les acheteurs veulent désormais des livres et les
éditeurs se lancent dans une course effrénée à la publication, lançant des appels aux lettrés désireux de
publier (encarts publicitaires dans les livres). Le développement des éditeurs-imprimeurs s’explique
par le côté artisanal et flexible du secteur (surtout la xylogravure) : les gros livres peuvent être édités
en plusieurs fois ou plusieurs parties en des imprimeries différentes. Les maisons d’éditions sont de
véritables PME familiales où les rôles sont bien répartis. Tout un public de lecteurs se développe, en
parallèle à une bourgeoise urbaine avide de savoir ou de distraction. Les grandes collections de livres
se multiplient chez les plus riches. Les lettrés tout à la fois achètent, collectionnent, écrivent et
rééditent des livres. On se met à lire de tout (voir plus bas pour différents genres à succès). L’un des
genres qui connaît un succès foudroyant à partir de l’époque de Wanli, ce sont les manuels pour
préparer les concours. Ils contiennent des sujets d’examen réels ou fictifs, des corrigés-types, le texte
des bonnes copies. La technique de la gravure des illustrations se perfectionne : c’est le triomphe du
livre illustré (avec différentes écoles de gravure), le plein épanouissement de l’estampe en couleurs
(albums de Hu Zhengyan).
30
CHI 013A – J. Kerlouégan – Février 2006
Se fait jour un certain goût pour l’encyclopédisme. On rassemble le savoir existant, dans tous
les domaines : les sciences (Bencao gangmu, une grande pharmacopée/manuel de botanique;
Nongzheng quanshu, encyclopédie d’agronomie, etc.), les techniques (Tiangong kaiwu, une
encyclopédie illustrée des techniques, 1637), le droit (plusieurs commentaires très volumineux du
Code pénal), la connaissance des Barbares (ouvrages sur les Mongols, sur les ethnies du Sud-Ouest,
sur le Japon, sur les mers du Sud), multiples commentaires du Canon néo-confucianiste (qui servent
pour préparer les concours), gros ouvrages d’histoire, encyclopédies militaires (dont le besoin se fait
sentir à cause des différentes menaces militaires). Ces ouvrages procèdent beaucoup par citation, par
compilation, comme c’est l’usage en Chine. En dehors de ces encyclopédies érudites, apparaissent les
« encyclopédies de tous les jours », qui contiennent des renseignements sur la géomancie, les
itinéraires, les façons d’écrire une lettre, les jeux, les sciences naturelles, les méthodes de calcul
arithmétique, le calendrier, etc., bref le savoir populaire.
Enfin, on peut mentionner une vogue de l’historiographie, due notamment au projet officiel
d’une histoire des Ming lancé en 1594. Ce projet est abandonné mais les efforts menés et les matériaux
rassemblés (dont beaucoup seront repris pour compiler au 18e siècle l’Histoire officielle des Ming)
lancent un nouvel intérêt pour l’histoire de la dynastie.
4.2 Tendances littéraires
Le débat littéraire est une sorte de querelle entre Anciens et Modernes. Certains lettrés – le
groupe des « Sept Premiers Maîtres », dans la première moitié du 16e siècle, puis celui des « Sept
Seconds Maîtres », dans la seconde moitié du siècle – prônent comme modèle la prose simple et
concise des dynasties Qin et Han et la poésie des Tang. Ils se font les avocats d’un « retour à
l’ancien ». Entre temps, d’autres lettrés avaient condamné l’imitation servile des Anciens et tenté de
favoriser un style plus libre, laissant plus de place à l’émotion, et pris pour modèle des époques plus
récentes (Tang et Song). La plus grande place à la sensibilité personnelle et à un style plus spontané,
c’est aussi la règle première de l’école de Gong’an, fondée vers 1600 par les trois frères Yuan, très
influencés par le bouddhisme chan.
L’influence du bouddhisme est incontestable dans la popularité de nouveaux genres, qui
laissent la place à l’état d’âme : le genre du xiaopin (« vignette »), court texte en prose sur un paysage,
un personnage, un lieu, un objet, etc., celui du journal de voyage et celui du journal intime.
Le théâtre (ou plutôt le théâtre/opéra comme il faudrait l’appeler en Chine) connaît un
véritable âge d’or, en particulier le genre chuanqi, parfois appelé théâtre du Sud. Il s’agit de très
longues pièces, aux airs plus langoureux que dans le théâtre du Nord. Le genre date pour tout dire des
Yuan, mais connaît une grande popularité parmi les lettrés à partir de la fin du 16 e siècle. C’est à cette
époque que le théâtre, en effet, prend ses lettres de noblesse et n’est plus jugé comme un genre
inférieur. Les lettrés signent désormais leurs pièces ! Un des chefs d’œuvre du chuanqi est le Pavillon
aux pivoines (Mudanting), de Tang Xianzu, qui raconte un amour en rêve entre une jeune aristocrate et
un lettré pauvre, amour qui va finir par se concrétiser, après la résurrection de la jeune femme, qui
était morte de cet amour impossible. Le théâtre, à cette époque, est surtout la passion des lettrés du
Jiangnan (région du delta du Yangzi). Ce sont eux qui redécouvrent le théâtre Yuan, en font des
anthologies, des catalogues (effort d’inventaire), composent eux-mêmes des pièces, parfois dirigent
des troupes de théâtre. Le théâtre est beaucoup édité (c’est un genre qui est en fait plus destiné à la
lecture qu’à être joué). Le genre du tanci (ballade au son des cordes) se développe, notamment dans la
région de Suzhou, en dialecte de Suzhou. Il connaîtra une grande vogue sous les Qing et sera surtout
représenté par les femmes.
La critique littéraire est aussi en plein essor : on débat des critères du beau (que ce soit pour la
prose, le roman, la poésie ou le théâtre), on affine les règles de chaque genre littéraire.
Le conte et le roman, c’est-à-dire la littérature en langue vernaculaire, sont à la fois réhabilités,
redécouverts et connaissent un essor sans précédent. Un roman comme Au Bord de l’eau (roman du
14e siècle racontant les aventures de bandits redresseurs de torts) est redécouvert et célébré comme un
chef d’œuvre. De la seconde moitié du 16e siècle datent deux autres chefs d’œuvre : le Jinpingmei
(Fleur en fiole d’or), roman sur la décadence de la maisonnée du marchand Ximen Qing, à la fois
roman érotique et de critique sociale, et le Xiyouji (La Pérégrination vers l’Ouest), roman
d’inspiration bouddhique attribué à Wu Cheng’en et racontant le voyage semé d’embûches d’un singe
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Entre crise et développement. La fin des Ming
(la star du roman), d’un cochon, d’un cheval et d’un moine vers l’Ouest. Beaucoup d’autres romans
sont publiés ou republiés, et les éditeurs y font ajouter dans la marge des commentaires pour les
lecteurs ainsi que des illustrations. Le conte (huaben), héritier des récits de conteurs, connaît lui aussi
un grand essor. Un lettré comme Feng Menglong (1574-1646) passe sa vie à en collecter, il les réécrit,
les édite, en écrit lui-même. Passionné par la littérature populaire, nous lui devons de nous avoir
transmis des trésors de cette littérature : contes, mais aussi chansons, devinettes, histoires drôles (qu’il
a collectées). Il n’est pas le seul à célébrer la littérature en langue vulgaire : bien des lettrés de
l’époque la défendent, et lui trouvent une dimension éducative (elle doit jouer le rôle des Classiques,
mais pour un public moins lettré).
4.3 Les transformations économiques et sociales
La monétarisation de l’économie, à partir de la fin du 15e siècle, est activée par l’afflux d’argent du
Japon puis d’Amérique, qui provoque des tensions inflationnistes. Peu à peu, l’économie passe d’une
économie du grain à une économie monétaire. Les salaires des fonctionnaires et la solde des soldats
sont de plus en plus convertis en monnaie, de même que les impôts (voir la réforme du « coup de fouet
unique », 2.1). Les corvées disparaissent, remplacées par un versement d’argent. L’argent circule sous
forme de lingots qu’on découpe et pèse à chaque transaction (pour les petites transactions, on utilise
toujours les sapèques en cuivre). L’afflux d’argent est lié à l’essor de la classe et de la culture
marchandes. Le marchand devient quelqu’un d’honorable et les valeurs marchandes sont moins l’objet
d’opprobre : chacun cherche à s’enrichir, y compris les lettrés confucianistes (époque de grande
corruption). C’est la frénésie de l’argent, comme on peut le voir dans les romans de l’époque. Des
manuels pour marchands apparaissent : ils enseignent comment être un bon marchand dans le cadre
confucianiste, mais aussi comment réussir en affaires et donnent des renseignements pratiques (les
itinéraires, les horaires des bacs, l’adresse des auberges, les durées des trajets). Les « nouveaux
riches » apparaissent et veulent imiter les lettrés des anciennes familles. Ils contribuent à développer
un marché de l’art (avec inévitablement une multiplication des faux). De façon générale, les classes
sociales se mélangent davantage : les riches se prennent d’intérêt pour ce qui est populaire, les pauvres
veulent faire comme les riches. Ce n’est pas du goût de tous les riches, qui n’y voient que décadence !
L’essor des transports et des communications va de pair avec celui du commerce, et permet de
désenclaver des régions jusque-là isolées. Même si voyager reste dangereux, on se déplace de plus en
plus : pour affaires, pour le plaisir (vogue du tourisme régional), pour rendre visite à des proches ou
pour des pèlerinages. Les femmes de l’aristocratie commencent à sortir du gynécée où les hommes les
ont jusqu’à présent confinées, même si elles se déplacent dans des palanquins avec des rideaux.
De nouvelles cultures sont introduites à la fin du 16e siècle : le maïs, la patate douce, le tabac.
Le coton connaît un spectaculaire essor (cotonnades de Songjiang). L’agriculture produit désormais
pour le marché, elle se commercialise. Les régions se spécialisent davantage dans telle ou telle
production (papier, laque, vannerie, etc.). La production devient de plus en plus industrielle : travail à
la chaîne dans les ateliers et manufactures, premiers contrats de travail entre patron et apprentis,
apparition d’un prolétariat urbain (venu des campagnes). On a parlé de « germes de capitalisme » (un
capitalisme d’État) pour la fin des Ming.
Le boom économique ne va pas sans de fortes inégalités sociales. Nous avons évoqué (2.2) les
émeutes urbaines des tisserands de Suzhou et des potiers de Jingdezhen (expression d’une
émancipation des artisans) ainsi que les grandes rébellions paysannes des dernières années de la
dynastie (3.2). Plus largement, la rue commence à exprimer son mécontentement, parfois avec le
soutien d’une partie des élites, et souvent avec celui des étudiants ou des petits lettrés. Elle exprime
ses opinions politiques : en 1593, les habitants de Songjiang protestent contre la révocation du préfet
(qui luttait contre les abus des riches) et en 1626, Suzhou se soulève à l’arrivée des envoyés de
l’eunuque Wei Zhongxian dépêchés pour arrêter des membres du Donglin. Mendiants, vagabonds,
hommes de main sont toujours présents dans ces soulèvements ou dans les rangs des sociétés secrètes.
Les inégalités sont aussi régionales : aux provinces isolées du Nord-Ouest, d’où partent les grandes
rébellions paysannes de 1628-1644, s’opposent les provinces maritimes, qui bénéficient davantage de
l’essor du commerce.
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CHI 013A – J. Kerlouégan – Février 2006
La Chine de la fin des Ming s’ouvre au commerce international et s’intègre à l’économie
mondiale émergente. En 1567, le commerce maritime privé est légalisé. Mais les autorités politiques
chinoises gardent toujours un œil méfiant sur les marins et les marchands occidentaux qui sont à leurs
portes.
Les Portugais, qui ont pris Malacca en 1511, ont envoyé sans succès en ambassade
l’apothicaire Tomé Pires (qui ne parvient à rencontrer l’empereur à Pékin, est expulsé et meurt à
Canton en 1522). Ils commercent dans les îles au large du Guangdong à partir de 1548-1549. Grâce à
des pots-de-vin, ils s’établissent à Macao en 1557 (le mythe, fabriqué par les Portugais, dit qu’ils ont
obtenu Macao en récompense de leur aide dans la lutte contre les Wokou, cf. 1.2.2). En 1562, 800-900
Portugais vivent à Macao. L’ambassade de Diogo Pereira, arrivé de Gao à Macao en 1563 avec de
nombreux cadeaux pour tenter d’obtenir plus de droits en matière commerciale, est un échec. Mais en
1578, les Portugais sont autorisés à aller à Canton commercer quelques jours par an. Une sorte de
compromis se met en place à propos de Macao, hors du système du tribut : les Chinois tolèrent la
présence portugaise à Macao, qui devient une plaque tournante (c’est le Hong Kong de l’époque),
notamment dans les exportations vers le Japon. Certains officiels chinois, au début du 17e siècle,
veulent chasser les Portugais. Ils voient d’un mauvais œil la colonie japonaise qui y vit et les remparts
que construisent les Portugais. Mais les intérêts commerciaux sont plus forts.
Les Portugais se partagent le commerce chinois avec les Espagnols, qui débarquent aux
Philippines en 1565 et nourrissent sitôt un projet d’invasion de la Chine (1569-1570) auxquels ils
renoncent. Luçon (Manille) est prise par Legazpi en 1571 sans grande résistance de la population
locale (sous influence musulmane). En réalité, les Foukiénois commerçaient avec les Philippines bien
avant l’arrivée des Espagnols. Mais celle-ci va permettre l’établissement du commerce avec
l’Amérique. Toute une communauté de marchands chinois s’installe à Manille (début de la
communauté chinoise des Philippines). Ils sont bien plus nombreux que les Espagnols, et il y aura de
vives tensions entre les communautés (massacres en 1603, en 1639). Les premiers galions espagnols
chargés de produits chinois partent pour l’Amérique en 1573. Le commerce avec les Espagnols des
Philippines augmente jusque 1620. Via Manille, les tissus du Mexique mais surtout l’argent des mines
d’Amérique latine arrivent en Chine.
Les Hollandais (les « Barbares à poil rouge ») arrivent au large de la Chine au début du 17e
siècle. Leur premier bateau est à Macao en 1601, et ça se passe mal car les Portugais réagissent. Mais
les Hollandais vont sur les côtes du Fujian, continuent leurs efforts, et finalement un commerce se met
en place avec des marchands chinois. Ils attaquent à nouveau Macao en 1622, sans plus de succès. Le
but des Hollandais est d’imposer par la force le commerce à la Chine, comme ils l’ont fait en Asie du
Sud-Est, et ainsi de rompre le monopole hispano-portugais. Suite à l’échec de 1622, ils gagnent les îles
Pescadores. Des batailles navales s’engagent avec les Chinois en 1622-1624. Finalement, les
Hollandais sont chassés par les Chinois à Taiwan en 1624. Leur compagnie marchande est la célèbre
Compagnie des Indes Orientales, entreprise précurseur des grandes compagnies de commerce du 19e
siècle. Dès le début du 17e siècle, la Compagnie exporte les porcelaines et la soie chinoise à
Amsterdam.
Le nouveau « style de vie » lettré qui apparaît au Jiangnan à la fin des Ming est à relier à
toutes ces évolutions économiques autant qu’à la grave crise politique intérieure. Rappelons que le
Jiangnan devient le centre économique, intellectuel et culturel de la Chine à partir du milieu du 16e
siècle. D’une certaine manière, il en est aussi le centre politique car la plupart des lettrés en sont
originaires : les intrigues ont beau se jouer à Pékin, les ficelles sont tirées au Jiangnan. La ville de
Suzhou, avec ses canaux et ses ponts, est la capitale économique et culturelle de l’empire. Tous les
biens y convergent. C’est là que se font et se défont les modes (Supai, « style de Suzhou »). C’est là
que se développent la peinture lettrée, le théâtre, le monde de l’édition. Une ville comme Nankin
reprend aussi de l’envergure à la fin du 16e siècle (rappelons qu’elle avait été capitale au début des
Ming), à la fois comme métropole culturelle et comme centre économique.
Au Jiangnan, donc, se développe une culture lettrée urbaine, propre aux anciennes familles. La
crise politique, la frustration des ambitions, le sentiment de gâchis conduisent nombre de lettrés aisés à
quitter la scène pour jouir de la vie. Ils gèrent leur propriété, leur famille, passent leur temps en
banquets mondains, en voyages, au spectacle ou bien écrivent des préfaces pour des amis, des lettres,
des poèmes. Ils s’occupent de leurs collections de livres ou d’objets d’art anciens, se vantant de leurs
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Entre crise et développement. La fin des Ming
qualités d’expert. Dans ces grandes familles, on cultive le bon goût et la distinction pour se démarquer
du mauvais goût des nouveaux riches (opposition entre ya, ce qui est élégant, et su, la vulgarité). Des
manuels du bon goût circulent. Citons le Changwuzhi (Des choses superflues) ou encore le Xianqing
ouji (Au gré d’humeurs oisives). Tous deux sont des sortes de livres de choses pour le parfait lettré. Ils
contiennent ce qu’il faut savoir en matière d’aménagement du jardin, de la maison, de régime
alimentaire, de cosmétiques, de calligraphies et peintures, etc. Ils expriment la quintessence du
raffinement, mais un raffinement qui consiste en une grande sobriété. L’époque voit la vogue des
meubles (chaises, tables, lits, tabourets) aux lignes épurées (notamment en bois de huanghuali). Celle
des fleurs aussi (traités sur les fleurs), et celle des jardins, censés être des microcosmes artificiels de la
nature. L’hédonisme jouisseur se traduit aussi par la grande mode des mignons et des courtisanes.
L’homosexualité masculine est répandue et tolérée dans les milieux lettrés de la fin des Ming,
notamment dans les troupes de théâtre. Quant aux courtisanes, ce sont des femmes élégantes, cultivées,
qui deviennent parfois les épouses des lettrés. Deux mots résument l’esprit des lettrés du Jiangnan à la
fin des Ming : qing (sentiment) et chi (passion dévorante). Tout se passe comme si dans le crépuscule
de la dynastie, ces lettrés profitent d’un monde qui va bientôt disparaître. Les conquérants mandchous
justifieront leur destruction du Jiangnan en disant qu’il fallait éradiquer ce monde décadent.
CONCLUSION
On peut débattre longtemps sur les causes de la chute des Ming. Plusieurs séries de facteurs
l’expliquent. Si l’on fait abstraction des théories sur le cycle dynastique (selon lesquelles une dynastie
est vouée à disparaître après avoir connu un apogée), on peut citer pêle-mêle : la crise des valeurs
parmi les élites, la crise de régime (lutte des factions, manque de leadership, empereurs qui se coupent
de la bureaucratie et ne s’intéressent qu’à des questions touchant leur personne), les errements de la
bureaucratie dans les 25 dernières années, la crise financière (plus d’argent dans les caisses), la
faiblesse des défenses militaires, le mécontentement populaire. Les Mandchous n’ont fait que profiter
de tout cet ensemble de circonstances.
Profondément marqués par la chute de leur dynastie, les penseurs de la transition Ming-Qing
ont beaucoup réfléchi sur les raisons de l’échec. Certains ont eu la dent dure et sont allés jusqu’à
proposer des changements radicaux (changer la nature même du régime politique : plus de pouvoir
local, décentraliser, voire instaurer un régime plus démocratique).
Le déclin politique des Ming s’est fait alors même que l’empire se développait : croissance
démographique (la population a plus que doublé sous les Ming), essor économique remarquable,
développement de l’artisanat et du commerce, essor de grandes villes et de gros foyers économiques
(Jiangnan), insertion contrôlée dans le grand commerce international.
Ce fut une époque où la culture était très vivante, animée par les lettrés du Jiangnan. L’époque
du théâtre, du roman en langue vernaculaire, des collections, des bibliothèques privées, des académies
et des sociétés littéraires. Les lettrés désabusés se détournent de la politique mais inventent une
nouvelle culture, un nouvel art de vivre. Les conventions se fissurent.
Cette époque attachante sera complètement redécouverte au 19e siècle, quand les lettrés d’une
dynastie Qing essoufflée chercheront des solutions pour moderniser la Chine.
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