correction dm n°1 (plan détaillé)

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« Le rôle de l'historien est-il de juger? »
 Pour l'introduction:
- Problématique générale:
Il s'agit d'un sujet relatif à l'essence du rôle de l'historien. Plus précisément, il est question de savoir
si le rôle de l'historien implique pour caractéristique fondamentale de juger. Tout le problème est
alors de savoir ce que signifie juger pour un historien et si cela est compatible avec les différents
rôles qui lui sont traditionnellement attribués. Autrement dit, à partir d'une réflexion sur les
différents rôles potentiels de l'historien il convient d'envisager quelle est la place pour un
quelconque jugement dans l'entreprise historiographique.
- Perspectives de réflexion à partir de ces problèmes:
→ chercher quels sont les rôles attribués à l'historien. (Travail de recherche d'une essence)
→ étudier l'ambiguïté de la notion de jugement pour donner une certaine profondeur et une évidente
nuance à la réponse. (Travail de définition)
→ en fonction des rôles attribués à l'historien, voir s'il y a une place pour un quelconque jugement
dans la pratique historienne. (Travail de condition)
- Problématique concrète:
Une première distinction vient assez spontanément quand on réfléchit à la notion de jugement: celle
entre jugement de valeur et jugement de fait. A partir de cette distinction, il est possible de se
demander si le rôle de l'historien est de s'établir en tant que juge du passé humain afin de distribuer
blâmes et éloges. Quelles seraient les conséquences d'une telle conception sur la pratique concrète
des historiens? Au contraire, si on parle de jugements de fait il apparaît alors primordial d'examiner
les diverses étapes du travail de l'historien pour savoir où sont sollicités de tels jugements et
comment ils doivent être mis en oeuvre. La relation entre jugement, objectivité et subjectivité doit
ici être examinée. Parler du rôle de l'historien revient par conséquent à se demander quelles vertus
sont exigées de l'historien pour faire le partage entre une bonne et une mauvaise subjectivité dans
ses jugements.
- Stratégies d'argumentation:
→ Le plan devra évoluer pour aboutir à une définition précise des types de jugements que
l'historien doit mettre en jeu dans sa réflexion.
→ De manière parallèle, il serait bon de faire évoluer également la conception du rôle de l'historien
sous-jacente à la réflexion sur les bons et les mauvais jugements en histoire.
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 Plan détaillé:
I- « L'histoire servile » : une soumission dangereuse de l'historien à la politique ou à la morale. La
nécessaire neutralité axiologique de l'historien.
1- le rôle de l'historien: « le devoir de mémoire ».
→ ressusciter le passé: mais quels éléments du passé?
« le devoir de mémoire » est une notion contemporaine qui fait de l'historien le nécessaire narrateur
de ce qu'ont été les horreurs du passé afin qu'elles ne se reproduisent plus. Esclavage, atrocité de la
guerre (et même crime de guerre), génocide... autant de thématiques dont il faudrait que la mémoire
des citoyens soit imprégnée afin de participer à leur éducation voire à l'amélioration de l'humanité
tout entière.
Est-ce une nouvelle orientation de l'histoire? Une orientation marginale?
→ non. En tant que mémoire du passé, l'histoire a d'emblée posé la question de ce qui méritait d'être
retenu. Hérodote et Thucydide rédigeait leurs histoires car ils étaient frappés par la nouveauté des
événements dont leurs générations furent le témoin (guerre contre les Perses et guerre du
Péloponnèse). Il s'agissait, en plus de chercher les causes des événements, de faire en sorte que les
hauts faits des individus ne tombent pas dans l'oubli. L'histoire serait donc la mémoire de
l'exceptionnel et l'usage que les rhéteurs faisaient de cette discipline confirme également cette idée.
Bien que souvent réduite à un catalogue d'exempla l'histoire fournissait néanmoins, pour eux, des
modèles à suivre ou à éviter.
2- les conséquences néfastes du jugement de valeur.
→ un anachronisme de la pire espèce.
Marc Bloch: Apologie pour l'histoire ou métier d'historien.
- la différence entre l'impartialité du physicien et l'impartialité du juge: le juge doit finir par rendre
sa sentence après avoir examiné les faits. Le jugement de valeur est donc toujours un jugement de
subsomption dans lequel un cas particulier et jugé bon ou mauvais à partir d'une norme implicite ou
explicite. Bloch prend l'exemple du meurtre et montre que le juge qui le condamne le fait selon une
loi qui n'a pas été admise de tout temps. Pb: d'où provient cette norme? Du présent! Est-elle
objective? A-t-on le droit de juger le passé en fonction de nos valeurs présentes? « Allez savoir...
c'est une question pour philosophes! L'histoire apprend que les valeurs changent, là est ce qui
importe à l'historien » (Réponse que l'on peut imaginer être celle d'un historien et qui est proche du
ton qui est celui de Bloch dans son article)
Sans répondre pour l'instant à ces difficultés fondamentales, l'essentiel est d'abord de se demander
quels sont les risques liés à un tel jugement de valeur afin de saisir pourquoi Bloch les condamne ?
- Si le jugement ne faisait que suivre l'explication des faits alors « le lecteur en serait quitte pour
sauter la page ». Mais ce jugement va nuire à l'histoire de l'intérieur, dans l'explication elle-même.
Ex: Robespierre. « Par pitié, dites-nous, simplement, quel fût Robespierre ». Développement de
l'exemple à partir de la conception répandue du rôle de l'historien au XIXème siècle: histoire =
« magistère civique »
- l'histoire devient « histoire servile » et les risques sont la déformation de la réalité historique, le
révisionnisme et le négationnisme. « Par malheur, à force de juger, on finit, presque fatalement, par
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perdre jusqu'au goût d'expliquer. »
- Bloch montre alors la nécessité de changer la compréhension du rôle de l'historien. Changement
de perspective: juger → comprendre. Et pour comprendre ne pas juger... L'histoire doit être d'abord
une rencontre pacifique avec autrui. La tentation de juger est une passion dont l'historien doit se
« dépouiller ».« L'histoire, à condition de renoncer elle-même à ses faux airs d'archange, doit nous
aider à guérir ce travers. Elle est une vaste expérience des variétés humaines, une longue rencontre
des hommes. La vie, comme la science, a tout à gagner à ce que cette rencontre soit fraternelle ».
//Marrou De la connaissance historique : → traité des vertus de l'historien... évoque la nécessité
d'une épokhè de l'historien. La passion déforme la quête de la vérité et l'engagement existentiel pour
la politique ou la morale est souvent déformant... Catharsis de l'historien pour entrer dans son
véritable rôle.
Transition: évolution de la conception du rôle de l'historien: « histoire servile » → histoire comme
connaissance du vrai relativement au passé humain. Cette connaissance met-elle en oeuvre des
jugements de la part de l'historien? Si oui, quels sont ces jugements qui ne doivent plus être de
valeur mais de fait et comment sont-ils établis par l'historien?
II- L'histoire comme connaissance: une nécessaire subjectivité du jugement historique mais la
recherche d'une bonne subjectivité (/VS/ jugement arbitraire).
1- Le rôle de l'historien: « connaître véritablement ce qui a été ». La tentation positiviste.
→ rapide reprise de l'exemple de l'histoire engagée du XIXème siècle. En réaction à cela, l'école
méthodique incarnée notamment par Langlois et Seignobos (Introduction aux études historiques).
→ le jugement de l'historien est considéré comme un résidu qu'il faut éliminer par l'objectivité
permise par la critique des sources (// Marrou De la connaissance historique ; description de la
conception positiviste de l'histoire selon l'équation suivante: histoire comme discipline = Histoire
réelle + subjectivité de l'historien... le résidu ajouté est à supprimer)
→ l'apport essentiel du courant méthodique est justement sa réflexion sur la méthode avec laquelle
il faut écrire l'histoire:
- Nécessité de formaliser l'acte d'écriture lui-même: notes de bas de page avec mention
explicite des sources pour permettre une vérification. Cette volonté de transparence est
fondamentale pour la discipline historique: elle ouvre le champ à l'inter-subjectivité des historiens
en incitant à confronter les interprétations /VS/ discours littéraire qui s'impose lui-même et ne peut
être discuté...
- Réglementer le rapport aux sources à travers la critique des sources... Critique externe
(authenticité) et critique interne (quête de la signification objective du texte).
PB: malgré les apports de ce courant méthodique (qu'il ne faut jamais sous-estimer) cette quête
d'objectivité se heurte en réalité à différentes difficultés dans la mesure où la subjectivité de
l'historien n'est pas un simple résidu mais constitue au contraire le centre même de toute l'activité
historienne.
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2- une nécessaire subjectivité mais une subjectivité droite: une conception nominaliste de l'histoire.
Référence centrale: Paul Veyne, Comment on écrit l'histoire.
→ Le choix de l'intrigue /VS/ histoire événementielle.
La conception événementiel de l'histoire n'est pas la seule possible même si elle a été privilégiée
pendant longtemps. Remise en question de deux présupposés essentiels de cette histoire:
l'importance de l'événement et plus précisément de l'événement politique ; l'importance de la place
des grands hommes dans l'histoire et plus généralement l'importance du rôle de l'individu dans
l'histoire. Le rôle de l'historien est de répondre à une pure curiosité... et non soumettre d'avance son
discours à quoi que ce soit... En ce sens, il n'y a pas de mauvais choix d'intrigue.
Ex: la conception braudelienne de l'histoire. → nécessaire jugement quant à l'approche choisie en
histoire.
→ Le problème de l'interprétation des sources (la critique): la méthode positiviste prônée par
Langlois et Seignobos est valable quand il s'agit d'histoire événementielle et pour des traces qui sont
essentiellement des documents écrits... Les nouvelles intrigues possibles, en ayant renouvelé
l'historiographie, ont exigé une révolution véritable dans le rapport aux sources... L'historien est
davantage sensible à l'idée de construction des faits à partir de traces qu'il a dû lui-même constituer,
sélectionner et interpréter.
Ex: le problème d'une intrigue historique, basée sur des dimensions économique et sociale inspirées
de Malthus, qui aurait besoin d'étudier le lien entre démographie et ressources pour examiner
l'histoire des crises dans un espace géographique déterminé. Comment obtenir des données
démographiques alors que l'importance attachée à cette variable est moderne? La méthode FleuryHenry fondée sur l'étude précise des registres des paroisses. On voit ici la nécessité pour l'historien
de faire preuve de jugement c'est-à-dire d'esprit de synthèse.
→ La rétrodiction contre l'anachronisme.
La rétrodiction comme jugement synthétique a posteriori non arbitraire (/VS/ anachronisme). L'idée
essentielle est de dégager, grâce à l'érudition de l'historien, le champ de possibilité lié à une époque.
Un tel jugement est alors un jugement de probabilité qui n'a rien d'arbitraire et qui part du principe
que la familiarisation avec un sujet permet de faire des hypothèses sur les causes les plus probables
de tel ou tel phénomène.
// méthode philologique de mise en série.
Ex: l'évergétisme romain selon Veyne: un modèle économique différent de la charité et des
systèmes sociaux d'entre-aide tels que nous les connaissons. Loin d'être un jugement anachronique,
la rétrodiction de Veyne suppose des jugements subjectifs réglés sur une familiarisation avec les
potentialités d'une époque.
Conclusion: pour une conception nominaliste de l'histoire. Le nominalisme implique une part
essentielle du travail créateur de l'historien dans l'historiographie. Le nominalisme s'oppose à un
réalisme naïf qui serait l'enregistrement passif des faits. Tout l'enjeu est alors de posséder des règles
pour faire en sorte que les jugements soient les plus probables possibles et nullement arbitraires.
Transition:
On arrive à une dichotomie claire entre jugement de valeur et jugement de fait. L'idée serait alors
que le rôle de l'historien est de connaître en faisant preuve d'une bonne subjectivité qui impliquerait
d'emblée la nécessité d'une neutralité axiologique.
Cela signifie-t-il qu'il faille déconnecter l'histoire de l'action politique et de la morale? Le rôle de
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l'historien est-il purement de répondre à une certaine curiosité? S'il est vrai que l'engagement
existentiel de l'historien (tant dans une dimension politique que morale) est dangereux, peut-on
affirmer la nécessité d'une totale absence de jugement de valeur en histoire? Par exemple, la posture
de l'historien face au traumatisme nazi est-elle si simple?
III- Tentative de conciliation entre compréhension et jugement de valeur. La possibilité de certains
types de jugements de valeur et la possibilité d'une subjectivité engagée parce que présupposant un
effort véritable de compréhension. (j'ai rédigé de manière plus complète cette partie car elle me semble plus difficile et on
ne reviendra pas beaucoup dessus...)
1- retour à Marc Bloch: la conscience d'une tension entre deux exigences.
- Pas de naïveté de Marc Bloch car il montre bien dans l'Apologie pour l'histoire ou métier
d'historien que certains jugements de valeurs sont essentiels à la compréhension du passé.
Montrer les jugements de valeurs acceptables en histoire: jugement de valeur à la troisième
personne; jugement de valeur en relation avec la finalité de l'action (réussite/échec); ex: la stratégie
militaire et la défaite d'un général; et enfin le jugement de valeur non pas absolu mais qui enregistre
une comparaison objective afin de mieux comprendre le système de valeur de l'époque. Ces
jugements sont tout sauf des manifestations d'un anachronisme déplacé.
- De plus, Marc Bloch, en tant qu'individu et en tant qu'historien, a été confronté au problème du
nazisme. Il est mort dans la résistance. Il a participé au sein de la revue des Annales avec Lucien
Febvre au travail de prise de conscience et d'information de la montée du nazisme depuis les années
30. Personne plus que Marc Bloch n'a été, en tant qu'historien, touché par la nécessaire tension entre
compréhension et valeurs morales.
- histoire servile /VS/ histoire utile à l'action. Peut-on penser une utilité de l'histoire sans pour
autant la rendre servile (i.e. sans que la compréhension soit affectée)?
L'école des Annales maintient la nécessité d'une histoire qui ne soit pas servile mais qui soit en
même temps véritablement utile pour l'homme. Compréhension du présent par la connaissance du
passé; condition nécessaire d'information pour un jugement éclairé. L'historien ne doit pas imposer
son jugement à son public mais il doit lui fournir la possibilité d'un véritable jugement sur le monde
contemporain avec ses orientations et ses risques. L'histoire ne serait donc pas un réquisitoire mais
un guide pour l'action; le rôle de l'historien ne serait pas d'imposer des jugements moraux ou
politiques dans ses ouvrages mais de permettre l'épanouissement de jugements véritablement
éclairés. L'historien ne peut donc se désengager totalement en partant d'un constat de relativisme
moral dans l'histoire pour se délester sur le philosophe quant à la question de ce qui doit être. Ce
n'est pas parce que l'histoire enseigne que les hommes ont accepté tous les types de valeurs qu'il est
nécessaire qu'il n'existe pas de systèmes de valeurs à condamner ou à éviter. Si la compréhension
doit toujours rester première l'historien est bien placé pour savoir les potentialités ouvertes par la
situation présente.
- Il faut donc reposer les questions qui avaient tout d'abord été évincées dans l'optique de répondre
au problème des risques d'un engagement axiologique en histoire: La norme à partir de laquelle
l'historien juge est-elle objective? A-t-il le droit, voire le devoir, de juger le passé?
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2- la réflexion historique d'Hannah Arendt sur le mal.
- Les Origines du Totalitarisme et Eichmann à Jérusalem.
→ « Que s’est-il passé ? Pourquoi cela s’est-il passé ? Comment cela a-t-il été possible ?1 »
La préoccupation première d'Hannah Arendt n'est pas de juger mais de comprendre car le
monde d'après guerre est un monde dans lequel l'auteur ne se sent plus chez elle. Cette absence de
familiarité était indubitablement liée à la radicale rupture introduite par les événements de la
première moitié du XXème siècle. L'entreprise historique d'Arendt se veut une entreprise de
compréhension. La « passion de comprendre » les événements du vingtième siècle, qui est
caractéristique de Arendt, est exprimée dans ces termes saisissants par Pierre Bouretz : « Quant à la
passion de comprendre, elle sera bientôt et pour longtemps détournée du royaume des concepts vers
l’empire plus obscur de l’événement, arrachée à la quiétude de la spéculation pour s’adapter à
l’anxiété suscitée par l’histoire, privée de l’insouciance d’une contemplation de l’Être au nom de la
responsabilité envers le monde »2. Cette responsabilité envers le monde n'implique-t-elle pas de
nécessaires jugements de valeurs?
D'ailleurs, cette passion de comprendre lui sera reprochée car il faut se souvenir de la
polémique autour de son oeuvre Eichmann à Jérusalem où le concept de « banalité du mal » a été, à
tord, interprété hâtivement comme une banalisation du mal par des hommes passionnés et avides de
jugements moraux qui ne pouvaient pas voir Eichmann autrement que comme l'incarnation du
diable. Rappelons le mot de Marc Bloch : « Par pitié, dites-nous, simplement, quel fût
Robespierre ». Or, justement, Arendt a fait le choix de croire Eichmann pour le comprendre et en
cela elle a fait véritablement un travail d'historienne, refusant le pathos et pratiquant une véritable
épokhè.
Pourtant, la compréhension que l'auteur fait de l'événement totalitaire n'évince pas la
présence de certains jugements de valeur. Arendt parle bien de « radicalité du mal » et de « banalité
du mal ». Ces deux concepts clefs de son oeuvre historique et politique sont des jugements de
valeur. A aucun moment elle n'hésite à juger. Ce jugement de valeur est bien conscient et volontaire
mais Arendt ne se laisse pas emporté par lui, elle n'asservit pas son explication aux passions qui se
déchaînent aisément contre le nazisme. C'est d'ailleurs bien contre ces passions que l'auteur
d'Eichmann à Jérusalem s'élève quand elle souligne dans cet ouvrage les insuffisances d'un procès
qui était déjà fait avant d'avoir eu lieu. S'il ne s'agit jamais ni de « pardonner » ni de s'emporter,
il s'agit bien de comprendre le mal et que ce qui a été ne peut être qualifié autrement. Ainsi, le
rôle de l'historien serait, par la force des choses, celui d'une tentative de compréhension du mal.
Face au nazisme, soit l'historien accepte un relativisme moral absolu comme étant un constat de fait
soit il est forcé de devenir philosophe et de refonder la morale. C'est ce qu'exprime l'auteur en ces
termes: « Nous avons dû tout apprendre de zéro, à nu, c’est-à-dire sans l’aide des catégories et des
règles générales sous lesquelles subsumer nos expériences »3.
L'histoire aurait souligné toute l'horreur d'un mal radical : celui qu'un homme cause quand il
détruit ce qu'il y a d'humain dans toute une partie de l'humanité c'est-à-dire quand il parvient, non
seulement à tuer autrui, mais à lui retirer avant cela ce qui fait de lui un homme; quand par la
déportation, l'humiliation et la torture il le rabaisse plus bas que l'animal. L'historien peut-il et doitil rester neutre et se contenter d'énumérer seulement des chiffres quand il veut aborder l'intrigue qui
est celle des camps de la mort? Et s'il ne se contente pas de chiffres, parlera-t-il de torture ou
1
Préface au chapitre intitulé « Totalitarisme » in Les Origines du totalitarisme, Eichmann à Jérusalem, op. cit., p.
196.
2 « Hannah Arendt, entre passion et raison », in Les Origines du totalitarisme, Eichmann à Jérusalem, op. cit. p. 11.
3
Arendt, « Responsabilité personnelle et régime dictatorial », in Responsabilité et jugement, éditions Payot &
Rivages, Paris, 2005, p. 57.
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d'humiliation? Ces termes ne portent-ils pas déjà, en eux-mêmes, un jugement de valeur? Ne sontils que descriptifs? Pour Arendt, loin de banaliser le mal, sa tentative de compréhension rend toute
sa dimension à l'événement et le jugement de valeur participe nécessairement à cette
compréhension. Retirer ces jugements de valeur serait amputer la compréhension de
l'événement nazi en lui enlevant sa caractéristique essentiel: être mal. Ce sont au contraire ceux
qui galvaudent le terme de totalitarisme qui banalisent le régime nazi. Comprendre le totalitarisme
nazi revient à souligner la radicale nouveauté de ce régime (ni dictature ni tyrannie) en ce qu'il
implique une politique mise au service de l'idéologie et qui, contre toute logique utilitaire,
exterminera massivement toute une partie de l'humanité après lui avoir enlevé son humanité. Il faut
également comprendre comment des individus normaux peuvent devenir des meurtriers de masse.
Examiner la « banalité du mal » ce n'est pas déresponsabiliser Eichmann c'est chercher ce qui fait
qu'un renversement moral est possible.
D'une part il semblerait bien que les jugements de valeurs entre en ligne de compte pour
permettre une compréhension authentique de l'événement. Il s'agit bien dans le totalitarisme d'un
mal; d'un mal « radical ». Mais loin de se contenter d'imposer ce jugement de valeur, Arendt
l'explique et souligne toute l'étendu de ce qu'elle ose appeler « mal » dans un ouvrage qui se veut
d'abord une tentative d'explication historique.
D'autre part, le rôle de l'historien serait de comprendre mais de comprendre pour rendre à
nouveau possible le jugement moral. Alors que l'histoire montre que l'homme est capable de tout,
l'historienne qu'est Arendt cherche ce qui a fait défaut à Eichmann. Or celui-ci a manqué de
jugement en refusant de penser, en abdiquant face à l'autorité de l'idéologie et des hommes qu'il
regardait comme supérieur à lui. En identifiant cette absence de pensée comme racine du mal
radical, Arendt inviterait l'historien à juger, c'est-à-dire à ne pas accepter ce qui a été comme étant
ce qui aurait dû être. Renouer avec la faculté qu'est le jugement: voilà ce que doit permettre
l'histoire en faisant en sorte que ce qui fût ne puisse plus être.
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